La criminalisation croissante de la société sud-africaine, liée notamment au développement de la production et du trafic de drogues, a poussé les dirigeants de ce pays à déclarer prioritaire la définition, selon les mots même du président Nelson Mandela, d’une "nouvelle stratégie". D’après un rapport officiel publié à la fin du mois de février 1996, alors qu’au début des années 1990 90 % des patients soignés dans les établissements spécialisés étaient des alcooliques et 10 % des toxicomanes, ces derniers représentent aujourd’hui 40 % de l’ensemble des hospitalisations. La police a identifié 136 réseaux opérant en Afrique du Sud, dont 36 ont des ramifications sur le continent africain et 43 dans le reste du monde. Elle estime en particulier que 60 % des drogues qui entrent en Afrique du Sud passent par Le Cap, la ville des milliardaires (candidate à l’organisation des Jeux olympiques en 2004) Mais la criminalité de droit commun n’est pas le seul problème posé au gouvernement. Les profits considérables générés par le marché interne des drogues contribuent également à financer les activités des milices des groupes politiques de différentes tendances, ce qui représente un danger pour la jeune démocratie. Enfin, les initiatives pour armer des citoyens afin de faire face au trafic et à la criminalité, se sont révélées pire que le mal.

Le premier marché mondial de la marijuana

Le 30 octobre 1995, au cours d’une conférence sur les drogues rassemblant à Mmabatho (Afrique du Sud) les représentants des douze pays de la Communauté de développement des pays de l’Afrique australe (SADC), et ceux de l’Union européenne, un porte-parole du gouvernement sud-africain a fait sensation en déclarant que le dagga (cannabis) était cultivé dans le pays sur 83 000 hectares, produisant 175 000 tonnes de marijuana (plus de 7 000 t ont été saisies en 1994). Cela ferait de l’Afrique du Sud le premier producteur mondial d’herbe, très loin devant le Mexique, les Etats-Unis et la Colombie. Depuis, les données officielles ont été sérieusement revues à la baisse puisqu’il n’est plus question, pour la police antidrogues (SANAB), que de 2 000 ha. Les observateurs étrangers estiment que la réalité se situe aux alentours de 35 000 ha. La principale région productrice est le Transkei (Eastern Cape Province), mais on cultive également le cannabis dans le Kwazulu/Natal (Northern Province), ainsi que dans les pays voisins : le Botswana, le Lesotho et le Swaziland. Certains paysans échangent d’abord une partie de leur récolte contre des armes qui leur servent ensuite à se défendre des forces de l’ordre. A partir des montagnes de l’Eastern Cape, du Lesotho et du Swaziland, la marijuana est transportée à dos de mulets et de chevaux jusqu’aux voies carrossables. Elle est alors chargée sur des camions qui l’acheminent dans les régions de Durban, de Johannesburg et du Cap, où elle fait l’objet d’une consommation généralisée. Se fondant sur le prix de vente au détail (1 rand le gramme), certaines estimations évaluent à 4,5 milliards de dollars le marché interne de la marijuana.

Début janvier, les membres d’une unité de prévention du crime ont découvert par hasard, alors qu’ils poursuivaient les auteurs d’un cambriolage, des milliers de pieds de cannabis sur une étendue de plus de 2 ha dans le quartier de Meadowlands, au sud-ouest de Johannesburg, près de Soweto. L’herbe était dissimulée dans des plants de courge. Selon la police, le dagga est la principale source de revenus des locataires des hostels (foyers pour travailleurs migrants). La marijuana est également exportée en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. En mars 1995, 2 t de cannabis à destination de ce dernier pays ont été saisies dans le port de Durban. Dans le Kwazulu/Natal, dont les milices de l’African National Congress (ANC), le parti de Mandela, et de l’Inkatha Freedom Party (IFP), parti du chef zoulou Mangosuthu Buthelezi, majoritaire régionalement, se disputent le contrôle, les revenus du cannabis et du Mandrax contribuent à financer l’achat d’armes. Ces dernières proviennent du Mozambique, tandis que les mêmes réseaux y exportent des voitures volées.

Réseaux du Mandrax et de la cocaïne

Avec la marijuana, le Mandrax est la drogue la plus consommée, généralement sous forme de poudre mêlée à de l’herbe (white pipe). Ce dépresseur synthétique à base de méthaqualone, en provenance de l’Inde, arrive par bateau ou avion au Kenya, au Mozambique, en Tanzanie, au Zimbabwe et en Zambie. Le Mandrax est ensuite transporté par route à travers l’Angola, le Botswana et la Namibie, jusqu’à l’Afrique du Sud. Il est souvent payé dans l’un des pays de transit au moyen de voitures volées. Ainsi une BMW volée, vendue 8 000 à 10 000 rands (10 400 à 13 000 francs), sur le marché local est échangée contre 10 000 comprimés qui seront revendus de 15 à 20 rands chacun dans la rue. Les autorités indiennes ayant obtenu des résultats dans la lutte contre la fabrication de cette drogue (1 820 kg, destinés à l’Afrique du Sud ont, par exemple, été saisis le 3 janvier 1995 à Hyderabad), des laboratoires ont été installés ces dernières années en Zambie, au Mozambique, au Swaziland, en Tanzanie, en Afrique du Sud, et dernièrement au Proche-Orient. En novembre 1995, un laboratoire clandestin a été découvert entre Pretoria et Johannesburg. Il était capable de produire 500 000 unités à la fois. En septembre 1996, à la suite d’une information fournie par la police britannique, un autre laboratoire était démantelé dans la Province du Nord-Ouest. Les précurseurs étaient importés de Grande-Bretagne et d’Allemagne et deux des détenus étaient des Indiens. La police soupçonne un homme d’affaires sud-africain ayant des liens avec l’Inde, d’être le propriétaire du laboratoire.

Par le passé, le Mandrax a contribué au financement de la lutte armée contre l’apartheid, en particulier le Pan-Africanist Congress (PAC), un groupe radical basé en Tanzanie, dont les réseaux de contrebande empruntaient les routes par lesquelles les guérilleros s’infiltraient dans le pays de l’apartheid. L’ANC de Nelson Mandela disposait de ses propres réseaux.

Il arrive également que des agents placés alors dans ces mouvements par les services secrets sud-africains, parfois d’anciens criminels recrutés comme informateurs, poursuivent aujourd’hui leurs activités à des fins privées. L’Afrique du Sud est également devenue, depuis peu, une plaque tournante du trafic de cocaïne. Alors que les saisies s’étaient élevées à 69,5 kg en 1994, elles sont passées à 179 kg en 1995. Record vraisemblablement approché en 1996, avec 114 kilos de poudre et une centaine de savonnettes dont le poids n’a pas été précisé dans les statistiques officielles. Du 1er juin au 10 juillet 45 kg de cocaïne ont été saisis dans le seul aéroport de Johannesburg. Les principaux pays expéditeurs sont l’Argentine, le Chili, la Bolivie, le Pérou et surtout le Brésil. A partir de ce pays, tous les moyens sont utilisés, depuis les passeurs, jusqu’au courrier express. Parfois, la drogue arrive au Swaziland, où les contrôles sont moins stricts, pour être acheminée par route en Afrique du Sud. Le 1er février 1996, un porte-parole de la police sud-africaine a révélé qu’un informateur infiltré dans une organisation criminelle brésilienne avait été arrêté et condamné à 20 mois de prison au Brésil. Cette affaire, ajoutée au fait qu’une dizaine de Sud-africains ont été détenus pour trafic de drogues dans ce pays au cours des derniers mois, a poussé les autorités des deux pays à envisager une coopération plus étroite pour lutter contre ce trafic. Les réseaux Nigérians, souvent à partir du Brésil, ont également fait de l’Afrique du Sud une voie de transit vers leur pays et l’Europe. Trente sept d’entre eux ont été arrêtés en 1995 pour des affaires liées à la drogue. Ce trafic commence à avoir des retombées importantes sur la consommation locale. Les adultes des milieux aisés consomment du chlorhydrate de cocaïne, alors que l’usage du crack, appelé aussi rock ou wash, se répand dans toutes les couches de la population. Le marché local de l’héroïne reste encore modeste (24 kg saisis en 1994 et seulement 102 g en 1996). Mais la drogue est diponible à bon marché dans les rues de Johannesburg, selon toute vraisemblance en provenance du Mozambique. Un certain nombre d’indices donnent à penser que les Colombiens, qui produisent également cette drogue chez eux depuis le début des années 1990, ont décidé de s’installer sur ce créneau. On trouve également, en Afrique du Sud, du LSD en provenance des Pays-Bas. L’ecstasy, en provenance du même pays et de Grande-Bretagne - où elle est souvent troquée contre de l’herbe -, a fait son apparition dans les soirées branchées de la jeunesse blanche. L’Afrique du Sud semble en passe de devenir un producteur de designer drugs. En 1994, la DEA a saisi à Miami une phényléthylamine, le 2C-B (ou Nexus), en provenance du Cap. Et des laboratoires d’ecstasy, dirigés notamment par d’anciens agents des services spéciaux de l’armée, ont été démantelés au début de l’année 1997.

Les avatars des milices anti-dealers

Face au développement de la criminalité, la tentation était grande de demander aux citoyens de former des groupes d’auto-défense. C’est le gouvernement lui-même qui a pris les premières initiatives en ce sens. Dans le cadre du "Programme de reconstruction et de développement", les autorités ont lancé, au début de l’année 1996, une campagne d’action visant à nettoyer certains lieux du pays où prolifèrent les dealers de drogues dures. Une des principales zones visées était le quartier de Yeoville, proche du centre de Johannesburg, et plus particulièrement Rockey Street. Ce quartier, connu depuis plusieurs années comme un lieu de vente de dagga - provenant notamment du Swaziland - a récemment vu l’apparition de cocaïne, d’ecstasy et de LSD. Les commerçants et riverains du quartier, ne faisant guère confiance à la Brigade des stupéfiants de la ville, composée de policiers réputés corrompus, ont décidé de prendre des mesures en louant les services de milices privées, les Hell’s Angels. Ces dernières, essentiellement composées de Blancs - ce qui a engendré des frictions avec la municipalité noire - se sont vues confier la chasse aux dealers. On a aussitôt observé une baisse du trafic et de la violence dans Rockey Street, mais les dealers se sont déplacés dans les rues adjacentes. D’autre part, les Hell’s Angels, dont les interventions musclées avaient tendance à confondre vrais dealers et homeless, très nombreux dans ce quartier, ont fait l’objet de vives critiques avant d’être mis sur la touche. Quant aux jeunes vendeurs de dagga, ils continuent leur commerce en sifflant les voitures sans s’inquiéter des rondes de police, et cela en dépit de l’installation récente de caméras aux coins des rues par les services des stupéfiants.

Les problèmes posés par le People Against Gangsterim And Drugs (PAGAD), sont beaucoup plus sérieux. Mouvement musulman créé en juillet 1996 dans le but de combattre le crime et de trafic de drogues qui sévissent dans certains quartiers de la ville du Cap et notamment à Cape Flats, le PAGAD bénéficiait à l’origine d’un réel soutien populaire, aussi bien de la part des musulmans que des non musulmans. La population considérait en effet qu’il était grand temps que des mesures soient prises contre la criminalité endémique. Tout le pays assista, sur les écrans de télévision, au lynchage par le PAGAD de Rashaad Staggie, chef du puissant gang des Hard Livings et baron de la drogue notoire. Son fief de Menenburg est l’un des quartiers les plus durs de Cape Flats. Assez rapidement cependant, les leaders du mouvement se montrant de plus en plus hostiles à la police et au gouvernement et ne présentant aucun projet sérieux à long terme, ont commencé à perdre crédibilité et popularité, même auprès de leurs plus fervents supporters de Cape Flats. Cela surtout après que le PAGAD, peu avant Noël 1996, a organisé des manifestations qui provoquèrent de violents affrontements armés avec la police et firent plusieurs victimes, notamment sur le front de mer du Cap et à l’aéroport, sous les yeux ébahis des touristes. Alors que la ville était, jusque là, enviée dans le reste du pays pour son taux de criminalité relativement faible, qu’elle connaît un essor touristique important et espère être choisie pour accueillir les Jeux Olympiques de 2004, sa population se sent menacée par les agissements du PAGAD. Ce dernier est désormais surnommé par les habitants du Cap, MAARGAT (Maniacs Against Rastas and Tourists). La référence aux rastas est due au fait qu’à présent, le PAGAD s’attaque davantage aux petits dealers de dagga qu’aux barons de la cocaïne qui, selon certains observateurs, feraient transiter de grandes quantités de crack par le quartier de Cape Flats. Le gouvernement, qui souhaitait à l’origine inclure le PAGAD dans un large forum destiné à lutter contre le crime, a donc changé de stratégie et considère désormais ses membres avec une certaine circonspection : certains ont été traduits en justice pour trouble à l’ordre public et détention illégale d’armes. Ce qui n’empêche pas le mouvement de s’étendre à Durban et à la région de Johannesburg, où il coopère avec la police.

Une importante place de blanchiment

Les profits provenant des narcotrafics sont d’autant plus importants que, en dehors de ceux qui proviennent de la vente au détail de millions de doses de marijuana, de Mandrax ou de crack, des "hommes d’affaires" sud-africains sont les commanditaires de grands trafics internationaux, comme l’a révélé par exemple la saisie record, de 1,6 t d’héroïne et de 10 t de haschisch, en février 1996, en Tanzanie. Cet argent sale trouve facilement à se recycler dans une économie très dynamique qui s’appuie sur des banques modernes, un système boursier sophistiqué et des liens fluides avec les marchés financiers internationaux. Et cela d’autant plus qu’il n’existait pas, en 1996, de législation anti-blanchiment, sauf en ce qui concerne l’argent de la drogue dans le cas où l’on parvenait à démontrer que les fonds suspects provenaient exclusivement du trafic de ces substances. Or, précisément, il est aisé de le mêler à l’argent qui a pour origine de nombreuses autres activités illégales ou criminelles telles que la contrebande d’armes, de voitures, d’espèces animales protégées, les fraudes et autres délits économiques, etc. Selon la police économique (Police Commercial Crime Branch), dans ce seul secteur, 85 organisations criminelles opèrent dans le pays, dont la moitié ont des liens à l’étranger. Leurs opérations mises à jour en 1995 ont représenté 114 millions de dollars.

L’Unité spécialement chargée des crimes en "col blanc" (Special White Collar Crime Investigation Unit) a découvert, la même année, des malversations représentant un trou s’élevant à 1,6 milliard de dollars. Il est donc difficile, pour ne pas dire impossible, d’isoler l’argent provenant du trafic de drogues de ces différents délits ou crime, d’autant que les différents réseaux se recoupent souvent.

Au cours de la conférence de la SADC de Mmabatho, les représentants des différents gouvernements de cette région où l’Afrique du Sud exerce un leadership de fait, ont reconnu que des législations appropriées et une véritable volonté politique leur avaient fait jusqu’ici défaut pour combattre le phénomène des drogues. En Afrique du Sud, une série de mesures législatives et techniques, concernant en particulier le blanchiment de l’argent sale, sont en préparation et devaient être adoptées au début de l’année 1997.