Les changements du rôle de la Bolivie dans la chaîne de production coca-cocaïne, amorcés depuis quelques années, sont apparus au grand jour en 1995-1996. Dès le début des années 1970, ce pays, deuxième producteur mondial de feuilles de coca après le Pérou, s’était spécialisé dans la production de base de cocaïne destinée à être transformée en produit fini (le chlorhydrate) en Colombie. Certes, une fraction de la base a toujours été utilisée pour produire sur place du chlorhydrate de cocaïne mais, bien que l’on ne dispose d’aucune statistique à ce sujet, on peut estimer que cette proportion s’est considérablement accrue depuis le début des années 1990 pour représenter vraisemblablement aujourd’hui la plus grande partie de la drogue exportée. Le rôle joué par la coca-cocaïne dans ce pays ne peut être compris s’il n’est pas situé dans son contexte historique et, surtout, économique. D’autre part, la Bolivie représente le maillon faible des pays andins et la résistance aux pressions des Etats-Unis dans le cadre de la lutte contre la drogue, un élément fondamental de la géopolitique nationale. L’intervention de l’Union européenne et des pays européens, depuis 1996, constitue un élément nouveau dont il est encore trop tôt pour mesurer la portée.

Le legs de l’histoire et le poids des contraintes économiques

La Bolivie est le pays le plus indien de l’Amérique "latine". On peut estimer que 60 % de la population partage les valeurs de la culture quechua-aymara. La tradition de l’usage de la feuille de coca (l’acullicu, traduit imparfaitement par le "mâcher"), est un élément de la culture nationale. Par conséquent, les campagnes d’éradication du cocaïer, même si nul n’ignore que 90 % de la production de feuilles est destiné à l’élaboration de cocaïne, rencontre une résistance, consciente ou inconsciente, dans une grande majorité de la population. Cela d’autant plus que ces campagnes sont le résultat de pressions des Etats-Unis auxquels est par ailleurs attribuée la situation de sous-développement historique de la Bolivie. D’autre part, nul n’ignore que c’est sous la dictature militaire du général Hugo Banzer Suárez(1971-1978), appuyée par le Département d’Etat américain, que le système de production de la drogue a été mis en place à partir des cercles du pouvoir. La CIA a ensuite activement participé à la préparation du coup d’Etat de l’extrême droite lié à la mafia de la drogue pour empêcher, en 1980, Siles Zuazo, qui avait été régulièrement élu à la tête d’une coalition de gauche, d’assumer le pouvoir. La population et une partie des élites ne peuvent s’empêcher d’avoir en mémoire ces éléments de l’histoire récente et d’attribuer des arrières-pensées géopolitiques aux représentants des Etats-Unis lorsque ces derniers, souvent non sans arrogance, usent du chantage à l’aide économique pour obtenir l’éradication des cocaïers.

Il ne fait d’autre part aucun doute que depuis une quinzaine d’années, l’argent de la drogue constitue un véritable ballon d’oxygène pour l’économie bolivienne. Ce pays est avec Haïti le plus pauvre d’Amérique latine et l’un des plus pauvres du monde. Selon des déclarations récentes du ministre du Développement économique, Ramiro Ortega, 70 % de la population vit dans la pauvreté dont 36 % dans l’indigence. 94 % de la population rurale et 53 % de la population urbaine ne peut pas satisfaire à ses besoins les plus élémentaires. La politique d’ajustement mise en place depuis 1985 à l’instigation des organisations financières internationales, si elle a permis de rétablir les grands équilibres macro-économiques (réduction de l’inflation, équilibre du budget, paiement de la dette extérieure, etc.) non seulement n’a pas amélioré la situation de la population, mais a provoqué l’extension du chômage et de l’économie informelle. Une grande partie des mineurs d’étain, mis à pied en 1986 à la suite de la fermeture des grandes mines, n’a trouvé d’autre alternative que de descendre dans la plaine tropicale du Chapare pour cultiver le cocaïer. Une nouvelle vague des travailleurs occupés de façon précaire à la récupération de l’étain, s’apprêtait à suivre cet exemple à la fin de l’année 1996. Avec le démantèlement des grandes entreprises nationales, certes obsolètes et coûteuses, mais qui n’a été suivi de la création d’aucune source alternative de travail, les syndicats de producteurs de feuilles de coca sont devenus les principaux défenseurs de l’emploi en Bolivie. Ils ont non seulement l’appui de centaines de milliers de leurs adhérents, mais également celui d’une grande partie des travailleurs du pays.

Dans un tel contexte, l’argent de la drogue qui reste dans le pays représente de 30 % à 50 % du produit des exportations, 3 % à 6 % du PIB et cette économie fournit directement un emploi à près de 10 % de la population bolivienne. Tous les gouvernements "néolibéraux" depuis 1985 sont conscients qu’ils ne peuvent se passer de l’argent de la drogue : ils sont donc pris entre les pressions des Etats-Unis et celles du FMI dont les objectifs, comme les privatisations, ne peuvent être atteints qu’en ayant recours à l’argent de la cocaïne. C’est la raison pour laquelle d’éminentes personnalités du monde financier se sont élevées ouvertement contre le projet de loi anti-blanchiment qui devait être adopté par le Parlement en 1997, en arguant que la levée du secret bancaire provoquerait une fuite massive des capitaux qui affecterait le système financier national. L’ex-président de la Banque centrale de Bolivie, Armando Méndez, estimait que dans la situation actuelle, une mesure radicale de contrôle bancaire "mettrait en danger les investissements internes et externes, provoquerait la méfiance dans le système financier du pays et freinerait son développement".

Le deuxième producteur mondial de chlorhydrate de cocaïne

C’est une affaire spectaculaire qui a attiré l’attention sur le rôle pris par la Bolivie dans la production et l’exportation de chlorhydrate de cocaïne : la saisie au Pérou (affaire dite du "narco-avion"), le 15 septembre 1995, d’un chargement de plus de 4 tonnes en provenance de Bolivie de cette drogue destiné à l’organisation criminelle mexicaine dirigée par Amado Carillo Fuentes. La tête visible du réseau, Luís Amado Pacheco, n’en était pas à son coup d’essai : en février 1994, il avait notamment exporté, toujours au Mexique, 1 800 kilogrammes de chlorhydrate. D’autre part, une recherche universitaire française dans le Mato Grosso do Sul et le Rondônia, Etats brésiliens frontaliers de la Bolivie, montre bien que (voir infra), s’il existe localement des laboratoires qui transforment la base bolivienne, les groupes criminels importent du pays voisin des quantités considérables de chlorhydrate de cocaïne. Celui-ci, lorsqu’il fait l’objet de transactions monétaires, est payé 1 000 dollars le kilo en Bolivie par les "importateurs". Ce même kilo est revendu 3 000 dollars de l’autre côté de la frontière et 5 000 dollars à São Paulo. Ceux qui alimentent le marché local ou international l’achètent à leur tour jusqu’à 20 000 dollars. Mais, le plus souvent, la cocaïne bolivienne est troquée contre des véhicules volés au Brésil. Selon les cours pratiqués actuellement, on peut obtenir contre un semi-remorque Volvo ou Mercedes (en bon état) par exemple, contre quelque 70 kg de chlorhydrate de cocaïne. Un flot ininterrompu de véhicules, qui seront revendu après maquillage au Pérou ou au Chili, franchit ainsi la frontière sans que la police bolivienne ne se soit encore intéressée à ces réseaux.

Cependant, en octobre 1996, une importante opération policière et militaire à eu lieu à San Matías, dans le département bolivien de Santa Cruz, à la frontière du Brésil : 29 personnes ont été arrêtées, parmi lesquelles le sous-préfet, un juge d’instruction, 23 officiers de l’armée et des policiers. Le passage de la fabrication de pâte base à celle de chlorhydrate, accompagné de l’ouverture d’un énorme marché au Brésil, explique que la Bolivie soit relativement peu touchée par la politique menée par les narcos colombiens depuis deux ans qui consiste à développer leur autosuffisance en pâte base et donc augmenter les superficies cultivées de cocaïers chez eux. Les statistiques fournies par la Force spéciale de lutte contre le narcotrafic bolivienne (FELCN) confirment cette évolution. Ainsi, les destructions de pistes d’atterrissage qui servaient en particulier aux narcos colombiens venant se fournir en pâte base, sont passées de 21 en 1993 à 8 en 1994. Aucune n’a été découverte en 1995. En ce qui concerne les saisies de pâte base de cocaïne, elles ont régressé de 8 570 kg en 1993 à 6 871 en 1995. Durant la même période, les saisies de chlorhydrate passaient de 484 kg à 2 728 kg (non comprise la saisie de 4 t opérée au Pérou). Cette tendance a été confirmée par les saisies hors continent latino-américain en 1995. Selon l’Organisation mondiale des douanes (OMD), 26 t en provenance de Bolivie ont été saisies dans le monde contre 24 t en provenance de Colombie (la provenance de 196 t n’a pas été identifiée).

La production de base s’est parallèlement démocratisée en Bolivie. Il y a trois ans, seules quelques familles de paysans du Chapare s’étaient spécialisées dans cette activité. Aujourd’hui, même si les données officielles sont certainement grossies, il n’est guère contestable qu’elle tend à se généraliser : le nombre des puits de macération détruits par les forces de l’ordre est passé d’un millier durant l’année 1994 à 3 000 en 1995 et 3 225 pour les 11 premiers mois de 1996. Quant aux fabriques de chlorhydrate, qui se trouvaient encore, au début des années 1990, dans le département amazonien du Beni, elles ont fait un retour en force dans les environs de Santa Cruz de la Sierra. Mais, à ce niveau également, on assiste à un processus de démocratisation : 2 152 fabriques artisanales ont été démantelées durant les 11 premiers mois de 1996. Le nouveau rôle assumé par la Bolivie dans la transformation de la cocaïne se reflète également au niveau des saisies de précurseurs chimiques : 600 t en 1996, soit le double des quantités découvertes en 1994. De petits laboratoires sont disséminés d’abord dans les villages des hauteurs autour de Cochabamba où les incursions de la police rencontrent de vives résistances de la population, ensuite sur El Alto (600 000 habitants), la partie haute de la ville de La Paz, où l’urbanisation sauvage rend très aléatoire l’intervention des forces de répression. De même, dans la région de production traditionnelle des Yungas, une fraction croissante des feuilles destinées à la mastication populaire est détournée vers les activités illicites. Les surfaces de coca "excédentaires" dépasseraient 2 000 hectares dans cette région.

Présence des mafias israéliennes et russes

Ce rôle nouveau assumé par la Bolivie n’a pas manqué d’attirer l’attention des réseaux internationaux. Ainsi, ont été récemment démantelées non seulement, des organisations latino-américaines (chiliennes et brésiliennes en particulier), mais également des réseaux en provenance d’autres continents. Fin mars 1995, la FELCN a démantelé un réseau de cocaïne approvisionnant très probablement le marché israélien, via des pays de l’Est, notamment la Russie en utilisant des vol d’Aeroflot. La police bolivienne estime que ce groupe a pu exporter du pays plus de 2 t de cocaïne en deux ans. Outre 13 Boliviens, ont été interpellés les citoyens israéliens Avner Menashe et Eliazer Malachi tandis que trois de leurs concitoyens sont toujours en fuite. Des projets d’investissements plus que suspects, même s’il ne se sont pas concrétisés jusqu’ici, suggèrent que les mafias russes s’intéressent également à la Bolivie.

Ainsi au début de 1996, selon le ministère bolivien du Développement économique, des dirigeants de l’entreprise russe Olbi Jazz se sont rendus à La Paz dans le but d’investir dans la production de sucre. Leur objectif est de produire un million de tonnes dans la région du Chapare, la grande zone de production de feuilles de coca et de cocaïne, théâtre d’un conflit entre le gouvernement et les syndicats paysans. Selon Sergeï Adionev, président de Olbi Jazz, Cuba ne peut plus satisfaire à la demande du marché russe. La Bolivie ne produisant actuellement que 350 000 tonnes, Olbi Jazz investirait dans les plantations et les usines de transformation de façon à atteindre un million de tonnes supplémentaires. Olbi Jazz se chargerait également d’organiser le transport vers les ports chiliens. Or, selon la revue Marchés tropicaux, la production de sucre cubaine est en pleine progression. Elle atteindra cette année 4,5 millions de tonnes (contre 3,5 millions de tonnes en 1994) et 6 millions de tonnes d’ici trois ou quatre ans. Le Brésil, où les coûts de production sont très bas, développe également ses exportations. D’autre part, la production traditionnelle de sucre en Bolivie ne se trouve pas dans le Chapare, mais dans le département de Santa Cruz, où les conditions écologiques sont beaucoup plus favorables et où il existe des usines de transformation. En outre, on sait que les trafiquants ont à divers reprises utilisé les exportations de denrées alimentaires chiliennes par bateau pour dissimuler de la cocaïne. D’après l’enquête menée par les correspondants de l’OGD, l’entreprise qui est la correspondante d’Olbi Jazz en Bolivie est connue pour ses activités de contrebande via le Chili. Enfin, les polices internationales ont confirmé que des réseaux russes de trafic de drogues s’intéressent à la Bolivie. Tandis que des courriers africains sont arrêtés en Bolivie (une diplomate de Guinée Equatoriale et sa commanditaire nigériane) des passeurs boliviens sont appréhendés en Asie (en particulier à Hong Kong et au Japon), en Europe de l’Est et, plus récemment, en Afrique du Sud.

L’alternative européenne

Les Etats-Unis, depuis la fin des années 1980, exercent de vives pressions sur la Bolivie pour amener ce pays à pratiquer des campagnes d’éradication des cocaïers dans la région du Chapare. La menace de voir les Américains réduire leur aide dans le domaine de la lutte contre la drogue et de "décertifier" la Bolivie, ce qui entraînerait une réduction considérable des aides bilatérales et multilatérales dont bénéficie le pays de la part de la communauté internationale, fait que les autorités ont atteint et même dépassé en 1996 leur objectif de détruire 6 000 ha de cultures illicites. Le gouvernement a dépensé pour cela 12 millions de dollars, les paysans recevant une compensation de 2 000 dollars par hectare volontairement détruit. Cependant, à la mi-novembre 1996, le ministre de l’Intérieur, Carlos Sánchez Barzain a dû admettre, pour la première fois que, parallèlement à l’éradication, les paysans avaient semé ailleurs la coca. Les porte-parole des Unités mobiles de patrouilles rurales (UMOPAR), spécialisées dans la lutte antidrogues, ont dénoncé un "accroissement démesuré" des superficies illicites. Ces affirmations sont en contradiction avec d’autres statistiques officielles affirmant que les surfaces cultivées dans le pays sont passées de 54 000 ha en 1995 à 46 000 ha en 1996. Et cela d’autant plus que les surfaces cultivées ont augmenté dans les Yungas, la zone de production légale (environ 15 000 ha). En outre, cette pression pour l’éradication s’accompagne de violations caractérisées des Droits de l’homme - vols, viols, rackets, violences physiques et homicides - dénoncées non seulement par les leaders des producteurs de coca comme Evo Morales et par des représentants de l’Eglise bolivienne -, mais également par des fonctionnaires du ministère de la Justice. Godofredo Reinicke, directeur du Bureau des Droits de l’homme de ce ministère, a déclaré le 10 novembre 1996 que "la police antidrogues (UMOPAR) était impliquée dans 50 % des violations des Droits de l’homme dont sont victimes des milliers de paysans dans la région tropicale du département de Cochabamba". Ce même mois de novembre, le chef de la FELCN, le colonel Tomás Asturizaga a annoncé que 40 policiers avaient été licenciés pour avoir "violé les droits constitutionnels des cultivateurs de coca". La Bolivie est, à la fin de l’année 1996, certaine d’obtenir la certification décernée par les Etats-Unis. Non seulement les objectifs de l’éradication ont été accomplis, mais un nouveau Traité d’extradition bilatéral est entré en vigueur en novembre.

Un élément nouveau est également intervenu en 1996. La réunion de Cochabamba, les 15 et 16 avril 1996, entre le Groupe de Rio et l’Union européenne avait défini une aide à la Bolivie non liée à l’éradication. Le 11 novembre 1996, l’Union européenne a décidé d’accorder 40 millions de dollars à la Bolivie pour financer un programme de réduction des cultures de cocaïers (2/3 dans le Chapare et 1/3 dans les régions d’où proviennent les migrants du Chapare). Les gouvernements britannique, allemand et français ont déclaré qu’ils étaient prêts à accorder des aides permettant de doubler et même de tripler ces sommes. Il est stipulé que ces fonds ne peuvent en aucun cas servir à financer la répression. Cependant, le président du Fonds national de développement alternatif (FONADAL) qui dépend du ministère de l’Intérieur et qui participera à la mise en œuvre de ces programmes, a déclaré qu’une partie des fonds serait utilisée à fortifier le corps des UMOPAR.

Succès de la répression et impunité des commanditaires

En ce qui concerne la répression du trafic, le colonel Asturizaga (FECLN) a attribué les succès de ses services, depuis le début de l’année 1995, à la purge opérée à la suite de la saisie du "narco-avion" bolivien au Pérou qui a provoqué l’inculpation de trois officiers de la FELCN, parmi lesquels un lieutenant-colonel de la police. La commission Parlementaire qui enquête sur l’affaire a conclu à "l’excessive dépendance" de la FELCN à l’égard de la DEA. En effet, les services de renseignements de la police fournissaient des informations à cette dernière sans les transmettre à l’organisme spécialisé bolivien. Dans ce contexte de critiques, le "Fiscal" général de la République a décidé que les procureurs antidrogues ne recevraient plus une gratification de 1 200 dollars mensuels de l’ambassade des Etats-Unis, mais que leur salaire serait versé par le gouvernement bolivien.

Le chef du "Cartel de La Paz", Luís Amado Pacheco Abraham, un homme d’affaires ayant pignon sur rue, responsable de l’envoi de la cocaïne du "narco-avion", ainsi que ses complices, avaient leurs entrées au Parlement. Le ministre de l’Intérieur a reconnu que sa propre secrétaire était la maîtresse d’un des chefs du "Cartel de La Paz". Une enquête a été ouverte à l’égard du président de la Chambre des députés, Guillermo Bedregal, dirigeant du parti au pouvoir, le Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR), qui a vendu à Pacheco, contre 100 000 dollars, un appartement au centre de La Paz. Le père du trafiquant, Alejandro Pacheco Sotomayor, qui purge actuellement une peine de prison, est un parrain de la drogue depuis 1975. Sa mère a été détenue pour le même motif. Luís Amado Pacheco est entré dans le trafic de cocaïne au début des années 1980. Il avait été arrêté en 1982 et 1992, mais avait chaque fois "acheté sa libération". Sa présence dans les allées du pouvoir explique sans doute qu’ils aient pu opérer très longtemps en toute impunité. Cependant, l’opinion publique et certains experts estiment que les véritables commanditaires boliviens, dans le cas du "narco-avion", comme dans d’autres affaires du même type, n’ont pas été touchés. Les grands scandales dans lesquels des hommes politiques des différents partis ont été impliqués n’ont jamais été complètement éclaircis, en particulier l’affaire Huanchaca en 1987 et celle des liens entre le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), au pouvoir de 1989 à 1993 et le trafiquant Isaac "Oso" Chavarría.

Un document interne de la FELCN, qui fait le bilan des opérations menées de janvier à avril 1996, admet implicitement cette impunité des commanditaires. Ainsi, sous la rubrique "Structure d’une organisation de narcotrafic en Bolivie", figure en premier lieu le manager (ejecutivo) dont les fonctions sont de "diriger les transactions, administrer les fonds" et qui est "la tête visible de l’organisation". Cela correspond parfaitement à ce que l’on sait par exemple de Luís Amado Pacheco dans le cas du "narco-avion". Mais, le document de la FELCN place au-dessus de lui "Le chef" ainsi caractérisé : "Il n’a pas de contact avec la drogue... on ignore son identité... il est à la tête d’importantes affaires légales". Certains sont tentés d’ajouter une touche à ce portrait-robot : "occupe d’importantes fonctions politiques".

Un narco dictateur blanchi

Le mercredi 5 Août 1997 l’ex-dictateur Hugo Banzer a été élu au second tour président de la République par le congrès bolivien. Il avait obtenu 22,3 % des suffrages au premier tour. Les associations de défense des Droits de l’homme boliviennes et internationales ont rappelé que la dictature du général Banzer (1971-1978), si elle a été moins sanguinaire que ses homologues argentine et chilienne, a néanmoins été marquée par son cortège d’assassinats, de tortures et de milliers d’exilés. Elle a été aussi étroitement associée au trafic de cocaïne. Les Etats-Unis, si prompts à "décertifier" certains pays et à interdire leur territoire à des dirigeants politiques, n’ont jamais dénoncé les narco-activités du banzerisme. La bourgeoisie du département de Santa Cruz, qui avait financé le coup d’Etat de 1971, en fut remerciée par l’octroi de crédits, jamais remboursés, officiellement destinés au développement de la production du coton, mais qui ont en réalité surtout servi à mettre en place le complexe coca-cocaïne en Bolivie. Parmi les personnages fichés à l’époque comme trafiquants de drogues par la DEA figuraient, en effet, les responsables de l’Association des producteurs de coton de Santa Cruz - Alfredo Gutiérrez, les frères Miguel et Wilden Razuk, Roberto Gasser - ainsi qu’un certain nombre de militaires, tous des proches du général Banzer. Sous son gouvernement, la production de feuilles de coca est ainsi passée de 6 800 t à 16 817 t. De quoi fabriquer en 1978, 62 t de pâte base rapportant 300 millions de dollars. Plusieurs membres de sa famille ont été impliqués dans le trafic, en particulier en Espagne. En outre, sa fille et son gendre ont été expulsés du Canada. Son gendre, nommé consul de Bolivie à Montréal par Banzer lui-même, était en poste depuis peu lorsque la police a arrêté, à l’aéroport international de cette ville, deux Boliviens munis de passeports diplomatiques signés par le secrétaire particulier du général Banzer, Edwin Tapia Fontanilla. Ces "diplomates" convoyaient un chargement de cocaïne dans une valise destinée au couple. Cela n’a pas empêché le dictateur de nommer son gendre, de retour en Bolivie, directeur exécutif du Fonds d’investissement bolivien. En 1980, peu après que Banzer ait quitté le pouvoir, la police a découvert, dans une propriété lui appartenant, 300 kg de pâte base ainsi qu’un laboratoire et une piste d’atterrissage sous le contrôle d’officiers de l’armée en uniforme. En 1988, une cassette vidéo muette filmée à l’insu des invités de Roberto Suárez, alors considéré comme le "Pablo Escobar bolivien", a été rendue publique. On y voyait le trafiquant bolivien en grande conversation chez lui avec Alfredo Arce Carpio, chef du groupe parlementaire du parti de Banzer, et le général à la retraite Mario Vargas Salinas, un "simple militant" de l’ADN, qui occupait au moment des faits un des postes de commandement des forces armées boliviennes. Plus tard, sur une cassette audio qui constituait une sorte de sonorisation non synchrone du film, on entendait Arce Carpio déclarer à Roberto Suárez : "Je ne représente pas ici le général Banzer mais, comme je suis son plus proche collaborateur, je connais parfaitement sa pensée... Si nous créons les mécanismes légaux pour que [votre] argent s’incorpore au pays, cela voudra dire que nous donnons une sorte de feu vert pour que vous puissiez continuer à produire". Et le général Mario Vargas Salinas d’ajouter à l’adresse de Suárez : "si j’étais président de la République, je vous nommerais ministre de la Cocaïne". Certes, le général Banzer n’est probablement plus lié au trafic de cocaïne depuis des années. Pour faire oublier son passé, il annonce une répression accrue. Cependant, d’un point de vue symbolique, la présence d’un ancien narco-dictateur à la tête d’un Etat de la région ne peut avoir qu’un effet déplorable.