Le khât joue non seulement un rôle économique essentiel au Yémen, mais il a contribué à atténuer le choc des cultures et des idéologies lorsque les deux parties du pays se sont réunifiées en mai 1990. L’extension de sa consommation quotidienne à toutes les régions du pays permet aux "nordistes" qui occupent la position dominante au sein du régime de l’utiliser comme amortisseur de la crise sociale et même, selon certains opposants, comme un instrument de la domination du Sud. Mais aujourd’hui le Yémen est également pleinement intégré aux réseaux de l’héroïne approvisionnant le marché des Etats du Golfe, car avec des fonctionnaires faciles à corrompre et des frontières avec l’Arabie Saoudite qui ne sont ni contrôlées, ni même le plus souvent tracées, il constitue un point d’entrée idéal pour les réseaux des drogues.

Une tradition vieille de cinq siècles

Le khât, plante aux effets légèrement stimulants, est cultivée et consommée légalement dans les pays de la Corne de l’Afrique, dans certains pays de l’est du continent africain et au Yémen. Des pays industrialisés où vivent des colonies de ressortissants de ces pays l’ont interdit (la France, la Suède et, plus récemment, les Etats-Unis) ; d’autres (la Grande-Bretagne) s’en accommodent. Il a été introduit au Yémen, en provenance d’Ethiopie, au plus tard durant le XVème siècle. Le succès de catha edulis repose sur une succession de transformations ayant affecté le pays. Dans la mesure où les feuilles tendres et les hauts de tige de la plante, parfois de vrais arbres de 7 à 8 mètres, ne sont bons à consommer qu’environ pendant les premières 24 heures suivant la cueillette, la culture et la consommation du khât ont longtemps été limitées par une contrainte de transport. Au-delà de plusieurs heures à dos d’âne ou de chameau, le khât contenu dans des ballots, devient impropre à la consommation. Cela explique pourquoi les régions orientales du pays, Chabwa, Hadramaout et Mahra, très éloignées des zones de production, ignoraient le khât jusqu’à une période récente. Les meilleures terres étaient consacrées au café, aux fruits et légumes et aux céréales dans le cadre d’économies rurales tournées vers l’autosubsistance. De plus, la charge de travail requise par les cultures en terrasse, la faible monétarisation de l’économie rurale et des préjugés sociaux limitaient encore plus la consommation de khât à certaines catégories sociales et dans une période dépassant rarement la prière du coucher du soleil. A Aden et dans tout le Sud, la culture et la consommation ont été libres jusqu’au départ des Anglais, en 1967, mais l’offre des zones productrices, dans les montagnes au Nord de la ville, était inférieure à la demande. C’est pourquoi le Nord imamite, puis républicain après 1962, exportait du khât vers la ville portuaire et son marché composé de milliers d’ouvriers et d’employés. Cela au grand dam des Anglais qui ne se privaient pourtant pas de taxer les caravanes de chameaux.

La révolution contre l’imamat puis l’émigration massive de travailleurs vers l’Arabie Saoudite ont brisé les anciens obstacles à l’extension du khât. Routes rurales, voitures et motopompes financées par les revenus des émigrés ou l’aide internationale permirent l’extension des surfaces alors que l’élévation du niveau de vie et l’aide alimentaire rendaient le Yémen de plus en plus dépendant des produits alimentaires importés. Il devint rentable de convertir des champs de céréales et de café en plantations de khât dont la récolte peut commencer dès la première ou deuxième année. Estimée à 8 000 hectares en 1970, la surface consacrée au khât s’élevait à 70 000 ha en 1980 dans la seule République Arabe du Yémen (Yémen du Nord).

Au Sud, cependant, les dirigeants socialistes limitaient sévèrement la culture du khât avec la même ardeur que pour essayer d’éradiquer le tribalisme. En dehors des zones productrices où les surfaces plantées en khât étaient contrôlées de près, sa consommation n’était autorisée, depuis 1977, que le jeudi et le vendredi, alors qu’aucune restriction n’était imposée à la vente des alcools occidentaux (vodka russe pour "l’amitié entre les peuples", plus rarement rhum cubain, whisky et gin héritage du colonialisme britannique, bière produite avec la collaboration de coopérants est-allemands par la brasserie d’Aden détruire en 1994) et, marginalement, productions locales à base de dattes ou de noix de coco.

Le khât accompagne la domination nordiste

L’unité proclamée, le khât a gagné tout le pays, à la grande déception de la minorité anti-khât qui pensait que ce serait le Sud qui imposerait son système à tout le pays. En l’absence de chiffres officiels, on peut estimer que le khât occupe aujourd’hui de 110 000 ha à 130 000 ha à la suite d’une forte extension des cultures de cette plante depuis l’unité du pays, afin de couvrir les besoins des nouveaux consommateurs de l’ancienne République Populaire et Démocratique du Yémen (Yémen du Sud). Pour satisfaire les marchés qu’ils ont créés et qui représentent environ 20 % de la consommation, les négociants de khât (muqawit) parcourent désormais de longues distances, n’hésitant pas à traverser le désert jusqu’au Hadramaout. En revanche, le transport en avion civile est désormais interdit.

En tenant compte de la moindre prévalence du phénomène au Sud, on peut estimer qu’environ les 2/3 des hommes, à un âge de plus en plus précoce, et près de la moitié des femmes, sont des consommateurs très réguliers. L’absence de données précises, malgré les appels régulièrement lancés par divers organismes internationaux pour développer la recherche dans ce domaine, provient vraisemblablement du fait que le gouvernement a choisi de vivre avec le khât, celui-ci assurant d’importants revenus dans les zones rurales et tribales et limitant ainsi l’exode vers les villes tout en procurant des revenus fiscaux. Le gouvernement prélève en effet une double taxe sur le khât : à la production à travers la zakat, l’impôt islamique, et ensuite sur la consommation. Pour l’année 1994, et d’après les comptes publics, ces deux taxes ont permis de collecter l’équivalent de 10 millions de dollars.

S’y ajoutent les taxes locales prélevées par certains gouvernorats. En 1996, le gouverneur d’Abyan (à l’est d’Aden), avait augmenté de 100 % ces taxes locales. Devant la grève des revendeurs et la colère des consommateurs, il a dû revenir sur sa décision. Depuis quelques années, un effort est également fait, dans les grandes villes, pour installer les marchés du khât dans des constructions en dur dont les échoppes sont louées aux vendeurs. Le plan quinquennal 1996-2000, adopté à la fin de 1996, se contente d’évoquer brièvement le khât et cite les résultats d’une enquête sur la consommation des ménages réalisée en 1992. Malgré les défauts de méthodologie on peut retenir que le khât représenterait entre 18 % et 30 % des dépenses. La production de khât s’élèverait à 24,8 % de la valeur de la production agricole et à 5,5 % du PNB, soit 200 millions de dollars. La Banque mondiale estime que le khât représente 25 % du PIB et 16 % des emplois dans un pays de 16 millions d’habitants. Même si tous ces chiffres sont à considérer avec circonspection, ils donnent une idée de l’ampleur du phénomène. Le Plan répète la même recommandation que l’on retrouve dans tous les documents traitant du khât depuis les années 1960, à savoir, la création d’un centre de recherche spécialisé qui permettrait déjà de mieux connaître la dimension économique complète de la culture, de la commercialisation et de la consommation du khât. Il faudrait certainement y ajouter des recherches sur le plan médical établissant le coût sanitaire du khât. Coût qui prendrait en compte les dizaines de Yéménites envoyés à l’étranger pour soigner des cancers de la bouche, de la gorge, de l’estomac et de la prostate provoqués par l’usage quasi-systématique et contraire aux règles élémentaires de prudence de produits chimiques pour protéger les plants. Les dépenses médicales à l’étranger des Yéménites sont évalués à 200 millions de dollars, ce qui correspondrait à la valeur de la production annuelle de khât.

Un enjeu économique fondamental

Les revenus de la production et de la commercialisation du khât ne sont pas concentrés entre peu de mains. Le fermier vend lui-même sa production ou confie sa récolte quotidienne à une simple intermédiaire ou à un négociant qui la revend. Certains cheikhs de tribu possèdent de vastes surfaces plantées en khât, mais l’essentiel de la production est le fait de petits agriculteurs appartenant aux tribus. Le commerce de gros à longue distance est limitée aux "nouveaux marchés" cités plus haut, hormis pour la variété sawti. Elle est cultivée autour de Shehara et du Jebel Ahnum (à 100 kilomètres au nord-ouest de Sanaa) enrichis par la monoculture du khât qui a éliminé toutes les autres cultures sur les versants abrupts aménagés en terrasses et dans le creux des oueds. Ce khât bon marché, que le consommateur paie de 1 à 3 dollars la botte, est transporté par la route dans tout le pays vers les marchés de consommation. Il est reconnaissable à ses petites bottes rangées par 10 dans des stips de bananiers qui conservent sa fraîcheur.

La petite ville d’Amran, à une heure de la capitale dans la direction du nord, accueille ainsi chaque nuit une vingtaine de pick-ups Toyota descendus des zones de production après 4 ou 5 heures de route. De gros ballots de sawti sont aussitôt chargés sur d’autres véhicules pour repartir vers leurs destinations finales : Sanaa, Taez, Aden ou Hodeidah. Des marchés de gros, de moindre importance, existent à Dhaleh et Rada pour l’approvisionnement des nouveaux marchés du sud. L’interdiction à la mise en culture de nouveaux champs de khât au Sud ne vaut évidemment plus depuis l’unité. Le khât reste toutefois limité dans son expansion par les contraintes écologiques, sa culture au-dessous de 700 mètres étant impossible. De nouvelles plantations de khât dans le gouvernorat de Chabwa offrent le triste spectacle d’arbustes rabougris s’étiolant sous un soleil de plomb malgré une irrigation abondante. Pour beaucoup de sudistes qui supportent mal la domination nordiste, l’extension de la consommation de khât depuis l’unité, ainsi que l’interdiction de l’alcool depuis la guerre civile de 1994, procèdent de ce qu’un intellectuel a qualifié de "colonisation intérieure".

Une faible partie de la production yéménite est exportée en contrebande vers l’Arabie Saoudite. Parmi les centaines de milliers de Yéménites qui résident en Arabie, nombreux sont ceux qui se livrent régulièrement à la consommation du khât à Jeddah ou Ryadh. Des rumeurs veulent que les meilleures variétés de khât soient livrées par avion aux princes de la famille royale et qu’il soit devenu normal pour un hôte saoudien de prévoir le khât s’il a des invités yéménites. La consommation du khât est pourtant officiellement interdite depuis les années 1980. L’Académie de fiqh (jurisprudence) islamique de la Mecque avait également statué contre la consommation du khât en 1985.

En 1993, le quotidien officiel al-Thawra annonçait triomphalement que 5 000 plants de khât avaient été arrachés dans une région proche de Sanaa. Les propriétaires de ces plantations auraient accepté d’entreprendre d’autres cultures, comme le café qui est pourtant bien moins rentable, fragile et qui ne commence à produire qu’au bout de plusieurs années. L’extension récente de la culture du café se fait dans des zones éloignées des routes asphaltées, et donc des marchés de khât. Les rendements dérisoires du café indiquent qu’il s’agit de terres peu fertiles, vraisemblablement prises aux surfaces céréalières. Si la culture du khât et sa consommation ont largement profité de l’unité et restent épargnés par le programme de stabilisation économique engagé depuis 1995, elles semblent avoir atteint un palier. Le potentiel d’expansion de la demande au Sud est quasiment épuisé : d’une part, on constate un refus de cet usage chez des jeunes citadins qui sont davantage attirés par le mode de vie et de consommation occidental ; d’autre part, l’épuisement rapide des ressources aquifères, provoqué par le surpompage pour arroser des champs de khât afin qu’ils produisent de façon permanente (selon la Banque mondiale l’arrosage du khât représenterait 16 % de la consommation d’eau), contraindra à trouver des alternatives dans l’avenir. Les experts de la Banque ont même fait la proposition, pour le moins saugrenue, d’encourager l’importation de khât éthiopien, meilleur marché à certaines saisons, comme moyen de préserver les ressource en eau. Pour le moment, le gouvernement se contente de tirer parti de l’état de torpeur provoqué chez les individus par la consommation du khât. Ce dernier, par la redistribution du revenu urbain vers les campagnes, permet de satisfaire sa clientèle tribale et donc de freiner l’exode rural.

Une éventuelle prohibition du khât, discutée au sein des organisations internationales, n’aurait que peu d’impact au Yémen. Contrairement à l’Ethiopie qui exporte, légalement ou clandestinement, vers l’Europe, le Canada et les Etats-Unis (où une petite botte vendue illégalement vaut 35 dollars) pour le marché des émigrants yéménites et est-africains, le Yémen est autosuffisant et ses exportations se limitent à l’Arabie Saoudite. Or, ce commerce international avec son voisin est déjà interdit. Il existe un courant d’importation de khât éthiopien rapporté par des voyageurs de Djibouti ou d’Addis Abeba, mais les quantités sont minimes. Les Yéménites savent bien que leur végétal préféré est considéré comme une drogue dans les autres pays, mais ils le décrivent régulièrement comme le "whisky yéménite" et se déclarent horrifiés si l’on évoque l’opium ou la cocaïne. Il est pourtant fait état dans certains textes, de consommation d’opium "par les esclaves abyssins de la cour de l’imam", il y a plusieurs siècles. Il ne reste apparemment plus rien de cette pratique alors que la culture ancienne du cannabis dans les environs de Ibb (250 kilomètres au sud de Sanaa) et sur certains massifs de l’ouest, se maintient.

L’irruption des drogues dures

Un argument souvent avancé en faveur du khât est qu’il empêcherait l’usage des drogues dures qui ne font que transiter par le Yémen pour gagner l’Arabie Saoudite. C’était sans doute vrai avant la réunification du pays, la République Démocratique du Yémen exerçant un contrôle social trop étroit pour laisser se développer toute conduite "déviante" autre que l’alcoolisme. Aujourd’hui, l’essor de la consommation de médicaments par exemple reflète la "nordisation du Sud", avec un appareil de surveillance moins efficace, mais aussi l’existence d’une désespérance spécifique qui, avec l’interdiction de l’alcool, cherche des échappatoires dans des produits différents du khât. A cela s’ajoute le fait que de nombreux sudistes sont revenus, après 1990, du Koweit où ils ont pu acquérir l’habitude de l’usage toxicomaniaque des médicaments, très fréquent dans tous les pays du Golfe. Les saisies de toutes les drogues illicites se multiplient donc et les autorités s’alarment. On a même découvert, en octobre 1996, des paquets d’héroïne, dissimulés dans des sacs de farine vendus à bas prix par les magasins d’état. Cette héroïne d’origine asiatique, introduite par des passeurs sur les vols en provenance de Bombay et de Djibouti, ou par bateau dans les ports d’Aden et Mukalla ainsi que sur les côtes de la Mer rouge, est destinée à être réexportée vers l’Arabie Saoudite par voie terrestre.

Il existe aussi une demande pour divers types d’amphétamines et de barbituriques. Les pharmaciens ne peuvent vendre certains produits (Diazepam, Mogadon, Seduxen, Tranxène, Xanax, etc.) que sur ordonnance. D’autres produits, dont la consommation est moins répandue, pénètrent dans le pays en contrebande. En revanche, les sirops à base de codéine sont en vente libre, mais les pharmaciens repèrent facilement les gros consommateurs qui doivent alors changer fréquemment d’établissements, ce qui n’est guère difficile dans les grande villes. Cette consommation locale est d’abord le fait de consommateurs de khât qui veulent trouver le sommeil ou recherches des produits hallucinogènes pour "l’après-khât".

Dans les régions du Sud, où il est désormais difficile de se procurer de l’alcool, un grand nombre d’adultes et plus encore de jeunes, se sont mis à la consommation massive de médicaments. Mais ce sont les communautés étrangères, irakienne, égyptienne, éthiopienne, érythréenne, somalienne qui sont accusées, d’être soit des consommatrices, soit des importatrices de drogues. Produits le plus souvent en Inde, les médicaments prennent le même chemin que l’héroïne ou l’alcool, sauf pour ceux qui pénètrent au Yémen par l’Arabie Saoudite. Des accords de sécurité signés avec l’Arabie Saoudite en juillet 1996, et avec Djibouti en décembre 1996, comportent des dispositions contre les trafics et la contrebande mais leur application ne semble guère urgente tant chacun de ces pays trouve son compte à une partie de ces trafics. Le port franc de Djibouti et diverses personnalités locales réalisent des bénéfices colossaux avec l’alcool réexporté vers le Yémen puis l’Arabie Saoudite, cette dernière exporte, en contrebande, toutes sortes de produits de consommation, des voitures ou des matériaux de construction vers le Yémen. Dans ce pays, la contrebande est l’un des moyens de subsistance des tribus et les noms de personnalités proches du régime sont murmurés au sujet du transit d’héroïne. S’il a posé sa candidature fin 1996 pour adhérer au Conseil de coopération du Golfe, le Yémen est déjà pleinement intégré en matière de trafic de drogue pour lequel il constitue un point d’entrée idéal avec ses autorités peu déterminées, ses fonctionnaires faciles à corrompre avec leurs salaires de misère et des frontières poreuses avec l’Arabie Saoudite.