Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Hubert Védrine, Secrétaire général de la présidence de la République de 1991 à 1995 et Ministre des Affaires étrangères.

Considérant que les travaux menés par la mission d’information étaient très importants, non seulement pour le Rwanda mais aussi pour la politique africaine de la France et le contrôle parlementaire de la politique étrangère, M. Hubert Védrine a exposé qu’il souhaitait, dans son intervention, éclairer la période et la chronologie des événements au Rwanda et expliquer ce qu’avaient été, dans ce contexte, les objectifs et les motivations de la politique française au cours de l’évolution de ceux-ci.

Il a d’abord décrit les postes successifs au titre desquels il avait pu connaître de la politique française au Rwanda. Dans une première période, de 1981 à 1986, où il était conseiller diplomatique à la présidence de la République, il y avait une séparation nette entre les compétences de la cellule diplomatique et celles de la cellule africaine dirigée par M. Guy Penne, qui ne se recoupaient pas. De 1988 à 1991, porte-parole de la présidence de la République, il avait eu assez rarement à traiter de l’Afrique, mais ce poste lui permettait d’avoir une idée assez précise des objectifs de la France, du fait qu’il comportait le suivi des sommets internationaux, et qu’il l’amenait à avoir des échanges réguliers avec le Président de la République. A partir de 1991, Secrétaire général de la présidence de la République, il avait été en possession d’informations plus nombreuses, surtout lorsque celles-ci circulaient, par écrit, comme dans les notes de la cellule africaine ou de l’état-major particulier du Président de la République, qui transitaient en principe toutes par le Secrétaire général. Enfin, pendant la cohabitation, à partir d’avril 1993, les grands sujets diplomatico-militaires étaient traités par le conseil restreint qui se réunissait après le Conseil des Ministres. Ce conseil restreint était préparé le mardi après-midi chez le Premier Ministre. Son ordre du jour donnant lieu à concertation entre le Directeur du cabinet du Premier Ministre et le Secrétaire général de la présidence de la République, il s’est trouvé, en cette qualité, impliqué dans ces affaires plus directement qu’il n’était d’usage. Le Rwanda figurait souvent parmi les sujets à traiter et les événements qui ont conduit à décider l’opération Turquoise ont été traités dans ce cadre.

En conclusion de ce propos liminaire, M. Hubert Védrine a précisé qu’il devrait dans ses propos distinguer ce qu’il savait à l’époque de ce qu’il avait pu reconstituer depuis, notamment pour la rédaction du livre qu’il avait consacré à la politique étrangère de François Mitterrand.

M. Hubert Védrine a alors exposé qu’il avait toujours vu le Président François Mitterrand aborder fréquemment les questions africaines et se comporter en continuateur d’une politique ancienne, menée depuis les indépendances, et consistant à maintenir nos liens avec les pays africains dont le destin avait été proche de la France. Il était convaincu que la France avait deux obligations vis-à-vis de l’Afrique, d’abord une obligation d’aide au développement -et la France se faisait toujours l’avocate des pays d’Afrique au sein de la CEE ou du G7-, ensuite une obligation en matière de sécurité. Le Président François Mitterrand estimait que la France devait assumer un engagement global de sécurité à l’égard de ces pays, qu’il y ait accord de défense ou qu’il n’y en eu plus, comme au Tchad, d’une part parce que cette politique permettait aux pays africains de se contenter de budgets militaires très faibles et donc de consacrer plus de ressources à leur développement, d’autre part, parce que, dans ces régions toujours menacées par l’instabilité, il considérait que laisser, où que ce soit, un seul des régimes légalement en place être renversé par une faction, surtout si celle-ci était minoritaire et appuyée par l’armée d’un pays voisin, suffirait à créer une réaction en chaîne qui compromettrait la sécurité de l’ensemble des pays liés à la France et décrédibiliserait la garantie française. Il a cité l’exemple de la politique de la France au Tchad de 1981 à 1984. Grâce à diverses actions parmi lesquelles des interventions de l’aviation de combat française, cette politique a finalament permis la reconstitution de la souveraineté territoriale du Tchad alors que parmi les factions qui s’opposaient dans ce pays, il y en avait toujours une qui allait chercher son appui auprès de l’armée libyenne.

M. Hubert Védrine a estimé que les décisions du Président François Mitterrand vis-à-vis des événements de 1990 au Rwanda s’inscrivaient dans cette ligne politique. Rappelant qu’à cette époque le Rwanda était considéré comme la Suisse de l’Afrique, que le Président Habyarimana apparaissait comme l’artisan d’un apaisement du conflit entre Hutus et Tutsis aux yeux de la communauté internationale, il a expliqué que le Président Mitterrand avait jugé qu’on ne pouvait laisser un tel gouvernement être renversé par une action armée, venant d’un pays voisin qui avait sa propre stratégie diplomatique et militaire, sans mettre en cause la stabilité de la région et réveiller les graves antagonismes qui avaient marqué les indépendances.

M. Hubert Védrine a décrit la politique menée à partir de 1990 comme un engagement à deux volets. D’abord, la sécurisation et ce, malgré les demandes incessantes du Président Habyarimana, non pas par un engagement direct mais par une politique de coopération et de formation militaires ; ensuite, une action politique et diplomatique incessante pour amener le régime rwandais à se transformer, à régler définitivement la question des réfugiés tutsis et notamment le problème des terres, à se libéraliser et à se démocratiser, dans la continuité des principes définis au sommet de La Baule. L’idée directrice était que le Rwanda, bien que le régime en place y soit l’émanation d’une immense majorité, ne pourrait échapper au cycle des massacres si n’intervenait pas un accord politique pour le partage du pouvoir entre les partisans du Président, qui représentait d’abord les Hutus du nord, l’opposition, représentée par les Hutus du sud, d’autres opposants internes, notamment les Tutsis de l’intérieur et même l’opposition armée des Tutsis de l’extérieur organisée au sein du FPR. Sur ces bases, l’action de la diplomatie française a consisté à mettre " les mains dans le cambouis ", pour rester en contact permanent avec toutes les parties et les amener, en dépit de leurs résistances initiales, à accepter la conclusion d’un accord politique.

M. Hubert Védrine a précisé que cette politique se traduisait à l’époque, non pas par un soutien au régime en place, mais au contraire par une pression continue et opiniâtre de la France sur le Président Habyarimana pour que celui-ci partage son pouvoir et que les autres partis politiques y accèdent. Il a précisé que cette pression s’exerçait à l’occasion de toutes les décisions, que ce soit l’autorisation des partis politiques, la composition du Gouvernement, ou la répartition des postes ministériels et visait à ce qu’au bout du compte il y ait un arrangement. Il a expliqué que la France estimait à l’époque qu’un tel arrangement, conclu à l’abri de la politique de sécurisation menée grâce à la coopération militaire pour la formation de l’armée rwandaise, pouvait aboutir à ce que les choses soient un jour réglées. Il a indiqué que c’est cette dynamique qui avait conduit à la signature des accords d’Arusha en 1993.

Cependant, il a souligné qu’on voyait bien en 1993-1994 se développer, dans le parti du Président et au sein de la majorité hutue, une opposition de plus en plus radicale et de plus en plus puissante, résolue à empêcher cette évolution vers le partage du pouvoir. Il a ajouté que cette opposition prenait plus d’ampleur à chaque attaque du FPR. Les offensives militaires du FPR étaient considérées comme les prémices d’une récupération des terres et de nouveaux massacres, provoquant chaque fois un mouvement de panique et de haine, alors qu’en même temps le FPR lui-même ne renonçait pas à reprendre la totalité du pouvoir par la force. M. Hubert Védrine a ajouté que c’est précisément parce que les autorités françaises percevaient très bien tous les signes annonciateurs de la catastrophe qu’elles avaient développé une activité diplomatique aussi acharnée pour trouver un accord politique, dans l’espoir d’éviter que se reproduisent des situations du même type que celles qu’on avait connues lors de l’indépendance. Il a résumé ses propos en soulignant que la France avait mené une double politique de sécurisation d’une part, de pression de l’autre, pour aboutir à une solution dont on peut dire qu’elle avait été trouvée à force d’interventions politiques insistantes avec la conclusion des accords d’Arusha. Cette double politique avait été poursuivie jusqu’au bout puisque, lors de l’attentat, le Président Habyarimana venait de faire une dernière concession en acceptant d’écarter la CDR, c’est-à-dire les Hutus les plus extrémistes, du Gouvernement. Le but recherché était en fait d’arriver à une situation où le Président Habyarimana n’aurait gardé qu’un pouvoir symbolique, le pouvoir réel étant exercé par l’ensemble des forces politiques, une fois exclus les extrémistes de la CDR, la diplomatie française estimant que cette situation pourrait seule servir de base à la reconstruction politique du pays.

M. Hubert Védrine a alors constaté que l’attentat avait jeté à bas cette construction, émis l’idée que, quels qu’en soient les auteurs, c’était sans doute son but, et qu’ensuite avaient commencé les massacres, de plus en plus démesurés jusqu’à devenir un génocide.

Il a ajouté que la France avait alors vainement continué à rechercher un cessez-le-feu, en utilisant le fait qu’elle était en contact avec tous les acteurs de la situation, le Président François Mitterrand ayant même rencontré dans ce but le Président ougandais Yoweri Museveni.

M. Hubert Védrine a précisé qu’en même temps la France essayait d’obtenir un mandat du Conseil de sécurité pour que la paix puisse être rétablie le plus vite possible mais qu’elle s’était heurtée à une extraordinaire répugnance des membres permanents du Conseil de sécurité, les Etats-Unis notamment restant traumatisés par l’évolution de la mission de l’ONU en Somalie. Il a expliqué qu’un mandat avait finalement été voté mais que, malgré des pressions incessantes auprès du Conseil de sécurité ou de l’OUA, il avait été impossible de trouver des troupes et que c’est dans ces circonstances qu’au bout du compte la France s’était finalement résolue à monter seule, ou presque seule, l’opération Turquoise.

M. Hubert Védrine a conclu que la politique française au Rwanda n’était que la mise en application, dans un cas particulier, de la politique générale suivie par la France vis-à-vis des pays africains liés à elle au cours de cette période.

Faisant référence à l’ouvrage de M. Hubert Védrine consacré à la politique étrangère de la France de 1981 à 1995, le Président Paul Quilès lui a demandé si le choix politique du Président François Mitterrand de " faire fond " sur le Président Habyarimana pour mener le Rwanda vers la démocratisation n’avait pas conduit sur le terrain à des interventions déséquilibrées qui auraient pu favoriser certains extrémistes de son entourage. Il s’est également interrogé sur le reproche parfois adressé à la France d’avoir voulu imposer au Rwanda, par le biais des accords d’Arusha, un fonctionnement démocratique et un partage du pouvoir qui ne correspondaient peut-être pas à la structure et à la capacité de ce pays.

M. Hubert Védrine a admis que sa réponse serait sans doute influencée par les réflexions qu’il avait faites depuis cette période. Il a rappelé que la réputation de M. Habyarimana était bonne à l’époque, le Rwanda était surnommé la Suisse de l’Afrique et son Président était considéré comme ayant réussi à apaiser les tensions, même si tout n’était pas réglé. Le fait que M. Habyarimana fut hutu n’était pas choquant en soi, les Hutus représentant 80 % de la population du Rwanda. Dans ces conditions, pour quels motifs et dans quel but la France aurait-elle contribué à son remplacement ? En politique étrangère, on fait avec ce qu’on a, du mieux possible.

Le Ministre a estimé qu’une analyse détaillée de la politique française au Rwanda conduit à affirmer que la France n’a pas tant soutenu M. Habyarimana qu’exercé des pressions politiques à son égard pour le faire évoluer et le détacher des extrémistes, alors même qu’il n’avait pas envie de partager son pouvoir, ni de former des gouvernements de coalition ou de transition. La politique française n’a donc pas eu pour objet caché, ou même pour conséquence, de favoriser les extrémistes mais, bien au contraire, d’encourager le Président Habyarimana à résister à leurs injonctions. Une telle politique provoquait l’exaspération des extrémistes rwandais, opposés à toute forme de partage du pouvoir, et déniait toute légitimité aux réfugiés qui, à les en croire, ne représentaient plus rien et voulaient revenir prendre des terres qui ne leur appartenaient plus.

M. Hubert Védrine a souligné que notre politique avait fait l’objet de critiques inverses de la part de ceux qui se demandaient si la France s’appuyant sur la " philosophie de La Baule " avait été bien inspirée de s’engager à ce point pour demander à un gouvernement hutu majoritaire de partager le pouvoir avec une infime minorité tutsie, de surcroît armée et venant de l’étranger. Tout en admettant que l’on puisse s’interroger de la sorte et estimer maladroite une politique aussi interventionniste, M. Hubert Védrine a rappelé le raisonnement du Président François Mitterrand tel que ce dernier l’avait exprimé à plusieurs reprises en Conseil des Ministres : si la France n’utilisait pas son poids pour promouvoir un accord politique au Rwanda, on pouvait réellement craindre le retour du cycle des violences et la reprise, par le FPR, du pouvoir par la force, ce qui aurait entraîné, en réponse, les massacres que la France voulait empêcher et qu’elle n’a réussi malheureusement qu’à différer.

M. Guy-Michel Chauveau a rappelé qu’en 1990-1991, de nombreuses conférences nationales avaient été organisées dans divers pays d’Afrique, parfois d’ailleurs sous l’impulsion de l’Eglise ou de personnalités éminentes et s’est demandé si tel avait été le cas au Rwanda.

M. Hubert Védrine a indiqué qu’en l’espèce, il n’y avait pas eu de conférence nationale mais il a en revanche fait état des nombreuses interventions du Président François Mitterrand auprès du Président Habyarimana et des lettres qu’il lui avait adressées, pour aborder la question des réfugiés et des droits de l’homme, rappeler la nécessité de trouver un accord politique avec le FPR et l’engager à accélérer l’évolution politique de son régime. Il a rappelé que les interventions qui avaient fait suite au discours de La Baule étaient variables selon les pays, mais suivaient le même fil conducteur. Au Rwanda, cette politique a conduit aux accords d’Arusha, auxquels ont contribué plusieurs autres pays africains voisins.

M. Hubert Védrine a rappelé les critiques portant sur la légitimité d’une telle politique interventionniste et les a estimées intéressantes à prendre en compte dans la perspective d’une définition de notre future politique africaine. Mais à l’époque dans le cas du Rwanda, le reproche principal adressé à la France a surtout été de ne pas être suffisamment intervenue.

M. René Galy-Dejean a souhaité connaître l’opinion de M. Hubert Védrine sur les propos prêtés par le Père Guy Theunis à l’Ambassadeur Georges Martres, qui ne les a d’ailleurs pas confirmés, selon lesquels ce dernier recevait des ordres contradictoires de l’Elysée, de Matignon et du Quai d’Orsay et qu’il ne savait pas lesquels suivre.

M. René Galy-Dejean, constatant par ailleurs que l’intervention de la communauté internationale dans le règlement des conflits se limitait trop souvent, que ce soit sous la forme de l’interposition ou de l’action humanitaire, à compter les coups, enterrer les morts et nourrir les orphelins, s’est demandé si la France ne pourrait pas contribuer à définir un nouveau concept juridique, de type " mise sous tutelle ", qui permettrait d’empêcher par tous moyens, y compris la coercition, que se renouvellent les événements qu’a connus le Rwanda, et que l’alternance politique ne soit pas synonyme de risque de massacres.

M. Hubert Védrine a demandé des précisions quant aux points sur lesquels les instructions de Paris auraient été contradictoires, au dire du père Guy Theunis.

M. René Galy-Dejean a précisé que le père Guy Theunis n’avait pas communiqué cette information.

Le Président Paul Quilès est intervenu pour indiquer que la mission écrira, tant au père Guy Theunis qu’à M. Georges Martres, pour demander des précisions complémentaires aux propos qu’ils ont tenus devant la mission.

M. Hubert Védrine a souligné que les mécanismes de décision au niveau le plus élevé de l’Etat sont complexes, car les personnes concernées ont à gérer une multitude de problèmes à la fois, mais qu’ils sont néanmoins cohérents. Il peut certes arriver qu’en situation de crise ou d’urgence, il faille procéder à certains ajustements avant de prendre une décision définitive mais tout cela n’est pas spécifique à la France. S’il y a des contradictions, il convient de les étudier au cas par cas.

M. Hubert Védrine a reconnu qu’il était intolérable pour les démocraties occidentales très médiatisées, de plus en plus attachées à la protection réelle des droits de l’homme, d’assister impuissantes à des massacres. Les citoyens persuadés de la toute puissance des sociétés occidentales ne comprennent pas qu’elles n’aient pas les moyens d’intervenir. Pourtant, au cours des années passées, ces situations ont été relativement fréquentes. On pense bien sûr au Cambodge et au Rwanda mais l’Afrique a aussi connu une dizaine de grands drames qui ont causé des milliers de morts en Angola, en Ethiopie ou au Liberia. Toutefois la zone d’Afrique sous influence française, à quelques exceptions près, a été stabilisée et sécurisée.

Le Ministre des Affaires étrangères a évoqué la réflexion engagée ces dernières années sur la notion du droit ou du devoir d’ingérence. Il a souligné que les problèmes posés par une intervention extérieure ne sont pas seulement juridiques mais pratiques. Ainsi, la France s’est-elle tournée, au début des massacres au Rwanda, vers l’ONU car elle ne pouvait pas agir sans mandat or, les membres du Conseil de Sécurité n’ont pas répondu à son appel, non par indifférence, mais chacun pour des raisons qui lui étaient particulières : géopolitiques, politiques ou financières. Il est toujours possible juridiquement de reconstituer ce qui existait à l’époque de la SDN, à savoir le système des mandats. Il faut toutefois se demander si un tel concept est compatible avec l’état actuel des relations internationales, la souveraineté des Etats et la dignité des peuples. Il faut également s’interroger sur les conséquences pratiques de telles dispositions. Que fait-on concrètement en Afghanistan, au Haut-Karabakh, au Kurdistan, etc. ? Aujourd’hui les opérations de maintien de la paix auxquelles la France a très largement contribué sont difficiles à gérer. On se trouve devant des situations de guerre sans avoir les moyens de la guerre pour y répondre, les mandats sont limitatifs et les modes de traitement de l’information et de transmission des ordres restent très confus. Il devient donc de plus en plus difficile de trouver des pays pour participer à ces opérations. Il est certes toujours possible d’ouvrir une nouvelle réflexion mais il faut être conscient des obstacles auxquels on risque de se heurter.

Le Président Paul Quilès a précisé que, si l’occasion était donnée à la mission d’entendre les responsables de l’ONU, ces derniers seraient interrogés sur les améliorations qu’il convient d’envisager pour que les Nations Unies n’aient pas à subir encore d’autres échecs de cet ordre.

M. François Loncle a évoqué l’attentat commis contre l’avion du Président Habyarimana. Il a souligné le contraste existant entre la réponse des différents responsables politiques déjà entendus, qui ont indiqué qu’ils ne disposaient d’aucune information et celle de l’ancien Ministre de la Coopération, M. Bernard Debré, qui a déclaré à la presse, détails à l’appui, que le FPR aidé par les Américains était responsable de l’attentat. Il a souhaité en conséquence connaître le point de vue de M. Hubert Védrine sur ce dossier.

M. Hubert Védrine a répondu qu’il ne disposait d’aucune information si ce n’est le souvenir, ce jour là, du commentaire du Président François Mitterrand lui disant " cela va être terrible ". Bien entendu les différentes pistes ont été évoquées par le Chef d’état-major des armées ou le Chef d’état-major particulier du Président de la République ; celle des extrémistes hutus : très hostiles à la " dépossession " du Président Habyarimana, et au partage du pouvoir avec les opposants, ils n’hésitaient pas à entretenir un climat de violence en ayant recours notamment à la radio des Mille Collines. On peut donc imaginer qu’ils aient pu organiser l’élimination de celui qui s’apparentait dans leur esprit à une " cinquième colonne " et constituait le point d’appui du processus de démocratisation ; celle du FPR, également plausible, car les accords d’Arusha ne lui permettaient qu’un exercice partagé du pouvoir avec les Tutsis modérés et les Hutus modérés et non pas l’exercice de la totalité du pouvoir comme le revendiquaient ses représentants depuis 1990.

Il a relevé que le professeur Filip Reyntjens retenait in fine la piste du FPR en s’appuyant sur le fait que les massacres avaient débuté plusieurs heures après l’attentat, que deux responsables du mouvement hutu extrémistes étaient dans l’avion et que la veuve du Président Habyarimana semblait totalement désemparée. Il s’est demandé d’où M. Bernard Debré tenait ses informations car, hormis le fait qu’il s’agit d’un missile SAM 16 soviétique, rien ne permet de l’identifier, puisque le numéro de série est incomplet, ni de savoir par quel circuit il s’est retrouvé en possession des auteurs de l’attentat.

Le Président Paul Quilès a précisé que M. Bernard Debré avait fourni par lettre des explications à la mission qui les lui avait demandées et qu’il faudrait poursuivre la recherche en se demandant notamment pourquoi aucune enquête n’avait eu lieu.

M. Jean-Bernard Raimond a constaté que bien souvent les dispositions de la Charte des Nations Unies relatives au maintien de la paix ne peuvent être appliquées efficacement en raison de l’intervention de l’organisation des Nations Unies dans la chaîne de commandement. Après avoir remercié M. Hubert Védrine pour la qualité et la clarté de son exposé, qui avait situé le Rwanda dans le cadre général de notre politique africaine et bien montré, sur le plan fonctionnel, la séparation nette entre la cellule africaine de l’Elysée et les services du Quai d’Orsay, il lui a demandé s’il avait eu le sentiment, à l’époque où il exerçait les fonctions de Secrétaire général de l’Elysée, que des informations avaient pu lui échapper ou que des entretiens avaient pu avoir lieu sans qu’il en ait eu connaissance.

Il a rappelé que certains considéraient, compte tenu de la montée des oppositions et des tensions, qu’il était possible de prévoir et d’anticiper le génocide à partir de 1993 et a demandé à M. Hubert Védrine ce qu’il en pensait.

M. Hubert Védrine a fait remarquer que les puissances occidentales ne supportent ni la passivité, ni l’intervention. Les Etats-Unis n’acceptent ainsi aucun mort au cours des opérations de maintien de la paix auxquelles ils participent et sont, de plus, très réticents à financer à hauteur de leur clé de répartition, soit 30 %, ce type d’intervention, ce qui finit par conduire au blocage. Par ailleurs, l’opinion publique accepte mal les formes que prennent ces interventions.

Il a déclaré qu’avec le recul et à la relecture des dossiers, il n’avait rien appris de nouveau et d’essentiel qui aurait pu à l’époque lui échapper, alors qu’il avait pourtant, par ailleurs, d’autres questions très importantes à suivre. S’il a admis, ce qui est normal, ne pas avoir été au courant de toutes les démarches diplomatiques effectuées, il a néanmoins constaté qu’elles s’inscrivaient toutes dans une même logique qui était de passer la main dès que possible aux Nations Unies. Rien n’a d’ailleurs été entrepris sans l’accord du Conseil de Sécurité.

Il a estimé que notre action avait été cohérente avec la politique que nous avions arrêtée, que ce soit notre action en faveur de la sécurisation menée dans le cadre de la coopération militaire ou notre action d’ingérence démocratique pour encourager une solution politique de partage de pouvoir. C’est ainsi qu’il faut comprendre nos rencontres avec tous les acteurs, qu’il s’agisse des envoyés du FPR, de ceux d’Habyarimana, des Tanzaniens, des Ougandais, ou encore des Américains dont nous attendions une intervention auprès du Président Museveni pour que lui-même essaie de tempérer le FPR.

Il a considéré que, dans ce contexte, rien d’important ou de contradictoire ne lui avait échappé même si une multitude de contacts ou de rencontres avaient pu avoir lieu sans qu’il ait eu à en connaître précisément.

Il a déclaré que le risque de recommencement des massacres était connu de tous et qu’il régnait une tension extrêmement forte dans le pays que n’importe quel observateur débutant aurait perçu. La peur existait d’une offensive armée du FPR en vue d’une reconquête de la terre et cette menace était brandie pour tenter de justifier des massacres préventifs qui ensuite engendraient des représailles. Si tout le monde connaissait l’histoire de ces massacres répétés y compris au Burundi, en revanche, ce que personne ne pouvait concevoir, c’était leur ampleur et la forme de génocide qu’ils allaient prendre au Rwanda, car cela était proprement impensable.

Il a dénoncé l’absurdité du raisonnement consistant à dire " tout le monde savait " et à s’indigner. En effet, c’est bien parce que le drame planait qu’il devenait indispensable et urgent d’aboutir au plus vite à une solution politique et diplomatique. Les accords d’Arusha ont malheureusement échoué. On les savait fragiles et, pour assurer leur succès, il aurait fallu les accompagner financièrement et économiquement pour dépasser les antagonismes ethniques et politiques en offrant au Rwanda une perspective de développement.

Le Président Paul Quilès a demandé comment il fallait interpréter la lettre envoyée en septembre 1992 par M. Bruno Delaye, Conseiller Afrique du Président de la République, au directeur des Affaires politiques rwandaises du ministère des Affaires étrangères pour le remercier de l’envoi d’une pétition visant à soutenir la politique de la France, alors qu’il s’est avéré que cette personne était aussi un des dirigeants de la CDR, mouvement extrémiste hutu.

M. Hubert Védrine a rappelé que la France était en relation avec tout le monde entre 1990 et 1994 qu’il s’agisse du Président Habyarimana, des partis d’opposition, du FPR, ou des Ougandais. C’est pourquoi, même après le début des massacres, on relève que des correspondances ont été échangées avec telle ou telle partie ou des rencontres ont eu lieu avec elles dans l’espoir d’obtenir un cessez-le-feu. Il ne faut pas interpréter ces contacts comme un soutien mais comme une pression en vue d’obtenir de chacune des parties un accord en vue d’un cessez-le-feu. Il n’existait pas de lien particulier ou privilégié de la France avec l’une ou l’autre des parties. Nos partenaires belges et américains pensaient d’ailleurs également que la solution politique viable serait celle qui impliquerait toutes les parties.

La seule exception concernait la CDR, coalition extrémiste hutue que le Président Habyarimana venait de décider d’écarter du processus des négociations, la veille de son assassinat. C’est donc l’ensemble des messages qu’il faut étudier (du FPR vers la France, du Président François Mitterrand au Président Bill Clinton, du Président François Mitterrand au Président Habyarimana, etc.) pour porter un jugement pertinent sur la situation et l’analyser correctement.

M. Bernard Cazeneuve a interrogé le Ministre sur l’existence de contacts entre le Gouvernement intérimaire rwandais et le Gouvernement français après l’attentat contre le Président Habyarimana, et plus particulièrement d’un contact, évoqué par la presse, du 27 avril 1994 entre le Ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire rwandais et des responsables politiques français, à l’Hôtel Matignon.

M. Hubert Védrine a déclaré que les contacts entre la France et tous les protagonistes s’étaient poursuivis durant quelques semaines après le début des combats, aussi longtemps que demeurait l’espoir de conclusion d’un cessez-le-feu. Les contacts tous azimuts -avec les Hutus, le FPR, l’Ouganda, les autres pays africains- ne doivent pas être considérés isolément, sous peine de fausser l’analyse. Dans le même temps, la France tentait de convaincre les membres permanents du Conseil de Sécurité de donner un mandat et de fournir des troupes, afin que les Nations Unies reviennent au Rwanda.

M. Pierre Brana a interrogé le Ministre des Affaires étrangères sur quatre points.

Faisant référence aux propos du Ministre qui avait qualifié le déclenchement de la guerre par le FPR d’invasion, venue de l’étranger, et détaillé les pressions exercées par la France sur le Gouvernement rwandais pour le conduire à accepter un partage du pouvoir, M. Pierre Brana a toutefois observé qu’en formant des recrues, rwandaises certes, mais appartenant à la seule ethnie majoritaire hutue, dans un contexte de menace de génocide, la France avait, de fait, pris position à l’égard de ce génocide en formant toujours la même ethnie.

Il s’est ensuite référé au rapport de la Commission d’enquête du Sénat belge et a insisté sur deux points qu’il a jugés préoccupants.

D’une part, ce rapport fait état d’un message très précis, adressé par télécopie en 1994 au siège des Nations Unies par le Général Romeo Dallaire et mentionnant l’entraînement de 1 700 hommes des Forces armées rwandaises, par les milices, dans des camps en dehors de Kigali, ainsi que l’infiltration de ces troupes dans Kigali afin d’exterminer les Tutsis alors soumis au recensement. M. Pierre Brana a souhaité savoir s’il était exact, comme le soutient le Général Dallaire, que ces informations avaient été communiquées, non seulement aux responsables de l’ONU, mais aussi aux ambassades de France, des Etats-Unis et de Belgique et si, le cas échéant, elles avaient donné lieu à des échanges entre le Président de la République et le Gouvernement.

D’autre part, le Général Dallaire, évoquant l’opération Amaryllis, aurait déclaré que si des troupes avaient été déployées au moment de cette opération avec une mission de rétablissement de la paix, plusieurs centaines de milliers de Rwandais auraient pu être sauvés. M. Pierre Brana a souhaité connaître l’opinion de M. Hubert Védrine sur cette affirmation.

Enfin, rappelant que la France avait été le seul pays à reconnaître la légitimité du Gouvernement intérimaire rwandais instauré après l’attentat contre le Président Habyarimana et composé d’extrémistes hutus radicaux, M. Pierre Brana s’est demandé si cette reconnaissance avait donné lieu, en France, à un débat interne entre le Gouvernement et le Président de la République, et, en cas d’accord, sur quelles bases la décision de reconnaître la légitimité de ce Gouvernement avait été prise.

Répondant à la première question de M. Pierre Brana, M. Hubert Védrine s’est déclaré choqué par l’expression employée, selon laquelle la France aurait " pris position à l’égard du génocide ". Il a estimé que cette formule témoignait d’une approche anachronique et d’une interprétation libre, relevant, non d’une mission d’information, mais d’un article de presse. Il a insisté sur la nécessité de prendre en compte l’ensemble des éléments constitutifs de l’action de la France à l’époque. En raison de ce qu’elle considérait comme un devoir de sécurisation, la France voulait éviter que le Gouvernement rwandais, stable et légal, soit renversé par une action armée venue d’un pays étranger. Il s’agit là d’un choix politique, qui, comme tel, peut être contesté. Le Président François Mitterrand refusant l’engagement direct, la France a proposé au Gouvernement rwandais une action de coopération et de formation, comme elle le faisait dans d’autres pays d’Afrique, depuis l’indépendance, au nom du devoir de développement qui est le sien. Récusant l’hypothèse d’une formation sélective des forces armées rwandaises, qui aurait privilégié les seuls Hutus, M. Hubert Védrine a rappelé que la France avait participé à l’instruction de troupes issues d’une armée régulière, représentant 80 % de la population et que dans bien d’autres pays d’Afrique, la coopération militaire concerne probablement des armées beaucoup moins représentatives. Il a estimé qu’il était inexact de considérer que, par cette action de formation, la France aurait pris parti dans des événements intervenus ultérieurement. Un tel raisonnement reviendrait, s’il était appliqué au rôle des Etats-Unis en Ouganda, à estimer que ceux-ci ont formé des soldats ougandais qui, ensuite, ont aidé le FPR lors des massacres qu’il a perpétrés dans le Kivu. Un tel raisonnement n’est pas recevable, l’objectif des Etats-Unis étant de consolider l’armée en Ouganda face au Soudan, centre des préoccupations américaines, notamment pour des raisons de terrorisme. De même, la politique de formation de la France à l’époque visait à faire de l’armée rwandaise, qui certes représentait l’ethnie dominante, une armée efficace et capable de distinguer entre l’action militaire et les exactions. Tel est l’objectif qui a prévalu dans tous les pays d’Afrique, la différence tenant, au Rwanda, au fait que la France s’est trouvée dépassée par le retour de la fatalité. M. Hubert Védrine a conclu sur ce point en mettant à nouveau en garde contre toute confusion dans les dates, les contextes, les intentions.

S’agissant du message du Général Romeo Dallaire, M. Hubert Védrine a rappelé qu’à cette période, nombreuses étaient les rumeurs faisant état des intentions les plus inquiétantes des uns ou des autres. Comme l’a rappelé un chercheur auditionné par la mission d’information, il était dit à l’époque que circulaient des listes de noms de personnes à éliminer. Il a toutefois indiqué aux membres de la mission d’information que, huit jours avant l’attentat, le Général Dallaire, à New-York, avait fait à l’ONU un rapport optimiste sur l’évolution du processus d’Arusha. Le département des opérations de maintien de la paix de l’ONU explique d’ailleurs qu’il n’a pas pensé, pour cette raison, que l’attentat du 6 avril 1994 allait servir de prétexte pour le déclenchement du génocide.

Une fois encore, la prise en compte du contexte de l’époque est nécessaire pour ce qui est du jugement du Général Dallaire sur l’opération Amaryllis. Estimant qu’il est facile de déclarer qu’il fallait déployer des troupes, M. Hubert Védrine a toutefois rappelé qu’après l’assassinat des parachutistes belges, la Belgique avait demandé le retrait de la MINUAR et que la France avait obtenu qu’elle soit maintenue, au prix d’une forte réduction de ses effectifs. Il a ajouté que, pendant un temps, les moyens sur place n’étaient autres que ceux du Général Dallaire qui, à défaut de mandat, disposait toutefois de forces qui auraient pu avoir un effet dissuasif à Kigali.

Le Président Paul Quilès est alors intervenu pour évoquer certaines informations diffusées par la presse, selon lesquelles la France aurait exigé le départ du Général Dallaire, qui, de son côté, avait menacé " de faire abattre les avions français si les militaires français sautaient sur Kigali ". Il a demandé à M. Hubert Védrine s’il avait eu un écho de ces intentions.

Niant avoir eu connaissance de cette menace du Général Romeo Dallaire, M. Hubert Védrine a fait observer qu’elle montrait simplement qu’il disposait de moyens d’action.

Il a enfin répondu à la question de M. Brana sur la reconnaissance du caractère légitime du gouvernement intérimaire rwandais par la seule France. Le vrai problème n’est pas la question de la légitimité ou de l’illégitimité, qui ressort d’un formalisme démocratique non pertinent dans le contexte de l’époque. Il a rappelé que la France, alors isolée, tentait de négocier un cessez-le-feu dans une situation où l’on assistait parallèlement à la campagne militaire du FPR pour conquérir le pays et à la poursuite des massacres. Peut-être est-ce à ce moment-là, d’ailleurs, que le Général Romeo Dallaire a voulu se mettre en travers de l’action de la France. Il est vrai que la France s’est trouvée seule à être restée en contact avec toutes les parties, et notamment avec le gouvernement intérimaire, en vue de parvenir à un accord de cessez-le-feu. Mais, dès après la victoire du FPR, la France a ouvert à nouveau, après intervention de son ambassadeur en Ouganda, son antenne diplomatique à Kigali : on pourrait donc, dans le même ordre d’idées, s’interroger sur la reconnaissance de la légitimité du FPR qui venait à peine d’achever sa conquête par la force. La réponse serait alors identique : la France ne trie pas et ne juge pas les uns plus légitimes que les autres. Elle avait, sous les yeux, un affrontement terrible, qu’elle observait avec consternation, son but ayant été, depuis des années, par un engagement isolé et méritoire, d’empêcher cet affrontement. D’où sa volonté de négocier un cessez-le-feu, ce qui nécessite un dialogue avec chacune des parties. C’est à ce moment là que se déroule la rencontre entre le Président Museveni et le Président François Mitterrand à l’Elysée.

M. Jacques Myard s’est félicité qu’ait été rappelée, à l’occasion de cette audition, la réalité du monde international. Les " stratèges de café du commerce " pourront regretter que la France ne reconnaisse pas les formations d’opposition et traite seulement avec les gouvernements en place. Dans ce monde très imparfait, il faut admettre que la démocratie s’apprend et que le despotisme éclairé peut être une garantie dans ce lent apprentissage. Il a soutenu les analyses de M. Hubert Védrine sur la politique de sécurisation menée, de longue date, par la France en Afrique. Faisant allusion au propos de M. Hubert Védrine sur le soutien à un Gouvernement en place qui représente 80 % de la population -ce qui n’est pas rien-, il a interrogé le Ministre sur la nature des renseignements dont on disposait en 1990-1991 sur les attaques venues de l’extérieur. Enfin, il a voulu recevoir confirmation de la cohérence d’analyse entre les différents représentants des pouvoirs publics français malgré la cohabitation.

M. Hubert Védrine a souligné qu’en matière de démocratisation il convenait d’éviter deux raisonnements extrêmes ; d’une part, un discours relativiste qui conduirait à dire que la démocratie est une forme de gouvernement réservée aux Européens et aux Occidentaux et, d’autre part, une approche qui voudrait imposer notre conception de la démocratie, qui a une histoire et s’est forgée au fil des siècles non sans heurts et sans violence. Entre ces deux conceptions, il convient de trouver un équilibre. La France a orienté sa politique de coopération vers une voie qui l’amène à favoriser l’instauration d’un Etat de droit dans lequel existent un état civil et des listes électorales, une justice qui fonctionne, une gendarmerie qui assure le maintien de l’ordre dans la légalité et une armée capable d’effectuer des missions militaires sans débordements. Tous ces éléments indispensables constituent en quelque sorte l’humus dans lequel s’enracine la démocratie, qui ensuite peut se développer dans un formalisme plus sophistiqué. Si ces conditions préalables n’existent pas, il est illusoire d’espérer une réelle démocratisation.

Dans la période 1990-1991, il paraît peu probable que le Président Habyarimana ait ressenti l’attitude de la France à son égard comme un soutien. En effet, la politique de sécurisation du territoire rwandais conduite par la France pour garantir les conditions de la mutation politique du régime vers la démocratisation signifiait pour le Président Habyarimana une réduction très sensible de ses pouvoirs. Ce dernier était, bien entendu, traité comme l’interlocuteur officiel de la France mais n’en a pas reçu de soutien direct.

M. Hubert Védrine a indiqué que le soutien de l’Ouganda au FPR avait été étayé par de nombreux rapports, qui ont d’ailleurs conduit le Conseil de Sécurité de l’ONU à placer des observateurs à la frontière entre ce pays et le Rwanda. Le rôle joué par les réfugiés tutsis dans l’évolution politique intérieure de l’Ouganda et notamment dans l’arrivée au pourvoir de son Président Yoveri Museveni étant établi, il a estimé qu’il n’était pas, en conséquence, illogique que ce pays ait soutenu le mouvement tutsi.

Il a ensuite déclaré que, pendant la période de cohabitation, il n’y avait pas eu de désaccord sur l’analyse de la situation et de notre rôle. La nécessité d’une action de la France, épaulée par d’autres pays, et avec l’accord du Conseil de Sécurité, avait recueilli un consensus. Il a reconnu que des discussions précises avaient porté, non pas sur le principe d’une intervention de la France qui n’allait pas attendre indéfiniment l’hypothétique ralliement d’autres Etats, mais sur la conception et la mise en oeuvre de l’opération Turquoise, son dimensionnement, son étendue, ses objectifs, etc. Cette situation relève toutefois du processus normal de prise de décision en période de crise. En Conseil restreint, le Président Mitterrand et M. Alain Juppé partageaient une même conception alors que MM. Edouard Balladur et François Léotard avaient une approche différente, ce qui a conduit naturellement à une décision de synthèse. Ce mode de fonctionnement aurait d’ailleurs été, de toute évidence, le même s’il n’y avait pas eu cohabitation.

M. Kofi Yamgnane s’est interrogé sur les raisons qui avaient pu conduire la France à nouer des liens avec le Rwanda, pays dont la puissance coloniale de tutelle était la Belgique, dont le sous-sol ne recèle aucune matière première et dont la situation géographique n’en fait pas un pays stratégique pour nos intérêts en Afrique, d’autant plus que quelques années auparavant la France avait connu des déboires avec le Burundi dans le cadre de l’affaire du Carrefour du Développement.

M. Hubert Védrine a confirmé que le Rwanda ne revêtait aucun intérêt stratégique particulier pour la France qui n’était même pas le principal fournisseur ou le principal client du Rwanda. Il a rappelé que l’accession à l’indépendance du Zaïre, du Burundi et du Rwanda ne s’était pas déroulée dans des conditions optimales. Elle s’était d’ailleurs traduite à cet époque au Rwanda par des affrontements entre Hutus et Tutsis et un premier exode de Tutsis vers l’Ouganda. Ces trois pays se sont tournés vers la France car elle était le seul pays qui conservait encore une politique exprimant son intérêt et son amitié pour un continent qui semblait largement abandonné par les autres puissances. Il a rappelé que de nombreux pays considèrent l’Afrique comme un continent perdu pour l’évolution du monde et s’en désintéressent. La France du Général de Gaulle, puis de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing a incarné, avec beaucoup de force, l’image même d’un partenaire, vers qui, après les indépendances, l’Afrique s’est naturellement tournée. Pourquoi la France aurait-elle rejeté les ex-colonies belges, alors qu’elle admettait dans les rencontres africaines qu’elle organisait les anciennes colonies portugaises ?

Les liens de la France avec le Rwanda ont été notamment concrétisés par le Président Giscard d’Estaing en 1975 sous la forme d’un accord de coopération dans le domaine militaire. Dans l’analyse du Président Mitterrand, ce qui importait en matière de politique africaine était avant tout le raisonnement global. Il n’y avait pas de point d’application stratégique particulier, pas plus au Rwanda qu’au Tchad. Il considérait, comme ses trois prédécesseurs, que la France avait souscrit un engagement de sécurité et que si elle n’était pas en mesure d’apporter une aide dans un cas aussi simple que celui d’un Etat ami envahi par un pays armé, sa garantie de sécurité ne valait plus rien.

M. Yves Dauge a souhaité savoir si les contacts qu’avait établis la France avec l’ensemble des parties prenantes au conflit rwandais s’étaient développés de manière permanente et constante et ne comprenaient aucune exclusive. Il s’est demandé si les relations que pouvait entretenir la France avec l’Ouganda étaient susceptibles d’infléchir les positions de ce pays.

M. Hubert Védrine, constatant et regrettant que l’action, isolée, de la France n’ait pas suffi à empêcher le drame, a admis que cette action n’avait pas été efficace. Il a toutefois remarqué que tous ceux qui n’ont rien fait ont encore plus fait défaut. La France a eu la volonté de nouer des contacts aussi bien sur place à Kigali qu’à Kampala ou à Paris, avec l’ensemble du spectre politique rwandais. De nombreuses rencontres ont été organisées auxquelles des représentants du Département d’Etat américain ont été associés au cours du mois de juin 1992, de façon à ce que les Etats-Unis exercent une influence sur l’Ouganda et par là même, de façon indirecte, sur le FPR. L’optimisme dont le Général Romeo Dallaire a fait preuve devant l’ONU quelques jours avant l’attentat était partagé, de bonne foi, par de nombreux responsables en raison des perspectives créées par les accords d’Arusha. Les contacts ont été maintenus au fil des années avec l’Ouganda qui suivait pourtant une politique à dimension régionale et avait contracté une sorte de dette auprès du FPR. Ces contacts permettaient d’espérer que l’Ouganda userait de son influence pour convaincre le FPR de se prêter à un accord aux termes duquel il n’exercerait qu’une partie du pouvoir. Les nombreux contacts entretenus par la France à l’époque avec toutes les parties avaient d’ailleurs pour objectif de les encourager à converger vers une solution politique qui semblait la seule voie possible bien qu’elle n’ait été la préférence d’aucune d’entre elles.

M. Michel Voisin a rappelé que, dans son exposé liminaire, M. Hubert Védrine avait insisté sur le fait que la France avait refusé l’engagement direct de ses forces. Or, selon certains textes, datant de 1990, les forces armées rwandaises, aidées par les forces françaises, belges et zaïroises auraient repoussé l’offensive du FPR. Par ailleurs, il a été précisé devant la mission d’information qu’en 1992 le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale avaient suspendu leur aide au Rwanda provoquant l’arrêt des réformes économiques dans ce pays, en raison du gonflement de ses dépenses militaires -les effectifs des FAR passent à cette époque de 5 000 à 40 000 hommes. Il s’est alors posé la question de la cohérence de la politique française dans une période où elle renégociait ses accords de coopération militaire.

M. Hubert Védrine a estimé que les autorités du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale ne poursuivaient pas les mêmes objectifs de sécurité et de recherche d’une situation pacifique et que leurs critères d’appréciation de la situation relevaient par conséquent d’une logique différente de celle de la France. Certes à cette époque les dépenses militaires du Rwanda avaient considérablement augmenté, mais cela correspondait à un effort compréhensible pour un pays qui était attaqué. Il eût été paradoxal pour la France, qui s’était impliquée dans la recherche d’une réconciliation nationale négociée, de se retirer au moment où on avait le plus besoin d’elle. Les seuls retraits envisagés par la France ont correspondu aux démarches qu’elle a engagées auprès du Conseil de Sécurité pour qu’une force internationale prenne le relais de son contingent ou vienne en appui de ses forces, afin qu’elle ne reste pas seule à entretenir une coopération militaire avec le Rwanda.

Pour ce qui est de l’engagement de la France, il convient de préciser les modalités exactes de l’aide apportée. M. Hubert Védrine a rappelé à ce propos que le Président Habyarimana s’était toujours plaint à la fois des pressions politiques exercées sur lui et de l’absence de soutien militaire direct de la France, dans la mesure où le Président Mitterrand avait toujours repoussé ses demandes d’envoyer des troupes françaises à la frontière de l’Ouganda. Quant à la nature de la coopération militaire de la France avec le Rwanda, il a suggéré de poser la question aux autorités militaires, tout en confirmant, ce qui n’était pas un secret, qu’il y avait eu une aide à la formation des troupes d’un pays militairement attaqué.

A une question complémentaire de M. Michel Voisin sur les effectifs du FPR, M. Hubert Védrine a répondu que, tout en ignorant leur nombre exact, il les estimait à quelques milliers d’hommes mais qu’il conviendrait également de poser la question aux experts militaires.

M. Bernard Cazeneuve a évoqué les relations entre la France et les Etats-Unis concernant le Rwanda de 1990 à 1994. Il a souhaité savoir si s’étaient manifestées des contradictions fortes entre les visions stratégiques de ces deux pays sur l’avenir de la sous-région, si celles-ci s’étaient traduites dans les conversations qu’avait eues le Président de la République avec son homologue américain et si le Président François Mitterrand avait pu trouver un accord avec le Président des Etats-Unis sur l’analyse de la situation de cette zone. Abordant ensuite le fonctionnement de l’appareil de l’Etat et le rôle des différentes structures qui au sein de l’Elysée contribuent à la mise en oeuvre de la politique africaine, il s’est interrogé sur l’opportunité de séparer les missions de la cellule africaine et de la cellule diplomatique et s’est demandé si des relations courtoises mais ténues suffisaient à assurer la cohérence dans le processus de prise de décisions. Après avoir demandé quelles impulsions données par la cellule africaine ne relevaient pas du domaine du ministère des Affaires étrangères, il s’est enquis du rôle exact de l’état-major particulier du Président de la République au moment des crises, notamment dans la définition des objectifs des opérations sur le terrain et du suivi de la coopération militaire. Enfin, il s’est interrogé sur la possibilité de relations ou de lignes directes entre cet état-major et les troupes françaises présentes au Rwanda en dehors des circuits administratifs normaux.

Relevant que les prochaines auditions, par exemple celle de l’Amiral Jacques Lanxade, permettraient de compléter sa réponse, M. Hubert Védrine a tout d’abord affirmé que, dans les relations entre la France et les Etats-Unis, la question du Rwanda n’avait jamais été un élément central dans la mesure où bien d’autres sujets -réunification de l’Allemagne, conflit yougoslave, effondrement de l’Union soviétique- monopolisaient l’attention à cette époque de bouleversements des rapports est-ouest. Il n’est pas possible de parler de contradiction frontale, les priorités n’étaient pas les mêmes et les raisonnements différents. Les Etats-Unis portaient leur attention sur le Soudan qu’ils considéraient comme un foyer de terrorisme important, et aidaient en conséquence les pays riverains, ce qui explique leur soutien au Président Museveni et le développement de leurs relations de coopération avec l’Ouganda. Les Etats-Unis ont sans doute éprouvé une sympathie à l’égard du FPR, en raison du soutien que lui accordait l’Ouganda. Aucune animosité ou critique du département d’Etat à l’égard de la France n’a toutefois été notée, ce qui supposait une concertation minimale entre la France et les Etats-Unis. Le sujet du Rwanda ne faisait pas l’objet d’arbitrages au plus haut niveau, sauf exceptions, mais d’ajustements au niveau des ministères. La France a cependant demandé aux Etats-Unis d’agir auprès du Président Museveni afin qu’il modère le FPR et que ce dernier limite ses attaques incessantes. Il s’agissait de gagner du temps pour permettre de consolider l’accord politique. Il convient de rappeler qu’au début du mandat du Président Bill Clinton, les Etats-Unis avaient été traumatisés par l’expérience désastreuse de la Somalie et qu’ils avaient décidé de ne plus revenir en Afrique comme le montre la longueur des discussions récentes pour obtenir leur accord en vue d’une intervention en République Centrafricaine.

M. Hubert Védrine a souligné que les structures administratives de l’Elysée n’étaient pas inscrites dans la Constitution mais dépendaient de la volonté du Président de la République. C’est pourquoi leur organisation a varié selon les périodes. Les possibilités de coopération entre les équipes sont nombreuses. Quoiqu’il en soit, il a estimé que les capacités d’intervention de la cellule africaine de l’Elysée faisaient fréquemment l’objet d’exagérations et relevaient souvent du fantasme. Il est vrai que les responsables de cette cellule ont de fréquents contacts avec les Présidents pour des affaires concrètes mais il s’agit d’une spécialisation administrative et non de missions secrètes. Les relations de la cellule africaine avec le secrétariat général de l’Elysée relèvent d’une organisation interne qui dépend du Président de la République. Certaines notes étaient ainsi cosignées par le chef de la cellule africaine et le chef d’état-major particulier ou un conseiller diplomatique, les problèmes complexes devant être abordés sous leurs différents aspects. Il a supposé qu’à l’heure actuelle, la structure était restée semblable et a considéré qu’il serait de bonne méthode de garder à l’Elysée des conseillers spécialistes des affaires africaines.

M. Hubert Védrine a souligné que la question essentielle ne réside pas dans la fusion des structures dans un seul système mais dans la coopération entre ces différents organes qui peuvent être distincts et travailler ensemble. Il n’existe pas de solution parfaite et tout dépend de la pratique. La cohérence s’établit au niveau du secrétaire général de l’Elysée ou directement du Président de la République assisté par les Ministres, par exemple au niveau des conseils restreints ou de réunions particulières ad hoc contrairement à certaines idées répandues. Le pragmatisme n’a jamais dissimulé des actions conduites en dehors des procédures régulières.

Evoquant le rôle de l’état-major particulier, M. Hubert Védrine a rappelé qu’il assurait la liaison entre le Président de la République, le Ministre de la Défense et l’état-major des armées, et que cette fonction particulière s’expliquait par le rôle constitutionnel du Chef de l’Etat, Chef des armées et responsable de la dissuasion nucléaire. L’état-major particulier prépare les réunions relevant de son domaine de compétences et transmet les instructions du Président. Il ne définit, ni ne mène de politique autonome et, si le Chef d’état-major peut faire valoir ses avis ou ses points de vue, c’est avant tout une instance d’exécution, de transmission et de relais.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr