La politique africaine de la France est un enjeu "étonnamment" absent des débats préélectoraux. Sous couvert de la nécessité de préserver l’influence française, prenant prétexte du voeu pieux de voir la démocratie régner un jour en Afrique, nos politiciens se succèdent dans le pré-carré africain, "domaine réservé" de l’Elysée, à la recherche de fonds, souvent au prix d’inavouables entorses à la morale.

En arrivant au pouvoir en 1981, François Mitterrand avait annoncé haut et fort la rupture avec le traitement gaullien de la politique française à l’égard de l’Afrique. Avec les socialistes allait sonner le glas des réseaux Foccart (1) et, conséquemment, celui des dictatures africaines soutenues naguère par les régimes français. Soucieux du symbole, François Mitterrand avait affirmé au lendemain de son élection que jamais il ne serrerait la main à un Mobutu Sese Seko, maréchal-président du Zaïre. C’est à cause de ce discours de rupture que les populations africaines avaient joint, un soir de mai 1981, leurs clameurs festives à celles du "peuple de gauche" de l’Hexagone, pour célébrer l’élection de François Mitterrand...

Toutefois, très vite, le premier ministre socialiste de la coopération, Jean-Pierre Cot, avait été congédié pour s’être livré à une application jugée trop scrupuleuse des principes nouveaux du pouvoir socialiste. Il sera, selon ses propres aveux, interdit de parole sur la question africaine jusqu’en 1994, soit pratiquement jusqu’à l’expiration de l’ère mitterrandienne.

En matière de politique africaine, le pouvoir socialiste se sera heurté, au fond, à une difficulté de même nature que celle qui fit échouer son projet économique. Aux principes économiques de "rupture" - une nouvelle organisation de l’espace économique -, répondait la réticence des milieux financiers. De même, aux grands principes de rupture avec les pratiques anciennes de la politique africaine de la France, répondaient la défiance et le raidissement des clans et réseaux établis et parfaitement rodés, bien déterminés à fermer les filières traditionnelles des relations franco-africaines aux nouveaux acteurs politiques.

Le nouveau pouvoir dut alors rassurer et maîtriser les services de renseignement encore réticents à se dévouer entièrement à un régime dont ils considéraient les ministres comme des amateurs ou des idéalistes. Quelque deux années seulement après son accession au pouvoir, François Mitterrand acceptait de se rendre au Zaïre, où il serrait la main au maréchal Mobutu...

Foccart l’Africain

En même temps que, sous la pression des milieux financiers internationaux, la France socialiste remisait ses dogmes initiaux au vestiaire mitterrandien, on renonçait à la fameuse révolution morale censée régir désormais les relations franco-africaines. La volonté mitterrandienne cédait sous la pression de réseaux anciennement établis, des réflexes consommés et des relais franco-africains... Cependant, une telle renonciation débouchait sur de nouvelles aventures françafricaines"".

Jusqu’à l’arrivée des socialistes au pouvoir, la politique de la France s’inspirait régulièrement des méthodes établies au temps du général De Gaulle et dont le maître d’oeuvre fut Jacques Foccart. L’ombre de Foccart hanta les années 60 et 70 en Afrique. Son moteur : la sauvegarde des intérêts de la France et... de l’Afrique, qu’il dit tant aimer encore aujourd’hui ! Se définissant lui-même comme un soldat du général, Foccart était perçu comme un véritable deus ex machina de l’espace politique africain, faisant et défaisant les régimes politiques. Son nom fut associé à tous les coups d’Etat qui jalonnèrent ces deux décennies en Afrique. La stabilité des relations de la France avec l’Afrique passait par le soutien apporté aux dictatures, lesquelles furent souvent inspirées du zèle de Jacques Foccart.

Dans un livre qu’il vient de publier (2), ne dit-il pas qu’il avait soumis, à la fin des années 60, le Gabonais Omar Bongo à un test de personnalité en le présentant au général De Gaulle ? Les appréciations du général ayant été favorables, on comprend alors facilement à qui Omar Bongo (qui se prénommait Albert à cette époque), doit son arrivée au pouvoir, après que son pays eût connu une période d’instabilité et de putschs...

Il faut dire que, depuis, le pétrole gabonais fut définitivement acquis à la France au travers de Elf Gabon, dont la direction est désignée par l’Elysée. L’installation au pouvoir d’Omar Bongo était un heureux placement qui, aujourd’hui, révèle des retombées insolites : il est à présent notoire que le président gabonais est devenu un des bailleurs de fonds, le plus courtisé peut-être, de grands partis politiques français...

La chasse au trésor

Les vrais atours des relations franco-africaines sont, de loin, beaucoup moins simples et honorables qu’on ne les présente dans le discours officiel. Disons déjà qu’il n’est pas aisé de cerner, d’un seul regard, ce que certains opposants à la politique africaine de la France appellent aujourd’hui sans indulgence "la Françafrique", comme un lieu clos. Ce qu’il est convenu d’appeler depuis les indépendances la coopération franco-africaine est un terrain complexe où se mêlent singulièrement le pragmatisme et l’affectif, l’officiel et l’officieux, les intérêts géostratégiques et économiques, des règles et codes de comportement pour initiés, des complicités de nature mafieuse, les meilleures intentions du monde et les charmes désuets du protocole.

En réalité, depuis toujours, les relations franco-africaines n’ont jamais été fondées sur les "principes ordinaires" des échanges internationaux et de la diplomatie. Derrière la façade d’une coopération institutionnelle, elles sont devenues de plus en plus une affaire réservée à des clans. Au-delà du discours officiel, les relations franco-africaines ne servent généralement que des intérêts bien définis : intérêts des clans au pouvoir en Afrique et de ceux qui s’en réclament ; intérêts de quelques groupes français de la politique, de la finance et de ceux qui s’en recommandent.

Dans ces milieux, on rencontre des ministres, des chefs de partis politiques, l’ombre du Président français, des hommes d’affaires, des aventuriers de la finance, des agents du renseignement officiels ou travaillant pour leur propre compte, des journalistes liés aux ambassades et agissant à l’instar d’agents de renseignement, des conseillers français au service des gouvernants africains, des médecins indépendants, des mercenaires se réclamant du prestige de la France, des instructeurs militaires free lance... On a pu constater l’effet dévastateur que peut présenter ce genre de cocktail au Rwanda en 1994.

Le règne de "Papa m’a dit"

La création sous Charles De Gaulle de la cellule africaine de l’Elysée est emblématique de la nature particulière de ces relations avec l’Afrique. En arrivant au pouvoir, François Mitterrand a renforcé le caractère occulte et personnel de ces relations, en en faisant un domaine strictement réservé au président de la République. A telle enseigne que la cellule africaine de l’Elysée fut confiée, des années durant, à son fils Jean-Christophe, surnommé dans les palais africains "Papa m’a dit". Un rejeton dont les pratiques et méthodes n’auront pas servi l’image de la France sous les cieux tropicaux.

Mieux que de se ranger aux règles anciennes qui régissaient le couple franco-africain, l’ère mitterrandienne aura généré ses propres méthodes, sa propre empreinte. Aussi, "la culture relationnelle" de tous les acteurs de la Françafrique aura été inspirée depuis l’Elysée et sa fameuse cellule africaine. La méthode de Jean-Christophe Mitterrand, chargé pendant une dizaine d’années de cette cellule, se traduisait par un montage singulier : l’assistance occulte aux chef d’ Etat africains ("Vous savez, papa apprécierait que..."), l’ingérence, le chantage à l’aide financière, l’entretien de réseaux d’amitiés dépêchés au besoin auprès des gouvernants, les négoces parallèles et détournements de produits d’exportations vers des marchés privés...

Il y avait aussi des sociétés-écrans gérées par des amis de Jean-Christophe, qui fournissaient des prestations aux Etats, notamment en matière de communication : de la reprise d’organes de presse - pour les mettre au service de certains clients africains - à la livraison d’images d’opposants africains filmés alors qu’ils manifestent dans les rues de Paris contre le régime de leurs pays...

Le fils du Président avançait ses pions simultanément, ou les uns après les autres. Les années 80 furent marquées par cette méthode débridée et arrogante, celle de Jean-Christophe Mitterrand, où l’argent rythme les guerres d’influence et entretient les clans et les "amis".

La manipulation des régimes africains ne s’opérait plus, en ces années-là, par les coups d’Etat, comme au bon vieux temps du soldat Foccart. Sous l’ère mitterrandienne, l’arme absolue pour plier les régimes, les gouvernants et susciter des réseaux d’amitiés... c’est l’argent. Un argument de poids que Jean-Christophe Mitterrand utilisait abondamment auprès de ses interlocuteurs africains. Mais cet argent-là ne provenait pas forcément des canaux habituels de l’aide publique au développement (APD) et n’allait pas toujours contribuer au bien-être des peuples...

Amoureux du Togo, où il fut correspondant de l’AFP, Mitterrand Junior est considéré par les Togolais comme un enfant du pays. Un enfant terrible cependant, à qui l’on prête de nombreuses frasques. Très présent auprès du président-dictateur Eyadéma durant toutes ces années passées à l’Elysée, l’histoire dit, au Togo, que l’affection de Jean-Christophe Mitterrand pour ce pays l’a amené à posséder des actions dans les phosphates, de nombreux intérêts dans des entreprises établies dans ce pays, une propriété... Bien plus pittoresque, on prête volontiers au fils Mitterrand d’avoir pris femme "locale", pour satisfaire les recommandations de son ami le président Eyadéma...

On comprend qu’avec ce cocktail d’influence, d’argent clandestin et de mystères soigneusement entretenus, l’image de la France se soit inéluctablement détériorée aux yeux des Africains.

L’antichambre des élections françaises

Parce que le terrain franco-africain - certains disent "le village africain" - est, pour des raisons anciennes, lié à l’espace politique français, il existe en ce domaine un consensus étrange entre toute la classe politique, pouvoir et opposition confondus. Aussi, parallèlement à la coopération institutionnelle, les parts d’influence sur le terrain africain sont réparties, par une sorte d’accord tacite, entre tous les grands partis politiques. Chacun peut, s’il le juge nécessaire, entretenir en Afrique ses relations, si ce n’est, plus prosaïquement, ses affaires.

Ainsi a-t-on vu Jacques Chirac en 1986 marquer sa reconnaissance à Houphouët-Boigny - qui l’avait tant aidé ! - en s’envolant, une fois conquis le palais de Matignon, pour la Côte-d’Ivoire. C’était son premier voyage officiel de chef du gouvernement de cohabitation ! Un geste symbolique dont les Français n’ont peut-être pas saisi toute la portée... De même pour les excuses présentées à Omar Bongo par le ministre socialiste Claude Cheysson, lorsque le président gabonais s’était ému de la publication en France du livre de Pierre Péan, "Affaires africaines".

En 1988, tous les représentants des partis politiques ont eu leur "voyage privé" en Afrique. Même Jean-Marie Le Pen a fait son tour au Gabon et en Côte-d’Ivoire, avant de se voir refuser un séjour prévu au Sénégal. En quête des voix des Français de l’étranger, exprimant en période électorale des garanties de soutien aux gouvernants africains (souvent les moins fréquentables et les plus riches) et entretenant des amitiés diverses pour s’assurer et assurer à la France une vigilance dans la région...

En 1989, Jacques Chirac, après son échec à la présidentielle de 1988, et en prévision peut-être des législatives futures, avait entrepris un périple - un de plus - en Afrique. En route pour la Côte-d’Ivoire où lui étaient assurés l’aide et les conseils du vieux président Houphouët-Boigny, son avion s’était posé quelques heures à Cotonou, au Bénin, pour une escale "politique".

Le temps pour lui de constater les changements politiques en cours à ce moment-là, et qui allaient, sous la pression populaire et malgré l’encouragement mitigé de l’Elysée, conduire à une démocratie après dix-sept ans d’un régime militaire. "Le multipartisme, c’est une connerie, et cela n’a rien à voir avec l’Afrique", avait alors lâché Jacques Chirac - une belle gaffe, que les Africains ne sont pas prêts d’oublier - avant de repartir vers la Côte-d’Ivoire.

Faut-il rappeler que, durant toute la présidence de Mitterrand, Jacques Foccart - bientôt nonagénaire - est resté le conseiller de Jacques Chirac aux affaires africaines, et que cela perdure à ce jour ?Curieux, tout de même, comme certains pays africains sont irrésistiblement devenus les antichambres des élections en France. Une pratique qui s’est développée avec l’apparition des périodes de cohabitation politique.

Avant les législatives de 1993, alors que les militaires togolais tiraient sur la foule - qui réclamait la démocratie et le départ de Gnassingbe Eyadéma, au pouvoir depuis 1967 - Valéry Giscard d’Estaing et Charles Pasqua s’étaient successivement rendus au Togo. La présence de telles personnalités apparut tout d’abord incongrue dans ce contexte. Elle devint proprement scandaleuse lorsque, l’un à la suite de l’autre, ils firent l’éloge du dictateur. Charles Pasqua alla jusqu’à déclarer, alors que des manifestants tombaient sous les balles, que le général Eyadéma était une véritable chance pour le Togo !

L’affaire fit grand bruit dans toute la presse indépendante de la côte, de Lomé à Abidjan. Et jamais démenti ne fut apporté aux les révélations sur les sommes offertes à Charles Pasqua par le président Eyadéma. Le sentiment antifrançais qui affleurait au Togo s’est accentué dès lors, face à ce que les Africains considèrent désormais comme un cynisme criminel.

Comment en est-on arrivé là ?

Comment certains chefs d’Etat arrivés au pouvoir grâce à l’appui de la France et présentés naguère comme de petits potentats, sont-ils arrivés à imposer leur autorité aux dirigeants français ? Comment la France en arrive-t-elle à soutenir certaines dictatures, non plus par sa seule décision, mais à cause de l’influence que lui imposent ces dictateurs ? D’ailleurs, pour rassurer définitivement les gouvernants qui s’accrochent au pouvoir sans partage, la droite, revenue au pouvoir en France, ne s’est-elle pas empressée de déclarer, notamment par la bouche de Jacques Toubon à Yaoundé en 1993, que la démocratisation des régimes africains n’était plus une exigence de la France ?...

Comment en est-on arrivé à dire, en exagérant à plaisir, que désormais les élections françaises se faisaient à Abidjan ou à Libreville ?

Comment expliquer que le ministre de l’Intérieur de la France, Charles Pasqua, s’offre un voyage privé en Afrique, début 1995, en pleine campagne électorale française, et que tout privé qu’il fut, ce voyage - notamment en Côte-d’Ivoire et au Gabon - se déroula avec les apparats d’un protocole officiel ?... Pour l’homme de la rue en Afrique, les pratiques des dirigeants français sont devenues à tout le moins insolites.

Comment interpréter ce sentiment éprouvé par les Africains, que certains dirigeants français abordent leur continent comme une vaste zone franche, une sorte de Sodome et Gomorrhe, où seraient permises toutes les turpitudes que, par ailleurs, la morale française est prompte à dénoncer ?

Lorsque les ministres de la Coopération soulignent pesamment que c’est l’argent du contribuable français qui permet de venir en aide aux pays africains, il s’agit là d’une réduction, voire une falsification des véritables tenants des relations franco-africaines. Cette déformation provient-elle d’une volonté politique délibérée de dissimuler les enjeux bien plus complexes de cette "Coopération" instituée aux lendemains des indépendances ?

Une exploitation qui ne dit pas son nom

Cette manière de justifier la coopération franco-africaine aux yeux des Français participe d’un vieil argument "moral", celui-là même qui justifiait, naguère, les expéditions coloniales. Loin d’éclairer le contribuable français sur les contreparties réelles que la France tire de ses liens avec l’Afrique, on se contente de l’inviter à élever sa conscience à la mesure des engagements moraux et de la mission qu’exige le rang de la France dans le monde. Ce faisant, le pouvoir politique accepte le risque d’entretenir l’incompréhension des Français vis-à-vis des Africains, avec, en arrière-plan, un malaise diffus : cet inconfortable mépris du maître à l’égard de l’assisté.

Du coup, un malentendu est né entre les populations. Alors qu’en France, une opinion comprend de plus en plus mal la justification des aides concédées - sans contrepartie s’imagine-t-on - aux pays africains, les Africains et autres africanistes réclament la suppression de la coopération institutionnelle qu’ils considèrent comme une émanation néocoloniale aboutissant la faillite d’une Afrique exploitée et tenue sous perfusion.Si les populations françaises et africaines, pour des raisons différentes, manifestent une telle défiance à l’égard de l’espace franco-africain, alors on peut se demander à qui, au fond, profite ces relations...

On sait le terrain des rapports franco-africains extrêmement sensible. Lorsqu’au mois de février, "Le Monde" publie une série d’articles intitulée "Charles Pasqua l’Africain", c’est avec mille précautions, levant ci et là des pistes, tellement parlantes, mais si verrouillées qu’elles n’aboutissent jamais aux principaux acteurs. Pourtant, certaines pratiques sulfureuses ne sont plus, en Afrique, du domaine de l’hypothèse ou de la simple supputation. Un chef d’Etat africain, lors du sommet franco-africain à La Baule en 1994, déclarait à un journaliste, sans la moindre précaution oratoire : "Pour moi, il n’y a ni gauche ni droite. Je les arrose tous, pour me couvrir dans tous les cas de figure"...

Ces pratiques garantissent aux chefs d’Etat africains de se maintenir au pouvoir, grâce à l’appui de la France et souvent contre l’assentiment des populations qui, en cas de soulèvement, trouvent régulièrement face à elles des troupes françaises venues rétablir l’ordre, comme ce fut le cas au Gabon. Comment expliquer aux Français que les gouvernants de ces pays au bord du gouffre sont devenus des passages obligés pour les dirigeants politiques français, en vue de consolider leur propre influence... en France ?

Francis Laloupo


1. Grand architecte de la politique africaine de la France sous De Gaulle, Pompidou et Giscard.

2. "Foccart parle : entretiens avec Philippe Gaillard" (Fayard, "Jeune Afrique", 1995).