L’une des principales spécificités de la délinquance dans l’île provient de l’existence de mouvements politiques clandestins ayant recours à la lutte armée. Ces organisations clandestines sont, par ailleurs, dotées de vitrines légales et disposent, pour certaines d’entre elles, d’élus au sein de l’assemblée territoriale de Corse. Cette situation pose d’importants problèmes aux pouvoirs publics, la gestion du terrorisme nationaliste appelant autant une réponse politique qu’une action répressive.

A) LES DIFFERENTS MOUVEMENTS NATIONALISTES

La présentation des mouvements nationalistes est rendue malaisée du fait de leur atomisation récente. Elle n’en demeure pas moins essentielle dans la mesure où elle permet de comprendre les raisons de la radicalisation de certains mouvements et le caractère relativement incontrôlable d’organisations parfois composées seulement de quelques individus, dont les activités peuvent mêler action politique et criminalité de droit commun.

Créé en juillet 1976, soit un an après les événements d’Aleria, le Front national de libération de la Corse (FLNC) s’inscrit dans le prolongement de l’Action régionaliste corse des frères Simeoni. Il sera dissous en 1983 et parviendra à préserver son unité jusqu’à la fin des années 80.

En 1989 les dissensions apparaissent au grand jour avec la création de l’Accolta Naziunali Corsa (ANC) autour de Pierre Poggioli, partisan de l’établissement d’un rapport de force vis-à-vis des pouvoirs publics. En novembre 1990, l’ex-FLNC se divise notamment autour de la question épineuse du partage de l’impôt révolutionnaire. Deux blocs se constituent à la suite de cette scission. Chacun s’articule autour d’une organisation militaire et d’une vitrine légale : on distingue ainsi l’ex-FLNC-Canal historique / A Cuncolta Naziunalista resté fidèle à la conduite de la lutte armée et l’ex-FLNC-Canal habituel / Mouvement pour l’autodétermination (MPA), prêt à jouer la carte des nouvelles institutions. Un nouveau groupe armé fera son apparition dans les années 90 avec le groupe Resistenza, qui joue le rôle d’organisation militaire du mouvement poggioliste (ANC).

Cette scission sera suivie d’une lutte d’influence entre mouvements nationalistes. Peu à peu discrédité par une dérive affairiste, le MPA d’Alain Orsoni, surnommé " mouvement pour les affaires ", cédera peu à peu du terrain au bloc des historiques qui combine lutte armée et lutte institutionnelle en s’appuyant sur des organisations satellites : Syndicat des paysans corses, Fédération des travailleurs indépendants, Syndicat des travailleurs de l’enseignement, Union des travailleurs corses, ou encore Association des consommateurs corses, regroupés pour la plupart dans le front social et économique de Corsica Nazione.

La revendication par l’ex-FLNC-Canal historique de l’assassinat de Robert Sozzi, militant démissionnaire d’A Cuncolta Naziunalista du fait de son désaccord avec le soutien apporté par cette structure au moment du drame de Furiani à Jean-François Filippi, maire de Lucciana et président du Sporting club de Bastia, devait révéler à son tour le caractère affairiste du bloc historique et déclencher une lutte fratricide qui se soldera par une vingtaine de morts de 1994 à 1996.

Ces règlements de compte doublés de phases de dialogue avec les pouvoirs publics entraîneront de nombreuses dissidences et l’apparition de nouveaux groupes, le plus souvent conjoncturels. C’est ainsi qu’un comité de soutien aux familles de Robert Sozzi et de Franck Muzy (dissident d’A Cuncolta Naziunalista assassiné le 28 décembre 1994) verra le jour le 2 janvier 1995. Des groupes dissidents de lutte armée apparaîtront également à compter de 1995 : le Front populaire corse de libération, composé de proches des " habituels ", puis Fronte Ribellu, regroupant des proches des " historiques ". En 1996, la déliquescence du MPA entraîne la création du mouvement Corsica Viva, qui tout en entendant défendre des positions relevant du " nationalisme démocratique " se dote d’une organisation militaire, le " FLNC du 5 mai 1996 ", sans mention de canal.

De nouvelles dissensions au sein des rangs des " historiques " apparaîtront à l’approche des élections territoriales de mars 1998. Au sein de Corsica Nazione, le groupe d’élus nationalistes sortants de l’assemblée de Corse, les tenants de la revendication indépendantiste emmenés par Marcel Lorenzoni critiquent les préoccupations électoralistes de leur mouvement et créent le 2 janvier 1998 un Collectif pour la Nation, qui se transformera le 31 juillet 1998 en Parti pour l’indépendance (P.P.I.). C’est à partir d’une nouvelle scission au sein de ce collectif que se crée le groupe Sampieru, dont est issu le " groupe des anonymes " qui sera à l’origine de l’assassinat du préfet Erignac le 6 février 1998.

Confrontés à d’importantes opérations de police à la suite de cet assassinat, les nationalistes des diverses tendances mettent sur pied à la fin 1998 le comité nationaliste du Fiumorbo, dont l’objectif initial était de présenter un front commun contre la répression. Ce comité élabore un pacte de non-agression signé le 3 juillet 1999 par treize organisations.

Quelques jours auparavant, le 27 juin, Corse Matin se faisait l’écho de la création d’un nouveau mouvement armé, Armata Corsa, qui, au terme d’une conférence de presse clandestine, revendiquait quatre attentats commis le 20 mars en réaction à la condamnation de proches de François Santoni, ancien dirigeant d’A Cuncolta Naziunalista.

Le mouvement nationaliste semble désormais s’organiser autour de trois pôles : les " historiques ", U Rinnovu Naziunale et une alliance entre l’UPC et Scelta Nova :

 les " historiques " regroupent désormais A Cuncolta Indipendentista qui a succédé à l’ancienne Cuncolta Naziunalista depuis le 13 juin 1998 et Corsica Nazione, seule organisation nationaliste représentée à l’assemblée de Corse ;

 U Rinnovu Naziunale regroupe des étudiants de Ghjuventu Paolina, des transfuges de l’Accolta Naziunali Corsa, de Corsica Viva et du MPA, qui a annoncé son autodissolution le 15 juin 1999 après celle du canal habituel intervenue le 29 juillet 1997 ;

 l’Union du peuple corse s’est enfin rapprochée de Scelta Nova, composante avec I Verdi Corsi, le PPI et Corsica Viva, de la coalition Uniti, à l’avenir politique incertain.

La complexité de ces mouvements et leur récent fractionnement permet d’expliquer le haut degré de violence qui règne en Corse, cette violence s’exerçant tout aussi bien à l’encontre de l’Etat que de simples particuliers ou des nationalistes eux-mêmes du fait des luttes fratricides. Cette complexité et ces divergences au sein des structures nationalistes ne doivent cependant pas masquer la constance de certaines pratiques, que ce soit sur le mode de financement ou sur le type d’actions conduites.

B) LE PROBLEME DU FINANCEMENT

La question du financement des organisations clandestines est essentielle : source de division entre les mouvements, elle explique également certaines dérives affairistes, l’impôt révolutionnaire prélevé pour financer la lutte armée se transformant souvent en racket de droit commun, pratiqué dans un but d’enrichissement personnel.

Plusieurs personnes auditionnées par la commission ont confirmé cette dérive du mouvement nationaliste.

C’est ainsi que Mme Irène Stoller, chef de la section antiterroriste du parquet de Paris, a déclaré à la commission : " Il existe plusieurs tendances dans le FLNC : vous trouvez, d’une part, la tendance MPA-Canal habituel - MPA que l’on a appelé "Mouvement pour les affaires", comme vous le savez, ce dont on a eu l’illustration ces jours-ci avec leurs leaders qui, maintenant, ne font plus d’attentats mais se sont reconvertis dans le grand banditisme international - et, d’autre part, le canal historique qui va faire des extorsions de fonds, du racket, mais dont beaucoup de membres sont simplement des petits soldats, bien sûr manipulés, et qui ne tirent aucun bénéfice de ces actes ".

M. Emile Zuccarelli, entendu par la commission en tant qu’élu corse, a pour sa part insisté sur le caractère progressif de la dérive de certains mouvements nationalistes vers le banditisme ordinaire, qu’il estime dater du début des années 90 : " Pour être tout à fait objectif, je dirai que la dérive mafieuse qui a gagné les organisations nationalistes s’est faite progressivement et continue à mêler selon des dosages très variables et en fonction des individus, des gens franchement mafieux, d’autres qui le sont moins, et d’autres qui sont certainement encore des militants purs, accrochés à des convictions que je respecte en tant que convictions, même si je n’approuve pas les méthodes avec lesquelles elles sont défendues.

" Ce mélange remonte à fort longtemps, puisque, dès que ces organisations ont eu besoin d’argent, elles ont commencé à pratiquer ce qu’elles appelaient "l’impôt révolutionnaire" qui n’était ni plus ni moins qu’un racket. L’argent gangrenant tout, on a vu il y a environ une dizaine d’années des organisations se disputer le butin, y compris par échanges de communiqués pour revendiquer le plasticage de tel ou tel bar etc ".

Pour certains responsables, comme M. Jean-Pierre Lacave, préfet adjoint pour la sécurité en poste dans l’île de juin 1993 à juillet 1995, l’interpénétration entre milieux nationalistes et banditisme ne fait pas de doute : " Nous n’avons jamais fait de distinguo entre le grand banditisme et le terrorisme nationaliste : il nous apparaissait que c’était la même forme de délinquance et nous avons été convaincus, ou plus exactement j’ai été convaincu, très vite, qu’au moins un des deux mouvements était complètement intégré, si j’ose dire, dans le grand banditisme et que le second l’était à un degré à peine moindre...

" Je crois qu’en fait les deux organisations s’étaient partagé le territoire, soit par vallée, soit par tranche de gâteau - mais souvent la vallée équivaut à une tranche de territoire. Chacun avait ses machines à sous et nous avons fait d’importantes opérations contre ces dernières, les unes dépendant du MPA et les autres du FNLC-Canal historique. On sentait bien qu’il y avait là, chez les uns et chez les autres, une interpénétration et l’on a dit un peu rapidement - mais il n’y a pas eu de vérifications précises - que les uns étaient plus proches de la Brise de mer et les autres, de Colonna... (Ndlr : il s’agit d’une figure de l’île appartenant au grand banditisme) ".

Si le besoin de financement des mouvements nationalistes explique ces dérives conduisant certains individus de l’action politique vers le banditisme, le mouvement inverse est également vérifié : certains truands ont ainsi pu être tentés de placer leurs actions sous le couvert du financement des mouvements nationalistes. Cette démarche a ainsi été décrite par Mme Mireille Ballestrazzi, ancienne directrice du SRPJ d’Ajaccio : " Le banditisme corse a toujours fait partie du grand banditisme français. A une certaine époque, soit par idéologie, soit par commodité - en cas d’arrestation par la police cela arrangeait bien les affaires de ces truands de pouvoir brandir une carte FLNC et de dire que les braquages étaient réalisés au nom du terrorisme - il s’est affilié, si je puis dire, au terrorisme. Cette description est assez caricaturale parce que les situations sont parfois moins nettes, mais il est indéniable que ce phénomène a existé ".

A côté du financement par le racket, certaines organisations nationalistes ont pris le contrôle d’entreprises qu’elles utilisent comme soutien logistique, comme pourvoyeurs de fonds ou comme mode de recyclage des sommes collectées illégalement. Certaines entreprises de location de véhicules ou la société de convoyage de fonds Bastia Securità, qui a récemment fait l’objet d’un retrait d’agrément par l’autorité préfectorale, appartiennent selon toute vraisemblance à cette catégorie. S’agissant de cette dernière société, qui a pu fournir en armes certains mouvements nationalistes, la succession d’attentats perpétrés contre ses concurrents lui avait finalement laissé le monopole de l’activité de transport de fonds dans l’île.

Le témoignage du colonel Henri Mazères, ancien commandant de la légion de gendarmerie de Corse souligne l’acuité du phénomène : " A l’heure actuelle, deux dossiers paraissent prioritaires : celui de Bastia Securità, qui permet notamment au FLNC de disposer d’une véritable armée privée - mais ce dossier semble avoir avancé ; celui des sociétés de location de véhicules, notamment Hertz, qui, par les milliers de voitures aux immatriculations fluctuantes, procurent aux activistes indépendantistes mais également aux malfaiteurs de droit commun des capacités de mobilité difficilement contrôlables ".

Enfin, le détournement de fonds publics (Caisse de développement économique de la Corse) ou des crédits bancaires (affaire du Crédit agricole) constitue également une source d’approvisionnement financier du mouvement nationaliste, voire de certains de ses membres. La récente mise en cause des milieux nationalistes agricoles, dont les leaders sont MM. Marcel Lorenzoni et Mathieu Filidori, entre dans ce cadre. Mais il convient de souligner que ces détournements peuvent profiter à des cercles dépassant largement les seuls nationalistes, ce qui explique d’ailleurs les mouvements sociaux importants qui ont pu accompagner la politique d’assainissement de la dette agricole ou encore le retrait d’agrément de Bastia Securità par la préfecture au début de l’année 1999.

C) LES MODES D’ACTION

L’atomisation importante du mouvement nationaliste ne permet pas d’appréhender le mode d’action de chacune des mouvances qui le compose. Ceci étant, les modes d’action des nationalistes corses obéissent à des caractéristiques communes : un goût prononcé pour l’ostentation qui se traduit par de nombreuses conférences de presse clandestines ; une pratique généralement non meurtrière des attentats avec alternance de trêves et de " nuits bleues " ; enfin, une radicalisation récente ayant conduit à l’assassinat du préfet Erignac, qui tranche pour sa part avec les modes d’action habituels du mouvement nationaliste.

La pratique des conférences de presse clandestines constitue un mode d’action récurrent chez les nationalistes corses. Celles-ci sont de plusieurs types. Elles visent le plus souvent à faire connaître des revendications d’attentats et des revendications plus proprement politiques. Certaines conférences permettent par ailleurs d’annoncer la création d’un nouveau mouvement, né le plus souvent des divergences entre mouvances nationalistes : c’est ainsi qu’a été annoncée la création du " FLNC du 5 mai 1996 ", structure proche de Corsica Viva, ou, dans la nuit du 25 au 26 juin 1999, la création d’Armata Corsa, organisation clandestine constituée sur fond de dissensions entre les " historiques ". Deux jours plus tard, dans la nuit du 27 au 28 juin, l’ex-FLNC-Canal historique devait en effet à son tour tenir une conférence de presse pour appeler au rassemblement des nationalistes...

Enfin, dans certaines formes extrêmes, les conférences de presse constituent parfois une démonstration de force vis à vis de l’Etat et des autres mouvements nationalistes. Le cas le plus exemplaire est celui de la conférence de presse de Tralonca, qui a réuni le 12 janvier 1996, à la veille du déplacement dans l’île du ministre de l’Intérieur, M. Jean-Louis Debré, plusieurs centaines de personnes encagoulées et armées. A cette occasion, l’ex-FLNC-Canal historique avait annoncé une trêve afin " d’ouvrir la voie à un règlement progressif de la question nationale corse ". Ces démonstrations de force pèsent lourdement sur le climat de l’île puisqu’elles alimentent la mythologie de la violence en même temps qu’elles génèrent dans l’opinion insulaire le sentiment de l’impunité des nationalistes.

Ceux-ci ont par ailleurs massivement recours aux attentats. Là encore, il convient de distinguer différents types d’actes :

 les attentats contre des biens privés traduisent fréquemment l’existence de rackets ou de règlements de compte, qui peuvent d’ailleurs obéir à des mobiles de droit commun ;

 les attentats contre des cibles publiques, qui visent avant tout à peser sur l’Etat en vue d’obtenir la satisfaction des revendications nationalistes ou dans certains cas pour obtenir la libération de membres du mouvement nationaliste interpellés ou détenus (cf. tableau n°2 en annexe).

La fréquence de ces attentats est variable : faible en cas de trêve ou de " période d’observation ", elle peut être sporadique ou concentrée dans le temps en cas de " nuit bleue ". Les attentats peuvent par ailleurs être commis tant en Corse que sur le continent. Certains mouvements décrétant des " trêves partielles ", les attentats ne sont alors commis qu’en dehors de l’île.

S’agissant des attentats commis sur le continent, on retiendra le très spectaculaire attentat commis contre la mairie de Bordeaux le 5 octobre 1996 en vue de protester contre la politique du gouvernement d’Alain Juppé, maire de la ville. Plus récemment l’attentat contre l’ENA à Strasbourg relève également d’une logique visant à atteindre directement les intérêts de l’Etat par des cibles à forte portée symbolique.

Il est à noter qu’en 1998, le nombre d’attentats revendiqués a été faible en raison du contexte spécifique dû à l’assassinat du préfet Erignac : on compte ainsi de source judiciaire, 14 attentats de toute nature revendiqués dans l’île, dont 12 par l’ex-FLNC-Canal historique.

En revanche pour 1999, la situation est plus préoccupante puisqu’on dénombre au 14 octobre 1999 47 revendications d’attentats ou de tentatives sur l’île : 28 pour le FLNC-Canal historique, 10 pour Armata Corsa, 9 pour le Front patriotique corse ; s’y ajoutent 11 attentats sur le continent, tous revendiqués par le FLNC-Canal historique.

Sur la période courant du début de l’année 1993 au 30 juin 1999, les attentats ayant visé directement les forces de sécurité sont, par ailleurs, en nombre relativement important. Ainsi 22 attentats ont été commis contre les locaux des services de police et 10 contre les véhicules de ces services ; en outre, il y a eu 44 attentats ou tentatives d’attentats à l’explosif et 52 mitraillages dirigés contre un casernement de gendarmerie.

Les brigades de gendarmerie constituent une cible idéale pour les nationalistes du fait de leur dissémination sur l’ensemble du territoire corse. Cette situation provoque de graves troubles dans les rangs de l’arme, d’autant que les familles des gendarmes sont logées dans les bâtiments visés par ces attentats.

Les propos tenus par le major Guillorit, commandant de la compagnie de gendarmerie de Ghisonaccia, devant les membres de la commission lors de son déplacement en Haute-Corse, constituent un témoignage intéressant sur ce type de violence : " Le 31 mars dernier, nous avons été mitraillés à 13 heures par deux individus, dont l’un tirait au fusil et l’autre lançait une charge d’explosif.

" M. le Président : 13 heures ! Cagoulés ?

" Major GUILLORIT : Ils sont toujours cagoulés, même la nuit pour déposer des explosifs.

" M. Bernard DEROSIER : Comment s’enfuient-ils ?

" Major GUILLORIT : Soit à moto, soit à bord d’un véhicule, volé dans la plupart des cas.

" Ici, cela a duré de vingt à trente secondes. Il y a eu une trentaine d’impacts. Des balles ont traversé les montants de fenêtres blindées. Des vitres de 52 millimètres d’épaisseur étaient presque traversées. Ils utilisent du 300 mm Magnum, du gros calibre de chasse ".

Pour les bâtiments des douanes et des administrations fiscales, on a dénombré du 1er janvier 1995 au 30 juin 1999, 93 actions dont 65 ont été revendiquées, alors que sur la même période, sur un nombre total de 1 164 attentats, 410 ont été perpétrés contre des biens publics, ce qui représente plus d’un tiers des attentats de toute nature perpétrés dans l’île sur l’ensemble de la période.

Par ailleurs, 10 tentatives d’homicide contre les fonctionnaires des services de sécurité et deux homicides volontaires ont été recensés depuis 1993.

Le terrorisme corse n’est pas comparable dans son organisation comme dans ses modes d’action à ses voisins basques ou irlandais. Toutefois des actes d’une extrême gravité ont été commis en particulier dans la période récente. C’est ainsi qu’un attentat à la voiture piégée le 1er juillet 1996 sur le vieux port de Bastia devant les locaux d’une société contrôlée par A Cuncolta Naziunalista a tué un nationaliste et en a blessé deux autres, mais il a par la même occasion blessé dix autres personnes extérieures à ce règlement de compte. L’assassinat du préfet de région, pour la seule raison qu’il était la plus haute autorité de l’Etat sur l’île, constitue un acte d’une nature beaucoup plus radicale encore et marque une véritable rupture par rapport aux actions menées jusqu’alors par les nationalistes.

Il n’est pas possible de dire aujourd’hui si ces actes resteront isolés ou s’ils sont la marque d’une dérive " brigadiste " du mouvement nationaliste. Ce risque existe pourtant et doit être pris au sérieux. La glorification de l’assassin présumé du préfet Erignac, comme sa non condamnation par les organisations nationalistes officielles, ne peuvent qu’encourager la radicalisation de mouvements clandestins dont la violence est devenue le seul mode d’affirmation. C’est ainsi qu’au sein d’une même organisation des groupes restreints peuvent se former à l’occasion d’un seul attentat, le but poursuivi à cette occasion pouvant donner lieu à des conflits et à des recompositions au sein de l’organisation commune aux différents groupes.

Le processus qui a conduit à l’assassinat du préfet Claude Erignac entre dans ce cadre. Les attentats commis contre l’ENA à Strasbourg le 4 septembre 1997 et l’opération-commando contre la brigade de gendarmerie de Pietrosella du 6 septembre 1997 ont ainsi été revendiqués par le groupe des " Patriotes corses ", puis par le groupe clandestin Sampieru qui apparaît le 10 octobre 1997 ; les attentats commis le 11 novembre 1997 contre plusieurs bâtiments à Vichy seront pour leur part revendiqués par un groupe " Pascal Paoli ", qui prendra également la responsabilité des attentats de Strasbourg et de l’opération de Pietrosella. Le 21 janvier 1998, le comité Sampieru annonce qu’il se " désolidarise des actions à venir contre diverses personnalités ou représentants éminents de l’Etat colonial ", alors que l’assassinat du préfet Erignac perpétré le 6 février 1998 sera revendiqué trois jours plus tard dans un communiqué anonyme, émanant du groupe qualifié pour cette raison de " groupe des anonymes ".

L’actualité récente confirme par ailleurs la fragmentation des organisations nationalistes clandestines. Après deux ans de silence, le " FLNC du 5 mai 1996 " a repris la parole le 16 septembre dernier devant les caméras de la télévision régionale pour indiquer qu’il reprenait la lutte. Le Fronte Patriotu corsu a pour sa part revendiqué six attentats et trois tentatives vendredi 8 octobre dernier, tandis que le Front armé révolutionnaire corse (FARC) a annoncé le 9 octobre qu’il reprenait du service après sept années d’interruption. Le nombre de mouvements nationalistes corses de lutte armée est ainsi désormais porté à cinq.

Cette situation souligne l’extrême division du mouvement nationaliste. Parallèlement à ces mouvements divers plus ou moins identifiés, les nationalistes disposent d’une représentation institutionnelle.

D) LA REPRESENTATION ELECTORALE DES MOUVEMENTS NATIONALISTES

Les organisations clandestines nationalistes disposent de vitrines légales et présentent des candidats aux différentes élections. Leur audience est loin d’être négligeable, même si elle est inégalement répartie et variable dans le temps.

Au niveau municipal, la représentation nationaliste est relativement faible : 2 élus à Bastia, 4 élus à Calvi, 1 élu à Porto Vecchio et 2 élus à Sartène, il n’y a pas d’élus nationalistes à Ajaccio ; douze municipalités sont par ailleurs dirigées par des maires de sensibilité nationaliste ou autonomiste.

Les nationalistes n’ont pas de représentation dans les conseils généraux de l’île. Leur suppression est d’ailleurs une de leur revendication constante.

Dans l’assemblée de Corse, la représentation des mouvements nationaliste est en revanche substantielle. Aux élections de 1992, les nationalistes ont recueilli globalement 32 232 voix, soit 24,83 % des suffrages exprimés et 13 sièges sur 51. Ces élus se répartissaient entre deux groupes :

 le premier, issu de la coalition électorale Corsica Nazione (comprenant l’Union du peuple de Corse, l’Accolta Naziunali Corsa, A Cuncolta Naziunalista, I Verdi Corsi et Per u Paese - collectif autogestionnaire) avait centré sa campagne sur la souveraineté corse et la séparation historique ; il obtenait 21 872 voix, soit 16,85 % des suffrages et 9 élus ;

 le deuxième groupe était composé de membres du Mouvement pour l’autodétermination, qui jouant la carte de la recomposition politique, obtenait 10 360 voix, soit 7,98 % des suffrages exprimés et 4 élus.

Les élections à l’assemblée de Corse des 15 et 22 mars 1998 ont été placées sous le signe de la désunion des nationalistes du fait de l’impact de l’assassinat du préfet Erignac qui provoqua un grand trouble dans l’opinion. Les six listes nationalistes en présence totalisèrent 21 157 voix au soir du premier tour, soit 17,34 % des suffrages exprimés, ce qui marque un recul de 5 738 voix par rapport au premier tour de 1992. Seule la liste Corsica Nazione franchissait la barre des 5 % au premier tour et recueillait au soir du 15 mars 6 381 voix, soit 5,23 % des suffrages exprimés et 5 élus.

Suite à l’annulation de ces élections par le Conseil d’Etat, un nouveau scrutin a été organisé les 7 et 14 mars 1999. Les nationalistes, qui présentaient 5 listes, se sont attachés à dénoncer les contraintes de la politique de rétablissement de l’Etat de droit, qualifié par l’ex-FLNC-Canal historique d’" ordre fasciste colonial ". Ils ont par ailleurs joué du mécontentement de la population du fait de la suppression des avantages fiscaux en matière successorale (abrogation des arrêtés Miot), tout en s’attachant à dénoncer l’attitude des pouvoirs publics dans l’enquête Erignac, sur le thème du racisme anti-corse et de la punition collective infligée aux insulaires.

Au premier tour, les nationalistes ont obtenu 33 204 voix en tout, soit 27,74 % des suffrages exprimés, c’est-à-dire 12 047 voix de plus qu’en 1998. Des 5 listes en présence, seule Corsica Nazione franchit la barre des 5 % au premier tour. Rinnovu Naziunale obtenait 4,44 % des suffrages exprimés ; Uniti, coalition regroupant I Verdi Corsi, le Parti pour l’indépendance, Scelta Nova et Corsica Viva, obtenait 3,97 % des voix ; l’Union du peuple corse obtenait 3,85 % des voix et A Manca Naziunale (extrême-gauche) obtenait 0,79 % des voix.

Au second tour, la coalition Corsica Nazione, recentrée sur le mouvement A Cuncolta Indipendentista et quelques représentants d’I Verdi Corsi, a obtenu 20 076 voix, soit 16,77 % des suffrages exprimés, et huit élus, dont M. Jean-Guy Talamoni, élu président de la commission des affaires européennes grâce aux voix de la majorité au sein de l’assemblée territoriale.

Si les liens entre ces élus et les organisations clandestines sont avérés et apparaissent au grand jour au cours des Journées internationales de Corte organisées chaque année en août, la capacité d’influence des élus nationalistes sur les organisations clandestines semble faible.

Dans ce sens, M. Laïd Sammari, journaliste à l’Est Républicain, a déclaré à la commission : " Quand on connaît un peu la Corse, on ne peut pas vraiment parler des nationalistes. Par exemple, ceux qui s’expriment au nom de Corsica Nazione ou de la Cuncolta ne contrôlent pas forcément tout. Il se peut très bien que des politiques du mouvement nationaliste s’expriment sur un sujet sans savoir qu’au moment même où ils se prononcent, des éléments de l’organisation clandestine armée commettent des actes en contradiction avec leur discours. Lorsque M. Jospin s’est rendu récemment en Corse, je ne crois pas une seule seconde que les élus à l’Assemblée territoriale avaient connaissance que, dans la nuit précédant l’arrivée du Premier ministre, des attentats étaient commis. Pourquoi ? Il faut savoir qu’une grande frustration de ne pouvoir apparaître habite certains militants armés et clandestins. Ces gens-là n’ont pas non plus toujours la même vision des choses. Les élus de l’Assemblée sont des personnes qui rêvent de faire de la politique comme ceux du RPR, de l’UDF, du PR, du PS. Il y en a beaucoup qui rêvent de cela. Talamoni rêve d’être demain l’équivalent de Rossi aujourd’hui. Derrière, des gens peuvent ne pas être d’accord et exprimeront leur désaccord, par exemple en plastiquant ".

On rappellera toutefois pour mémoire l’attitude ambiguë des élus nationalistes de l’assemblée territoriale qui ont condamné l’assassinat de Claude Erignac, mais ont toujours refusé de condamner ses assassins. Toujours est-il que l’audience électorale de ces mouvements souligne la complexité du phénomène et les limites d’une approche purement sécuritaire du problème corse.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr