Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Eric Gillet, avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme, rappelant que ses travaux concernant le Rwanda avaient porté sur les atteintes aux droits de l’homme commises dans ce pays au cours des années 1990. Il a souligné que les recherches de M. Eric Gillet avaient plus particulièrement fait ressortir la situation d’impunité des auteurs des crimes ethniques et les conséquences extrêmement graves qui en étaient résulté non seulement pour le système judiciaire rwandais, mais plus généralement sur la société rwandaise. Il a ensuite demandé à M. Eric Gillet de faire porter son exposé sur la période allant de 1990 à 1993, conformément au programme de travail fixé par la mission.

M. Eric Gillet a précisé que son exposé liminaire qu’il voulait le plus court possible s’inspirerait des travaux de la Commission internationale d’enquête, constituée de quatre organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme, qui a mené des investigations sur les violations des droits de l’homme commises au Rwanda à compter de 1990. Cette Commission, à laquelle appartenait M. Eric Gillet, s’est rendue au Rwanda en janvier 1993 afin de vérifier concrètement la matérialité des massacres dénoncés par les associations rwandaises de défense des droits de l’homme et niés par le Gouvernement rwandais. Ainsi, dans le cas des massacres dont avait été victime une minorité tutsie, les Bagogwes en janvier-février 1991, non impliquée dans les enjeux de pouvoir et vivant dans la région volcanique au nord du pays, près de la frontière avec l’Ouganda, la Commission est-elle allée jusqu’à explorer les cavités naturelles du terrain où, aux dires de la population, les cadavres des personnes assassinées, pour lesquelles le régime rwandais refusait même de délivrer des certificats de décès, avaient été précipités. Ces disparitions avaient eu lieu après l’attaque de la prison de Ruhengeri par le FPR et les autorités prétendaient que les victimes avaient rejoint les rangs du front.

M. Eric Gillet s’est dit frappé à son arrivée par l’atmosphère euphorique et le climat de liberté d’expression qui régnait dans le pays, où pourtant, à la suite de l’attaque du FPR d’octobre 1990, les autorités rwandaises avaient procédé à de nombreux emprisonnements et s’étaient rendues coupables de massacres. Le premier de ces massacres avait été perpétré à Kibilira près de Gisenyi, dans le courant du mois d’octobre.

Il faut se souvenir que, dès la fin des années 1980, le Président Juvénal Habyarimana a été contraint d’envisager une ouverture politique, en mettant fin au monopartisme de droit et en ouvrant le chantier d’une réforme constitutionnelle, adoptée en juin 1991. On assiste donc en août 1991, lorsque M. Eric Gillet arrive au Rwanda, à la création de partis politiques et d’associations de défense de droits de l’homme alors qu’en octobre 1990 s’est déroulé le massacre de Kibilira et que près de 8 000 personnes ont été emprisonnées à Kigali.

M. Eric Gillet a insisté sur le fait que, depuis la publication du rapport de la Commission d’enquête, la réalité des premiers massacres était connue du monde entier et a été exposée aux gouvernements américain, belge et français.

Il a alors souligné la différence entre la réalité et les discours des responsables officiels rwandais qui présentaient les tueries et les violations des droits de l’homme comme une réponse spontanée de la population aux incursions répétées du FPR. En réalité, les massacres perpétrés depuis 1990 étaient le produit d’une organisation qui impliquait de plus en plus l’Etat rwandais lui-même. Il a ainsi, à titre d’exemple, fait état des mises en scène visant à faire croire à des attaques du FPR, préalablement aux massacres des Bagogwes ou de Kigali. Il a également évoqué les massacres organisés qui avaient eu lieu dans l’Est du pays, loin du théâtre de la guerre et en dehors de la présence du FPR. Ces tueries avaient nécessité un travail d’organisation et de subversion d’autant plus important que les populations rwandaises extrêmement stables et intégrées avaient, depuis longtemps, tissé des liens sociaux forts et qu’il n’était pas facile d’obtenir leur participation. Le massacre du Bugesera, au sud-est de Kigali, en mars 1992, illustre bien la nature des moyens mis en oeuvre et préfigure le génocide de 1994 puisqu’on y retrouve, quatre mois avant son déclenchement, la désignation préalable des victimes, la justification des meurtres, les attentats individuels, la distribution de tracts, l’utilisation de la radio annonçant de fausses menaces tutsies d’assassinat des Hutus.

La radio nationale n’a toutefois jamais, comme telle, appelée au génocide. Elle constituait néanmoins un acteur de préparation et de déclenchement de certains massacres, par la diffusion d’émissions où la haine ethnique était encouragée, par la diffusion de fausses nouvelles (comme dans le cas typique du Bugesera), etc. En revanche, il est beaucoup plus probable que la Radio des Mille Collines (RTLMC) ait, quant à elle, été conçue comme un instrument direct de préparation et d’exécution du génocide. C’est en tout cas ainsi qu’elle s’est comportée.

Les massacres du Bugesera vont faire des centaines de morts en présence de tous les intervenants que l’on retrouvera au moment des génocides : les représentants de l’administration territoriale (bourgmestres et préfets), l’armée et la gendarmerie, mais aussi les milices paramilitaires Interahamwe, issues des mouvements de jeunesse du MRND et demeurées sous la tutelle de ce parti, donc sous la responsabilité du Chef de l’Etat. La stratégie de déstabilisation de la population civile a bien fonctionné et la presse a peu parlé des premiers massacres malgré l’intervention rapide des organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme et des représentants diplomatiques. A la même époque, commencent à circuler des informations sur des " escadrons de la mort ", proches du Président Juvénal Habyarimana et en charge de l’organisation des massacres et de l’assassinat de personnalités politiques, surtout en 1993.

Evoquant la dynamique d’Arusha qui tendait vers un partage du pouvoir et la mise en place du premier gouvernement de transition comportant des représentants des partis d’opposition en avril 1992, M. Eric Gillet a considéré que la réalité du pouvoir restait détenue par des représentants du parti MRND et qu’il devenait évident, après la signature de l’accord final d’août 1993, que le régime rwandais tenait un double langage, paraissant céder aux pressions diplomatiques de la communauté internationale, tout en créant à l’intérieur du pays des milices et des instruments de violence. Il a fait part de son analyse personnelle des conséquences de ce double langage qui ont certes abusé en partie la communauté internationale mais également causé la perte du Général Habyarimana, une fraction extrémiste de son entourage ne voulant pas accepter le processus de paix et mettant au contraire en oeuvre les moyens du génocide, préalablement constitués dans le pays. L’assassinat de personnalités politiques est organisé en 1993 pour priver le Rwanda d’alternatives politiques au régime du Président Habyarimana. Les organes privés de presse et de radio, qui seront dénommés " médias de la haine ", notamment la Radiotélévision Libre des Mille Collines (RTLMC), dont l’actionnariat est constitué en particulier du Président Juvénal Habyarimana et d’autres dignitaires du régime, ont pris le relais de la radio nationale qui ne pouvait plus attiser la haine ethnique comme par le passé ni participer à la préparation et au déclenchement des massacres.

M. Eric Gillet a déclaré qu’une distribution systématique d’armes, dénoncée dès décembre 1993 notamment par des communautés religieuses en contact étroit avec la population, avait été effectuée, comme l’attestent des documents retrouvés par la suite, en application d’un plan préétabli reposant sur des quotas et prévoyant l’utilisation de caches auxquelles ont encore recours aujourd’hui des rebelles hostiles au nouveau régime. Il a souligné que, dès janvier 1994, des informations de plus en plus précises parvenaient à la communauté internationale et que la Commission d’enquête du Sénat belge avait eu le mérite d’en avoir confirmé la substance.

M. Eric Gillet a alors cité le cas d’un responsable de la préparation du génocide qui, souffrant de remords de conscience, avait souhaité bénéficier de l’asile politique en échange d’informations sur le plan d’extermination en cours d’élaboration et qui, malgré les garanties d’authenticité fournies, s’était vu refuser cet asile par les Etats-Unis, la France et la Belgique. Il a fait valoir que les informations ainsi données dès janvier 1994 indiquaient qu’un plan d’extermination était en cours, que des comptages étaient faits, que l’assassinat de commandos militaires belges était projeté en vue de provoquer le retrait des forces de l’ONU, ce qui a amené le commandement de ces dernières à prendre des initiatives pour éviter que le contingent belge ne cède aux provocations en janvier 1994. Il a également déclaré que le Ministre belge des Affaires étrangères avait demandé, en février 1994, à la délégation de son pays à l’ONU de prendre toutes les initiatives pour informer l’Organisation de l’imminence d’un génocide auquel il s’attendait.

Soulignant que l’un des défis de la mission d’information de l’Assemblée nationale consistera à déterminer la position des autorités françaises à la même époque, alors qu’elles étaient encore plus proches des événements en raison des accords de coopération militaire liant la France au Rwanda, il a fait part de l’incompréhension des organisations de défense des droits de l’homme à l’égard du manque de réaction des autorités politiques pour prévenir le drame qui se préparait. Il ne s’agit pas d’une réécriture de l’histoire car les autorités publiques étaient bien en possession d’informations plus solides encore que celles dont disposaient les organisations de défense des droits de l’homme.

M. Eric Gillet a souhaité en conclusion que soit évaluée la responsabilité des autorités françaises dans les événements.

Le Président Paul Quilès observant que M. Eric Gillet avait expliqué comment, autour du Président Juvénal Habyarimana, s’étaient organisés les entourages successifs parmi lesquels, à partir de 1991, une frange jusqu’au-boutiste s’était progressivement affirmée, lui a demandé s’il pensait que celui-ci pratiquait un double jeu intégral ou s’il avait été dépassé par les extrémistes.

Rappelant qu’il venait de déclarer que les autorités disposaient d’informations qui pouvaient faire craindre le génocide, il lui a demandé ce que, selon lui, il aurait fallu faire aux différents niveaux de responsabilités pour empêcher son déclenchement.

M. Eric Gillet a apporté les réponses suivantes.

La stratégie du Président Habyarimana a été au départ celle d’un double jeu conscient : bien avant le début de la guerre, il sait qu’elle va avoir lieu et connaît même très probablement la date de son déclenchement. A l’appui de cette affirmation, M. Eric Gillet a précisé que l’officier qui commandait à Gatuna les forces chargées de la surveillance de ce verrou assurant le contrôle du passage de la frontière rwando-ougandaise lui avait dit très clairement avoir prévenu le Président Habyarimana de l’offensive plusieurs semaines avant son déclenchement grâce aux informateurs dont il disposait en Ouganda. Par ailleurs, la vitesse de réaction des autorités rwandaises et la vigueur de la répression montrent bien que la riposte était préparée et que le régime n’avait pas été pris au dépourvu.

Le régime, sur sa fin et fragilisé, a ensuite joué du conflit même pendant les intermèdes de la confrontation. Il sait le bénéfice qu’il peut tirer de l’offensive du FPR en entretenant dans la population la peur du Tutsi et en créant une situation de panique lorsque les tensions militaires s’accroissent. Il tente, en exploitant la fibre ethnique, de créer une sorte d’union sacrée contre le FPR. Parallèlement, il fait jouer les accords passés notamment avec la France pour se renforcer.

Par ailleurs, le Président Juvénal Habyarimana a tous les leviers du pouvoir entre ses mains : il est non seulement Président de la République mais aussi Président du parti. Il dispose de l’armée et de la gendarmerie. Il nomme et révoque les bourgmestres, très tôt sollicités dans l’organisation des massacres. Aucun bourgmestre impliqué dans les massacres ne sera inquiété. Au contraire, le bourgmestre de Mutura qui résistait lors du massacre des Bagogwes sera démis et remplacé par un extrémiste.

En outre, dans un discours prononcé à Ruhengeri en novembre 1992, le Président Juvénal Habyarimana appelle les milices Interahamwe qu’il a créées, à le soutenir dans son action et leur donne " carte blanche ".

Au fil du temps cependant, s’insèrent dans son entourage restreint des personnalités beaucoup plus radicales, soucieuses de ne pas perdre leurs privilèges et leurs prérogatives, et qui ne sont pas tenues, à l’égard de la communauté internationale, au maintien des mêmes apparences que le Président de la République.

Le Colonel Bagosora, par exemple, fait partie de ce clan plus radical que Juvénal Habyarimana. De retour d’Arusha, il déclare à Kigali en janvier 1993 : " je reviens préparer l’apocalypse ". Et, dès le 6 avril 1994, c’est lui qui prend les rênes du pouvoir.

C’est pourquoi il n’est pas exclu qu’à un moment le Président Juvénal Habyarimana ait cédé à la très forte pression internationale en faveur de la signature et de l’application des accords d’Arusha, notamment en raison de son amitié avec certains Chefs d’Etats étrangers, et que son clan n’ait pas accepté cette situation et préféré la fuite en avant dans l’assassinat du Président et la " solution finale ".

La communauté internationale s’est engagée de façon probablement très sincère en faveur de la signature et de l’application des accords de paix, estimant que leur mise en oeuvre ferait disparaître les violences. Elle ne s’est pas suffisamment rendue compte que la création et le développement d’une sorte d’Etat " génocidaire ", doté des instruments du génocide, aboutiraient à une situation sans issue où la dynamique de la violence était destinée à l’emporter, avec la complicité du Président Juvénal Habyarimana.

En fait, le Président Juvénal Habyarimana a refusé quasiment jusqu’au bout le processus d’Arusha puisqu’au début de 1994 il a refusé de laisser s’installer l’Assemblée nationale en exploitant les divisions créées par la constitution de tendances " Hutu Power " au sein des partis d’opposition.

Ce développement de la ligne " Hutu Power " anti-Tutsis et son rapprochement avec le Président Juvénal Habyarimana ont été par ailleurs conforté par l’assassinat du Président hutu du Burundi Ndadaye qui a renforcé l’idée qu’on ne pouvait laisser rentrer les Tutsis exilés, ni surtout fusionner l’armée rwandaise avec l’armée du FPR. Le Président Juvénal Habyarimana a, de son côté, été un maître d’oeuvre de la constitution des tendances " Hutu Power " qu’il a favorisées par divers moyens, y compris par l’argent jusqu’en janvier-février 1994.

La communauté internationale n’a pas vu se créer cette situation. Elle n’a pas tenu compte du lien qu’il fallait établir entre la paix et le respect des droits de l’homme. Les Etats auraient dû en outre désamorcer le processus qui conduisait au génocide en rendant publiques les informations dont ils disposaient. Or, on s’est laissé enfermer par des habitudes diplomatiques. L’évolution aurait par ailleurs été meilleure si on ne s’était pas aveuglé sur la possibilité d’appliquer les accords d’Arusha malgré ce qu’on constatait dans le pays.

De plus, la communauté internationale s’est sentie prisonnière d’une conception perverse de la neutralité. A vouloir rester neutre entre les deux camps, le régime Habyarimana et le FPR, on a oublié l’existence entre ceux-ci d’une population civile constituée de Tutsis, non impliqués dans la guerre, qui craignaient même souvent l’arrivée du FPR, et d’opposants politiques dans leur très grande majorité Hutus, qui ont été également massacrés. En adoptant cette conception de la neutralité, on s’est engagé en fait aux côtés des bourreaux. C’est ainsi que le Ministre belge de la Défense nationale avait, au nom de cette conception, lors d’un voyage au Rwanda, refusé de rencontrer, en mars 1994, des militants rwandais des droits de l’homme.

M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Eric Gillet si, lorsqu’il était rentré en 1993 de son voyage au Rwanda, il avait informé des événements qu’il avait observés les autorités françaises et lesquelles. Ajoutant que M. Eric Gillet semblait considérer qu’avaient été mis en oeuvre au Rwanda par le Président Juvénal Habyarimana et son entourage une mécanique et un calendrier très précis d’exécution d’un plan de génocide, il lui a demandé ce qu’il savait de ce que les Etats savaient à l’époque à ce sujet et sur quelles affirmations il fondait cette conviction. Enfin, relevant la grande insistance avec laquelle M. Eric Gillet avait parlé du rôle qu’aurait pu jouer la culture du secret diplomatique, il a fait remarquer que secret n’est pas cécité et a interrogé M. Eric Gillet sur ce qu’il savait des réactions des sections culturelles des services diplomatiques occidentaux face au développement des émissions radiophoniques incitant à la haine ethnique.

M. Eric Gillet, dans sa réponse, a affirmé se souvenir très précisément d’un contact pris à l’Elysée entre des représentants de Human Rights Watch et de la FIDH d’une part et M. Bruno Delaye d’autre part.

Sur la connaissance de la situation au Rwanda par les Etats, M. Eric Gillet a apporté les précisions suivantes. Les premières informations publiées à ce sujet l’ont été par le quotidien flamand De Morgen en novembre 1995. Y figuraient notamment des fax adressés par les services de renseignement belges au ministère de la Défense de Belgique.

A la suite de cette publication, la création d’une commission d’enquête a été demandée au Parlement belge. Dans un premier temps, un groupe ad hoc de quatre sénateurs a accédé à des documents du ministère belge de la Défense nationale et a élaboré un rapport public en janvier 1997. Ce rapport est en fait une compilation de documents (dépêches, télex, fax) qui fait apparaître des éléments d’information très précis. Le Sénat a, par la suite, constitué une commission d’enquête qui a confirmé le premier rapport. L’information sur ce que connaissait la communauté internationale de la situation d’alors est désormais publique et, pour une large part, certaine.

En revanche, certains documents n’ont pas encore été publiés, la commission d’enquête belge s’étant notamment heurtée à l’équivalent en Belgique du secret défense. M. Eric Gillet s’est déclaré perplexe devant l’incapacité de la communauté internationale à réagir plus énergiquement. Les organisations de défense des droits de l’homme ont, en revanche, été très actives pendant les années 1993 et 1994, notamment au moment du génocide. Elles ont même, pendant le temps qui leur était imparti, lors de la session spéciale que tenait l’ONU en mai 1994 à Genève, cité les noms des Rwandais dont elles considéraient qu’ils étaient responsables des massacres en cours. L’intervention de la personne représentant Human Rights Watch a causé un moment d’intense silence dans la mesure où figuraient sur cette liste des représentants d’un Etat.

M. Eric Gillet a alors demandé pourquoi les Etats n’avaient pas fait taire la radio RTLM. Il a souligné que la radio Rutomorangingo du Burundi, conçue sur le même modèle, avait été localisée à l’intérieur de la zone Turquoise. Il a regretté que, la FIDH ayant pris contact avec les autorités françaises, il ait été impossible d’obtenir que soit entreprise la moindre action pour faire cesser les émissions de cette radio.

M. François Lamy, rappelant qu’à propos du massacre du Bugesera M. Eric Gillet avait parlé de répétition générale, a demandé, à l’époque, s’il avait eu des contacts avec les militaires français en poste au Rwanda et s’il pensait que ces derniers avaient eu connaissance de telles atrocités. Il lui a également demandé si, dans les mois suivant la remise de son rapport à la FIDH, il avait lui-même senti monter les tensions conduisant au génocide et s’il avait pu pressentir qu’un massacre d’une telle ampleur allait en résulter.

M. Eric Gillet a répondu qu’il n’avait pas eu de contact direct avec les militaires français même s’il avait pu en croiser régulièrement. Il a déclaré en revanche qu’il ne pouvait pas imaginer que ces derniers n’aient pas eu connaissance des massacres commis, d’une part parce que les Rwandais les avaient vécus dans leur chair, mais surtout parce que les militaires français, présents en application d’un accord de coopération militaire, partageaient la vie des camps où s’entraînaient les miliciens. En effet, les groupes qui ont commis les massacres étaient en réalité composés d’un noyau dur de miliciens et de gens recrutés en masse pour leur servir d’auxiliaires. Or, l’entraînement du noyau dur était effectué par l’armée rwandaise. M. Eric Gillet a ajouté que la communauté diplomatique était très présente dans le pays. L’ambassadeur de Belgique, notamment, très proche des victimes, se rendait sur le lieu des massacres, dans le Bugesera par exemple, et fréquentait régulièrement ses collègues, notamment français, canadiens et américains.

Par ailleurs, M. Eric Gillet a répondu qu’à titre personnel, il n’avait pas vu venir le génocide, dans les mois qui l’ont précédé. Certes, les organisations de défense des droits de l’homme étaient alertées par leurs correspondants au Rwanda : on voyait que les accords d’Arusha n’entraient pas en vigueur, que des opposants politiques capables d’incarner une alternance politique étaient assassinés et que les partis d’opposition se divisaient. Cependant, lui-même n’avait pas envisagé un massacre de cette ampleur.

M. Guy-Michel Chauveau s’est interrogé sur les conférences nationales constituées dans différents pays africains au début des années quatre-vingt-dix pour faire évoluer les systèmes politiques vers la démocratie et s’est demandé si un tel processus avait été engagé au Rwanda.

M. Eric Gillet a indiqué qu’une telle démarche avait effectivement été proposée par M. Faustin Twagiramungu, Président du MDR, qui avait été désigné par les accords d’Arusha comme le futur Premier Ministre. Le Président Juvénal Habyarimana en avait cependant écarté l’idée, préférant l’organisation immédiate d’élections alors que l’opposition au contraire demandait un débat préalable sur les institutions.

M. Jacques Myard s’est demandé si, face d’une part à des violences méthodiques dirigées contre les populations tutsies, d’autre part à la volonté parallèle du FPR d’en découdre, on se trouvait véritablement devant un génocide et s’il ne s’agissait pas plutôt d’une guerre civile, d’ampleur inégalée. Il s’est demandé si la logique du FPR n’était pas comparable à celle des FAR et des milices.

M. Eric Gillet a estimé qu’il ne pouvait s’agir d’une guerre civile. L’intervention organisée et préméditée de l’armée et des milices ne laissait aucun doute puisqu’elle visait à massacrer des populations désarmées sans épargner les femmes et surtout les enfants, de manière à couper l’herbe " à la racine " et empêcher que de nouveaux combattants reviennent un jour comme les enfants des Tutsis chassés en 1959-1960 l’avaient fait sous l’uniforme du FPR. Si à l’époque on ne pensait pas au génocide, a posteriori on s’aperçoit que le discours tenu, notamment par M. Théoneste Bagosora, impliquait l’extermination de certaines populations bien identifiées.

Les massacres perpétrés au Bugesera quelque temps plus tôt, sans pouvoir exactement être qualifiés de répétition générale, présentent avec le génocide une série de similitudes troublantes y compris jusque dans les acteurs que l’on y retrouve. Il s’agit probablement d’une dynamique de violence portée par un groupe donné de façon, pour ainsi dire, objective et naturelle à son paroxysme dans le génocide.

S’agissant du FPR, l’objectif du génocide ne pouvait être retenu, dans la mesure où un groupe représentant 15 % de la population ne pouvait raisonnablement envisager d’éliminer les 85 % restants. Des massacres sélectifs, aux effets similaires, du type de ceux commis au Burundi en 1972 n’en restaient pas moins possibles. Même s’il n’est pas allé jusqu’à de telles actions, le FPR s’est conduit avec une grande violence qui n’est pas davantage justifiable, bien qu’en termes existentiels sa logique soit différente. Outre les massacres qu’il a commis à plusieurs reprises, il a en particulier refoulé des populations considérables devant lui, provoquant de très importants mouvements de déplacés, en particulier en février 1993. Il n’en reste pas moins que, notamment pour des raisons juridiques, il n’est pas possible d’établir une égalité entre le génocide et les violations des droits de l’homme commises par le FPR.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr