Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a rappelé que M. Michel Lévêque, actuellement Ministre d’Etat à Monaco, avait exercé les fonctions de directeur des affaires africaines et malgaches (DAM) de mars 1989 à mars 1991, période au cours de laquelle a éclaté la crise politique rwandaise, le 1er octobre 1990 avec l’attaque du pays par les forces du FPR et qu’il avait eu à connaître des difficultés du processus démocratique engagé au Rwanda à la suite du discours de La Baule.

M. Michel Lévêque a indiqué qu’avant d’être directeur du service des affaires africaines et malgaches, il avait été sous-directeur et directeur adjoint de ce même service de 1982 à 1985, puis ambassadeur de France en Libye de 1985 à 1989.

Il a précisé que, pour la période au cours de laquelle il avait été directeur des affaires africaines et malgaches, il pourrait apporter des précisions sur trois sujets : tout d’abord l’analyse faite par le ministère des Affaires étrangères de la situation politique du Rwanda en 1989 et de son évolution après l’attaque du FPR, le 1er octobre 1990 ; en deuxième lieu, les initiatives diplomatiques prises au cours de cette période, avant et après l’attaque du FPR, afin de promouvoir le processus de démocratisation au Rwanda, une solution au problème du rapatriement des réfugiés, et le maintien de la paix et de la stabilité régionale ; enfin, les modes de consultation et de concertation des instances administratives françaises concernées par la situation en Afrique et la crise au Rwanda.

Avant d’aborder l’analyse de la situation politique au Rwanda, il a rappelé que la situation générale du continent africain était marquée en 1989-1990 par de très nombreux conflits armés dans la corne de l’Afrique (Ethiopie, Somalie, Erythrée), en Afrique australe (Mozambique, Angola, Namibie) en Afrique centrale (Tchad et Sud-Soudan) et par des crises intérieures dont on craignait qu’elles ne débouchent sur des troubles encore plus graves (Zaïre, Centrafrique, Burkina-Faso, Bénin, Togo, Mali, Niger, Comores, Afrique du Sud).

M. Michel Lévêque a indiqué que la situation était si grave qu’il avait demandé à ses collaborateurs, avant le sommet de La Baule, de réfléchir aux scénarios de crises susceptibles d’affecter les pays africains. Il a donné lecture d’un extrait de ce rapport : " L’Afrique paraissait depuis des années vouée à l’immobilisme politique, au déclin économique et à la marginalisation internationale. Elle connaît une période de crise annonciatrice de profonds changements. Ces crises affectent la plupart des pays, elles sont accompagnées de manifestations de violence. Si les surgissements des turbulences peuvent varier dans le temps, ils n’en semblent pas moins inéluctables sauf si, par anticipation, les régimes encore épargnés mettent rapidement en place les réformes nécessaires. L’Afrique se trouve actuellement dans une phase de fin de partie, seule la voie démocratique paraît pouvoir aujourd’hui donner une issue durable aux situations de crise que connaît l’Afrique. (...) Le réalisme politique consisterait, pour la France, à aider au passage de ce cap difficile ceux qui manifestent la volonté d’adopter les réformes conformes à nos idéaux : mise en place de structures de dialogue, organisation d’élections libres, changements constitutionnels démocratiques. (...) Quant à notre armée, sa mission ne peut en aucune façon consister à cautionner les régimes en place. Elle a pour vocation d’aider à préserver la souveraineté, l’intégrité territoriale des pays amis contre les agressions extérieures ", particulièrement au Tchad que la France avait aidé suite à l’agression libyenne.

S’agissant plus particulièrement du Rwanda, il a donné lecture d’un autre extrait : " Sous des apparences débonnaires, le régime du Général Habyarimana n’a jamais été une démocratie. Les événements en Europe de l’est et la contestation des pouvoirs en Afrique de l’ouest ont fait prendre conscience aux autorités de Kigali de la nécessité de mener à bien des réformes. Cet exercice, commencé avec prudence, a été accéléré à la suite de l’invasion du Rwanda le 1er octobre 1990. Habyarimana a un pouvoir sans partage. Le pouvoir rwandais a une image favorable, probablement parce que le Rwanda n’a pas connu les excès pratiqués dans les pays voisins, Burundi et Ouganda. Pourtant, le régime du Président Habyarimana, parvenu au pouvoir en 1973 à la suite d’un coup d’état militaire, offre un tableau peu attrayant. Le Président Habyarimana dirige le pays sans partage. Il s’appuie sur son clan de Gisenyi et sur l’influence de la famille de sa femme. Il a progressivement écarté, par la force, ses opposants et a continué la politique d’exclusion des Tutsis, en particulier, en refusant à ceux qui avaient quitté le pays en 1959, à la suite du renversement de la monarchie tutsie par les républicains hutus, le droit de revenir au Rwanda. S’appuyant sur le MRND (mouvement révolutionnaire national pour le développement), qu’il a créé en 1975, le Président Habyarimana a doté le Rwanda d’un système présidentiel. Mais le Président est également chef de parti et l’unique candidat des élections qui se déroulent tous les cinq ans. En fait, tous les pouvoirs procèdent du Chef de l’Etat qui distribue postes et gratifications en fonction de son intérêt. "

Un deuxième paragraphe préconisait des réformes : " Le caractère peu ouvert et moralisateur du pouvoir rwandais a suscité un mécontentement certain dans les villes, dans ce pays qui reste essentiellement rural. Les étudiants, puis les fonctionnaires, touchés par la crise économique, ont manifesté. Le Président a réagi en sanctionnant ceux qui avaient violé le conformisme ambiant puis il a engagé une réflexion de fond en confiant à une commission le soin de proposer des réformes. Parallèlement, il a commencé les négociations avec son voisin ougandais sur le problème des réfugiés, envisageant de leur reconnaître des droits, mais excluant, pour des raisons démographiques, de les accueillir au Rwanda. L’invasion du 1er octobre 1990 a donné une impulsion nouvelle au projet de réformes du régime rwandais. Au risque de se voir déposséder de son pouvoir, le Président Habyarimana s’est engagé à faire les concessions qui s’imposaient pour parvenir à un dialogue avec son opposition intérieure et extérieure, reconnaissant l’existence du problème des réfugiés et leur droit à circuler au Rwanda, envisageant la possibilité de créer des mouvements politiques, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et annonçant un calendrier de réformes. "

Un autre passage relatif aux droits de l’homme précisait à l’époque : " Les droits de l’homme ne sont pas bafoués de façon systématique au Rwanda. Le poids d’une certaine morale véhiculée par une église omniprésente y contribue certainement. Cependant, le pays connaît des affaires, des arrestations arbitraires, des disparitions. Par ailleurs, le problème des relations entre Hutus et Tutsis a été résolu de façon discriminatoire à l’égard des Tutsis qui n’ont pas accès aux emplois publics. Pour ceux qui s’étaient réfugiés en Ouganda, à la suite du renversement de la monarchie, ils se sont vu refuser le droit au retour. L’invasion du pays par ces mêmes réfugiés le 1er octobre a contribué à une prise de conscience du problème. Le parti unique, avec l’absence de véritable débat, le pouvoir confisqué par le Président qui distribue postes et avantages aux membres de son entourage, l’illégalité de contester et de former des partis politiques, l’inexistence de la liberté syndicale, etc. "

Evoquant la politique de la France à cette époque, M. Michel Lévêque a mentionné les démarches qui avaient été entreprises avant le déclenchement de l’offensive du 1er octobre 1990 auprès du Président Habyarimana pour qu’il procède à une ouverture politique institutionnelle. En particulier, au moment de la conférence de La Baule, les entretiens du Président de la République avec le Président Habyarimana ont porté sur la nécessité de réformes intérieures. Ces démarches ont amené le Président Habyarimana, peu après la réunion de La Baule, dans son discours du 5 juillet, à annoncer la fin de la confusion entre présidence de parti et présidence de la République et le début d’un processus démocratique. Les efforts de la diplomatie française ont également porté sur le problème des réfugiés qui perdurait depuis trente ans. A la suite de ces pressions, le Président Habyarimana a accepté de réactiver la commission rwandaise et le comité rwando-ougandais sur les réfugiés. Paradoxalement, cette décision a peut-être incité le FPR, qui préparait depuis un certain temps son coup de force, à devancer le règlement pacifique du problème des réfugiés et à passer immédiatement à l’attaque.

Par ailleurs, des contacts avaient été pris, avant comme immédiatement après le premier coup de force du 1er octobre, avec les autorités des pays voisins, notamment avec le Président Museveni, pour attirer leur attention sur les dangers que les tensions que connaissait le Rwanda représentaient pour la stabilité régionale. Ces tentatives de désamorçage du conflit armé se sont révélées vaines avec l’offensive de l’APR du 1er octobre 1990. Face à cette situation, la France a pris alors d’autres initiatives pour assurer la protection et le rapatriement de ses ressortissants, obtenir l’arrêt de l’agression extérieure et encourager la recherche d’une solution politique interne garantissant le respect des droits de l’homme au Rwanda et permettant le règlement du conflit militaire qui venait d’éclater.

M. Michel Lévêque a souligné que la France était en étroit contact avec trois pays : la Belgique, les Etats-Unis et l’Allemagne et que lui-même entretenait des relations suivies avec le ministère des Affaires étrangères belge et avec le sous-secrétaire d’Etat américain pour l’Afrique, M. Hermann Cohen à l’époque, qui venait régulièrement à Paris. Il n’y avait pas de grande différence d’approche concernant la démocratisation au Rwanda, le règlement du problème des réfugiés et le souci de dissuader le Président Museveni de " mettre de l’huile sur le feu ", nos partenaires partageant la même analyse et les mêmes préoccupations que les nôtres.

Il a cité, au nombre des initiatives diplomatiques de la France, une mission accomplie du 5 au 9 novembre 1990, donc très peu de temps après l’attaque du FPR, par une délégation, qui comprenait M. Jacques Pelletier, Ministre de la Coopération, M. Jean-Christophe Mitterrand et lui-même en tant que directeur d’Afrique. Cette délégation avait rencontré à Bruxelles M. Marc Eyskens, Ministre belge des affaires étrangères, puis elle s’était rendue à Kigali, à Dar Es-Salam, à Gbadolite au Zaïre, à Kampala, à Nairobi, à Bujumbura et de nouveau à Kigali pour revoir le Président Habyarimana et lui faire part de ses réflexions et de ses préoccupations.

M. Michel Lévêque a précisé que lors de l’escale de Bujumbura, au Burundi, il s’était entretenu avec des représentants du FPR pour se rendre compte de leurs intentions et prôner le dialogue et la négociation. Ces représentants ont surtout insisté sur le retour des réfugiés et le partage du pouvoir. A l’époque, ils n’ont d’ailleurs émis aucune critique à l’encontre de la présence au Rwanda d’éléments militaires français, d’autant que cette présence était justifiée par la protection des Français et la nécessité de prévoir leur rapatriement éventuel.

Après le 1er octobre 1990, le Rwanda avait envisagé de déposer une plainte au Conseil de Sécurité de l’ONU pour agression extérieure. Mais, compte tenu des aléas de cette procédure et du fait que l’Ouganda n’aurait pas manqué de s’élever contre cette action, le Rwanda a préféré faire appel à l’OUA, présidée à l’époque par le Président Museveni. Le Rwanda escomptait que sa double qualité de Président de l’OUA et de l’Ouganda l’empêcherait d’accorder une aide trop importante au FPR et le conduirait à faciliter les négociations avec ce dernier. Cette démarche qui consistait à faire prendre en charge le plus largement possible le règlement des problèmes africains par les africains eux-mêmes était une politique qui rejoignait les préoccupations de la France.

M. Michel Lévêque a ensuite traité des procédures de consultation et de concertation, étroites et régulières, entre les différentes instances administratives françaises concernées par l’Afrique. Il a souligné que ces procédures devenaient quasi permanentes en temps de crise et qu’une réunion hebdomadaire réunissait à l’Elysée, outre la cellule de la présidence de la République pour les questions africaines, le directeur des affaires africaines et malgaches, le directeur du cabinet du Ministre de la Coopération, le Chef d’Etat-major particulier du Président de la République ou son adjoint, un membre du cabinet du Ministre de la Défense, le directeur de la DGSE ou son adjoint, un membre du cabinet du Ministre des Finances et un représentant de la direction du Trésor.

Au terme de ces réunions qui permettaient d’évoquer et de débattre des questions d’ordre diplomatique, politique, économique et militaire liées à la situation des pays africains et à la politique française dans ces pays, le ou les Ministres concernés ou le Gouvernement dans son ensemble décidaient des mesures à prendre. En cas de crise, des cellules spéciales étaient mises en place au Quai d’Orsay avec les mêmes participants. Des réunions spéciales du même genre pouvaient avoir lieu, par ailleurs, à l’Elysée ou au ministère de la Défense. Mais, dans tous les cas, il s’agissait de confronter des informations et des points de vue afin de permettre la prise de décision politique dans les meilleures conditions.

S’interrogeant sur le caractère prévisible du génocide d’avril 1994, il a souligné l’existence de nombreux éléments préoccupants, notamment le manque de démocratie au Rwanda, l’absence de règlement du problème des réfugiés, la volonté du FPR de reprendre le pouvoir par les armes, la connivence de l’Ouganda avec le FPR, qui comprenait essentiellement des Tutsis ayant servi dans les forces ougandaises et permis au Président Museveni de prendre le pouvoir.

Il a déclaré que l’accumulation de ces différents facteurs avait mené à des massacres interethniques et que la France avait fait tout ce qu’elle avait pu à l’époque pour tenter d’empêcher le dénouement tragique du génocide. M. Michel Lévêque a conclu son exposé en rappelant que l’histoire n’est pas arrêtée, ni au Rwanda ni dans les autres pays d’Afrique, et que la politique africaine de la France consiste à aider ces pays à aller vers la démocratie et le respect des droits de l’homme, de manière à éviter la répétition d’un tel drame.

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quel rôle avait précisément joué l’élément ethnique au regard de l’opposition entre Hutus du nord et du sud, et entre Tutsis de l’intérieur et Tutsis exilés.

M. Michel Lévêque a considéré qu’aucun déterminisme séculaire ne conduisait les Hutus du sud et du nord et les Tutsis à se massacrer réciproquement. Même si les problèmes ethniques existent partout en Afrique, il faut en effet des ingrédients politiques pour qu’ils s’exacerbent et conduisent aux massacres, comme il a été constaté en Yougoslavie ou dans d’autres pays. En 1989-1990, au Rwanda, les tensions ethniques se manifestaient au nord et au sud. La question des 500 000 réfugiés tutsis qui avaient dû fuir leur pays à partir des années soixante pour se réfugier dans les pays voisins, en Ouganda, au Burundi, au Kenya ou en Tanzanie n’avait pas été résolue. Les Tutsis restés au Rwanda ne bénéficiaient pas de tous les droits dont ils auraient dû disposer pour participer à la vie politique et administrative et pour entrer dans l’armée. Il y avait un accaparement du pouvoir par le clan des Hutus du nord et une situation non démocratique tout à fait discriminatoire.

Si des réformes démocratiques avaient été entreprises, le conflit ethnique aurait pu être évité. Le régime du Président Habyarimana aurait trouvé un soutien populaire plus important dans la communauté hutue elle-même. Il ne faut pas oublier qu’il y a eu des Hutus, du sud en particulier, mais aussi du nord, tel que Pasteur Bizimungu qui se sont ralliés au FPR à l’époque. Les conflits ethniques ne sont pas préécrits pour aboutir à une situation fatale. C’est le manque de démocratie, l’absence de règlement du problème des réfugiés qui ont amené à la conclusion tragique du génocide.

M. Jacques Myard a demandé combien il y avait de pays démocratiques en Afrique et si le cas du Rwanda était à cet égard spécifique.

M. Michel Lévêque a répondu que l’Afrique était littéralement en état de crise générale et qu’hormis le Sénégal, qui connaissait néanmoins un conflit en Casamance, il n’y existait guère de régimes démocratiques.

M. Jacques Myard a rappelé que, lors des auditions précédentes, des professeurs avaient remis en cause la différence ethnique entre Tutsis et Hutus. Il s’est demandé si la direction des affaires africaines et malgaches était consciente que les différences ethniques reposaient avant tout sur l’histoire et les acquis culturels.

M. Michel Lévêque a rappelé que les Hutus appartiennent au groupe bantou, que les Tutsis sont un groupe nilotique, mais qu’au cours des siècles des mélanges se sont produits entre ces populations. La direction des affaires africaines et malgaches n’a jamais pensé qu’il pourrait y avoir au Rwanda une solution fondée, comme au Burundi, sur un partage et des répartitions ethniques. Les problèmes ethniques mènent obligatoirement à des situations de conflits et de crise si le tribalisme ou la discrimination ethnique servent de mode de gouvernement.

La problématique de l’époque était d’amener le Président Habyarimana à comprendre qu’il fallait régler la question des réfugiés, avant même le 1er octobre 1990, sachant que 500 000 réfugiés actifs constituaient un danger potentiel. Par ailleurs, la discrimination était " légale " à l’intérieur même du Rwanda et la France a beaucoup insisté auprès du Président Habyarimana pour qu’il supprime toute mention ethnique sur les cartes d’identité. Les gens se savaient néanmoins Tutsis ou Hutus, probablement pour des raisons sociales. La direction des affaires africaines et malgaches se rendait bien compte que, si le Président Museveni cessait d’accorder une aide militaire aux réfugiés, le problème pourrait se régler par des voies politiques et qu’il convenait, à cet effet, d’obtenir du Président Habyarimana des réformes intérieures mettant fin à la discrimination raciale.

M. Jacques Myard, rappelant que M. Michel Lévêque avait indiqué que si des réformes démocratiques avaient été effectuées, le génocide aurait peut-être été évité, s’est demandé si le processus de La Baule, qu’il acceptait bien volontiers, ne conduisait pas toutefois à de graves échecs à partir du moment où les conditions d’une véritable démocratisation n’étaient pas réunies et où n’existaient pas de contre-pouvoirs.

M. Michel Lévêque a affirmé que, s’il n’y avait pas eu La Baule et les efforts français, le conflit se serait produit de toute façon. Seules la démocratisation interne, la formation d’un Gouvernement de coalition, une négociation avec les émigrés pour régler la question de leur retour pouvaient éviter le conflit, c’était là la seule voie possible.

M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité. Il a demandé à M. Michel Lévêque de confirmer l’information, avancée par différentes personnes entendues par la mission, selon laquelle cette suppression avait été demandée avec insistance pour la première fois au Président Habyarimana à l’occasion de la visite effectuée par M. Jacques Pelletier en novembre 1990 à Kigali. Il a souhaité savoir quel avait été le dispositif mis en place par les administrations et par les responsables politiques français pour que cette suppression entre effectivement dans les faits.

M. Michel Lévêque a confirmé que, lors de la visite de M. Jacques Pelletier, la délégation avait insisté pour que soit décidée cette suppression symbolique de manière à manifester l’abolition, au Rwanda, des différences de traitement en fonction des origines ethniques. Il n’a cependant pas pu préciser si la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité avait été demandée au Président Habyarimana avant le 1er octobre 1990, mais quoiqu’il en soit, la direction des affaires africaines estimait que sur le plan des principes démocratiques, il fallait absolument supprimer toutes ces mentions. Le Président Habyarimana avait donné son accord et avait annoncé publiquement cette mesure pour laquelle la coopération avait prévu des crédits car il y avait un problème de financement. M. Michel Lévêque a toutefois déclaré ignorer si un suivi de cette question avait été assuré.

M. Bernard Cazeneuve a demandé à quelle époque le FPR avait élaboré son programme politique et si la direction des affaires africaines et malgaches avait procédé à une analyse approfondie de celui-ci. Dans ce cas quelle en était la dimension ethnique et politique et quelle était la part de la revendication démocratique ?

M. Michel Lévêque a rappelé que le FPR et l’APR s’étaient développés en Ouganda, dans le courant de l’année 1990 surtout, de manière relativement secrète. Bien que la direction des affaires africaines et malgaches ait eu conscience de la gravité de la situation et de la montée en puissance du FPR, personne, avant l’attaque du 1er octobre 1990, n’était en état de dire exactement de quelles forces disposait l’APR et quelle était l’implantation politique du FPR parmi les réfugiés. Tous les opposants s’exprimaient ouvertement en Ouganda comme en Belgique. Il y avait parmi eux non seulement des Tutsis mais des Hutus du sud et du nord. Les premiers contacts datent de la visite de M. Jacques Pelletier dans la région des Grands Lacs, en novembre 1990, et des entretiens qu’il avait eus à cette occasion au Burundi avec des membres du FPR qui comprenait à la fois des Hutus du nord, du sud et des Tutsis.

Leur programme comportait des revendications présentées sous un jour démocratique, c’est-à-dire la participation de tous les Rwandais aux élections, la fin du parti unique, la fin de toute discrimination, le retour des réfugiés. Il fallait que les 500 000 réfugiés -eux-mêmes avançaient des chiffres beaucoup plus importants- puissent revenir s’installer au Rwanda et qu’ils puissent y circuler. Le FPR, dans ces contacts, déclarait intelligemment qu’il poursuivait ces deux objectifs majeurs de démocratie interne et de retour des réfugiés.

S’agissant du pouvoir, le FPR en a revendiqué dès le départ le partage. Il demandait dans toutes les négociations avec le Président Habyarimana qu’il y ait un Gouvernement provisoire dans lequel il serait introduit. Il ne demandait donc pas un simple retour à la démocratie, avec des élections, mais entendait contrôler ce retour à la démocratie et ces élections en ayant la garantie d’être associé au pouvoir.

A une question complémentaire de M. Jacques Myard sur la nature de cette démarche qui consiste, comme les islamistes, à " avancer masqué ", M. Michel Lévêque a estimé que les opposants en Algérie avaient la même approche du partage du pouvoir.

M. Pierre Brana a souligné que la question du contrôle du retour à la démocratie avait été soulevée dans toutes les conférences nationales en Afrique et qu’il était normal que les minorités écartées du pouvoir demandent à participer à l’organisation des élections dans la période de transition. Il a demandé à quelle époque avait été rédigé le rapport sur l’état des différents pays africains mentionné par M. Michel Lévêque et à quel moment la France avait commencé à exercer des pressions sur le Président Habyarimana.

M. Michel Lévêque a indiqué que ce rapport avait été rédigé en novembre 1990, juste après l’attaque du FPR. Il a précisé que, lorsque le Président Habyarimana était venu à Paris en avril 1989, il lui avait été demandé de résoudre le problème des réfugiés et de réactiver la commission rwando-ougandaise sur les réfugiés, car la partie la plus active des réfugiés se trouvait en Ouganda et pouvait être utilisée comme force armée contre le Rwanda. La France a également insisté pour que soit entreprise une démocratisation interne. Mais le Président Habyarimana avait contre lui les Tutsis et les Hutus du sud et son pouvoir reposait principalement sur le clan des Hutus du nord. A l’époque, l’accord conclu entre les Présidents Habyarimana et Museveni pour permettre à la commission ougando-rwandaise sur les réfugiés d’organiser le rapatriement des réfugiés laissait espérer le retour de ces derniers. C’était un pari sur le règlement de la question des réfugiés comme facteur de transformation du régime.

Répondant à M. Pierre Brana sur le régime des quotas qui limitait l’accès des Tutsis à la fonction publique et sur leur exclusion des forces armées, M. Michel Lévêque a rappelé qu’il y avait peut-être un ministre et deux députés tutsis. Il a précisé que la politique des quotas, c’est-à-dire une politique discriminatoire s’appliquait dans les collèges et lycées. La direction des affaires africaines et malgaches considérait ce problème dans son ensemble, c’est-à-dire en y incluant l’armée, l’administration, les facultés et les écoles. L’exclusion des Tutsis de l’armée, constituée de Hutus, était tenue pour une discrimination importante et la suppression des quotas était considérée comme un des éléments de base des réformes démocratiques internes.

A une autre question de M. Pierre Brana sur la réaction de la direction des affaires africaines et malgaches aux télégrammes de l’ambassadeur de France à Kigali annonçant " la possibilité de massacres à grande échelle ", M. Michel Lévêque a rappelé que la direction craignait que l’armée APR massacre des civils, dans sa reconquête du Rwanda, et que parallèlement les milices hutues, en réponse aux attaques du FPR, se livrent à des massacres de Tutsis. Cette crainte de massacres ethniques était donc bien présente dans l’analyse politique, non pas par ethnicisme, mais parce que la direction des affaires africaines et malgaches se rendait compte du risque d’enchaînement des événements.

M. Pierre Brana a demandé des précisions sur les différentes rencontres de responsables français avec le Président Museveni et sur sa position à l’égard du FPR présent sur son territoire.

M. Michel Lévêque a précisé qu’au cours de la visite de M. Jacques Pelletier le 4 ou le 5 novembre 1990, le Président Museveni avait beaucoup insisté sur le problème des réfugiés mais qu’il avait minimisé son rôle, pourtant évident, dans le soutien militaire du FPR. Il agissait ainsi pour faire croire que, loin de " mettre de l’huile sur le feu ", il essayait au contraire de calmer le jeu. En tant que Président de l’OUA et membre de la Communauté des grands lacs, il ne refusait pas les contacts avec le régime du Président Habyarimana.

M. Jean-Claude Sandrier a souhaité savoir si M. Michel Lévêque confirmait ce qu’avait déclaré une personne précédemment entendue par la mission, à savoir que le FPR était considéré comme dangereux pour les intérêts français, ce qui amenait en fait, qu’on le veuille ou non, à soutenir le régime en place.

M. Michel Lévêque a souligné que la France avait des contacts avec tous les opposants, de quelque pays que ce soit, en Angola, au Mozambique, en Afrique du sud et en Namibie. Le Quai d’Orsay n’est pas exclusivement au contact avec les régimes et les gouvernements en place et participe souvent au règlement des conflits avec les opposants. Ainsi à la suite d’émeutes à Port Gentil au Gabon en 1990, la France est intervenue pour protéger ses ressortissants puis a prêché l’entente entre le Président Bongo et les opposants. De même, au Tchad, la France a entretenu des relations avec les différents protagonistes, qu’il s’agisse de M. Goukouni Oueddei, de M. Hissène Habré ou M. Idriss Déby. Si le discours de La Baule contribuait à l’évolution vers la démocratie et l’état de droit, la politique de la France était que chaque pays se détermine par ses propres voies internes.

Au Rwanda le problème était essentiellement d’éviter la guerre, donc d’éviter des massacres ethniques sous-jacents à la guerre et aux interventions extérieures. Il n’y avait pas d’a priori contre le FPR en tant que parti d’opposition. Il y avait un a priori contre une attaque armée. La France a eu de multiples rencontres avec le FPR pour favoriser le dialogue.

M. Jacques Desallangre a demandé si la France avait insisté pour que le Président Habyarimana ne dépose pas de plainte au Conseil de sécurité mais saisisse l’OUA.

M. Michel Lévêque a rappelé que le Président Habyarimana n’avait pas saisi mais consulté l’ONU et que la France ne lui avait pas dit d’aller ou non devant l’organisation internationale. Lui-même avait penché pour une solution régionale dans le cadre de l’OUA, car, à l’époque, le Président Museveni jouait un rôle clef dans le conflit. Pour porter plainte devant le Conseil de Sécurité, le Président Habyarimana devait invoquer une agression extérieure. Or il a estimé qu’il valait mieux ne pas engager une telle procédure contre l’Ouganda alors qu’il pouvait trouver un règlement avec ce pays. A l’époque, il y avait une tendance qui consistait, même pour la France, à considérer que les pays africains devaient prendre en charge le plus possible le règlement de leurs conflits et que, pour régler un conflit qui était de nature régionale, il valait mieux consulter l’ensemble des pays des Grands Lacs (Tanzanie, Ouganda, Burundi, Kenya, etc.).

Il n’y avait pas encore d’état de guerre. On comprenait parfaitement que, dans le fond, si les Africains parvenaient à régler le problème eux-mêmes, c’était sans doute la meilleure solution. Comme le Président Museveni était Président de l’OUA, on supposait qu’il devait s’impliquer fortement dans le règlement du conflit.

Evoquant les propos selon lesquels l’idée d’un génocide ne dominait pas la réflexion française, préoccupée incontestablement par la crainte d’une déstabilisation du Rwanda et soulignant que le rapport de la direction des affaires africaines et malgaches dressait un portrait très peu amène du régime du Président rwandais alors qu’il présentait le FPR dans des termes sympathiques, M. Jean-Claude Lefort a demandé des précisions sur l’analyse faite par la France des intentions réelles du FPR et de ses alliés. Il a également voulu savoir si l’action de la France au Rwanda était fidèle à la recommandation selon laquelle les armées françaises ne devaient pas cautionner les régimes en place.

M. Michel Lévêque a tout d’abord répondu que l’honnêteté intellectuelle commandait que l’on voie exactement la situation de la démocratie et des droits de l’homme au Rwanda. Tout observateur objectif ne pouvait que décrire le même tableau d’un régime discriminatoire de parti unique qui ne s’appuyait pas vraiment sur un consensus. L’opposition n’ayant pas les mêmes responsabilités que le régime en place, le FPR, à l’époque, présentait un programme " formellement " démocratique comprenant le retour des réfugiés, la non-discrimination, etc.

Reconnaissant que son propos pouvait apparaître provocateur, M. Jean-Claude Lefort s’est interrogé sur l’idée, émise par M. Michel Lévêque, que l’offensive du FPR avait abouti à ce que le régime commence à se démocratiser.

M. Michel Lévêque a déclaré qu’il n’avait pas dit cela mais que la pression des événements avait accéléré un processus de réforme, un peu tardif à ce moment-là et qui ne suffisait pas à enrayer le mouvement de déstabilisation. L’attaque armée du FPR a sans doute réduit les possibilités qui pouvaient s’offrir au Président Habyarimana de démocratiser son régime et d’arriver à un résultat par la démocratisation. Il n’y avait pas de dilemme entre massacre ethnique ou déstabilisation. S’il y avait déstabilisation, à savoir si l’attaque armée se développait, il y avait effectivement des risques de massacres. Les deux phénomènes sont liés. La politique française ne consistait pas du tout à conforter un régime, quel qu’il soit, par la présence de contingents militaires. L’aide militaire au Tchad ne visait pas à soutenir Goukouni Oueddei ou Hissène Habré. Elle avait avant tout pour objectif la protection des Français et leur évacuation, outre le soutien contre une agression extérieure. L’envoi de contingents militaires français n’est pas décidé dans la perspective politique de soutenir les régimes en place.

M. François Lamy a demandé à M. Michel Lévêque si, au vu de son expérience, il n’avait pas l’impression que la pratique consistant, pour la diplomatie française, à reconnaître les Etats, donc les frontières, et à refuser de reconnaître les régimes, ne constituait pas un frein, voire une source d’ambiguïté pour la politique que souhaite mener la France, tout particulièrement en Afrique. Se demandant si les services de renseignement français avaient pu jouer un rôle quelconque dans le renversement de tel ou tel régime, il s’est ensuite interrogé sur l’éventuelle discordance entre l’action de ces services et notre diplomatie.

Illustrant le rôle qu’ont pu jouer des interventions françaises pour faire cesser des massacres ethniques, M. Michel Lévêque a rappelé que, lors de la crise survenue entre la Mauritanie et le Sénégal, de tels massacres s’étaient produits à Dakar, au Sénégal, contre des Mauritaniens et sur la rive mauritanienne du fleuve Sénégal contre des Sénégalais. Le risque de développement des massacres ethniques, puis de l’afflux d’une masse de réfugiés de part et d’autre, et d’interventions militaires du Sénégal contre la Mauritanie ou inversement a conduit la France à des interventions très pressantes auprès du Président Diouf du Sénégal et auprès du Président Ould Taya de Mauritanie. L’action de la France a alors été décisive. Si la France n’était pas intervenue pour le règlement de ce conflit entre le Sénégal et la Mauritanie, les choses auraient pu dégénérer en massacres plus graves encore et en confrontation armée entre ces deux pays. Quant au rôle de l’armée française, celui-ci est centré sur la protection et l’évacuation de nos ressortissants, et sur la coopération avec les forces africaines dans les domaines de la formation et de l’entraînement.

M. Michel Lévêque a conclu en déclarant que pour tout Gouvernement digne de ce nom, il y a une unité dans la politique. Au cours des réunions de consultation et de concertation, chaque participant a ses sources d’information. Pour la direction des affaires africaines et malgaches, ce sont les sources diplomatiques, les rencontres avec les opposants ou avec les représentants des régimes en place. La DGSE avait ses sources. S’il y avait mise en comparaison et discussion des analyses, la politique menée était celle du Gouvernement.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr