Présidence de M. Paul Quilès, Président

A l’ouverture de la réunion, le Président Paul Quilès a tenu à rappeler les pouvoirs attribués aux missions d’information par le Règlement de l’Assemblée nationale et par la loi, ainsi :

 l’article 145 du Règlement prévoit que les missions d’information sont destinées à assurer " l’information de l’Assemblée pour lui permettre d’assurer son contrôle sur la politique du Gouvernement ". L’action des missions d’information s’inscrit donc dans l’ensemble des activités de contrôle de l’activité gouvernementale.

 l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, modifiée notamment par la loi du 14 juin 1996, donne aux commissions permanentes et donc à leurs missions d’information des pouvoirs spécifiques de convocation de toute personne dont elles pourront estimer l’audition nécessaire. Ces pouvoirs sont établis par l’article 5 bis de l’ordonnance.

La seule limitation qui s’impose aux missions d’information, comme du reste aux commissions d’enquête, dans l’exercice de leurs compétences, concerne les sujets de caractère secret, relatifs à la défense nationale, aux affaires étrangères et à la sécurité de l’Etat.

Le Président Paul Quilès s’est également félicité de la contribution de plusieurs organes de presse à l’information du public et, par voie de conséquence, de la mission sur les événements du Rwanda.

Il a rappelé toutefois que la mission d’information n’était ni un organe de presse, ni un tribunal où les députés s’érigeraient en juges. Il a déclaré qu’en se fixant pour objectif d’éclaircir l’enchaînement des responsabilités ayant conduit aux tragiques événements survenus au Rwanda en avril 1994, la mission s’était imposé un devoir de vérité qui l’obligeait à mener ses investigations de manière aussi transparente que possible et à pratiquer la plus grande rigueur dans ses analyses et ses conclusions, ce qui nécessitera du temps.

Le Président Paul Quilès a fait observer qu’il serait paradoxal d’exiger des conclusions définitives en deux ou trois semaines, tout en attendant de la mission un travail sérieux d’investigation.

Le Président Paul Quilès a ensuite donné la parole à M. José Kagabo, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, en précisant que celui-ci avait plus particulièrement étudié la question des réfugiés rwandais d’origine tutsie.

M. José Kagabo a rappelé que la question des réfugiés ne s’est pas seulement posée lors du drame de 1994 puisqu’elle remonte à la fin des années cinquante.

Le pays est alors sous tutelle belge mais à cette époque les revendications d’indépendance se manifestent dans pratiquement toutes les colonies d’Afrique. Le Congo belge notamment connaît une forte poussée des mouvements nationalistes dont les effets se répercutent au Burundi et au Rwanda qui lui sont rattachés. C’est donc essentiellement le courant nationaliste qui se fait entendre au Rwanda où la vie politique est caractérisée par le clivage entre l’élite des Tutsis, fortement associée au pouvoir colonial, et l’élite des Hutus qui en était exclue. L’élite tutsie était la plus ouverte aux thèmes des nationalismes. L’élite hutue, pour sa part, réclame la fin de ce qu’elle appelle le monopole du pouvoir tutsi, à savoir l’association au pouvoir de l’élite tutsie comme auxiliaire de l’administration coloniale.

M. José Kagabo a ensuite insisté sur l’importance du Manifeste des Bahutu, publié en mars 1957 par des représentants de l’élite hutue et annonciateur du cycle des violences. Considérant qu’il y a au Rwanda un " problème racial ", ce document dénonce la mainmise des Tutsis, minoritaires, sur l’ensemble de l’économie et de la société. La loi du nombre devient un argument décisif, tant pour les Rwandais que pour les Belges qui soutiennent la cause de l’élite hutue au point que le représentant des colons au Conseil du vice-Gouvernement, M. Marcel Mauss, s’insurge contre la domination de 3,5 millions de " Bahutus purs " par 100 000 " Batutsis purs ", tout en reconnaissant qu’il y aurait 500 000 Batutsis par assimilation, ce qui conduira ultérieurement à leur extermination, indifférenciée de 1994.

Le Manifeste récuse quant à lui toute idée de métissage, au profit de la recherche d’une pureté raciale et pose clairement le problème du recours à la force. L’idée d’une " majorité naturelle " issue de la décolonisation découle dès lors de la combinaison de ces deux thèmes, celui du nombre et celui de la pureté raciale.

M. José Kagabo a souligné que la guerre civile, déclenchée en 1959 par le texte de ce Manifeste et présentée comme une " geste révolutionnaire ", avait totalement occulté les conditions réelles d’accession du Rwanda à l’indépendance. En effet, de l’aveu tardif dans les années quatre-vingts, de deux personnages clefs -M. Jean-Paul Harroy, vice-Gouverneur général du Rwanda-Urundi et le Colonel Guy Logiest, résident spécial- le processus aura été organisé de façon brutale sous la forme d’un transfert de pouvoir des Tutsis aux Hutus.

C’est donc en 1959 dans ce double contexte de guerre civile -on parle à l’époque de jacquerie ou de Toussaint rwandaise puisqu’elle a été déclenchée le 1er novembre- et de tutelle coloniale belge que les premiers réfugiés tutsis quittent le pays et se dispersent au Burundi, en Ouganda, en Tanzanie et au Congo. Le Rwanda accède ainsi à l’indépendance le 1er juillet 1962 après un coup d’Etat de l’élite hutue, soutenu par le Colonel Guy Logiest.

M. José Kagabo a ensuite indiqué qu’une deuxième vague de départs avait eu lieu après l’indépendance, entre 1963 et 1966. En 1963, la tentative d’un retour armé de Tutsis venus du Zaïre et du Burundi s’était soldée par un échec car elle n’était que le fait d’éléments isolés et non coordonnés. Elle suggérait cependant déjà l’existence d’un début de projet de retour des exilés appuyé par les armes.

Cette attaque avait suscité de la part des autorités rwandaises une répression aveugle à l’encontre des Tutsis de l’intérieur, faisant en décembre 1963, par exemple, plus de 5 000 morts en quinze jours dans un seul territoire (préfecture).

En 1965-1966, gagnés par les idées du nationalisme combattant et de libération nationale, des militants tutsis entament, sur fond de crise et de décomposition de l’ex-Congo belge, de nouvelles offensives armées qui provoquent à nouveau sur le plan interne une répression sans discernement des Tutsis, incitant les survivants à s’enfuir et à grossir les rangs de la diaspora.

M. José Kagabo rappelle qu’à cette époque, dans le même temps, chacun étant acquis à l’idée que la majorité est au pouvoir, l’image du Rwanda à l’extérieur est positive et donne à voir un pays politiquement stable qui va bénéficier pour son développement d’aides et de soutiens étrangers.

Parallèlement, la diaspora s’essouffle et rêve plutôt de réussir sur place son reclassement socio-économique et son assimilation dans les pays d’accueil.

Il a conclu sur cette période en estimant que, dissimulées par ce calme apparent, subsistaient en réalité, sans qu’elles aient jamais disparu, toutes les forces et les tensions qui resurgiront quelques années plus tard.

En 1973, les clivages régionaux occupent cette fois le devant de la scène reléguant au second plan le clivage ethnique. A un imaginaire qui a créé l’antagonisme entre Tutsis et Hutus se superpose un imaginaire opposant le nord du pays incarnant la force, au sud du pays représentant la culture. Dans ces conditions, l’armée finit " tout naturellement " par être composée quasi exclusivement par ceux du nord, en particulier aux échelons les plus élevés du commandement, et le coup d’Etat mené par le Général Juvénal Habyarimana, alors Ministre de la Défense, qui prétexte, en les exagérant, une série de troubles anti-Tutsis dans le pays, traduit cette victoire du nord sur le sud.

M. José Kagabo a fait remarquer que le discours de prise de pouvoir du Général Juvénal Habyarimana se veut pacificateur. Il donne de l’espoir tant aux Rwandais qu’aux observateurs de l’extérieur, et, contrairement à son prédécesseur ne fait aucune référence à la thématique ethnique, la suppression du parti unique Parmehutu (parti de l’émancipation du peuple hutu) témoignant par ailleurs implicitement de cette volonté d’apaisement.

Au total, si cette décennie des années soixante-dix est caractérisée par un affaiblissement des tensions ethniques et un développement qui vaut au Rwanda l’estime des puissances occidentales, il n’en va pas de même au cours de la décennie suivante où l’Afrique, en général, connaît de graves difficultés économiques dont sont désormais comptables dans leur pays respectif les élites décolonisées.

La situation s’aggrave en conséquence pour tout un chacun et notamment pour les réfugiés rwandais préoccupés jusque là par leur reclassement socio-économique dans leur pays d’accueil.

La première campagne anti-Tutsi va se dérouler au Zaïre où la forte pression démographique dans la région du Nord Kivu débouche sur la remise en cause de la présence rwandaise composée à la fois d’immigrants venus du temps des Belges et de réfugiés politiques. Alors que la citoyenneté zaïroise avait été largement accordée à la diaspora, la nouvelle législation de 1982 n’accordera plus la nationalité zaïroise qu’aux Rwandais descendants des émigrés de vieille souche.

En Ouganda, au début des années quatre-vingts, Milton Obote, convaincu que son rival Yoweri Museveni était soutenu entre autres par les populations d’origine rwandaise, décide de chasser ces dernières. C’est ainsi qu’environ 80 000 réfugiés seront refoulés dans un " no man’s land " à la frontière de l’Ouganda et du Rwanda sans que l’une ou l’autre des citoyennetés leur soit reconnue.

Le problème des Rwandais installés au Congo ex-Zaïre et en Ouganda est d’ailleurs d’autant plus complexe que le partage colonial a entraîné le rattachement de terres rwandaises ou réputées telles à ces deux pays.

M. José Kagabo a estimé que cette situation des exilés rwandais aurait dû attirer l’attention tant du HCR que du Gouvernement rwandais et les amener à esquisser une solution politique du problème. Ils ont au contraire préféré lui réserver un traitement humanitaire.

Sur le plan interne, le discours des autorités rwandaises à l’égard des réfugiés se radicalise : arguant de l’exiguïté du territoire, de la pression démographique qui s’y exerce et de la pauvreté du pays, les pouvoirs publics n’autorisent à rentrer au Rwanda que les réfugiés disposant des moyens d’assurer leur survie matérielle et ceux qui n’ont jamais été ennemis du régime. Ils ne préconisent que la naturalisation dans les pays d’accueil pour le plus grand nombre. Pour leur part, les membres de la diaspora demandent la reconnaissance du statut d’expatrié rwandais que le Rwanda leur refuse.

M. José Kagabo a indiqué aux membres de la mission qu’il avait, dans un article de l’époque, qualifié la position des autorités rwandaises " d’inutilement choquante ", soulignant le caractère difficilement admissible par les réfugiés d’un tel discours d’exclusion. Il a également précisé qu’il s’agissait d’un débat essentiellement rwandais, du fait, notamment, qu’il se déroulait souvent dans la presse de langue nationale rwandaise, et que les observateurs étrangers n’y portaient que peu d’intérêt.

A l’issue de la période s’étendant des années soixante-dix au milieu des années quatre-vingts, un double constat s’impose : d’une part, un dialogue politique aurait pu s’instaurer entre les réfugiés et les autorités rwandaises si celles-ci n’avaient pas adopté une attitude de refus ; d’autre part, le lien indissociable entre le sort du Rwanda et celui de sa diaspora apparaît très clairement.

En 1987, les autorités rwandaises se préparent à une confrontation armée, alors que des échos, en provenance de la diaspora, témoignent également d’une certaine radicalisation de cette dernière. L’apparente amélioration de la situation en 1989 traduit un léger infléchissement de la politique rwandaise à l’égard des réfugiés : les autorités rwandaises, en assouplissant les conditions d’accueil des élites de la diaspora, tentent en réalité de diviser celle-ci. La ligne politique du régime Habyarimana à l’égard des réfugiés demeure cependant inchangée sur le fond, comme en témoigne le cadre fixé aux pourparlers menés au sein de la Commission spéciale sur les problèmes des émigrés rwandais, créée le 9 février 1989 par arrêté présidentiel. Devant la délégation ougandaise, les représentants rwandais affirment à nouveau les principes de la politique rwandaise à l’égard des réfugiés : rapatriement volontaire et individuel lorsque les moyens s’y prêtent et naturalisation dans le pays d’accueil.

Abordant alors l’examen des événements intervenus au début des années quatre-ving-dix, M. José Kagabo a souligné le caractère déterminant de l’année 1990 ; se mettent alors en place tous les éléments susceptibles d’éclairer l’évolution ultérieure des faits. M. José Kagabo a insisté sur la pertinence d’une analyse précise de la chronologie de l’année 1990 à partir des différents rapports élaborés par le Haut Commissariat des Réfugiés de l’ONU, l’OUA et les experts.

Ainsi, alors qu’en juin 1990, le Président Juvénal Habyarimana, en visite à Paris, fait allusion, pour la nier, à la perspective d’une guerre en évoquant la question des réfugiés, cette thématique est totalement absente du mandat donné à la Commission nationale de synthèse, créée le 21 septembre 1990 dans le prolongement du discours de La Baule. Priorité est alors donnée dans le discours présidentiel à l’ouverture démocratique, ainsi que l’illustre la proposition d’une charte d’ouverture. De son côté, il semble que le FPR soit prêt à l’affrontement.

En réalité, le régime Habyarimana se trouve confronté à un très fort mouvement de contestation et à une profonde aspiration à la démocratisation qui se traduit par une multiplication des partis politiques et une libération de la presse dans un pays qui n’avait jamais connu que des titres contrôlés par le Gouvernement. Le Chef de l’Etat rwandais pense pouvoir manipuler les forces d’opposition en les fédérant sur la base de la question ethnique et du problème des réfugiés. Mais cette stratégie échoue car le Général Juvénal Habyarimana a sapé le mythe fondateur de l’unité hutue en organisant l’assassinat des principaux leaders hutus du régime précédent. Or, ces opposants sont les descendants de cette élite politique hutue que le Président Juvénal Habyarimana a éliminée lors de sa prise de pouvoir et au début des années quatre-vingts. Ils détiennent, aux yeux des Rwandais, la légitimité historique de ceux qui ont évincé les Tutsis en 1962. En outre, dans l’esprit du peuple rwandais, le souvenir des origines étrangères du Président Juvénal Habyarimana demeure vivace, d’autant que l’opposition ne manque pas de les rappeler. Ce bouillonnement de la société rwandaise traduit également son désarroi. Se développe dans la presse extrémiste hutue, presse écrite en rwandais, une campagne de haine qui voit revenir au premier plan le schéma de la racialisation et préfigure les événements de 1994.

En 1992-1993 sont perpétrés de nombreux assassinats politiques qui touchent les descendants biologiques ou spirituels des anciens dirigeants hutus du centre ou du sud du pays que le Général Juvénal Habyarimana avait fait disparaître. Au même moment, la thématique de l’ennemi tutsi revient au premier plan. C’est donc une guerre à deux niveaux qui est menée au Rwanda : sur le terrain d’une part et dans les médias, d’autre part, la guerre médiatique utilisant un double langage, d’ouverture politique vis-à-vis de la communauté internationale, de radicalisation et d’incitation à la haine vis-à-vis des nationaux. Sur ce point, M. José Kagabo a indiqué qu’il serait intéressant de disposer des comptes rendus des traductions d’articles de presse faites par le service de traduction de l’ambassade de France à Kigali.

En conclusion de son propos, M. José Kagabo a souhaité livrer à la mission d’information, non plus le point de vue du chercheur, mais celui de l’homme et du citoyen qui, dans ces événements, a perdu une grande partie de sa famille : il a, en cette qualité, posé la question de l’identité de ceux qui, sachant que le génocide se préparait, ont ordonné d’aider les assassins.

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quelles pouvaient être les raisons expliquant le désintérêt de la communauté internationale pour le problème des réfugiés jusque dans les années 1990. M. José Kagabo a, en effet, montré que la question des réfugiés n’avait que tardivement été considérée comme un problème majeur, alors que son règlement aurait été nécessaire pour éviter le génocide.

M. Jacques Myard a indiqué que l’exposé de M. José Kagabo l’avait réconcilié avec l’approche universitaire : en mettant en place les différents éléments du puzzle, M. José Kagabo a montré combien l’application du schéma " majorité/minorité " aux clivages ethniques avait conduit à l’implacable enchaînement des faits. Il a souhaité savoir si l’on pouvait considérer que tous les éléments du drame étaient en place au début des années quatre-vingt-dix, indépendamment des interventions extérieures.

Après avoir relevé que M. José Kagabo avait montré que la question des réfugiés posait le problème des relations entre le pouvoir central et la diaspora, M. Bernard Cazeneuve est revenu sur le mouvement de démocratisation initié par le Président Juvénal Habyarimana à la suite du discours de La Baule. Il a demandé comment et pourquoi cette dynamique de démocratisation, loin d’atténuer les tensions raciales, les avait au contraire attisées.

Evoquant ensuite les propos de M. José Kagabo relatifs à l’importance de la généalogie pour les Rwandais et aux origines contestés du Président Juvénal Habyarimana, il a voulu savoir comment ce Président pouvait être celui qui avait favorisé la montée des tensions et des haines ethniques.

M. José Kagabo a apporté les éléments de réponse suivants :

 le désintérêt de la communauté internationale à l’égard de la question des réfugiés jusqu’à l’aube des années 1990 tient à quatre éléments. Tout d’abord, il témoigne d’une ignorance certaine des réalités africaines. En second lieu, il s’explique par le fait que le schéma dominant de pensée politique ou philosophique était bâti sur le parti pris selon lequel le pouvoir s’analyse exclusivement en termes de majorité-minorité. En se tenant à ce raisonnement essentialiste identifiant le pouvoir à la majorité, on s’est interdit toute autre analyse politique plus fine. En troisième lieu, le pouvoir politique rwandais a entretenu des réseaux de porte-parole à l’étranger qui ont propagé ce discours type de la majorité au pouvoir. Enfin, les missionnaires ont véhiculé en Europe une image d’Epinal du Rwanda, celle du président chrétien représentant une majorité laborieuse dans le pays le plus christianisé d’Afrique ;

 tous les éléments d’un crime étaient en place sur le plan interne mais non tous les éléments qui lui ont donné une telle ampleur ;

 la dynamique de démocratisation n’était pas crédible. On ne peut confondre un discours et la réalité du champ social. Le Président Juvénal Habyarimana tenait un discours favorable à la démocratisation pour manipuler une opinion sur laquelle il n’avait plus de prise. Quel qu’eût été le discours présidentiel, la maturité du corps social, les difficultés économiques et le désoeuvrement des élites ont créé un climat favorable à l’émergence de mouvements contestataires ;

 la généalogie du Président Juvénal Habyarimana n’est pas contestée mais extérieure à la configuration sociale du Rwanda. Les questions de généalogie s’analysent, non en termes d’ethnie, mais de solidarité clanique.

M. Bernard Cazeneuve a souhaité être éclairé sur la façon dont le Président Juvénal Habyarimana avait manoeuvré pour tenter de récupérer le mouvement de libéralisation politique qui a suivi le discours de La Baule, afin de le manipuler. Il s’est interrogé sur les raisons qui n’ont pas permis à ce mouvement de démocratisation, qui s’était développé de manière autonome, de jouer un rôle d’apaisement en dépassant les haines ethniques.

M. François Lamy a souhaité savoir si la question des réfugiés rwandais avait été prise en compte par l’opposition intérieure, si son discours comportait une dimension ethnique et si son existence était plus liée à des phénomènes claniques qu’à un projet réellement démocratique.

Après avoir souligné la richesse et l’honnêteté intellectuelle d’un exposé qui rendait compte de la complexité du problème, M. Jean-Bernard Raimond a relevé les indications de M. José Kagabo selon lesquelles un dialogue politique était encore possible jusqu’en 1993 mais qu’alors les problèmes ont été posés en termes exclusivement humanitaires. Il s’est interrogé sur l’éventuelle prise de conscience par les intervenants humanitaires étrangers de la vanité de leurs actions face à un jeu politique qui pervertissait la situation.

M. Guy-Michel Chauveau s’est demandé comment les observateurs et la communauté internationale avaient pu ne pas percevoir les signes de la dégradation de la situation sociale et politique du Rwanda et s’est interrogé sur la capacité de la diaspora rwandaise à mettre alors en évidence les prémisses de la crise.

Evoquant une réunion du Conseil des Ministres à laquelle il participait en qualité de membre du Gouvernement, le Président Paul Quilès a alors témoigné de l’intérêt porté, en 1992, par le Président de la République à la situation politique rwandaise. La longueur de sa communication avait d’ailleurs suscité l’étonnement de la plupart des Ministres qui ne semblaient pas persuadés que ce sujet méritait un tel développement.

Revenant sur la période de la fin des années 1950 évoquée par M. José Kagabo, M. Yves Dauge a souhaité savoir quelle était l’origine de la séparation ethnique et quelle était la nature des relations des populations rwandaises avec les autorités de tutelle belge.

M. Kofi Yamgnane a rappelé la thèse selon laquelle aucun élément objectif ne permettait de différencier les Hutus des Tutsis. Or, dans les années 1950, le problème des relations entre les Rwandais s’est posé en termes de race, le manifeste des Bahutus exprimant même un refus du métissage. Comment a-t-on pu, dans un pays qui parlait la même langue et pratiquait la même religion, glisser progressivement vers une approche raciale ?

M. José Kagabo a apporté les éléments de réponse suivants :

 le mouvement de libéralisation politique qui existait de façon clandestine s’est affirmé au grand jour à la faveur de la déstabilisation du Président Juvénal Habyarimana, après que le FPR eut déclenché la guerre. L’une des preuves de son autonomie réside dans la participation de tous les ministres issus de l’opposition aux négociations avec le FPR, alors que le Président rwandais ne pouvait qu’adopter une attitude de suivisme dans l’espoir de récupérer et de manipuler ce mouvement. L’opposition, dont la démarche s’inscrivait dans la perspective de la signature d’un accord de paix avec le Front patriotique, s’est trouvée débordée par les violences des extrémistes. Seuls pouvaient alors se faire entendre ceux qui détenaient des armes ;

 la solidarité clanique n’a joué aucun rôle dans l’émergence des mouvements d’opposition intérieure. L’opposition a tenu un discours mitigé sur la question des réfugiés, et n’en a admis l’importance qu’en 1992 lorsqu’elle a noué des contacts avec le FPR et envisagé, en liaison avec ce dernier, l’organisation d’élections. La cause de l’échec du processus de normalisation politique après les accords d’Arusha, réside dans la nature des relations politiques complexes liant le Président Juvénal Habyarimana et ses alliés qui lui ont donné l’assurance -mais de quelle façon ?- qu’il resterait maître du jeu en le bloquant ;

 jusqu’en 1990, certains rapports d’experts reflètent une conception selon laquelle le saupoudrage des actions humanitaires constituait le mode d’intervention le plus adapté pour remédier aux difficultés du Rwanda ;

 la méconnaissance internationale des problèmes rwandais s’explique notamment par un défaut d’information. A l’occasion de démarches personnelles que M. José Kagabo avait entreprises en 1994, pour alerter l’opinion publique sur l’erreur que constituait à ses yeux le déclenchement de l’opération Turquoise, M. Lionel Jospin, qu’il avait rencontré, lui a dit que lorsqu’il siégeait au Gouvernement, il n’avait pas été informé de l’intégralité du dossier rwandais, ce qui peut donner à penser que ce dossier pouvait être géré par différents réseaux échappant au cheminement classique de l’information.

 l’élite tutsie était associée à la gestion coloniale du pays ce qui a influé sur la conscience qu’elle avait de son identité. Toutefois, dans les années 1950, les rapports avec les autorités belges étaient loin d’être harmonieux, l’élite tutsie faisant preuve de velléités indépendantistes. Le roi du Rwanda avait d’ailleurs revendiqué pour l’élite nationale quatre portefeuilles ministériels importants, chose impensable pour l’époque, traduisant une volonté d’affranchissement précipité de la tutelle belge ;

 la distinction entre Hutus et Tutsis ne repose pas sur des éléments objectifs, mais relève plutôt d’une approche politique. L’accession à la présidence de M. Juvénal Habyarimana dont le père était un immigré qui travaillait essentiellement comme cuisinier des Pères blancs témoigne, au contraire, de l’existence, dans le passé, d’une certaine capacité d’intégration ;

 une analyse fine des raisons pour lesquelles cette capacité d’intégration a été brisée conduit à s’interroger sur les effets du contrôle des opinions lié au quadrillage de la société sous le régime Habyarimana. A cette époque en effet l’organisation politique du pays reposait sur un parti unique. Dans chaque préfecture un préfet, appartenant au parti, avait pour mission d’organiser le quadrillage des communes, elles-mêmes quadrillées en quartiers, chaque quartier étant divisé en îlots de dix maisons placés sous l’autorité et la surveillance constante d’un fonctionnaire du parti surnommé " Monsieur dix maisons ". Ce système de contrôle explique pour partie, l’extraordinaire efficacité de la machine du génocide ;

 l’utilisation de la langue française, importée au Rwanda et apprise, souvent imparfaitement, par la population, a permis de véhiculer des références ethniques et racistes que les Rwandais conceptualisaient d’une autre manière que les occidentaux sans percevoir clairement les conséquences de leur utilisation ni les possibilités de manipulation de l’opinion qu’elles donnaient à certains acteurs politiques.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr