Depuis la fin des années 1980, le nombre des consommateurs de drogues aux Etats-Unis, en particulier de cocaïne et de marijuana, a sensiblement diminué. Mais cela n’implique pas que les quantités de produits consommés aient baissé dans les mêmes proportions. Les Etats-Unis restent, en 1996, le plus important marché national des drogues dans le monde, comparable par ses dimensions à celui de tout l’espace Schengen par exemple. Chaque mois, ce sont 12,8 millions d’Américains (6 % des foyers contre 25 % en 1979) qui consomment une drogue illégale. On sait que l’héroïne est de plus en plus pure sur le marché de façon à attirer la clientèle des classes moyennes et supérieures. Le nombre de consommateurs de drogues dures est estimé à 3,6 millions. 140 000 Américains sont morts d’overdose depuis 10 ans. La lutte contre la drogue coûte au contribuable américain 70 milliards de dollars par an (certains experts l’estiment même à 100 milliards).

Ces facteurs objectifs, auxquels s’ajoutent le poids traditionnel des lobbies ultra-conservateurs et le rôle de super-puissance joué par les Etats-Unis au niveau mondial, font que la "guerre à la drogue" reste une constante de la politique étrangère américaine depuis 1970 et affecte sensiblement ses relations avec les pays producteurs, en particulier en Amérique latine. Cependant, un examen attentif de ces relations montre que "la guerre à la drogue" sert avant tout à justifier des politiques sans liens directs avec cette dernière ou même en contradiction avec elle. L’autorisation de l’usage de la marijuana pour raison médicale, acquise par référendum en Californie et en Arizona, ne doit pas faire illusion : l’opinion publique, inquiète de la remontée de la consommation de cette drogue chez les jeunes, et les politiciens dont "la guerre à la drogue" constitue le fond de commerce électoral, ne sont pas prêts à envisager la légalisation des drogues, fussent-elles douces. D’autant que les attitudes prohibitionnistes radicales s’en prennent désormais au tabac.

Le marché intérieur des drogues

Les services spécialisés estiment que le nombre d’usagers de cocaïne est de 1,5 million en 1995 contre 5,7 millions dix ans plus tôt. Mais le nombre de consommateurs "fréquents" (au minimum 51 fois par an) est relativement stable (582 000 dont 255 000 prennent du crack). Les consommateurs fréquents représentant environ les 2/3 de la demande, la consommation globale de cocaïne n’a pas sensiblement diminué depuis dix ans. Le marché américain absorberait ainsi 300 tonnes de cette drogue, ce que confirme la relative stabilité des prix (entre 10 000 et 36 000 dollars le kilo) et l’augmentation de la pureté des produits (autour de 60 % dans la rue et plus de 80 % au niveau du gros). Cela en dépit de saisies qui s’élèvent annuellement à plus de 100 t. On évalue parallèlement le nombre des consommateurs d’héroïne au chiffre record de 600 000. On observe que si les usagers de cette drogue sont relativement âgés, elle attire cependant, depuis quelques années, un nombre croissant d’adolescents et de jeunes adultes. Bien qu’il soit extrêmement aléatoire d’estimer les quantités d’héroïne consommées chaque année, le chiffre de 4 t à 13 t fourni par les autorités antidrogues et repris par le président Clinton lors de sa présentation au Congrès de la National Drug Control Strategy en 1997, est tout à fait irréaliste. L’Observatoire européen des drogues et des toxicoamnies (OEDT) estime que 500 000 à 1 000 000 de personnes consomment de l’héroïne dans l’Union européenne. On estime que chacune d’entre elle consomme l’équivalent de 0,4 gramme par jour, ce qui représenterait annuellement de 73 t à 145 t par an. Certes, ce mode de calcul ne peut pas être appliqué sans correctif à la situation américaine où une proportion plus importante de consommateurs qu’en Europe fument ou sniffent l’héroïne. Etant moins dépendants du produit, leur consommation est souvent plus irrégulière, mais les doses utilisées sont plus concentrées. Mais même en tenant compte de ces facteurs, la quantité d’héroïne consommée aux Etats-Unis ne peut pas être inférieure à une trentaine de tonnes. La sous-estimation des quantités consommées par les autorités américaines provient sans doute du fait qu’elles se fondent pour les calculer sur les volumes saisis. Alors que l’on saisit 100 t de cocaïne pour 300 t consommées, les saisies d’héroïne n’ont pas dépassé 1,3 t (contre 3,5 t en 1995 et 7 t en 1996 en Europe). Dans le cas de l’héroïne et de la cocaïne il existe dans tous les pays une relation inverse entre le nombre de saisies et les quantités saisies. En 1994 par exemple, on a dénombré dans le monde 913 000 saisies d’héroïne et 26 600 saisies de cocaïne. Mais, en ce qui concerne le tonnage, 294,7 t de cocaïne et seulement 5,7 t d’héroïne ont été confisquées cette année-là.

En ce qui concerne la marijuana, le nombre de consommateurs est estimé à 9,8 millions, dont 5 millions sont des usagers "fréquents" (contre 8,4 millions en 1985). Cependant, entre 1991 et 1994, le nombre de nouveaux consommateurs occasionnels a augmenté de 2,2 millions. La préoccupation des autorités concerne la tranche d’âge 12-17 ans pour laquelle le niveau de prévalence, en ce qui concerne cette drogue, est en constante et rapide augmentation, passant de 6 % à 8 % entre 1994 et 1995. Or, la consommation de drogues chez les jeunes de moins de 18 ans (68 millions de personnes aux Etats-Unis) a augmenté pour la cinquième année consécutive en 1996, alors que le président Clinton a fait de l’action en faveur de l’enfance et de la jeunesse une des priorités de son second mandat. En dehors de l’usage des trois grandes drogues classiques, 4,7 millions d’Américains ont pris des dérivés amphétaminiques (notamment des méthamphétamines dont la consommation explose dans le sud-ouest du pays) et de nombreux autres produits comme la méthaqualone (Quaaludes), le LSD, les benzodiazépines, etc.

Il faut d’abord observer qu’en dépit des problèmes posés par les drogues, le thème n’a pas donné lieu à un véritable débat lors de l’élection présidentielle de 1996, chacun des deux candidats se contentant, comme d’habitude, de faire assaut de fermeté en matière de répression. Le budget fédéral a été de 15 milliards de dollars en 1996, dont 67 % consacrés à la lutte contre l’offre des drogues, c’est-à-dire la répression, et 33 % alloués à la réduction de la demande (soins et prévention). Une proportion qui n’était guère différente de celle du dernier gouvernement Bush - 70 % - 30 % - qui constitue le record en la matière. En ce qui concerne la lutte contre l’offre internationale des stupéfiants, la politique définie en 1994 a été poursuivie en 1996 : mettre l’accent sur les pays producteurs (bien qu’on ne se fasse plus guère d’illusion à l’égard des politiques de substitution des cultures illicites) et surtout sur le contrôle aux frontières des Etats-Unis, au détriment de la lutte contre le transit, estimée relativement aléatoire.

Les contradictions de la politique à l’égard de l’héroïne

En octobre 1996, l’administrateur de la DEA, Thomas Constantine, déclarait que les trafiquants d’héroïne colombienne avaient, au cours des trois dernières années, ravi la place occupée par les réseaux du sud-est asiatique et fournissaient désormais 62 % du marché américain. La presse thaïlandaise venait tout juste de publier cette bonne nouvelle lorsque le "Tsar antidrogues" McCaffrey déclarait, en novembre à Bangkok, que l’héroïne asiatique était responsable de 60 % de l’approvisionnement du marché américain. Interrogés par l’OGD, des responsables de la lutte antidrogues ont affirmé qu’en réalité les statistiques invoquées pour l’héroïne colombienne étaient celles du nombre des passeurs arrêtés et non des quantités saisies.

Au-delà de cette manipulation désinvolte des statistiques, c’est en se penchant sur le processus de la "certification" que l’on peut le mieux mesurer les contradictions de la politique des Etats-Unis. En ce qui concerne les pays sources d’héroïne, les Etats-Unis estiment n’avoir qu’une influence extrêmement limitée sur les deux principaux producteurs mondiaux : l’Afghanistan et la Birmanie. Ils se trouvent tous les deux en 1997, comme en 1996, sur la "liste noire" des 6 pays "n’ayant pas fait d’efforts suffisants dans le domaine de la lutte contre les drogues". Dans le cas de l’Afghanistan, cette condamnation était absurde le 1er mars 1996, dans la mesure où l’année précédente le gouvernement de Kaboul ne contrôlait qu’une infime partie du territoire, les grandes régions de culture du pavot lui échappant ; un an plus tard, elle était injuste car les Taliban n’avaient pu constituer un gouvernement qu’avec la prise de Kaboul à la fin du mois de septembre 1996. Ici, la décertification peut être interprêtée comme un moyen, pour les Etats-Unis, de faire oublier qu’ils ont fermé les yeux sur l’implication d’un certain nombre de leurs alliés : des commandants Moudjahiddins et surtout les services secrets (Inter Services Intelligence - ISI) de l’armée pakistanaise dans le trafic des opiacés. En ce qui concerne la Birmanie, avec laquelle la coopération dans le domaine de la lutte antidrogues a été interrompue après la répression du mouvement démocratique de 1988, on a observé un durcissement de la politique américaine à partir de l’automne 1996. Elle a pour causes le fait que Khun Sa n’a pas été extradé à la suite de sa reddition comme le réclamait la justice américaine et que le leader de l’opposition, Aung San Suu Kyi toujours assignée à résidence et qui jouit d’un grand prestige aux Etats-Unis a, pour la première fois en 1996, dénoncé publiquement l’implication de la junte militaire dans le trafic d’héroïne. Il convient également de noter que la Thaïlande, qui est (avec la Chine) un grand territoire de transit de l’héroïne birmane, et où des secteurs importants des partis politiques, du monde des affaires et de l’armée protègent le trafic, se voit délivrer un satisfecit à la suite de l’extradition aux Etats-Unis de plusieurs barons de la drogue. Dans le cas du Nigeria, il est probable que les thèmes de la démocratie et des Droits de l’homme ont pesé tout autant dans la décertification en 1997 que le bilan de la lutte antidrogues, dont on ne peut nier qu’il est en progrès depuis que "l’incorruptible" général Musa Bamaiyi est à la tête de la Nigerian Drug Law Enforcement Agency (NDLEA). La décertification de la Syrie (alors que le Liban, contrôlé par l’armée syrienne, est certifié "dans l’intérêt" des Etats-Unis) est vraisemblablement un moyen d’exercer des pressions supplémentaires sur ce pays pour le forcer à faire des concessions dans le cadre du processus de paix au Moyen-Orient. Cependant, la plus grande injustice concerne l’Iran. Ce pays fait d’énormes efforts, même si l’on ne peut écarter la corruption de certains agents de l’Etat, pour lutter contre le transit des opiacés en provenance d’Afghanistan et du Pakistan - au moyen notamment de la construction de murailles pour barrer les vallées permettant de communiquer avec ces pays - et qui perd chaque année des dizaines d’hommes au cours de combats avec les convois de trafiquants puissamment armés. D’ailleurs, ces efforts sont reconnus dans les rapports du Département d’Etat pour 1995 et 1996. En tout état de cause, la Turquie, dont des secteurs militaires et politiques sont très impliqués dans le trafic, bien plus que ceux de l’Iran, devrait être montrée du doigt. Mais après avoir joué un rôle de base avancée du dipositif américain face à l’URSS, la Turquie joue le même rôle aujourd’hui face à l’Irak. Des fonctionnaires de l’administration américaine et des parlementaires interrogés par l’OGD n’ont pas caché que l’unique raison de la décertification de l’Iran tenait au soutien que ce pays apportait au terrorisme international.

La politique à l’égard de l’Amérique latine

La priorité donnée par les Etats-Unis à l’Amérique latine dans le domaine des drogues répond à deux impératifs : d’abord, il s’agit de la région qui fournit la plus grande partie des substances illicites consommées chez eux ; ensuite, ils la considèrent comme leur pré carré. Le refus de démissionner de la part du président Ernesto Samper a entraîné la décertification de la Colombie en 1996. Cependant, les Etats-Unis n’ont pris aucune sanction économique à l’encontre de ce pays et leurs représentants se sont contentés d’exprimer une opposition symbolique lors de discussions relatives l’octroi de prêts par les organismes financiers internationaux. Seule l’image de la Colombie a finalement été affectée par la décision américaine. Le renouvellement de la décertification le 1er mars 1997, en dépit d’efforts incontestables sur le plan de la législation et de la répression, a été précédé d’un intense débat à l’intérieur de l’administration américaine. Mais même les partisans de la ligne dure, comme Robert Gelbard, reconnaissent que la décertification ne devait pas être accompagnée de sanctions économiques qui auraient en fait pénalisé certains secteurs de l’économie américaine tout autant que ceux de la Colombie. On a en particulier évoqué les 15 000 emplois générés en Floride par les exportations de fleurs coupées colombiennes. Le Mexique a été désigné comme "la menace la plus importante" dans la mesure où il produit ou laisse transiter sur son territoire une partie importante des drogues (dont 70 % de la cocaïne) qui entrent aux Etats-Unis. Les institutions mexicaines sont impliquées dans le narcotrafic comme l’ont montré, parmi tant d’autres, l’affaire Salinas et l’arrestation, en février 1997, du général Gutiérrez Rebollo, chef des services de lutte antidrogues. Mais décertifier le Mexique aurait abouti, de la part de l’administration Clinton, à reconnaître que l’ALENA a donné une formidable impulsion au trafic de drogues, comme l’avaient prévu un certain nombre de parlementaires qui réclamaient la décertification du voisin du sud. Quelques jours avant l’annonce de la décision Clinton, le peso avait perdu 2,2 % face au dollar et le ministre des Finances, Guillermo Ortiz avait déclaré que la décertification pouvait affecter les milliards de dollars américains investis au Mexique ainsi que le florissant commerce bilatéral. Mesure qui aurait pu créer des problèmes lors de la visite officielle que le président Clinton s’apprêtait à effectuer les 11 et 12 avril 1997 et qui a finalement eu lieu début mai. Le Panama, place importante de transit (25,8 t de drogues ont été saisies en 1996) et plus encore de blanchiment, a bénéficié de la même mansuétude dans la perspective de la remise de la zone du canal aux autorités nationales en 1999.

La militarisation de la lutte antidrogues

Les stratèges du Département d’Etat et du Conseil de Sécurité font l’analyse que les trafiquants de drogues et les terroristes internationaux sont capables d’utiliser des moyens d’une telle sophistication technologique, qu’il est devenu impossible pour les Etats, en particulier les Etats du Tiers monde, de les affronter avec des moyens traditionnels. Il convient donc de renforcer leur stabilité et leur capacité d’intervention. L’exigence croissante de sécurité de la part des citoyens est telle, toujours selon les défenseurs de ce projet, qu’ils sont prêts à lui sacrifier les libertés individuelles. Le renforcement de la capacité d’intervention de l’armée contre les terroristes et les trafiquants de drogues doit d’abord être testé dans des pays comme le Mexique et le Pérou, avant d’être étendu à tout le continent.

Le thème de la lutte antidrogues a été un des moments forts de la seconde réunion "consultative" des ministres de la Défense américains qui s’est tenue à Bariloche, en Argentine, au mois d’octobre 1996, autour de la définition du rôle des forces armées au XXIème siècle. William Perry, alors secrétaire de la Défense du gouvernement Clinton, a fait trois propositions à ses homologues, parmi lesquels se trouvaient un certain nombre de militaires : création d’une force militaire multinationale ; utilisation commune d’une base de radar à Panama et création par les Etats-Unis d’une école de formation pour les civils et les militaires. La création d’une force multinationale implique en particulier une réduction des effectifs des forces armées nationales au profit de corps plus spécialisés, donc une diminution de leur budget et de leur marge de manœuvre à l’égard du Pentagone. Ces trois propositions ont été rejetées par la majorité des 34 représentants présents à Bariloche, en particulier par les ministres de l’Argentine, du Brésil, du Chili, du Mexique et de l’Uruguay. En revanche, elles ont été appuyées par le ministre de la Défense de la Colombie où l’armée constitue un des plus fermes soutiens du président Samper. La déclaration finale identifie le chômage, la marginalité, le narcotrafic, le terrorisme, le crime organisé et les violations des Droits de l’Homme, comme les principales menaces pesant sur les gouvernements démocratiques depuis que la chute du communisme a rendu caduque l’idéologie de la Sécurité nationale. Mais elle précisait que ces menaces ne doivent pas être nécessairement affrontées avec des moyens militaires, le rôle fondamental des forces armées étant la défense de la souveraineté nationale. L’opposition des militaires latino-américains à la constitution d’une force multilatérale, quoique exprimée par des ministres civils, vient du fait que la militarisation de la "guerre à la drogue" implique une perte de leur influence sur le plan national et même international, car elle serait sous commandement américain.

En outre, on ne peut écarter que dans de nombreux pays les "mafias" militaires aient craint de se voir privées d’une source importante de profit. D’une façon plus générale, on peut dire que la volonté du gouvernement américain de renforcer les institutions est ambiguë sur un continent où la corruption a profondément pénétré au cœur de l’Etat lui-même. Le cas du Mexique, partenaire dans l’ALENA, est éloquent à cet égard. Au Pérou, qui bénéficie de l’appui sans réserve des Etats-Unis (ces derniers lui accorderont l’essentiel des 230 millions supplémentaires prévus dans le budget de 1997 pour la lutte internationale contre les drogues), non seulement l’armée est profondément pénétrée par le narcotrafic, mais un des proches conseillers du président Fujimori est lui-même impliqué. D’autre part, la responsabilité accrue des militaires dans la lutte contre la drogue risque de remettre en cause une autre des priorités stratégiques officielles des Etats-Unis : la défense des Droits de l’homme et de la démocratie. Et cela d’autant plus que l’existence, dans certains pays, de mouvements de guérilla qui peuvent être liés plus ou moins directement au trafic, crée une confusion supplémentaire, comme le suggèrent les exemples de la Colombie, du Mexique et du Pérou. Dans la plupart des pays, l’intervention de l’armée contre les cultures illicites ou le narcotrafic s’accompagne de nombreuses violations des Droits de l’homme. En Colombie, la lutte contre la guérilla implique, comme l’a en particulier démontré le dernier rapport d’Americas Watch, l’alliance avec les groupes paramilitaires qui sont eux-mêmes investis dans le trafic des drogues.

Conscients de ces difficultés, les "faucons" de la guerre secrète du Pentagone, essaient de faire accepter l’idée de la création de forces militaires "spéciales" des Etats-Unis qui, opérant dans le plus grand secret, s’attaqueraient, par des actions coup de poing au-delà des frontières, aux trafiquants de drogues et aux terroristes. Un premier scénario se situerait le long des frontières turques avec l’Irak et l’Iran. Un projet qui va directement à l’encontre du renforcement des Etats face à ces menaces qu’il prétend vouloir conjurer.

La CIA et le trafic de drogues : un débat faussé

La publication, au mois d’août 1996, d’une série de trois articles par le San Jose Mercury News sous le titre de "Dark Alliance : The Story behind the Crack Explosion" a provoqué aux Etats-Unis une polémique retentissante qui s’est prolongée durant plusieurs mois. Le journaliste Gary Webb, à la suite d’une enquête d’une année, y décrivait les activités d’un vaste réseau de vente de crack dans les ghettos noirs de Los Angeles dans les années 1980 : le grand trafiquant nicaraguayen Juan Norwin Meneses Cantarero vendait une cocaïne de qualité moyenne (mais très appropriée à la fabrication du crack), à un autre Nicaraguayen, Oscar Danilo Blandon Reyes. Ce dernier vendait ensuite cette cocaïne très bon marché (10 000 dollars le kilo au lieu de 60 000 dollars) à Ricky Donnel Ross, petit dealer de Los Angeles. Cela a permis à Ross, qui a monté 5 "cuisines" de crack, de devenir un dealer très important sur le marché de South-Central et de Compton. La distribution au consommateur était ensuite prise en charge par les gangs des "Crips" et des "Bloods". Une partie des bénéfices de ce réseau était reversée par Blandon à Enrique Bermudez, ancien officier somoziste, commandant en chef du plus important mouvement de la Contra, le Frente Democrático Nicaraguense (FDN), installé au Honduras depuis 1981. L’importance de ces versements est assez mal connue, puisque Blandon est protégé par son nouveau statut d’agent de la DEA. Ses avocats ont ainsi obtenu que lors du procès de Ross, les avocats de ce dernier ne devaient pas chercher à élucider ses relations avec la CIA. Durant ces opérations, Ross n’a jamais su que son commerce servait à financer le mouvement anti-sandiniste.

La CIA, qui collaborait alors étroitement avec la Contra, n’a rien fait pour mettre fin à ces activités. La thèse de Webb a été souvent caricaturée par les grands médias américains qui l’ont accusé d’avoir insinué que la CIA avait directement participé à la dissémination du crack à l’intérieur des ghettos noirs. Cette distorsion a été renforcée par le fait que des activistes noirs se sont immédiatement emparés de cette enquête pour aller plus loin en affirmant que la CIA avait délibérément cherché à intoxiquer la population noire des ghettos. Après que le Washington Post, le Los Angeles Times et le New York Times aient mené des contre-enquêtes qui affirment notamment que le rôle de Ross a été considérablement exagéré, Jerry Ceppos, directeur exécutif du San Jose Mercury News publiait le 11 mai 1997 des excuses, en disant notamment que Webb avait "exagéré" le rôle que les liens entre la CIA et les Contras avait joué dans la diffusion de l’épidémie de crack aux Etats-Unis.

Les exagérations effectives des conclusions de Gary Webb, renforcées par les affirmations du lobby noir, ont eu le résultat inverse de celui qui était recherché : épaissir encore le voile d’oubli jeté aux Etats-Unis sur des faits parfaitement prouvés concernant les liens entre la CIA et les trafiquants de drogues de la Contra nicaraguayenne. Ces preuves avaient été en particulier apportées par les résultats d’une enquête du Sénat américain conduite entre janvier 1986 et novembre 1988, par le sénateur démocrate John Kerry. Des témoignages concordant prouvent que l’interdiction par les différents amendements Boland (1982 à fin 1985) de fournir une aide militaire aux Contras fut violée. Des avions venus des Etats-Unis - chargés dans certains cas sur les bases militaires de Fort Lauderdale et Homestead - apportaient des armes et des équipements vers la base de Ilopango, au Salvador, à destination des troupes du FDN postées au Honduras, et vers un ranch situé au Nord du Costa-Rica, propriété d’un citoyen américain, John Hull. Celui-ci soutenait les rebelles du front sud en étroite relation avec la CIA et le National Security Council (NSC), comme ont le découvrit lorsqu’un avion de transport du gouvernement américain s’écrasa près du ranch en mars 1984 et que ses sept occupants furent tués. Les avions repartaient ensuite pour la Colombie. A leur retour, ils transportaient de la marijuana et des chargements de cocaïne fournis par le cartel de Medellín, à partir de Barranquilla en particulier, à la fois vers Ilopango, et vers le ranch de Hull où se trouvaient plusieurs pistes d’atterrissage. La drogue était ensuite acheminée en Floride. Plusieurs témoignages indiquent qu’elle fut souvent déchargée sur des aéroports militaires comme celui de Homestead.

En 1989, une commission d’enquête du Congrès du Costa Rica a confirmé que les opérations d’aide aux Contras, coordonnées par le Lieutenant Colonel Oliver L. North, étaient liées au trafic de cocaïne. Le Comité Kerry avait établi que quatre compagnies aériennes engagées par le Département d’Etat pour acheminer l’aide "humanitaire" aux Contras (autorisée par l’amendement Boland, mais ayant servi de couverture pour une aide militaire), étaient fichées par la DEA pour s’être livrées précédemment au trafic des drogues.

Tous ces faits et bien d’autres n’ont pas été au centre de la polémique suscitée par les articles de Gary Webb. Le sénateur Kerry, engagé dans une campagne électorale difficile pour les élections sénatoriales et dont l’adversaire était précisément un de ceux qui s’étaient le plus violemment opposé à lui lors de l’enquête sur le "Contragate", William Weld, a été lui-même relativement discret. Pourtant, la polémique s’est rapidement déplacée de la question de savoir si la CIA était responsable de la diffusion du crack dans les ghettos noirs de Los Angeles, à ce qui était l’essentiel : la CIA a-t-elle été indirectement liée au trafic de drogues en fermant les yeux sur les activités de ses partenaires ? La réponse incontestablement positive à cette dernière question aurait d’autant moins dû surprendre que l’histoire de l’agence est jalonnée d’autres épisodes où elle a pactisé avec le diable. En premier lieu avec celui qui en est devenu l’incarnation, le général Manuel Noriega. Ce dernier était une des pièces maîtresses du dispositif mis en place par le directeur de la CIA, William Casey et par Oliver North pour passer outre la suspension de l’aide aux Contras. En échange, la DEA fermait les yeux sur ses implications dans le trafic. Son directeur, John Lawn lui écrit par exemple, le 8 mai 1986 : "Je voudrais profiter de cette occasion pour redire combien j’apprécie votre vigoureuse action contre le trafic de drogues...".

Lors des auditions du Comité permanent sur le Renseignement du Sénat, en octobre-novembre 1996, l’avocat Jack Blum n’a pas manqué de revenir sur les associations avec des criminels qui jalonnent l’histoire de la CIA (l’objet de ces auditions était de clarifier l’éventuelle implication de la CIA dans "l’introduction du crack dans les ghettos américains"). Blum a nottament rappellé que l’un des trafiquants soutenant la contra, Juan Matta Ballesteros, vint se réfugier au Honduras en 1983. La réponse de l’administration américaine fut de fermer l’agence locale de la DEA. De plus, à l’époque où la CIA fermait les yeux sur la participation des Contras au trafic de cocaïne, elle en faisait autant avec ses alliés les Moudjahiddins d’Afghanistan et leur mentor, les services secrets de l’armée pakistanaise (Inter Services Intelligence). De même, lors du renversement de Jean-Bertrand Aristide en Haïti ; le gouvernement américain apporta son soutien aux militaires putschistes, dont l’implication dans le trafic de drogues était pourtant notoire. Blum rappelle également que les services secrets américains ont libéré Salvatore Lucania dit "Lucky Luciano" à la fin de la seconde guerre mondiale, afin que ce dernier utilise les réseaux mafieux italiens pour faire barrage au communisme dans cette région. Luciano put ainsi réintroduire l’héroïne aux USA, produit qui avait quasiment disparu de ce marché depuis près de vingt ans. A l’autre bout de la chaîne, l’historien Alfred McCoy a démontré comment la CIA a couvert le trafic d’opium et d’héroïne de la part de ses alliés laotiens et vietnamiens durant la guerre du Vietnam, prenant le relais des services secrets français chassés en 1954. Et cela bien que les victimes de ces activités aient appartenu au corps expéditionnaire américain. Quelques années plus tôt, la CIA construisit en 1951 des pistes d’atterrissages pour approvisionner les troupes de Tchang Kaï-check qui se préparait à la reconquête de la Chine à partir des Etats shan de Birmanie. Elles servirent également à transporter l’opium qui finançait l’armée nationaliste.

Dans la conclusion de son témoignage, Jack Blum déclare que les intérêts géopolitiques immédiats ont souvent conduit à ces alliances avec des criminels, la fin justifiant les moyens. Cette politique fut conduite sans tenir compte des conséquences à long terme : l’épidémie de toxicomanie, et surtout la montée en puissance des réseaux de trafic de drogue, qui sont maintenant devenues de véritables multinationales. En revanche, Blum met sérieusement en doute l’idée selon laquelle ces conséquences furents intégrées à la politique menée par les services secrets.

Tous ces faits sont connus et prouvés depuis longtemps. Cependant ils n’ont jamais fait l’objet d’une couverture médiatique importante aux Etats-Unis. Gary Webb, en abordant ce grave problème par le côté très anecdotique des aventures de Rick Ross, se donnait les chances de toucher un large public. Mais en même temps il prêtait le flanc à la critique d’exagération et de partialité entraînant à voir - surtout chez ses exégètes - une intentionnalité criminelle dans les liens entre la CIA et le trafic des drogues. Simplement, dans tous les cas évoqués, les Etats-Unis avaient un ennemi principal : le communisme et ses alliés. Contre lui tous les moyens étaient bons. Il importait peu que les alliés des Etats-Unis soient étroitement liés au trafic ou qu’ils utilisent les moyens fournis par la CIA pour développer leurs activités illicites. Le trafic de crack dans les ghettos de Los Angeles n’est qu’une des conséquences indirectes de cette politique. Ce qui est certain, c’est que la couverture accordée aux Contras qui trafiquaient, soit pour leur propre compte, soit pour financer les activités de leur cause, a constitué un formidable coup de pouce aux efforts déployés par les cartels colombiens de Medellín et de Cali pour investir les différents marchés américains de la cocaïne. Il est vraisemblable d’ailleurs qu’ils y seraient parvenus sans cette aide inattendue. Les tonnes de cocaïne entrées aux Etats-Unis durant cette période n’ont d’ailleurs pas fini, dans leur grande majorité dans les ghettos noirs, mais dans les narines des membres des classes moyennes dont le nombre de sniffeurs étaient évalué au milieu des années 1980 à plus de dix millions.