La diminution des saisies d’héroïne sur la route des Balkans, principalement à la frontière roumaine, est une constante depuis trois ans : 812 kilogrammes en 1994, 568 kg en 1995 et 319 kg en 1996. Une première explication de ce phénomène est que les trafiquants turcs, ayant constaté l’efficacité des contrôles hongrois, passent désormais plus à l’est, par l’Ukraine et la Pologne. Mais les douaniers et les policiers hongrois eux-mêmes ne pensent pas que le trafic a diminué d’intensité mais que ce sont les trafiquants qui ont changé de stratégie. Le contrôle à la frontière roumaine s’exerçant surtout sur les camions, les commanditaires du trafic transfèrent les charges de ces derniers dans des voitures individuelles. Cette pratique est d’autant plus aisée que la Roumanie est devenue un lieu de stockage. La saisie de plus de 800 kg de haschisch à sa frontière en 1996, initialement débarqués dans le port de Constanza, confirme le rôle joué par ce pays dans le transit de toutes les drogues. Une autre possibilité pour faire passer les drogues à l’Ouest est d’utiliser les voies d’eau. Ces dernières sont d’autant plus sûres que la législation internationale limite considérablement les possibilités de contrôle. Quant à la cocaïne en transit, elle arrive d’Amérique latine par voie aérienne. Mais certains des réseaux installés en Hongrie, en particulier nigérians, utilisent des passeurs nationaux, mais à partir de territoires de pays tiers. C’est en se penchant sur la consommation des drogues que l’on peut sans doute appréhender le mieux la diversité des produits et des réseaux actifs dans le pays.

Une consommation de plus en plus diversifiée

La persistance du trafic d’héroïne et ses mutations ne sont pas étrangères au développement de la consommation. Selon la police hongroise, près de 8 000 personnes seraient accrochées à cette drogue dans le pays. C’est autour du fameux terminal des TIR d’Ecser, proche de Budapest, relais important de la route des Balkans qu’on appelle la "Petite Turquie", que se fait la vente au détail. Entre le marché des voitures d’occasion, contrôlé par la maffya, et le grand marché d’alimentation, se font les déchargements, dissimulés au milieu des produits de première nécessité et les ventes des voitures d’origine douteuse. Le marché semble suffisamment important pour tenter de nouveaux raiders. Ainsi, la police de Budapest a intercepté, en mars dernier, 2 kg de morphine expédiés par avion depuis la Colombie et ayant transité par les Etats-Unis et l’Allemagne. La saisie d’un TIR turc en Hongrie à destination de l’Espagne avec une cargaison de 124 kg d’héroïne qui devait être troquée pour de la cocaïne, confirme enfin que la route des Balkans fonctionne désormais dans les deux sens. "Les voitures des organisations criminelles turques font le retour chargées de cocaïne destinée à notre propre marché et à celui du Moyen-Orient", indique encore un douanier hongrois. En effet, boîtes de nuit et casinos, qui ont tendance à se multiplier jusque dans les provinces hongroises, sont les lieux de consommation de cette drogue.

La cocaïne, vendue au détail entre 80 et 90 dollars le gramme, est désormais une drogue accessible. L’intéressant, c’est que les dealers de cette drogue sont souvent de souche moyen-orientale (syriens, égyptiens, etc.). Si donc la cocaïne utilise les voies de la route des Balkans au retour, elle doit aussi être acheminée depuis le marché du Moyen-Orient, comme l’ont indiqué à plusieurs reprises des "hommes d’affaires" rencontrés par les correspondants de l’OGD à Beyrouth et Damas. Ces derniers semblent concurrencer désormais les réseaux de Nigérians, très actifs en Hongrie et en République tchèque. Parallèlement au développement de la consommation de drogues dures classiques, celle des drogues de synthèse, LSD, ecstasy et autres dérivés amphétaminiques, connaît un développement spectaculaire en Hongrie. Au point que les autorités de Budapest veulent limiter la durée de l’écoute de la musique techno dans les bars et les night clubs en l’entrecoupant, toutes les heures, par un autre style de musique. Ils espèrent ainsi "casser" les effets de l’ecstasy. Des organisations criminelles hongroises, disposant d’importants capitaux, ont mis la main sur les boîtes "techno" fréquentées par les jeunes où ces drogues sont massivement commercialisées. Leur personnel touche un pourcentage sur la vente. Les saisies ont été multipliées par 20 entre 1994 et 1996. Si la majorité des pilules viennent de l’Allemagne et des Pays-Bas, la production locale se développe. Plusieurs laboratoires ont été démantelés ces dernières années, certains liés à des intérêts danois ou néerlandais, d’autres exclusivement hongrois. La Hongrie se dirige donc à grands pas, en ce qui concerne ses habitudes de consommation, vers celles qui prévalent dans les pays de l’espace Schengen. Ce pays, qui espère une intégration rapide à l’Union européenne, et qui désire en tout cas sauvegarder la libre circulation à ses frontières avec l’espace Schengen, doit impérativement apparaître comme la première barrière efficace face aux multiples voies de la route des Balkans. C’est ainsi qu’une grande partie du dispositif douanier hongrois a été transféré aux frontières avec la Roumanie et l’espace de l’ex-Yougoslavie. Mais la proximité même de la route des Balkans, et le rôle de "filtre" que joue la Hongrie la pousse, faute de moyens, à s’occuper de l’essentiel, c’est-à-dire du grand trafic. La conséquence est la banalisation du "petit trafic" : il suffit pour s’en convaincre de considérer les quantités de drogues au-dessous desquelles, selon la police, on est considéré comme simple "consommateur" : 5 grammes d’héroïne, 50 g de cocaïne et un 500 g de cannabis.

Les nouvelles stratégies de contournement

La baisse des saisies de grosses quantités d’héroïne - plus de 100 kg - enregistrée en Europe en 1996, et singulièrement en Hongrie, ne doit pas être interprétée comme le signe d’une diminution du trafic. A Budapest, de hauts responsables des douanes et de la police hongroises en viennent à la même conclusion : les routes du trafic ont changé. "Nous pensons que les trafiquants utilisent les voies d’eau", déclare l’un d’eux. Cependant, aucune saisie, la plus petite soit-elle, n’a jamais été opérée sur le trafic des péniches des côtes atlantique ou baltique jusqu’à la mer Noire. Cela a été confirmé par les participants au séminaire organisé par le Groupe Pompidou du Conseil de l’Europe à Budapest, les 4 et 5 novembre 1996, consacré à la "Coopération policière sur les axes Rhin-Danube". La mobilisation sur un tel thème de policiers appartenant à tous les services de l’Union européenne et des pays d’Europe centrale, part effectivement du sentiment que le trafic fluvial constitue de plus en plus une des voies les plus sûres pour la pénétration des marchés de l’Europe centrale et de la CEI. Et également qu’il devient tout aussi complexe que les trafics maritime et côtier. A côté du trafic des péniches et de la multiplication des transbordements à l’intérieur des ports des marchandises maritimes destinées au trafic fluvial, donc avant l’intervention des services douaniers, se multiplient les trajets mer-fleuve sans transbordements et la circulation des bâtiments de transport de passagers qui s’adonnent au tourisme ou au commerce. Le problème posé par le contrôle de ces flux est complexe : le trafic fluvial est régi par des accords datant du siècle dernier (Convention de Mannheim, signée en 1878, pour le Rhin) garantissant l’extraterritorialité des bâtiments. Il existe, tout au long du Rhin et du Danube, des ports francs que les révisions de la Convention de 1963 et celle de 1968 prévoient de multiplier.

La Convention de la libre circulation sur le Rhin a ses lois propres, rendant quasi impossibles les contrôles et d’éventuels abus de la part des Etats riverains ou de leurs agents. Ces lois sont destinées à perdurer, tant sont importantes pour le commerce international ces voies de pénétration de l’ancien espace communiste. Il existe cependant une autre raison d’inquiétude : la péniche est le lieu de stockage idéal des drogues, un stockage mobile, mais se déplaçant avec une lenteur adéquate à l’alimentation rythmée de la demande au fil du parcours. L’afflux de "marchandises" depuis la mer Noire et la tendance des organisations criminelles turques à déplacer leurs axes toujours plus à l’est ajoutée à la perméabilité des ports roumains et bulgares, font des fleuves européens une cible par excellence. Les axes fluviaux ne sont pas seuls en cause.

Tandis que tous les efforts des douaniers hongrois, qui bénéficient de l’aide économique et technique internationale, sont principalement orientés en direction des camions TIR, ces derniers se "démultiplient" désormais avant de franchir les douanes hongroises en confiant les marchandises qu’ils transportent à des dizaines de voitures particulières. Dans l’ensemble des Balkans, les saisies de ce type ont augmenté de plus de 30 % ces deux dernières années. Ce mode de transport, propre aux réseaux courts et diasporiques, est adopté par les organisations des babas turcs. D’abord, il permet un partage des risques. Ensuite, les forces de répression ne peuvent garder pendant des heures, voire des jours entiers, la voiture suspecte en attente. Une variante de ce moyen, tout aussi difficile à contrôler, sont les autocars Pullman : il devient plus difficile de contrôler non des marchandises, mais un flux constant de touristes et de petits commerçants pour lesquels quelques heures d’attente représentent une véritable catastrophe. Entre douaniers et camionneurs, il existe une connivence dans la relation au temps qui, à la longue, fait des contrôles une simple formalité. Mais, pour effectuer une saisie sur des particuliers, il faut des renseignements précis. 15 à 20 % des saisies résultent de telles informations. Ce taux, assez élevé, est également une manifestation de la guerre à laquelle se livrent les passeurs par douaniers interposés.

De surcroît, les forces de répression hongroises manquent des moyens budgétaires adaptés. Pour les infrastructures et les techniques policières, la coopération internationale n’est pas avare d’investissements (chiens, endoscopes flexibles, détecteurs, etc.). Mais le budget de fonctionnement (quotas pour l’essence ou pour la remise en état des voitures contrôlées), freine les forces de répression. Elles ne peuvent opérer que lorsqu’elles ont la certitude absolue de la présence de drogues. Ainsi, il n’est pas rare d’observer, surtout vers la fin du mois, période où l’enveloppe des remboursements des frais est épuisée, que les douaniers conseillent aux passeurs de rebrousser chemin lorsque l’endoscopie indique des traces d’héroïne. En effet, les endoscopes révèlent aussi bien la présence d’un lot héroïne que de simples traces, même anciennes, de cette drogue. Les trafiquants, pour dérouter les contrôles, multiplient eux-mêmes les traces suspectes en déplaçant le chargement d’une voiture à l’autre. Un autre artifice, facilité par ce passage ininterrompu de voitures particulières, consiste à utiliser des passeurs de la nationalité du dernier pays destinataire. Les passeurs, souvent sélectionnés à la dernière minute dans cette main-d’œuvre du travail informel que constituent désormais les "touristes économiques" de l’Ukraine et de la CEI, sont remplacés avant les postes frontières hongrois par des ressortissants des pays d’Europe centrale ou occidentale. Ce système, très en vogue en Turquie, en Syrie et en ex-Yougoslavie, semble désormais devenir la règle. Mais les citoyens hongrois, qui jouissent d’une réputation d’efficacité et de sérieux en Europe, deviennent les cibles des organisations mafieuses qui les considèrent comme les "fourmis" les plus performantes. Ainsi, plusieurs ressortissants hongrois ont été interceptés en Europe en 1996, l’un à Gibraltar avec plus d’une demi-tonne de haschisch. De la sorte, en amont des douanes hongroises, les dépôts se multiplient. D’après un policier d’un pays de l’Union européenne, la Roumanie est sans doute la plus grande aire de stockage d’opiacés dans la région. Et il est avéré que des laboratoires y sont opérationnels. Un responsable des douanes hongroises se demande, quant à lui, pourquoi il y a si peu de saisies dans le pays voisin : "Qui dit stocks, dit corruption. On ne peut pas risquer des centaines de kilos sans protection."

Mais la Roumanie n’est pas le seul pays de stockage. La Bulgarie et l’ex-Yougoslavie, désormais délivrées de l’embargo, ont été les premiers pays à mettre en place, de manière systématique, la combinaison TIR-voitures de tourisme pour les raisons inhérentes à l’embargo lui-même. Comme le fait remarquer le haut fonctionnaire des douanes : "Pendant l’embargo, la circulation personnelle n’a jamais cessé. Durant cette période, nous avons fait des saisies significatives dans les voitures particulières." Paradoxalement, l’embargo a poussé les trafiquants de la région à prendre une longueur d’avance en recourant aux nouveaux modes de transport. Les autorités hongroises prévoient un développement du trafic de drogues sur leurs frontières avec la Croatie et la Voïvodine serbe. Mais c’est la frontière avec la Slovénie, dont les potentialités avaient été jusqu’ici sous-estimées par les douaniers hongrois, qui sera un enjeu important dans les années à venir. En effet, la réactivation de la branche sud de la route des Balkans et le contrôle de plus en plus strict des frontières slovènes par l’Italie et l’Autriche, repoussent les trafiquants sur les frontières méridionales de la Hongrie.

Les réseaux de la cocaïne

La police hongroise des stupéfiants estime que les consommateurs de cocaïne, appartenant au milieu du show business, de la prostitution et des "affaires" sont de 2 000 à 3 000 dans le pays et qu’ils consomment de 1 kg à 2 kg en moyenne chaque jour (de 365 à 730 kg par an). La cocaïne destinée à ce marché est généralement importée d’Autriche, des Pays-Bas, d’Allemagne et parfois de Roumanie (dans ce cas par des réseaux italiens et roumains). On a même saisi, le 19 septembre 1995, 1,5 kg de cette drogue en provenance de Copenhague sur un ressortissant sud-africain. Une partie de la drogue est également réexpédiée en Ukraine et en Russie. La cocaïne, qui est en transit pour l’Europe de l’Ouest, arrive d’Amérique latine : près de 19 kg, en provenance du Pérou, en 1995 et 5 kg en 1996 ont été saisis à l’aéroport international de Ferihegy à Budapest. Durant la dernière année, un passeur a été arrêté en provenance du Venezuela ainsi qu’une jeune fille hongroise qui s’était rendue au Brésil via Moscou. En ce qui concerne le trafic à partir d’un pays tiers, deux têtes de réseau nigérianes ont été arrêtées à la mi-août 1995. Elles avaient mis au point une procédure relativement simple mais efficace. Elles recrutaient des duos de jeunes filles hongroises. L’une se rendait au Brésil ou au Venezuela prendre livraison de 2 kg à 5 kg de cocaïne. Elle l’acheminait dans une capitale d’Europe de l’Ouest comme Paris, Zurich ou Amsterdam. De Hongrie, une autre jeune fille partait pour la même destination. L’échange de valise se faisait en zone de transit du pays européen, dans les toilettes par exemple. Le deuxième courrier, dont le passeport ne portait donc pas de visa latino-américain, s’embarquait pour Londres afin d’y livrer la marchandise à d’autres membres nigérians du réseau. Cette filière dont une vingtaine de membres de plusieurs nationalités sont aujourd’hui détenus dans plusieurs pays européens, ne mettait en jeu que des quantités relativement modestes, mais multipliait les opérations. Plusieurs arrestations de Nigérians ont été opérées en 1994 et 1995 avant que l’organisation ait pu être démantelée à la suite de la confession de deux jeunes Nigérians arrêtés à Paris. De manière plus générale, le trafic aérien à destination de l’espace Schengen, semble avoir fait de l’ensemble des aéroports internationaux de l’Europe centrale, le lieu privilégié de "premier transbordement" de cocaïne sur le continent.

Criminalité et corruption

Au cours du dernier trimestre de l’année 1996 et du début de 1997, Budapest a été le théâtre d’activités criminelles sans précédent. Six restaurants ont fait l’objet d’attaques à la grenade. Cinq hommes d’affaires et un jockey ont été victimes de "contrats" qui ont fait deux morts et six blessés. Fin décembre, un bar a été attaqué à la roquette. Selon la police, cette violence serait le produit d’une guerre des gangs entre Russes et Ukrainiens, pour le contrôle de territoires. Bien que jusqu’ici les membres de ces deux nationalités se soient davantage spécialisés dans le racket, les hold-up et la prostitution que dans le trafic de drogues proprement dit, le fait que les mafias russes et ukrainiennes, dans leur pays respectif, s’investissent de plus en plus dans le narcobusiness, laisse craindre que les pays d’Europe centrale deviennent, dans un proche avenir, à la fois la cible des drogues produites dans l’ex-URSS et une plaque tournante de substances comme la cocaïne, dont la Russie et d’autres pays sont très demandeurs. La première conséquence de cette vague de criminalité a été le limogeage, par le ministre de l’Intérieur, Gabar Kuncze, de cinq chefs de la police, dont celui de la capitale, accusés d’être incapables de faire face à la corruption et à la montée du banditisme. Leurs remplaçants viennent tous de province, ce qui traduit la méfiance des autorités à l’égard de la hiérarchie de la police dans la capitale.

Mais d’autres affaires, ayant des liens avec les problèmes de la drogue, suggèrent que la corruption n’est pas limitée aux forces de police. On a découvert, par exemple, que 3,4 tonnes d’un précurseur, le Fenilpropanon, importé de France pour fabriquer des médicaments, mais qui peut-être utilisé comme précurseur de drogues synthétiques, avaient tout simplement disparu des stocks d’une usine pharmaceutique. Deux cents kg d’éphédrine, un précurseur des métamphétamines, se sont également évaporés, en 1995, dans l’usine Alkaloida, en voie de privatisation. L’inquiétude de certains membres des organes de lutte contre la drogue vient de ce que 1,3 t d’héroïne saisie ces dernières années, est stockée dans cette même usine qui devrait les utiliser pour produire de la morphine. L’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) désapprouve l’utilisation de la drogue saisie à cette fin car cela constitue une concurrence déloyale pour les producteurs légaux d’opiacés. Il semble que, sur intervention du Premier ministre lui-même, 90 % d’Alkaloida seront remis à une entreprise multinationale, ICN Syinte, dont un des copropriétaires est Milan Panic, un ancien ministre serbe, proche de Milosevic.