au ministère des Affaires étrangères (mars 1991-août 1992)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Paul Dijoud, Directeur des Affaires africaines et malgaches au ministère des Affaires étrangères, de mars 1991 à août 1992, période qui a été marquée, au Rwanda, par une nouvelle offensive du FPR et qui s’est conclue par la nomination d’un premier ministre d’opposition et le lancement du processus des négociations d’Arusha. Il a souligné que son audition serait de nature à éclairer la mission sur la complexité et les ambiguïtés de la situation politique du Rwanda au moment où le Président Habyarimana semblait accepter le principe d’un partage du pouvoir avec l’opposition intérieure dans la perspective d’une transition démocratique.

M. Paul Dijoud a tout d’abord précisé qu’il n’avait pas été candidat au poste de directeur des Affaires africaines, mais qu’il s’était impliqué avec passion dans la politique africaine et, dès le départ, dans le terrible problème rwandais. M. Roland Dumas, Ministre d’Etat chargé des Affaires étrangères, qui l’avait reçu dès son arrivée, avait fait du Rwanda l’une de ses préoccupations premières. Il souhaitait que la politique africaine soit préparée et mise en œuvre à partir du quai d’Orsay. Cette vision, qui aspirait à recentrer l’action de la France en Afrique, a trouvé son aboutissement, il y a quelques mois, avec la réorganisation des services de la Coopération.

Parmi les différentes administrations qui contribuaient à notre politique africaine et dont il fallait harmoniser les actions, la direction des Affaires africaines a tenu un rôle important aux côtés du ministère de la Coopération, du ministère de la Défense et de plusieurs autres services de l’Etat qui avaient un domaine propre de responsabilités, que le ministère des Affaires étrangères s’efforçait déjà de coordonner. Cependant, il a relevé que c’était avant tout entre la présidence de la République et le ministère des Affaires étrangères que se définissaient les orientations, à partir des informations et des évaluations fournies par les uns et les autres.

L’information circulait sans réserve sur ces orientations. Elle partait, formalisée, de la direction des Affaires africaines vers le cabinet du Ministre qui approuvait les propositions des services après les avoir, le cas échéant, modifiées et les transmettait à la présidence de la République. Le Président Mitterrand était très préoccupé par l’Afrique qu’il connaissait bien, où il avait de nombreux contacts. Il se tenait constamment informé par l’intermédiaire de la cellule africaine dont il annotait les propositions qu’elle-même, dans la plupart des cas, sollicitait de la direction des Affaires africaines. Dès lors, ces propositions devenaient une référence, un point d’appui pour les décisions et les démarches ultérieures.

L’état-major particulier du Président de la République tenait une place importante dans la politique africaine, dès le moment où des militaires étaient engagés, comme c’était le cas au Rwanda. L’expérience, la compétence, la grande loyauté du Général Christian Quesnot et du Général Jean-Pierre Huchon leur ont bien sûr donné, pendant toute cette période, un grand poids. Après leur avoir rendu un hommage appuyé, il a souligné qu’il avait toujours entretenu avec eux des relations extrêmement amicales et confiantes, et que, pendant toute cette période, l’état-major particulier de la Présidence de la République avait su mener à bien la tâche difficile de faire coïncider la démarche politique et la démarche militaire. La Direction des Affaires africaines et l’Etat-major particulier avaient, quels que soient les interlocuteurs, partagé les mêmes orientations, les mêmes convictions, même si des nuances avaient pu apparaître.

M. Paul Dijoud a précisé que son exposé liminaire ferait certes appel à sa mémoire, mais reprendrait partiellement les textes, les notes, les télégrammes et les comptes rendus divers, établis au cours de la période concernée, considérant qu’il était plus intéressant de s’y reporter plutôt que d’interpréter ses propres souvenirs avec toutes les déformations que le recul du temps risque d’apporter.

Il a, dans un premier temps, fait porter sa réflexion sur le caractère prévisible ou non de la tragédie rwandaise.

Il a rappelé que le dossier rwandais avait été l’un des premiers qu’il avait eu à traiter. Tous les observateurs paraissaient redouter que se produise quelque chose de grave au Rwanda, mais personne n’en avait prévu la forme. On craignait avant tout une longue guerre civile, étant donné la nature des forces en présence, et celle des problèmes à régler. Les choses se sont passées différemment, en raison de l’enchaînement des circonstances, mais il est certain que l’on redoutait le pire.

Il a indiqué que l’histoire rwandaise et la formation des forces en présence justifiaient beaucoup d’inquiétudes. Ce pays était passé d’une domination monarchique, exercée par les Tutsis réunis autour de leur prince, sur les autres ethnies, en particulier les Hutus, petit peuple, très majoritaire, de paysans. Les Belges ont, en effet, pendant une bonne partie de la colonisation, trouvé profit à abandonner aux Tutsis une large possibilité de conduire le pays à leur gré. La décolonisation a été bâclée et les Belges sont partis le plus vite possible. A cette période où l’élection était la loi du genre en Afrique, les Rwandais ont voté selon leur ethnie, et les Hutus, rassemblés dans diverses formations, ont obtenu 70 % des voix.

Il s’en est suivi un défoulement populaire, une dégradation des équilibres. La peur s’est longtemps maintenue dans le pays. Les Hutus ont cherché à exercer leurs pouvoirs à tous les niveaux, et tout naturellement les Tutsis l’ont mal accepté. Le pouvoir hutu mis en place avec réticence par les Belges qui, à ce moment-là, ont dû changer de camp, a créé dans le pays une panique qui a marqué le début des enchaînements ultérieurs. En 1959, a eu lieu un premier génocide, suivi en 1960 par un deuxième et l’on a pu estimer que ces premiers massacres avaient fait des dizaines de milliers de morts, dans des conditions souvent atroces. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il y avait fort à craindre que la situation dérive vers de nouvelles violences de ce type.

M. Paul Dijoud a dit avoir été frappé, dès son premier voyage au Rwanda, par l’ambiance qui régnait dans Kigali et dans les campagnes. Les gens étaient terrorisés les uns par les autres. Toutefois les Hutus modérés du Sud et du Centre qui constituaient la grande majorité de la population auraient souhaité que leur pays évolue plus vite, différemment, et n’avaient pas de haine profonde pour les Tutsis. Ils n’ont pas participé au génocide. Néanmoins, ils avaient peur d’une invasion du FPR, d’un retour en force de l’ethnie des seigneurs, avec tout ce que cette menace pouvait comporter. Par ailleurs, de nombreux Tutsis étaient en butte à la volonté de vengeance de Hutus désireux d’obtenir une place correspondant à leur poids démographique et de les faire partir. Le clergé catholique, notamment l’évêque de Kigali, craignait le pire dans un contexte de peur réciproque qui menait à la haine. Il était clair que des événements tragiques surviendraient si rien n’était fait pour les empêcher.

C’est pour cette raison que la France s’était impliquée, bien qu’elle n’ait pas eu d’intérêts au Rwanda et qu’elle ne soit pas liée à ce pays de longue date. Le Rwanda était comme un accident dans le domaine des responsabilités de la France. Elle n’avait aucune vision hégémonique et il ne s’agissait pas de défendre les frontières de la francophonie. Il eût été absurde de prendre de tels risques pour un enjeu de ce type, aussi passionnant soit-il.

M. Paul Dijoud a présenté les cinq objectifs sur lesquels reposait la politique de la France au Rwanda.

Le premier était d’aboutir à un cessez-le-feu car nous considérions que rien ne pouvait se faire sans la fin des combats. La France est sans cesse intervenue auprès des deux parties et plusieurs cessez-le-feu ont été signés, mais ils ont toujours été temporaires et jamais réellement appliqués.

En second lieu, les efforts français ont consisté à contraindre le Président Habyarimana à mettre en œuvre de véritables réformes politiques et à l’appuyer quand il prenait des mesures en ce sens, sans toutefois vouloir transformer le Rwanda en une démocratie avancée. M. Paul Dijoud a considéré à cet égard que le discours de La Baule ne devait pas être interprété comme un appel à la démocratie immédiate, mais comme une orientation, une priorité dans les démarches de la France et a souligné son influence sur la vie politiques des pays africains. Tout a été fait pour convaincre le Président Habyarimana que, malgré les difficultés, il fallait, par étapes successives, mener à bien de véritables réformes pour que son pays puisse vivre dans un certain consensus.

Le troisième objectif consistait à permettre le retour des Tutsis exilés, la France estimant que le problème des réfugiés était d’une importance fondamentale. Entre 600 et 800 000 Tutsis avaient fui au moment des grands massacres et s’étaient installés dans les pays voisins, où ils vivaient dans des conditions inégales. Les uns s’étaient insérés dans les pays d’accueil ; les autres vivaient comme des parias et n’avaient qu’une seule aspiration, celle de se réinstaller au Rwanda. Ils étaient amers, frustrés, prêts à toutes les aventures. Il fallait leur donner une place dans leur pays.

Le quatrième objectif, plus complexe, difficile à expliquer à l’opinion publique française qui, déjà à cette époque, ne comprenait pas toujours les engagements de la France en Afrique quand ils prenaient un caractère militaire, était d’éviter une victoire militaire du FPR sur l’armée rwandaise, et par là même d’éviter une guerre civile. En effet, la conquête militaire du pouvoir par le FPR, qui aurait dû alors affronter une population majoritairement hostile, aurait créé une situation intenable, provoquant des répressions, des représailles et donc la guerre civile. Il convenait de faire en sorte que le FPR n’écrase pas l’armée rwandaise. Celle-ci avait d’ailleurs connu des succès lors de l’attaque sur Ruhengeri, ce qui avait permis la stabilisation du front face à une opération surprise, bien menée, mais sans grande portée. La France ne pouvant s’engager militairement, elle a décidé d’accorder aux forces armées rwandaises une aide à la formation et un appui sous la forme d’une fourniture d’équipements militaires.

Enfin, la France s’est efforcée de mobiliser ses partenaires pour éviter un embrasement de toute la région. La Belgique, ancienne puissance colonisatrice, la Grande-Bretagne qui était impliquée en Ouganda, les Etats-Unis, très attentifs à l’évolution de la situation, manifestaient leur volonté d’apporter une contribution au règlement de la crise rwandaise.

A cette époque, les Américains reconnaissaient sans difficulté le rôle de la France, qu’ils appuyaient. M. Hermann Cohen, Secrétaire d’Etat adjoint aux Affaires africaines du Gouvernement américain, suivait la ligne de conduite des Etats-Unis, consistant à laisser la France agir dans cette zone qu’elle connaissait mieux que les autres et où elle savait ce qui pouvait être fait, tout en se déclarant prêt à intervenir à la demande de la France ou en l’absence de solutions. A l’appui de cette description de l’attitude américaine, M. Paul Dijoud a évoqué un télégramme de l’ambassadeur de France à Washington, du mois de juillet 1991, selon lequel les Etats-Unis considéraient qu’il appartenait à la France et à la Belgique de jouer le rôle essentiel pour la recherche d’un accord au Rwanda et soulignaient qu’il n’entrait pas dans les intentions américaines de se substituer à ces deux pays. M. Paul Dijoud a relevé que cette attitude démontrait la confiance accordée, dans un premier temps, à la France par les Etats-Unis.

Il a ensuite abordé la dimension régionale de la crise en indiquant qu’à l’époque, un long débat avait porté sur l’implication de l’Ouganda. Celle-ci était bien connu des Etats-Unis comme le montre un télégramme de l’ambassadeur de France à Washington relatant une réunion organisée par le département d’Etat : " La Defense Intelligence Agency (DIA) du Pentagone exposait à l’attention des ambassades de France, de Grande-Bretagne et de Belgique, la situation au Rwanda. L’ambassadeur déduit que le Pentagone considère que le FPR opère au Rwanda au départ de plusieurs bases situées en Ouganda, bases mobiles mais dont la localisation est connue. La DIA est également persuadée que le FPR utilise des pistes d’atterrissage se trouvant en territoire tanzanien. Elle relève l’excellente capacité tactique du FPR et l’importance de son équipement militaire. Elle considère que l’armée ougandaise aurait la capacité d’exercer un contrôle sérieux sur la frontière avec le Rwanda, à supposer qu’elle le souhaite. Enfin les services de renseignement de l’armée pensent qu’une nouvelle offensive du FPR se prépare dans le nord-ouest, bien qu’à long terme, aucune solution militaire ne soit susceptible de faire la différence entre l’armée rwandaise et le FPR. "

Après une longue description de la stratégie et des objectifs du FPR passant d’une tactique de guerre conventionnelle à une tactique de guérilla, le télégramme indique : " Le FPR bénéficiait de plusieurs bases en Ouganda pour mener des opérations de reconnaissance avant le déclenchement de ses offensives et se replier en territoire ougandais après avoir atteint ses objectifs et éviter des engagements meurtriers. Sa tactique d’opération -dit la DIA- est remarquable pour une armée de guérilla. Depuis le 23 janvier, le FPR menait et préparait de nouvelles offensives dans la zone nord et nord-ouest. L’arrivée de trois bataillons dans la zone du parc des Volcans prouvait qu’une nouvelle offensive était en préparation. "

Selon la DIA : " Les objectifs du FPR étaient, à long terme, la restauration de la domination tutsie, et les objectifs affichés comme la démocratisation à terme du Rwanda et l’ouverture d’un dialogue avec le gouvernement n’étaient mis en avant qu’à l’intention des opinions occidentales. La stratégie du FPR pouvait être analysée comme suit : à court terme, étrangler l’économie rwandaise, mener une guerre d’usure contre l’armée et conquérir le terrain ; à moyen terme, acculer le gouvernement rwandais à la négociation et s’insérer dans les structures gouvernementales ; à long terme, contrôler le gouvernement.

" Bien évidemment, le département d’Etat, après cet exposé, a fait des réserves et des commentaires. On voit apparaître une certaine dichotomie entre deux tendances de la politique américaine : ceux qui font confiance à la France et qui nous ont aidés jusqu’au bout, M. Cohen en particulier, le ministre compétent, et ceux, au Pentagone ou à la CIA, qui avaient une vision plus dure mais aussi plus pragmatique. Au départ, ces derniers ont été hostiles au FPR parce qu’ils ont vu une forte déstabilisation de la région alors qu’eux-mêmes soutenaient encore le Maréchal Mobutu au Zaïre, principal point d’appui de leur présence économique dans la région. Ensuite, constatant que le FPR allait gagner, ils se sont retournés vers le FPR et l’ont vraisemblablement aidé. "

M. Paul Dijoud a rappelé que la situation régionale était particulièrement délicate. Le Burundi constituait un élément majeur des craintes françaises. Le Zaïre, vulnérable, actif dans cette affaire, craignait d’être déstabilisé, d’où les interventions du Maréchal Mobutu. Les Américains portaient peu à peu attention à cette région en termes géopolitiques. Tous ces éléments conduiront le Président de la République à organiser une mise à plat de la politique française et à relancer l’action diplomatique de la France dans la région. M. Paul Dijoud a indiqué qu’il a ainsi été amené à organiser et à présider une conférence des ambassadeurs des pays de la Région des grands lacs, du 12 au 18 juillet 1991, accompagné du Général Jean-Pierre Huchon, membre de l’état-major particulier de la Présidence de la République, ce qui témoignait de l’intérêt que le Président apportait à cette démarche.

Au cours de ce voyage, M. Paul Dijoud a indiqué qu’il avait rencontré le Président Habyarimana à deux reprises, et a donné lecture du télégramme de l’ambassadeur rendant compte de ces entretiens : " M. Paul Dijoud, accompagné du Général Jean-Pierre Huchon, a visité le Rwanda du 18 au 20 juillet. Cette visite a été marquée par l’étape suivante :

" Une première audience a été accordée par le Chef de l’Etat pendant près de deux heures, dans la matinée du 18. Elle a donné tout d’abord à celui-ci l’occasion de refaire l’historique détaillé de l’agression subie par son pays depuis le 1er octobre 1990, des origines politiques et ethniques de ce conflit, du rôle joué par l’Ouganda, des différentes tentatives de médiation faites à l’échelle régionale et, enfin, des appuis reçus par le Rwanda des pays amis, surtout de la France, qui ont eu un poids déterminant dans le redressement de la situation militaire.

" Le Président est convaincu que Museveni ne renonce toujours pas à appuyer une rébellion formée essentiellement par ses anciens compagnons et frères de race. Il continue à leur fournir des armes, récemment des mortiers de 120 millimètres. Les Rwandais se demandent s’il ne va pas leur procurer des véhicules. De son côté, le groupe d’observateurs militaires créé par l’OUA apparaît tout à fait inefficace, et sa neutralité est douteuse en raison de sa composition ethnique. Ses membres ougandais sont suspects de collusion avec l’ennemi. Il en est de même des Burundais, même si le Président Habyarimana fait personnellement confiance au Président Buyoya.

" Le Chef de l’Etat et M. Dijoud sont convenus qu’il fallait donner une suite rapide au projet de mini-sommet entre Etats de la zone. M. Bizimungu, Ministre des Affaires étrangères, était chargé d’une nouvelle tentative pour rencontrer le Président Mobutu et obtenir son adhésion à ce projet et son accord sur la date du 27 juillet, déjà acceptée par le Président Habyarimana.

" Par delà cette action diplomatique à mener par le canal de l’OUA et avec l’appui des pays amis, M. Dijoud a insisté pour que se concrétisent les garanties promises pour favoriser le retour des réfugiés, en particulier l’engagement pris par le Président, de permettre à tous de recevoir un passeport rwandais. Il a exprimé la conviction que le Front patriotique rwandais serait privé d’argument lorsque tous les émigrés qui le souhaitaient pourraient jouir de la nationalité rwandaise sans aucune restriction et intervenir librement dans la vie politique du pays.

" M. Dijoud a ensuite insisté sur le danger que constituait la perspective d’une conférence nationale qui se déclarerait inévitablement souveraine et permettrait à toutes sortes d’agitateurs de gagner le devant de la scène, conduisant ainsi au désordre et laissant ensuite le pays dans une situation économique et financière grave.

" Il fallait, pour éviter cela, que le Chef de l’Etat prenne l’initiative, tant qu’il en est encore temps, de consulter les partis, et de leur soumettre une loi électorale, de préférence fondée sur le scrutin proportionnel, dont l’expérience a démontré qu’il permettait d’assurer l’équilibre le plus satisfaisant dans les pays comme le Rwanda où les facteurs ethniques et régionalistes avaient une grande importance. "

M. Paul Dijoud a souligné le caractère insistant des démarches entreprises pour convaincre le Chef de l’Etat de la nécessité de conduire des réformes. Le Président Habyarimana semblait sensible à ce discours, rassuré quant à l’intention française de maintenir son appui, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, convaincu que la France entendait l’inciter à ne pas abandonner à ses opposants la conduite d’une évolution politique qui s’avérait irréversible. Puis M. Paul Dijoud a cité à nouveau le télégramme rendant compte de sa visite au Rwanda :

" Le 19 juillet a été réservé à la conférence des ambassadeurs de France de la zone. Cette conférence a permis à M. Dijoud d’exposer comment le département comptait relancer notre politique en Afrique, substituer une stratégie d’initiatives et d’actions à une diplomatie trop longtemps limitée jusqu’ici à réagir devant les événements et placer cette politique dans des cadres régionaux, la crise rwandaise fournissant l’exemple d’un problème qui ne pouvait être résolu sans concertation dans l’ensemble de la zone.

" La rencontre des ambassadeurs de Kampala, de Bujumbura, de Nairobi, de Kinshasa et de Kigali s’est poursuivie ensuite pour procéder à une évaluation de la situation au Rwanda. La présence militaire française au Rwanda reste nécessaire à la stabilité du pays et aussi à l’ensemble de la zone, et il est souhaitable que les gouvernements voisins soient convaincus que la paix est notre seul objectif. La solution du problème des réfugiés ne peut être que régionale. Nous ne pouvons qu’appuyer les efforts de l’OUA.

" La présence militaire française au Rwanda doit avoir pour corollaire la poursuite harmonieuse du processus de libéralisation. Celui-ci doit se réaliser dans le dialogue avec les partis et dans le renforcement de l’état de droit, en évitant un glissement catastrophique vers la conférence nationale.

" L’idéal serait que le Chef d’Etat propose à ses opposants d’accepter une trêve qui pourrait être marquée par la formation d’un gouvernement d’union nationale, chargé d’assurer la conduite de la guerre et le rétablissement de la paix, en même temps que la préparation des élections.

" La réconciliation doit être notre objectif majeur. Elle passe inévitablement par une négociation avec le FPR. Si cette négociation, par delà les efforts de l’OUA, doit recevoir l’appui des puissances occidentales, la conduite nous en revient et les initiatives américaines, en ce domaine, doivent être découragées. Par ailleurs, si Paris devenait un jour le lieu d’une rencontre, le secret de ses conclusions devrait être rigoureusement préservé. "

M. Paul Dijoud a précisé qu’après avoir rencontré plusieurs membres du Gouvernement rwandais, il s’était entretenu avec les principaux partis politiques rwandais. Ceux-ci ont affirmé que la paix était possible avec le FPR, mais ils voulaient être partie à la négociation. Tous les partis affirmaient compter des Tutsis dans leurs rangs. On était loin d’un monde hutu bloqué et entièrement hostile à une situation en évolution.

Il a alors repris la lecture du télégramme : " Dans la soirée du 19 juillet, le Président Habyarimana a reçu une nouvelle fois M. Dijoud, l’ambassadeur ainsi que le Général Huchon et les ambassadeurs de la zone que M. Dijoud avait tenu à lui présenter. Cette rencontre a eu lieu exceptionnellement, pendant près de deux heures, dans la petite résidence que le Chef de l’Etat possède dans le centre de la ville et qu’il occupait au début de sa carrière alors qu’il n’était encore que Chef de la Garde nationale rwandaise.

" Dans une ambiance particulièrement chaleureuse, Mme Habyarimana et ses filles ont offert des boissons. M. Dijoud a pu montrer au Président, par la présence de nos représentants dans les pays voisins l’importance que nous accordions à une solution régionale des problèmes rwandais.

" En lui renouvelant l’assurance de notre appui, il a une seconde fois insisté sur le thème incontournable de la réconciliation intérieure et extérieure, et sur la nécessité de ne pas perdre l’initiative de cette réconciliation. "

M. Paul Dijoud a ensuite indiqué que, compte tenu du processus d’ouverture et d’évolution en cours, il avait fait part au Président Habyarimana de ses conversations avec l’opposition. Au cours des deux tête à tête où il a rencontré le Président, il a dit avoir eu la sensation d’être face à un homme dur, qui faisait la guerre, dont le pays était attaqué aux frontières et qui portait à bout de bras un pays pauvre, mais n’a pas eu le sentiment que le Général Habyarimana préparait dans l’ombre des actions violentes. Le Président rwandais a, peu à peu, pris conscience qu’il n’y avait pas d’autre solution possible que celle préconisée par la France et il l’a tentée.

Après que l’armée rwandaise eut, au début du conflit avec le FPR, réussi à établir un certain équilibre à la frontière, la France a tenté, et pour partie réussi, de faire progresser un certain nombre de solutions aux problèmes profonds du pays : le problème des réfugiés avait été traité à la conférence de Dar Es-Salam, en mobilisant les appuis financiers pour essayer de faire revenir, encadrer et protéger ces populations exilées ; des efforts avaient été accomplis pour faciliter les démarches de réconciliation, notamment la protection des Tutsis de l’intérieur qui faisaient souvent l’objet de graves exactions ; un consensus politique plus large sur les progrès de la démocratie avait été recherché.

Ces efforts avaient abouti à la mise en place d’un gouvernement très élargi d’union nationale. Le premier ministre d’opposition gouvernait avec le Président pour faire une politique d’ouverture et de progrès. M. Paul Dijoud a rappelé que, pendant toute cette période, tout sera tenté pour réintégrer le FPR en essayant de lui faire comprendre qu’en dehors de la défaite électorale et de la guerre perpétuelle, d’autres voies étaient possibles. Il a alors donné lecture du compte rendu de l’entretien qu’il avait eu en décembre 1991, à la demande du Président Mitterrand, avec le Président Habyarimana : " Contexte de l’entretien : plusieurs développements importants sont intervenus récemment. L’organisation le 28 avril 1991 d’un congrès extraordinaire du mouvement révolutionnaire national pour le développement, au cours duquel celui-ci a abandonné son statut de parti unique. La révision de la Constitution qui a abouti le 10 juin à la promulgation d’un texte fortement inspiré par celui de la Vème République. La publication, le 1er juillet, d’une loi sur la formation des partis politiques marque l’avènement du multipartisme au Rwanda. L’annonce par le Chef de l’Etat, le 30 septembre 1991, de deux projets d’amnistie : l’un concernant les réfugiés, l’autre les opposants de l’intérieur. La proposition, faite le même jour, de convocation d’une conférence des partis et de mise en place d’un cadre de gestion concerté. La nomination, le 12 octobre 1991, d’un premier ministre qui a été chargé de composer une équipe ouverte aux diverses sensibilités politiques rwandaises en vue d’atteindre quatre objectifs essentiels : faire aboutir les négociations avec le FPR, mettre au point un processus électoral qui assure la représentation de toutes les tendances, amorcer le retour des réfugiés, favoriser la poursuite du programme d’ajustement structurel. "

M. Paul Dijoud a estimé qu’il était erroné de penser que le processus d’évolution du Rwanda était bloqué et que la situation évoluait négativement. Pour démontrer combien l’attitude de la France n’était pas complaisante, il a cité les instructions qu’il avait alors envoyées à l’ambassadeur :

" Vous voudrez bien solliciter un entretien avec le Président Habyarimana pour lui faire part de l’inquiétude de la France devant l’évolution de la situation dans son pays. Les derniers développements dont vous avez rendu compte, ainsi que l’utilisation de radio Kigali par le comité hutu de Bujumbura ne correspondent pas aux vues échangées lors de l’entretien que le Président a eu avec M. Dijoud en marge du sommet de Chaillot.

" Le sentiment de la France demeure inchangé : seule une politique d’ouverture peut conduire au règlement des problèmes que connaît le Rwanda. D’autre part, nous agissons auprès de l’Ouganda. La mission d’observateurs français a été mise en place à la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda. -le but était de démontrer que les tirs sur le Rwanda avaient pour origine l’Ouganda et que ce pays servait de point de départ aux offensives.- Nous incitons le FPR à la retenue.

" Notre action ne peut porter que si le Rwanda maintient la ligne qu’il s’est engagé à suivre : celle de l’ouverture et de la réconciliation nationale. Il faut, à cet égard, que soient prises vite les mesures visant à résoudre le problème des réfugiés, aide et amnistie, et que soit instauré un vrai dialogue avec l’opposition. "

M. Paul Dijoud a souligné que la France s’était efforcée, sans complaisance, de faire évoluer, à chaque occasion, la situation, y compris avec le relais de pays amis, comme en témoigne un télégramme de l’ambassade de France au Zaïre, relatant une conversation du directeur de la sécurité militaire zaïroise avec les autorités rwandaises : " Sur instruction du Maréchal, il leur confirme la nécessité impérieuse pour le Président Habyarimana d’accepter le retour des rebelles au Rwanda, de même que leur participation à la gestion des affaires du pays. Le président zaïrois a ouvert le pays au multipartisme. Le président rwandais doit faire de même ou s’effacer. Le Zaïre s’en mêle. "

M. Paul Dijoud a précisé qu’il partageait sans réserve la conviction du Président de la République et du Général Quesnot, selon laquelle il convenait d’aider l’armée rwandaise. Tous trois étaient persuadés que les drames viendraient de la déstabilisation militaire et que la guerre empêchait les réformes. La montée en puissance de l’aide accompagnera le renforcement des troupes du FPR. Parallèlement, dès lors que les Etats-Unis acquièrent l’idée que le Rwanda finira par être dirigé par le FPR, ils changent d’attitude quant aux appuis à apporter à ce dernier et à l’Ouganda. Peu à peu, l’effritement de l’armée rwandaise, l’incapacité de ses chefs et l’impossibilité de conduire une contre-attaque en Ouganda font apparaître qu’il n’y a pas de solution militaire. A l’appui de cette constatation, M. Paul Dijoud a cité une note du 11 mars 1992 adressée au Ministre d’Etat, Ministre des Affaires étrangères, dans laquelle il précisait : " L’évolution du Rwanda est bloquée par une contradiction évidente : seule l’ouverture politique intérieure permettra de trouver une solution durable à la guerre avec le FPR, mais cette ouverture politique est difficilement possible dans un pays que la guerre déstabilise et radicalise de plus en plus.

" En vue de donner un nouvel élan à nos efforts pour aider ce pays à sortir de la crise, la France doit renforcer son action dans quatre directions. Le FPR a intensifié la guerre à l’abri de la protection que lui accordent le Président Museveni et l’armée ougandaise. Ses bases arrières sont sanctuarisées en Ouganda, et le découragement de l’armée rwandaise, confinée dans une attitude défensive de plus en plus frustrante, affaiblit la capacité de résistance militaire du pays. L’intransigeance du Front s’accroît et, dans l’armée rwandaise comme dans certaines parties de l’opinion publique, la logique de guerre reprend le dessus. Les tensions, et maintenant les violences, à l’égard des populations tutsies proches des rebelles se multiplient. -L’enchaînement de la tragédie commence dès cette époque.- Un renforcement de l’appui de la France à l’armée rwandaise permettrait d’inverser ces facteurs. C’est notre conviction. Il serait utile, en particulier, de donner à l’armée rwandaise la capacité d’opérer de nuit " -en raison des actions de guérilla- " De la même façon, le retour d’un conseiller militaire français de haut niveau placé auprès de l’état-major rwandais aurait des conséquences immédiates, car cette armée n’est pas commandée, et les hommes se font tuer sur le terrain sans être, à l’arrière, orientés. Enfin l’acquisition de certains matériels efficaces dans ce genre de combat devrait être envisagée rapidement.

" En contrepartie de cet engagement supplémentaire de la France, discret mais significatif, il serait souhaitable d’appuyer avec détermination, auprès de toutes les formations politiques rwandaises, les efforts du Président Habyarimana pour élargir son gouvernement et trouver un premier ministre en accord avec l’opposition. La mise en place d’un gouvernement d’union nationale serait un tournant important. "

Les propositions françaises se veulent constructives puisqu’il est envisagé de faire entrer l’Ouganda dans les " pays du champ " pour l’encourager à travailler avec la France à la recherche de la paix : " Le problème des réfugiés ne peut pas être traité en quelques mois. Une véritable prise en charge de ces populations implique de rassembler des moyens financiers importants. Il est temps que la France, appuyée par ses partenaires européens et par les Etats-Unis, exerce une forte pression sur l’Ouganda et en particulier sur le Président Museveni pour qu’il joue un rôle plus positif dans la recherche de la paix. " Ce qui conduit la diplomatie française à saisir la Communauté européenne et le Haut-Commissariat aux réfugiés.

M. Paul Dijoud a réaffirmé que la France se devait d’aider l’armée rwandaise et qu’elle n’avait pas le choix, mais il a estimé qu’il convenait d’établir, par ailleurs, des relations positives avec le FPR dans la perspective des négociations qui allaient s’engager ultérieurement à Arusha. Il a précisé que, contrairement à ce qui avait été affirmé, ces relations avaient été constantes, particulièrement en Belgique. Dans un premier temps, elles passaient par le représentant du FPR en Europe, M. Bihozagara, actuellement ministre de la Jeunesse, des Sports et de la Formation professionnelle. Si elles mettaient en évidence l’intransigeance des positions du FPR, elles avaient toutefois le mérite d’exister.

Par la suite, de nombreuses délégations du FPR ont été reçues au Quai d’Orsay, et ce fut autant d’occasions de confirmer les positions de la France avant la visite, sollicitée de longue date, du Major Kagame, chef de la rébellion, qui fut ainsi relatée par télégramme : " Le vice-Président du Front patriotique rwandais a effectué du 17 au 23 septembre (1991), une visite en France au cours de laquelle il a pu rencontrer MM. Jean-Christophe Mitterrand et Paul Dijoud. Ces rencontres doivent, à ce stade, demeurer confidentielles. L’objet de cette visite était d’associer le FPR à un processus de règlement négocié de la crise que nous piloterions, en liaison avec le médiateur zaïrois et la présidence de l’OUA ; lui faire partager notre vision réconciliatrice et l’amener à faire une évaluation correcte des inconvénients de la lutte armée ; dissiper tout éventuel malentendu concernant la mission des soldats français actuellement stationnés au Rwanda ; démontrer que nous sommes les amis de tous les Rwandais sans exclusivité. " M. Paul Dijoud a estimé que l’objectif de cette rencontre démontrait, s’il en était besoin, que la France ne menait pas une guerre acharnée au FPR, avant de poursuivre :

" Le Major Kagame n’a pas caché sa satisfaction d’être reçu au département. Il avait le sentiment que la politique de la France au Rwanda avait été, jusqu’à présent, caractérisée par un certain déséquilibre et se félicitait de l’occasion qui lui était donnée de nous apporter un éclairage différent sur la crise rwandaise. Il a certes déploré certains aspects de notre coopération avec Kigali qui, selon lui, avait pu contribuer à faire croire au Président Habyarimana qu’une solution militaire était possible, mais il s’est déclaré ouvert à toute initiative que nous pourrions prendre pour faciliter la mise en œuvre d’un processus de règlement négocié.

" Le FPR, comme le gouvernement rwandais, accueille donc favorablement nos initiatives. Une rencontre confidentielle à Paris, sous notre égide, du haut responsable du FPR et du gouvernement rwandais est désormais souhaitable, étant entendu que nous ne voulons pas nous substituer au Président de l’OUA, mais à l’inverse, l’assister dans ses efforts. " Il est précisé à l’ambassadeur : " Vous voudrez bien faire savoir au Ministre des Affaires étrangères que le département se propose d’organiser une telle rencontre dans les semaines qui viennent et de lui demander à quelle date il pourrait être disponible pour se rendre à Paris. Le département, en liaison avec notre ambassade à Kampala, fera, de son côté, une démarche semblable auprès des responsables du FPR. La France s’engage fortement dans sa mission de médiation. "

M. Paul Dijoud a précisé que la visite du Major Kagame s’était achevée par un épisode malheureux. Les accompagnateurs du Major Kagame, qui circulaient avec des valises de billets, s’étaient fait repérer par la police et ont été arrêtés, sans que le Quai d’Orsay en ait été averti, puis libérés le soir après l’intervention du Ministre des Affaires étrangères.

Les premières rencontres entre une délégation du gouvernement rwandais et une délégation du FPR ont eu lieu les 22, 23 et 24 octobre 1991. Ces réunions s’ouvraient dans un climat difficile, les deux parties se détestant et manœuvrant. Le Rwanda voulait démontrer qu’il n’était pas possible de parler avec le FPR, et le FPR bloquait les discussions dès le départ avec des revendications inacceptables par l’autre partie. Après trois jours de débats houleux et brutaux au cours desquels les représentants français ont, par leur rôle d’arbitre, essayé de rapprocher les points de vue et de proposer des solutions, les rencontres se sont terminées sans grands résultats.

Néanmoins, les médiateurs français, forçant le destin, avaient réussi à faire signer une sorte de procès verbal succinct des travaux effectués, qui constituait déjà une ouverture, au moins sur les principes, les deux délégations reconnaissant l’aspiration du peuple rwandais à l’unité, au refus de la ségrégation et à la démocratie, le droit à la citoyenneté rwandaise et le droit au retour pour tous les réfugiés, l’égalité des chances pour tous les Rwandais -on renonce à tout ce qui marquait l’ethnie-, l’accès libre aux moyens d’information et la nécessité du respect des droits de l’homme et de la paix. Les deux délégations ont constaté qu’un processus politique pour faire progresser la démocratie était en cours au Rwanda. D’accord sur le constat, elles sont convenues qu’il serait souhaitable que le FPR y participe, mais ont reconnu que la poursuite des combats empêchait cette participation, ce qui était le cœur du problème.

Pour les deux délégations, la démocratisation impliquait la formation d’un gouvernement de transition à base élargie. Elles réaffirmaient que les accords déjà signés, notamment de N’Sele et de Gbadolite, restaient valables et qu’elles souhaitaient créer les conditions de leur mise en œuvre effective.

La France n’a pas relâché ses efforts pour maintenir les contacts et les parties se sont réunies à nouveau à Paris du 6 au 8 juin 1992, sous la coprésidence de M. Herman Cohen et du directeur des Affaires africaines et malgaches. Après de longs échanges houleux, M. Cohen montre son irritation et lance au FPR : " Allez-vous cesser. Si vous ne faites pas un effort, les Etats-Unis cesseront de vous soutenir. C’est vrai, on vous aide, mais il faut y mettre du vôtre, sinon ce sera terminé ".

M. Paul Dijoud a souligné que ces propos démontraient l’équivoque de la position américaine, qui aidait la France mais qui se croyait obligée de ne pas abandonner l’Ouganda, tenu par le FPR, beaucoup plus qu’il ne le tenait. Pour M. Paul Dijoud, il était clair que le Président Museveni n’avait jamais été libre de s’accorder avec la France comme il l’aurait souhaité car le pouvoir du FPR sur Kampala était considérable. C’était une partie de l’armée ougandaise qui pénétrait régulièrement en Ouganda. Il ne faut pas se leurrer à ce sujet.

M. Paul Dijoud a estimé que le compte rendu de ces rencontres avec le FPR devrait être transmis à la mission. Il s’agit en effet d’un document qui précise le rôle du médiateur, annonce des négociations ultérieures dans les pays voisins et mentionne la médiation du Maréchal Mobutu qui a toujours joué un rôle relativement positif, conscient que le Zaïre et son pouvoir risquaient d’être déstabilisés. Le signataire de ce document n’était autre que Pasteur Bizimungu, membre du comité exécutif, commissaire à l’information et à la documentation, aujourd’hui Président de la République.

M. Paul Dijoud a ensuite fait état d’une note du 27 juillet 1992 faisant le point de la situation : " La France mène au Rwanda une politique visant à la démocratisation du régime et à la réconciliation nationale. Elle veille à ce que le Rwanda ne soit pas déstabilisé par l’action des rebelles du FPR qui bénéficient de l’aide de l’Ouganda. Des développements positifs ont été obtenus dans les derniers mois. Le Président Habyarimana a fait fortement progresser l’ouverture politique. La nomination, en avril, au poste de premier ministre d’un membre de l’opposition, la formation d’un gouvernement de coalition qui regroupe les principales organisations politiques nationales ont représenté des pas importants dans ce sens. Les chefs d’état-major des armées et de la gendarmerie, personnalités contestées, ont été remplacés. Le nouveau Premier Ministre, M. Dismas Nsengiyaremye, s’est fixé pour première tâche de restaurer la paix et de régler le problème des réfugiés. Parallèlement, le gouvernement a montré sa volonté de rétablir un climat de confiance dans les relations entre le Burundi et le Rwanda et une nette détente est intervenue.

" Des incertitudes et des motifs d’inquiétude demeurent cependant. L’ouverture politique, qui a marqué l’évolution intérieure au Rwanda, n’a pas reçu l’écho souhaité du côté du FPR qui se sait très minoritaire dans l’opinion publique. Sur le terrain, le Front a accentué son action militaire à partir de l’Ouganda et a pris le contrôle d’une portion de territoire rwandais. Les négociations qui se sont engagées entre le gouvernement rwandais et le FPR ont conduit à la conclusion, le 12 juillet dernier à Arusha, d’une trêve qui aurait dû être effective le 19 juillet, mais qui n’a pas été respectée. " M. Paul Dijoud a indiqué qu’il l’avait lui-même constaté en allant sur le terrain le 22 juillet, et qu’il avait assisté à l’assaut des troupes du FPR. Puis il a cité à nouveau la note : " Elle doit être suivie d’un cessez-le-feu, à compter du 31 juillet, en application d’un accord conclu après des négociations difficiles et sous la pression des observateurs occidentaux (France, Etats-Unis, Belgique) et africains (Ouganda et Tanzanie). Cet accord prévoit, dans son principe, le partage du pouvoir dans le cadre d’un gouvernement de transition et l’intégration des rebelles du FPR dans l’armée rwandaise. Ces dispositions dont la mise en œuvre pourrait mettre en cause le pouvoir du Président Habyarimana et compliquer les relations entre le président et le gouvernement de coalition, pourraient être discutées à partir du 10 août. "

M. Paul Dijoud a indiqué qu’il avait été remplacé dans ses fonctions en août 1992 par M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière, mais a toutefois souhaité conclure son propos en donnant son sentiment sur les raisons qui ont pu faire échouer les efforts d’instauration de la paix.

Sur le plan diplomatique, dans la région, tout le monde était convaincu qu’il fallait trouver une solution. A l’intérieur du Rwanda, les haines ne s’étaient pas apaisées, mais il était possible de penser qu’avec le temps, ce peuple trouverait le long chemin de la réconciliation. La démocratie ne pouvait pas se résumer à une majorité hutue inévitable et à une minorité tutsie écartée des responsabilités. Il fallait trouver une formule, au delà de la démocratie classique, de consensus et de participation du FPR.

Il a considéré qu’il n’était pas possible de dire, comme l’a fait le Président américain : " Pardon, pardon, nous ne nous sommes occupés de rien ". Les Etats-Unis ont été impliqués, ils ont, à certains moments, piloté eux-mêmes la réconciliation, mais ils n’ont pas réussi plus que la France. Il serait également faux de penser que la France est restée inerte face à la crise rwandaise, tant elle s’est occupée du Rwanda. L’échec est donc partagé.

L’échec de la paix paraît en définitive imputable au FPR, mouvement essentiellement constitué de Tutsis, peuple intelligent, ambitieux, population nilotique installée dans l’Afrique profonde.

Le FPR était conduit par le Major Kagame, personnage relativement visionnaire, d’une haute intelligence, d’une grande capacité à mener une démarche jusqu’à son terme, d’une grande ambition et profondément assuré de son succès, grâce en particulier aux réseaux dont il disposait dans le monde anglo-saxon, surtout aux Etats-Unis. Il était donc sûr de son fait, tout en ayant la conviction que la géographie des Grands Lacs n’était pas viable, que les frontières de la colonisation avaient créé des Etats artificiels et qu’il convenait de les remodeler. Le Zaïre imposant une sorte d’immobilisme, il fallait provoquer des changements dans ses institutions et son régime politique, dont il estimait qu’il ne pourrait pas tenir à la longue. Il avait aussi le sentiment que la terre était trop rare au Rwanda et qu’il fallait trouver de l’espace. Il y avait, chez le Major Kagame, un mélange de réalisme et de vision qui n’a pas été sous-estimé et qu’il était difficile de contrer. Personne, dans la région, n’était à même de s’opposer à lui. En fait, au cœur de tout, il y avait la guerre. Le fond du problème est que le Major Kagame n’a jamais poursuivi d’autre objectif que la victoire totale. Il a de temps à autre négocié. Il a signé des accords mais, en toute objectivité, il n’a jamais poursuivi d’autre but que celui de gagner, par la paix ou par la guerre. Il en avait les moyens puisqu’il disposait d’une armée supérieure à toutes les autres. Les événements, ensuite, au Zaïre ont montré qu’il pouvait projeter efficacement cette armée, ou une partie de celle-ci, sous des formes différentes, à l’extérieur. Son armée avait des réserves considérables. Les jeunes réfugiés sans emploi et sans ressources étaient prêts à s’y engager. Fortement équipée par l’Ouganda et par d’autres, très bien encadrée, elle est d’une rare efficacité, notamment parce qu’y combattent des vétérans qui ont participé à la guerre civile ougandaise aux côtés de Museveni.

Dès lors que l’un des partenaires est décidé à gagner à tout prix par la guerre et que l’autre en prend conscience, toutes les démarches sont d’emblée viciées, s’il n’est pas possible de faire appliquer par la force les décisions prises par la négociation. Là se pose le grand problème des capacités d’intervention de la France en Afrique et M. Paul Dijoud s’est demandé si notre pays aurait été en mesure de faire entendre plus fort sa voix, de s’engager au-delà de ce qu’il avait déjà fait, s’il existait une volonté politique de le faire et s’il aurait été bon de le faire.

A partir du moment où la France ne voulait pas prendre le risque d’être confrontée militairement au FPR, il était clair que tout allait dépendre de la capacité de l’armée rwandaise à défendre ses frontières. Les événements ont montré qu’elle n’en était pas capable. Les négociations d’Arusha ont été entamées alors que l’armée rwandaise était en position de faiblesse, ce qui privait les accords d’un facteur d’équilibre. De ce fait, ils n’ont été qu’une étape dans un processus de déstabilisation du pays, qui a repris ensuite et s’est accéléré à partir du moment où les soldats français se sont retirés et où les troupes des Nations Unies, incapables d’agir, sont arrivées.

M. Jacques Myard s’est interrogé sur les multiples facettes de la politique étrangère américaine dans la région et sur la nature de l’aide américaine à l’Ouganda en général et au FPR en particulier. Il a décelé, dans les propos de M. Paul Dijoud, un basculement dans l’attitude des Etats-Unis et a désiré savoir à quel moment celui-ci était intervenu.

M. Paul Dijoud a précisé que certains Américains du département d’Etat maintenaient le contact avec la France, tout en s’efforçant de prendre des initiatives. Il apparaît vraisemblable que d’autres avaient une analyse différente, estimant que la France ne parviendrait pas à rétablir la paix. Ces derniers ont alors conduit une diplomatie parallèle et ont commencé à organiser des rencontres qui ont gêné l’action de la France, d’où quelques protestations françaises. Bien que ne disposant pas d’informations précises sur ce point, il a estimé que de nombreuses organisations américaines, y compris sans doute des organisations privées, avaient, par intérêt, joué un rôle parallèle à celui du département d’Etat. M. Paul Dijoud a dit avoir eu à l’époque, la conviction que l’Ouganda recevait des aides importantes des grands pays, y compris une coopération française restreinte. La Grande-Bretagne aidait l’Ouganda, de même que la Communauté européenne et les Etats-Unis, mais cette aide civile ne prenait pas, selon lui, la forme d’une fourniture de matériels militaires. En revanche, l’Ouganda avait des stocks militaires importants où puisait le FPR pour armer ses troupes, auxquels s’ajoutait une réserve d’hommes. Ayant quitté ses fonctions en août 1992, il n’a pu indiquer quand était intervenu le basculement de l’attitude américaine, ni jusqu’où il avait entraîné les Américains. Il a toutefois précisé que, jamais officiellement, ceux-ci ne s’étaient engagés aux côtés du FPR, mais il n’a pu se prononcer sur d’éventuelles livraisons de matériel militaire.

Faisant état d’informations selon lesquelles les livraisons d’armes à l’Ouganda étaient sous-estimées et sous-facturées, et que les volumes supplémentaires ainsi dissimulés alimentaient les arsenaux du FPR, le Président Paul Quilès a demandé des précisions à ce sujet.

M. Jacques Myard a souhaité savoir si la France disposait d’informateurs dans la région et si leurs analyses sur le FPR et le Major Kagame corroboraient celles du Pentagone.

M. Paul Dijoud a précisé que les documents qui seront communiqués à la mission comportent des analyses sur le FPR et sur le Major Kagame. S’il a cité le Pentagone, c’est parce qu’il a estimé que, les services français étant frappés de suspicion, il était préférable de se référer aux informations de source américaine. Le FPR a toujours défendu l’idée qu’il était une force intérieure et qu’il intervenait dans un contexte de guerre civile. Afin de prouver qu’il s’agissait bien d’une guerre à la frontière ougando-rwandaise, la France a, au cours du quatrième trimestre 1991, envoyé sur place une mission spéciale qui est restée plusieurs mois avec des moyens de repérage. Cette mission a nettement démontré, au début des attaques, que les tirs des pièces d’artillerie partaient de l’Ouganda et traversaient la frontière.

M. Michel Voisin s’est interrogé sur la provenance des armes qui équipaient le FPR et sur la présence éventuelle dans les rangs du FPR de militaires ougandais ou d’autres nationalités.

M. Paul Dijoud a souligné que, parmi les prisonniers faits par les FAR dans les rangs du FPR, figuraient des cadres de l’armée ougandaise, ce qui n’était pas surprenant, dans la mesure où l’ethnie tutsie avait été l’un des fers de lance de l’armée de libération ougandaise dans la lutte contre Obote et Idi Amin Dada. Il s’est déclaré convaincu, mais sans pouvoir en apporter la preuve, que le FPR avait reçu des appuis autres que ceux qu’il recevait de l’Ouganda.

M. Pierre Brana a demandé quelles pouvaient être les raisons expliquant l’intérêt américain pour le FPR.

M. Paul Dijoud a rappelé que le Major Kagame est anglophone et qu’il faisait partie de ces Tutsis qui n’avaient jamais vécu dans le contexte de la francophonie et de la coopération culturelle française. Il était donc plus naturellement tourné vers les Anglo-Saxons. Il a estimé que ces affinités s’expliquaient surtout parce qu’il y trouvait un intérêt politique. Le personnage est avant tout pragmatique et déterminé. Il se sert de ses amitiés, de ses appuis pour atteindre un but. C’est ce qui fait sa force. Peut-être aurait-il été aux côtés de la France s’il avait trouvé un appui français à sa démarche.

Evoquant les propos de M. Bruno Delaye relatant de quelle manière le FPR avait trompé Kadhafi pour obtenir des armes en faisant croire qu’il était un mouvement islamiste, le Président Paul Quilès a estimé que, bien qu’anecdotiques, ces propos dénotaient un certain type d’attitude.

M. François Lamy a souligné que la présentation de M. Paul Dijoud avait bien mis en évidence l’enchaînement des événements et la grille d’analyse des diplomates français à l’époque. Il a toutefois souhaité connaître son sentiment sur la complexité et les contradictions apparentes des objectifs poursuivis par la France. Il s’est demandé si l’échec du mouvement de démocratisation demandé et soutenu par la France n’était pas dû pour partie à une attitude trop interventionniste, si la sensibilisation de l’ONU à la crise rwandaise n’avait pas été trop tardive et si l’organisation mondiale n’aurait pas dû intervenir dès l’amorce du processus de négociation des accords d’Arusha.

M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la cohérence de la politique française au Rwanda, consistant à pousser le Président Habyarimana à démocratiser un régime dont il était connu qu’il pouvait porter atteinte aux droits de l’homme, tout en l’assurant d’un soutien militaire et diplomatique quasi inconditionnel, comme en témoigne le contenu d’un télégramme diplomatique qu’il a cité : " La représentation de toutes les tendances peut se faire dans la stabilité - y compris la participation de la minorité tutsie- parce que la France veillera au respect de cette stabilité. Nous sommes au Rwanda pour cela. Nous n’en partirons pas avant que la paix soit assurée et nous y renforcerons notre présence si cela s’avère nécessaire, etc. " Dès lors que la France agissait sans raison historique, n’aurait-elle pas eu intérêt à pousser les Américains à exercer une pression identique sur le FPR, plutôt que de tout mettre en oeuvre pour les écarter comme l’indique un autre télégramme diplomatique, dont il a également lu un passage ? : " La réconciliation doit être notre objectif majeur. Elle passe inévitablement par une négociation avec le FPR. Si cette négociation, par delà les efforts de l’OUA, doit recevoir l’appui des puissances occidentales, la conduite doit nous en revenir et les initiatives américaines, dans ce domaine, doivent être découragées. Par ailleurs, si Paris devenait un jour le lieu d’une rencontre, le secret de ses conclusions devrait être rigoureusement préservé. "

M. Paul Dijoud a insisté sur la complexité de la politique qu’il s’agissait de mettre en oeuvre au Rwanda et a rappelé que, dans le même temps, la France menait une médiation très difficile à Djibouti. Il a souligné qu’aucun des processus d’évolution n’était simple en Afrique et que, si les politiques sont compliquées, c’est que les problèmes sont très complexes et qu’il faut agir sur tous les plans. Il a estimé que la conduite d’une politique exclusivement militaire n’aurait rien résolu, d’autant plus que l’aide militaire française se limitait à envoyer du matériel et à dispenser de la formation et un peu d’encadrement. Il a indiqué que l’action de la France n’avait jamais dépassé ce stade modeste, pour éviter ainsi de donner à sa démarche un sens militaire mais que peut-être il aurait fallu aller plus loin.

Le politique française était nécessairement compliquée puisqu’elle s’inscrivait dans une démarche qui se voulait globale et entendait traiter non seulement les causes immédiates de la crise mais aussi ses causes plus lointaines, en posant les bases d’un processus à plus long terme, en prônant un cessez-le-feu dans l’immédiat, mais aussi le retour des émigrés et des réformes foncières inévitables.

Cette complexité de l’action diplomatique se retrouve dans le traitement d’autres crises, par exemple en Angola ou à Djibouti. Elle est peut-être plus grande dans les pays africains où la France n’a pas exercé de tutelle coloniale. Sans défendre tous les aspects ni le principe de la colonisation française, M. Paul Dijoud a souligné qu’il fallait lui reconnaître certains héritages positifs que n’ont peut-être pas laissés les colonisations britanniques ou portugaises. Dans les pays où la France avait conclu des accords de coopération depuis longtemps, elle est intervenue parce qu’on le lui avait demandé et qu’elle était la seule à pouvoir le faire. La question qui demeure est de savoir si la France devait ou non faire ce qu’elle a fait.

M. Paul Dijoud a indiqué que, lorsque l’on se trouve dans une situation aussi complexe, il est nécessaire de s’impliquer davantage, tout en s’efforçant de faire en sorte que les pays aidés se prennent progressivement en charge. Dès lors qu’un pays s’est engagé dans un accord de coopération militaire, la question se pose de savoir s’il peut laisser perdurer une guerre civile dans le pays avec lequel il a conclu cet accord alors qu’il estime pouvoir l’aider. M. Paul Dijoud a rappelé que la présence de coopérants militaires français avait permis de rétablir l’équilibre au Rwanda, dans la mesure où elle fixait en quelque sorte une limite à la pression militaire du FPR, et surtout remontait le moral des cadres rwandais qui faisaient confiance à la France, puisqu’elle était la seule à avoir compris qu’ils n’étaient pas les monstres que le FPR décrivait dans sa propagande internationale.

Il a également précisé que la France n’avait jamais estimé, pendant toute cette période, que le FPR était un ennemi irréconciliable ou qu’il ne respecterait pas ses accords et engagements. Il était considéré comme le bras armé d’un mouvement qui visait à la réintégration d’un certain nombre de réfugiés et se battait pour le droit d’un peuple à vivre dans son pays, ce qui explique les nombreux contacts pris avec lui. Ce n’est que peu à peu et bien plus tard que le FPR a montré un autre visage.

Il était également particulièrement difficile d’accompagner les longues négociations entre les protagonistes de la crise rwandaise, en raison des distances, des préalables et des préjugés de toute nature. C’est la raison pour laquelle la France avait demandé aux Américains, de façon claire, mais sans résultat, de la laisser agir sans conduire parallèlement d’autres initiatives. Les actions américaines n’ont pas plus abouti que les initiatives françaises, elles ont au contraire compliqué la tâche. Il ne s’agissait pas de refuser l’appui de M. Cohen, mais de faire en sorte que les actions américaines ne gênent pas celles de la France. Dès le départ, les Américains avaient précisé le sens de leur démarche : " C’est votre zone. Si vous la gérez bien et si vous la tenez, aucun problème, on vous laisse faire, on vous fait confiance. Si vous n’y arrivez pas, on sera obligé de s’en mêler. Si on s’en mêle, c’est nous qui dirigeons. "

M. Paul Dijoud a estimé que le changement d’attitude des Américains après son départ, était lié à la crainte d’une déstabilisation de la région. La France a été seule au Rwanda parce que personne ne s’y intéressait alors. Tel n’a plus été le cas lorsque tout le monde s’est aperçu que le Rwanda, c’était aussi l’Ouganda avec ses dangers, le Burundi qui connaissait un problème d’affrontement ethnique similaire, le Zaïre en crise profonde. L’histoire récente et l’actualité de ce dernier pays ne sont pas des exemples glorieux de l’évolution des crises de la région des grands lacs.

Les efforts de paix ont échoué au Rwanda. La France s’est battue pour essayer, sur tous les plans, d’imposer la paix, de la promouvoir et de favoriser les transformations qui devaient y conduire. Elle y est parvenue, largement, puis le processus a dérapé. Peut-être la France n’aurait-elle pas dû retirer si vite son contingent militaire, mais elle s’était engagée à le faire et il était donc difficile de revenir en arrière. Arusha avait fait naître les espoirs français, mais Arusha était fragile.

M. Pierre Brana a souhaité savoir si la pression exercée par la France sur le Président Habyarimana n’avait pas manqué de vigueur et quelles auraient été les conséquences d’une action diplomatique plus forte.

M. Paul Dijoud a indiqué que le Président de la République, ses collaborateurs immédiats, le ministère des Affaires étrangères ont toujours eu la conviction que le Président Habyarimana était un moindre mal et, dans une certaine mesure, le début d’un bien. Il ne semble pas que cet homme ait été aussi corrompu qu’on l’a dit. Il ne lançait pas des appels au génocide. S’il est mort, c’est précisément parce qu’il était l’homme qui pouvait, peut-être, arriver à consolider la paix. Sa mort a pu profiter à certains de son entourage, en particulier les clans du nord du pays qui ne voulaient pas de la réconciliation et qui voulaient détruire le FPR. Ceux-là avaient intérêt à la disparition d’un Président modéré qui suivait la France et qui, en retour, bénéficiait de sa protection et de son aide. On peut aussi imaginer que ce soit le FPR qui ait voulu faire disparaître le Président Habyarimana, dans sa recherche d’une victoire militaire et d’une remise en question des équilibres politiques dans la région des Grands Lacs.

M. Pierre Brana s’est interrogé sur les raisons qui avaient conduit M. Paul Dijoud, au cours de la conférence des ambassadeurs du 12 au 18 juillet 1992, à considérer qu’une conférence nationale constituait un danger au Rwanda, alors que de telles conférences se tenaient dans de nombreux autres pays africains.

M. Paul Dijoud a précisé que cette conviction était partagée, les conférences nationales ayant rarement réussi en Afrique et leurs résultats étant très mitigés. Il s’agissait d’un phénomène de mode. Elles donnaient lieu au grand déballage historique de toutes les erreurs commises par celui qui avait gouverné précédemment et généralement personne n’était en mesure de remplacer le Chef d’Etat mis en cause. La France avait très vite compris que le Maréchal Mobutu n’était pas le meilleur dirigeant possible pour le Zaïre, mais, malgré les efforts faits pour trouver une personnalité capable de le remplacer, la classe politique zaïroise a vite montré ses limites. En ce qui concerne le Rwanda, l’accession au pouvoir, aux côtés du Président Habyarimana, d’un premier ministre d’opposition pouvait permettre de consolider la situation politique du pays. Chaque fois qu’un homme politique d’envergure émergeait, la France s’est efforcée de coopérer avec lui, ce qui a été le cas du Burundi avec M. Buyoya, qui a fini par être débordé par ses militaires.

M. Paul Dijoud a souligné que l’Afrique remettait en cause des systèmes de gouvernement autoritaire à la soviétique, avec un parti unique et un régime militarisé. Les transitions nécessitaient beaucoup de souplesse et si, dans les déclarations publiques, dans les prises de position internationales, la France soulignait la nécessité de la démocratie et s’inquiétait de la violation des droits de l’homme, sur le terrain, son souci était aussi d’éviter que les pays se déchirent et que les populations s’entre-tuent. Au Rwanda, elle n’a pas pu l’empêcher, pas plus que les Américains ni personne d’autre. Des drames s’étaient déjà produits au Rwanda avant que la France soit présente et ce qui peut, peut-être, porter atteinte à son l’honneur, c’est qu’elle n’était plus présente lorsque la tragédie rwandaise est survenue, mais dès lors que les accords d’Arusha prévoyaient le départ des contingents français, il était difficilement imaginable qu’elle maintienne envers et contre tout une présence militaire. Pour les Nations Unies, il s’agit d’une carence plus grave encore.

M. Michel Voisin a fait part de sa surprise d’entendre M. Paul Dijoud indiquer que la France s’efforçait de trouver des remplaçants pour les Chefs d’Etat africains qui conduisaient une politique contraire à celle que la France souhaitait.

M. Paul Dijoud a invoqué l’idéal et le message que la France véhicule dans le monde. Ceux-ci ne nous permettent pas d’affirmer notre volonté de coopérer au développement de l’Afrique tout en prétendant, par ailleurs, défendre les droits de l’homme et lutter contre l’oppression dans les pays africains sans nous soucier des personnalités qui pourraient gérer notre coopération, consolider le respect des droits de l’homme et mettre en œuvre, en alliance avec nous, les réformes nécessaires. La France ne combat pas les dirigeants africains, elle ne se reconnaît pas le droit de les changer. Cela s’était produit une seule fois dans l’histoire avec l’empereur Bokassa. La France a toujours été très respectueuse des chefs d’Etat en place, cela lui a même été reproché. Il importait d’essayer de les faire évoluer et, quand c’était possible, de faire en sorte que des hommes d’un style différent prennent la relève. Et cela n’a pas été inutile là où cela a été possible.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr