L’Inde, en regard de son importance territoriale et démographique, n’est pas un important producteur de drogues, même si le cannabis est cultivé dans de nombreuses régions et si une partie de l’opium destinée à l’industrie pharmaceutique est, soit consommée, soit détournée pour être transformée en héroïne. Cependant, le trafic d’héroïne dont plus d’une tonne a été saisie en 1996, joue un rôle géopolitique majeur. En effet, le pays se trouve flanqué des deux premiers producteurs-exportateurs d’héroïne mondiaux : à l’ouest et au nord-ouest par le Pakistan ; au nord-est par la Birmanie. Dans les deux cas, le trafic de drogue a des liens avec des mouvements insurrectionnels : au Jammu et Cachemire, Etat du nord-ouest déchiré depuis cinq ans par le soulèvement des musulmans activement appuyé par les Pakistanais ; au nord-est par la rébellion de groupes ethniques, dont certains ont des bases arrières au Bangladesh avec, là aussi, le soutien des services secrets d’Islamabad. Une autre région exposée est la côte du sud-est de l’Etat du Tamil Nadu, peuplée de Tamoul, avec son port Tuticorin, situé face aux zones du nord-ouest du Sri Lanka où opère la rébellion de la même ethnie, les Tigres de libération de l’Eelam Tamoul (LTTE). Un certain nombre d’affaires donnent à penser que la drogue figure parmi ses sources de financement. La vulnérabilité de l’Inde dans le domaine des drogues est encore indirectement aggravée par la politique d’ouverture et de libéralisation économique lancée en 1991. Le processus de privatisation et l’adhésion à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), en avril 1994, risque de favoriser la pénétration des réseaux de narcotrafic et les activités de blanchiment.

Les drogues dans le conflit du Jammu et Cachemire

Le lien entre la drogue et le conflit du Jammu et Cachemire, relativement ancien, est devenu évident lorsque les autorités indiennes ont procédé, pendant la première semaine de mars 1995, à d’importantes saisies d’héroïne et d’armes, à proximité de la frontière pakistanaise, dans l’Etat du Rajasthan (région de Pink City). Ces stocks appartenaient au LTTE, au mouvement sikh du Front de libération du Khalistan (KLF) et aux séparatistes du Front de libération du Jammu Cachemire (JKLF), soutenus par les services secrets pakistanais. Les services de renseignements indiens ont noté la présence au Rajasthan d’une femme qui servirait d’agent de liaison entre le LTTE et le KLF. Par ailleurs, le responsable du JKLF de Srinagar (Cachemire) se serait rendu à de nombreuses reprises au Rajasthan (à Jaipur et au mont Abu). La mise en évidence de filières communes à tous ces groupes séparatistes agissant sur le sous-continent indien fait suite aux graves accusations portées, au début du mois de février 1995, par M. Chawan. Le ministre de l’Intérieur indien a déclaré que les réseaux mis en place lors de la guerre d’Afghanistan par la CIA et les services secrets de l’armée pakistanaise (Inter-Services Intelligence - ISI) pourraient avoir été réactivés par l’administration démocrate à Washington.

Ces allégations étaient partiellement étayées par un rapport de la Commission républicaine de la chambre des Représentants, présenté à la mi-janvier, sur "La guerre non-conventionnelle, le terrorisme et les drogues". Ce texte accusait notamment le Parti démocrate de soutenir les mouvements sikh, cachemiri et tamoul. Des sources proches de la direction des services de renseignements indiens font le rapprochement avec le regain d’activité dans le trafic d’héroïne au Rajasthan - une plaque tournante traditionnelle des trafics entre le Cachemire et le port de Karachi - via les côtes marécageuses du Kutch, dans l’Etat de Gujarat et l’assassinat de deux agents, non diplomates, du consulat des Etats-Unis à Karachi. Un troisième Américain, grièvement blessé lors de l’attentat du consulat, ne figurait pas sur la liste du personnel. Il s’agirait d’un employé de la CIA, qui serait, depuis la guerre d’Afghanistan, en relation directe avec les barons de la drogue des tribus Khattak et Afridi au Pakistan.

Les autorités indiennes ayant construit des clôtures électrifiées le long de la frontière avec le Pakistan au niveau de l’Etat du Pendjab et d’une partie de celui du Rajasthan, les trafiquants d’héroïne, de haschisch et d’anhydride acétique se sont tournés vers les zones limitrophes du Jammu et Cachemire, en particulier vers Ranbirsingh Pura, Samba et Akhnoor, qui ne sont pas protégées. La dispute sur le droit à l’autodétermination des populations de cet Etat dont le Pakistan occupe 40 % du territoire, reste la principale pomme de discorde entre les deux pays qui se sont livrés trois guerres depuis 1947. Les Pakistanais accusent les Indiens de graves violations des Droits de l’homme à l’encontre des populations musulmanes. Les Indiens rétorquent que les Pakistanais y fomentent des actions terroristes. Un responsable de la police des stupéfiants à New Delhi a déclaré au correspondant de l’OGD que les saisies d’héroïne durant les six premiers mois de l’année étaient passées de 2 kilogrammes en 1994 à 151 kg durant la même période de 1995, et celles de haschisch de pratiquement rien durant les huit premiers mois de 1994 à 529 kg en 1995. 58 kg ont été saisis en une seule fois en avril 1996. L’anhydride acétique, utilisée pour transformer la morphine base en héroïne et dont le commerce est en Inde sévèrement puni, est introduite en contrebande au Pakistan où la demande est très forte et génère d’énormes profits à partir du Rajasthan et emprunte également la frontière du Jammu et Cachemire. Les autorités craignent également que par cette frontière ne soient introduites des armes en grande quantité comme cela était le cas au Pendjab et au Rajasthan. Selon le responsable de la police, "il n’existe pas jusqu’ici de liens démontrés entre les trafiquants de drogues et les militants musulmans du Cachemire". Cependant, des armes ont été saisies sur des gens qui sont utilisés également comme passeurs de drogues par des trafiquants opérant à partir du Pendjab pakistanais. La police indienne estime que les passeurs de drogues sont obligés par leurs commanditaires de transporter des armes.

Durant la première semaine d’octobre 1995, la police a déclaré avoir arrêté quatre personnes, dont un Pakistanais, à Verta, sur l’autoroute entre les villes d’Amritsar et de Jammu, qui transportaient 49 kg d’héroïne et différents types d’armes et de munitions. Cette situation a poussé les autorités indiennes à mettre en place une barrière électrifiée également le long de la frontière du Jammu et Cachemire. Les travaux ont d’abord commencé dans le secteur de Ranbirsingh Pura, à 30 kilomètres de la frontière pakistanaise. Mais la topographie de la région (en particulier l’existence de nombreuses petites rivières) ainsi que le fait que la frontière disputée entre les deux pays ne soit pas toujours bien définie, rendent la tâche particulièrement ardue. Elle est encore compliquée par le fait que les tribus, connues sous le noms de Gujars, se répartissent sur les deux côtés de la frontière et ont des terres dans le no man’s land entre les deux pays. Ils bénéficient d’un laisser-passer pour la journée et sont fouillés à leur retour. Les autorités ont mis à jour l’existence d’une nouvelle route lorsque de la drogue a été découverte sous des monceaux de fourrage transportés dans des chars à bœufs. Mais elles pensent que les Gujars ne sont que de simples passeurs qui présentent l’avantage de pouvoir communiquer avec les trafiquants à travers des signes et un langage codé. La lutte contre le trafic des drogues est un des rares domaines dans lesquels on pourrait espérer que les deux "frères ennemis" coopèrent. Deux rencontres annuelles ont lieu sur ce thème à Islamabad et New Delhi. Mais il est douteux, du fait de la méfiance réciproque, que des informations de grande importance soient échangées. Tandis que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada et la Nouvelle-Zélande ont des agents antidrogues à New Delhi, le Pakistan, lui, n’y dispose d’aucun officier de liaison en matière de drogues bien que 93 % des saisies de drogues, en 1995, aient été opérées par les Indiens le long de sa frontière. En septembre 1996, une saisie record de 81 kg d’héroïne en provenance du Pakistan a été effectuée à New Delhi.

Drogues et rébellions du nord-est

L’héroïne arrive également en Inde par la route 39 qui longe une partie de la frontière birmane, laquelle s’étend sur l 643 kilomètres de jungle impossible à surveiller. Si les saisies d’héroïne ont baissé dans l’ensemble du pays en 1996 (992 kg durant les neuf premiers mois, contre 1 678 kg en 1995), par contre elles sont passées de 367 kg à 680 kg dans cette région frontalière. Selon une enquête de la revue américaine Time, qui corrobore celle que l’OGD avait menée dès 199l, la ville de Moreh, capitale de l’Etat du Manipur, où l’héroïne se négocie à 10 000 dollars le kilogramme, est au centre de ces trafics favorisés par la contrebande massive de produits chinois de toutes sortes. Selon les chefs des services antidrogues de New Delhi, "le trafic d’héroïne ne peut se développer sur une large échelle qu’avec la complicité des policiers et des militaires, aussi bien du côte birman que du côté indien".

Du côté birman, les accords de paix avec différents groupes rebelles, le dernier en date la Mon Tai Army (MTA) de Khun Sa en Janvier 1996, facilite le trafic quasiment ouvert jusqu’à la frontière indienne dans des camions de l’armée dont les chauffeurs ont des laisser-passer signés par le chef des services secrets, le général Khin Nyunt. Alors que les laboratoires se trouvaient jusqu’ici à Mandalay sous contrôle de l’armée birmane, toujours selon les sources de Time, plusieurs d’entre eux, mettant à profit le fait qu’il est facile d’importer en contrebande de l’anhydride acétique de l’Inde, se sont ouverts le long de la frontière indienne. Les guérillas indépendantistes qui opèrent dans la région, en particulier les Naga des deux tendances du National Socialist Council of Nagaland (NSCN), dont les chefs sont respectivement Muivah et Khaplang, prélèvent une taxe de 20 % de la valeur de la drogue qui transite dans la région. Ce dernier est lié aux Karen de Birmanie et recevrait une aide à partir du Bengladesh, de la part des services secrets de l’armée pakistanaise (ISI). Des affrontements meurtriers entre les Naga et une autre minorité, les Kuki, au Manipur, ont eux-mêmes pour enjeux le contrôle de certaines portions de la route 39. Dans l’Etat de l’Assam, les Bodo du Bodoland Liberation Tiger Forces (BLTF), auteurs notamment d’un sanglant attentat contre un train en décembre 1996, financeraient leurs achats d’armes au Bangladesh avec l’argent de l’héroïne. Les retombées de ces trafics provoquent une explosion de la toxicomanie. Dans le seul Etat du Manipur, qui compte deux millions d’habitants, on dénombre 30 000 héroïnomanes. Certains mouvements nationalistes, qui jusque-là se finançaient grâce à l’argent de la drogue, prenant conscience que leur ethnie est gravement atteinte par le fléau, auraient changé d’attitude et commencé à exécuter les trafiquants.

A la suite des attentats sanglants commis à Bombay, en mars 1992, par la mafia musulmane, probablement avec l’appui des services secrets pakistanais, la répression a été très vigoureuse sur la côte ouest, dans les Etats de Maharashtra et Gujarat. Les trafiquants pakistanais et indiens ont donc ouvert de nouvelles routes sur la côte est afin d’utiliser le Sri Lanka comme territoire de transit. En 1996, un certain nombre de saisies ont été opérées par la police indienne dans des villes du sud-est comme Madurai, dans le Tamil Nadu, chez des militants et des sympathisants des Tigres tamoul du LTTE sri lankais. En novembre, le Narcotics Control Bureau indien (NCB) a saisi pour 71 millions de dollars d’héroïne destinée au Sri Lanka chez un Rajah de Tuticorin. Des réseaux purement criminels sont également actifs à partir de l’Etat du Kérala, situé lui aussi dans le sud, dont de nombreux habitants vont travailler dans les pays du Golfe et en Iran. Malgré la sévérité des peines dans ces pays, ils prennent le risque d’y introduire de l’héroïne. Au point que les vols d’Air India sur ces destinations fournissent de l’information aux passagers sur les risques encourus depuis avril 1996.

L’ouverture économique dope les trafics

La politique d’ouverture et de libéralisation économique lancée en 1991, marquée en particulier par un processus de privatisation et l’adhésion à l’OMC en avril 1994, risque de favoriser la pénétration des réseaux de trafic de drogues dans un pays que sa position géographique rend vulnérable à leurs activités. D’après des porte-parole du gouvernement, depuis l’ouverture des frontières aux importations légales, l’or et les articles électroniques introduits en contrebande sont devenus moins rentables. Les barons du narcotrafic, très implantés à Mumbai (ex-Bombay, rebaptisée par la nouvelle municipalité nationaliste hindoue), la capitale économique de l’Inde, ont développé leurs activités. Selon le NCB, cette ville n’est plus seulement un important lieu de transit des drogues, mais les laboratoires de transformation de morphine pakistanaise en héroïne s’y multiplient aux côtés des laboratoires de production de méthaqualone (Mandrax) déjà bien implantés. Ces activités sont favorisées par l’afflux d’argent provenant du boom des activités informelles. De nombreux laboratoires ont été démantelés dans les Etats de Maharashtra (dont Mumbai est la capitale), ainsi que dans l’état voisin, le Gujarat, où sont établies de nombreuses usines pharmaceutiques. Des spécialistes de la police ont déclaré au correspondant de l’OGD que lorsque certaines de ces entreprises sont en difficulté, elles sont achetées par des organisations criminelles pour fabriquer du Mandrax destiné à l’important marché de cette drogue en Afrique, en particulier au Nigeria, au Mozambique et en Afrique du Sud.

Les exportations des différentes drogues sont également rendues plus faciles par la politique d’ouverture économique comme l’a révélé la saisie, au mois de juillet 1996 à Toronto, de 423 kg de haschisch sur un vol de Air India. L’envoi figurait sous le mention de "tapis persans" et l’enquête a révélé qu’il avait été fait par une société fictive de New Delhi. Les responsables des Douanes se plaignent de la décision du gouvernement de ne pas se montrer trop regardant sur les activités des firmes d’import-export, ceci dans le but de favoriser le développement de leurs affaires. Cela n’a cependant pas empêché une équipe d’enquêteurs appartenant à plusieurs services de détecter des liens suspects entre le trafic des drogues et une fraude considérable portant sur des importations fictives à Mumbai et Pune. L’enquête porte sur 90 négociants d’import-export, auteurs de fausses factures portant sur plus de 150 millions de dollars. Les enquêteurs ont identifié d’autres compagnies dans l’est de l’Inde comme bénéficiaires possibles de cette escroquerie. L’intérêt porté par la police à cette affaire tient au fait que des quantités très importantes d’armes et de drogues sont importées par la frontière poreuse du nord-ouest et que, selon The Economic Times, le plus grand quotidien financier du pays, la fraude pourrait avoir pour but de financer ces opérations.