L’année 1996 a été, pour les Pays-Bas, celle d’une profonde mutation. Au conflit franco-hollandais, considéré par La Haye comme une pression inadmissible entre partenaires européens, s’est ajouté le rapport Van Traa qui souligne les dérives policières lorsque des agents de la répression sont poussés à démontrer une efficacité exemplaire contre le gros trafic pour pallier une politique affirmée de tolérance envers les consommateurs. Les accusations de Paris concernant, dans un premier temps, les coffee-shops, puis le rôle de plaque tournante du trafic d’héroïne joué par les Pays-Bas et enfin l’ensemble de la politique que mène ce pays dans le domaine des drogues, ont provoqué l’ouverture d’un profond débat à La Haye, suivi d’une série de mesures destinées à calmer le jeu. Ainsi, à une attitude de non-recevoir qui était celle du gouvernement néerlandais au début de l’année, se sont substituées une série de mesures qui tentent de concilier "l’exception hollandaise" et son environnement européen. Cela, sans remettre en cause l’essentiel des éléments de la politique des Pays-Bas en matière de drogues. Enfin, le gouvernement néerlandais, considérant comme relativement justifiée la critique de ses partenaires européens concernant le rôle joué par les Pays-Bas dans le domaine de la production et de la distribution des drogues de synthèse, a annoncé, en juin 1996, la mise en place d’une structure spécifique destinée à combattre le commerce de ces substances, en particulier de l’ecstasy (XTC). Le rapport Van Traa a joué un rôle bien plus important dans la prise de ces décisions que les pressions arrogantes de la France.

Repentis et dérives policières

L’efficacité des organismes de répression néerlandais (douanes, polices), dont les performances sont largement comparables à celles de leurs collègues européens, est entachée par des scandales successifs, entre autres, au sein de la CID (Services de renseignements criminels). La commission d’enquête parlementaire "Van Traa", réunie durant l’année 1996 pour se pencher sur les procédures employées par les forces de l’ordre dans leur lutte contre les trafiquants, a mis à jour plusieurs affaires où, soit la police elle même, soit l’informateur censé noyauter les filières, commettaient des délits tout aussi graves que les criminels cotoyés. Au cours de l’enquête de cette commission sur "La situation des drogues aux Pays-Bas", on s’est aperçu qu’à Haarlem, la police judiciaire avait pris des initiatives "inacceptables" dans le but d’infiltrer des réseaux de trafic international. Au CID, deux "super flics", Klaas Langendoen et Goost Van Vondel, surnommés par la presse le "Couple Royal", coordonnaient des livraisons contrôlées et des infiltrations dans les organisations criminelles, en utilisant des civils parmi lesquels, le plus souvent, des criminels. Ces derniers étaient chargés d’importer des quantités de plus en plus importantes de haschisch (et aussi d’autres drogues), afin de se mettre en contact avec les personnes haut placées du "Milieu". Ils avaient même donné un nom à ces pratiques : la "Méthode Delta". Les infiltrés ont obtenu de tels succès que très vite la police a fermé les yeux aussi bien sur les opérations commanditées par elle que sur leurs propres activités criminelles. Les inflitrés ont bientôt pu, grâce à l’impunité, rivaliser (en volumes et en bénéfices) avec les affaires du "Milieu" qu’ils étaient censés infiltrer et constituer pour lui une "concurrence déloyale". Qui plus est, le "Couple royal" participait, semble-t-il, au partage des profits, tout comme l’ensemble du CID qui s’en servait pour financer d’autres opérations policières et pour le renouvellement des équipements de la police. D’ores et déjà, la commission d’enquête est à la recherche de 5 millions de florins (15 millions de francs) qui se sont évanouis dans la nature. Ainsi, et si les faits sont vérifiés, la barrière entre flics et voyous a été allègrement franchie. La Police judiciaire nationale (Rijksrecherche) a rendu un rapport très critique sur le CID de Haarlem. Non seulement sont mis en cause le procureur divisionnaire, Lodewikj De Beaufort et le commissaire, Ries Straver, mais également l’actuel secrétaire d’Etat à la Justice, Elizabeth Schmitz. Cette dernière était, pendant la période critique de cette affaire, maire de Haarlem, c’est-à-dire le chef de la police dans cette ville.

Outre la "Méthode Delta" du CID de Haarlem, deux autres cas, qui mettent respectivement en cause le CID et le parquet d’Amsterdam, relancent le débat sur la version néerlandaise des "repentis". Dans le cas du CID, l’informateur principal, connu sous le nom d’"Einstein" ou du "Professeur", était un chimiste contacté par plusieurs organisations criminelles qu’il conseillait pour la mise en place et le bon fonctionnement de laboratoires d’XTC et de speed, et qu’il approvisionnait en précurseurs chimiques. Le CID, qui le dédommageait grassement, lui permettait par ailleurs de conserver l’argent qui lui était versé pour ses conseils et services.

Le parquet d’Amsterdam, quant à lui, a été mis en cause par la presse et par les avocats de la défense d’un gros bonnet inculpé, Johan Verhoek, dit "Le Bègue", chef présumé de l’organisation appelée en Hollande "La Pieuvre" ou "La Firme", responsable de la distribution de centaines de tonnes de haschisch en Europe. Il est reproché aux procureurs M. Witteveen et F. Teeven d’avoir utilisé ses propres collaborateurs comme témoins à charge : il s’agissait du ressortissant néérlandais Ad Karman qui, ayant purgé plusieurs années de prison en France, s’est vu accorder l’immunité, et du Pakistanais Fouad Abbas. Ce dernier semble être un "gros poisson" sinon plus important, du moins un trafiquant aux activités plus diversifiées dans la distribution des drogues (en particulier de l’héroïne) que Johan Verhoek lui-même. Depuis 1994, Fouad Abbas fait l’objet d’un avis de recherche international. Il a négocié avec le parquet la levée des charges qui pesaient sur lui, en témoignant contre Verhoek et en versant 1,8 million de florins (près de 6 millions de francs) d’amende à l’Etat néerlandais (somme relativement modeste en regard de ses gains supposés). Pour se justifier, le parquet a laissé entendre que l’utilisation du témoignage de Fouad Abbas était le seul moyen pour que Johan Verhoek ne bénéficie pas d’une totale impunité, les témoins à charge "classiques" ayant, dans son cas, la fâcheuse habitude de disparaître ou de décéder inopinément. Selon certaines sources qui n’ont pas pu être recoupées, le deal aurait des implications de l’autre côté de l’Atlantique : Johan Verhoek, qui ne risque que huit ans de prison aux Pays-Bas, serait extradé aux Etats-Unis où il encourt une peine bien plus importante. Fouad Abbas travaillerait en fait pour la DEA américaine. Cela expliquerait comment une personne recherchée depuis le milieu des années 1980, et ayant pignon sur rue, n’a jamais été inquiétée. La presse néerlandaise fait remarquer le caractère paradoxal de la situation : en s’en tenant aux faits (et non aux soupçons concernant les manières expéditives et violentes du "Bègue"), on épargne dans ce procès un trafiquant d’héroïne pour condamner un grossiste de haschisch, produit toléré (et dépénalisé dans les faits) aux Pays-Bas. Pour le "Couple Royal" et sa "Méthode Delta", le scénario n’est pas très différent. Face au mutisme des services américains (DEA) et allemands (BKA) et leur refus de donner des informations quant au niveau de leur participation dans l’opération, le parlement néerlandais a estimé qu’il avait déjà levé le rideau plus haut qu’il n’était nécéssaire. En tous les cas, l’ensemble de ces affaires a permis de déclencher un débat jusque-là escamoté : peut-on jeter le voile sur une partie des activités policières qui concernent des drogues dont la consommation est dans les faits tolérée, voire dépénalisée ? En effet, au delà du cannabis vendu dans les coffee-shops, la consommation de cocaïne, surtout dans les classes moyennes et au-delà, n’est pas non plus pénalisée tant qu’elle reste discrète.

La distribution de cocaïne à domicile, qui semble remplacer l’achat dans les appartements, est désormais monnaie courante dans le pays. Officieusement, en ce qui concerne le cannabis, les ministères de la Santé et de l’Intérieur souhaitent aller plus loin en proposant de prendre en charge le commerce de la marijuana et du haschisch. Mais les Affaires étrangères s’y opposent en mettant en avant les pressions qui s’exercent déjà sur les Pays-Bas de la part des pays européens et qui deviendraient alors intolérables. C’est un fait que toutes ces "affaires", exhibées devant l’opinion publique par le parlement lui-même, ne sont pas de nature à apaiser le différend franco-hollandais qui a évolué pendant toute l’année 1996. Cependant, une double évolution est apparue à la fin de l’année 1996. La France semble avoir réalisé que sa tiédeur concernant Europol et le "volet sécurité" de l’Union n’était plus un levier efficace pour influencer la politique néerlandaise. Quant à La Haye, elle semble vouloir tirer profit de sa présidence de l’Union européenne pour montrer qu’elle peut prendre des initiatives efficaces dans la lutte contre la drogue.

La croisade anti ecstasy

Le ministre de l’Intérieur néerlandais a créé une force spéciale de 100 personnes, la "XTC team", composée de policiers, de membres de la Brigade financière (ECD) et de la Sécurité intérieure (ISA), de douaniers et de militaires. Elle a été présentée en décembre 1996, lors du sommet européen de Dublin, comme preuve de bonne volonté en particulier à l’égard du président français Jacques Chirac. Cette structure est opérationnelle depuis février 1997. Sa mise sur pied n’a pas été exempte de difficultés, notamment en raison des réticences des forces de police organisées traditionnellement sur un modèle décentralisé et qui craignent que cette unité ait pour but de mieux les contrôler. Par ailleurs, les policiers vivent mal cette priorité absolue, accompagnée de la mise en œuvre d’importants moyens, donnée à la répression de produits qui étaient légaux jusqu’en 1988. Depuis juillet 1995, la loi instituant le contrôle des précurseurs chimiques et de leur éventuel détournement (WVMC) punit les contrevenants d’un maximum de six ans de prison. La surveillance très stricte des industries chimiques a poussé plusieurs producteurs à délocaliser leurs entreprises en Europe de l’Est et plus particulièrement en Hongrie et en République tchèque. Cependant, cette expatriation des gros bonnets du synthétique a eu pour effet la multiplication de petites entreprises "volantes", entraînant le développement de la production et la baisse de la qualité : les nouveaux laboratoires, dont les équipements bénéficient des derniers progrès de la technologie, ont une durée moyenne de production de quinze jours. Cela leur permet, après une courte phase d’intense productivité, de déménager rapidement, ce qui rend leur détection plus difficile par les moyens classiques comme la surconsommation d’électricité, repérable aux factures bimensuelles, ou encore un scanning par des hélicoptères de la police.

D’autre part, les laboratoires qui, jusqu’en 1995, étaient localisés dans le sud des Pays-Bas, ont essaimé dans tout le pays. Ainsi, en novembre 1996, la police en a démantelé un au centre d’Amsterdam ayant une capacité de production de 12 000 pilules par jour.

Enfin, chaque "boss" a cherché, le plus souvent avec succès, de nouveaux marchés hors des Pays-Bas. On retrouve désormais de l’ecstasy made in The Netherlands aussi bien en Allemagne qu’en Grande-Bretagne, Scandinavie, Israël, Italie, Indonésie et même à Singapour. Cela a d’ailleurs créé une "tension diplomatique" entre l’Indonésie, ex-colonie des Pays-Bas, et ces derniers qui accusent des membres du personnel de l’ambassade indonésienne et de la compagnie aérienne nationale Garuda d’être impliqués dans l’envoi des comprimés dans leur pays. Djakarta réplique en accusant les Pays-Bas d’être le pourvoyeur de dérivés amphétaminiques d’un marché intérieur qui en est traditionnellement grand consommateur.

Normalisation à la néerlandaise

L’importance des saisies indique que l’application de la loi de 1995, en dépit de ses effets pervers signalés, ne manque pas d’efficacité. En septembre 1996, les douanes allemandes ont arrêté un ressortissant de leur pays qui livrait mensuellement aux Pays-Bas 500 litres de benzylmethylketone (BMK) un précurseur essentiel à la fabrication de l’ecstasy. En décembre 1996, la police de Rotterdam a découvert 3 000 litres de BMK dans des barils figurant sous la mention "huile d’arachide", en provenance de la Chine. Le principal suspect dans cette affaire est un ressortissant néerlandais de cinquante ans qui s’est rendu à plusieurs reprises dans ce pays. Bien qu’il s’agisse du record absolu en la matière, le suspect avait déjà importé en 1996, selon la police, plus de 9 000 litres de BMK, permettant de produire 90 millions de pilules d’ecstasy.

Les dérivés amphétaminiques "cousins" du MDEA se sont aussi multipliés. Au MDMA de la fin des années 1980 se sont ajoutés le MDOH, le 2C-B et bien d’autres substances. En effet, chaque fois qu’un dérivé rejoint la liste n°1 de la "Loi néerlandaise sur l’opium" qui régit le contrôle de ces substances, un autre prend sa place. Parallèlement, les prix des dérivés amphétaminiques aux Pays-Bas se sont effondrés, passant de 35-40 florins la pilule dans les années 1980 à 15-20 florins aujourd’hui. Une étude de la TNO (Centre de recherche appliquée), publiée en juin 1996, estime que 300 000 jeunes avaient consommé de l’ecstasy au cours des six derniers mois. Le ministère de la Santé publique (WVC) estime, quant à lui, que 5 % des jeunes de 12 à 18 ans ont usé de cette drogue. Enfin, selon des sondages effectués à la sortie des boîtes de nuit, 35 % de ces derniers déclarent avoir pris une pilule quelconque durant le week-end précédent. Mme Winnie Sogdrager, le ministre de la Justice, a annoncé durant la deuxième session spéciale du Parlement néerlandais sur la politique contre les drogues (décembre 1996) qu’elle allait proposer à ses partenaires européens, lors de la Présidence néerlandaise de l’Union européenne (premier semestre 1997), une série d’actions communes contre la production et le trafic des drogues de synthèse, axées sur un plus grand contrôle des boîtes de nuit et l’application de peines plus sévères.

Aux Pays-Bas désormais, si de l’ecstasy est découvert dans une discothèque, l’établissement est fermé pour 6 mois et définitivement en cas de récidive. A Amsterdam, au mois de décembre 1996, un établissement extrêmement populaire a été victime de ces nouvelles mesures. Certaines municipalités sont allées plus loin, interdisant purement et simplement les fêtes rave ou house dans leurs villes.

Le volet "réduction des risques", cheval de bataille de la "différence hollandaise", reste fidèle à la philosophie de la "tolérance pragmatique". Ainsi, le test et la classification des pilules, en vue de contrôler leur composition chimique et d’éviter les contrefaçons particulièrement dangereuses, se sont étendus. Les associations qui ont la charge de ce travail hebdomadaire sont subventionnées par l’Institut des abus de l’Alcool et des drogues (NIAD), qui, lui aussi, teste les produits et les classifie dans un système informatique (DIMS) ouvert au public. Si les tests indiquent un pourcentage élevé de speed, la présence d’une autre substance dangereuse ou d’un mélange hasardeux, des affiches avertiront les consommateurs. Par ailleurs, le Amsterdam Advisory Bureau of Drugs (AABD) offre un programme de sécurité prenant en charge le "testing" durant les grandes fêtes house.