Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Général Jean-Claude Lafourcade a d’abord présenté la situation au Rwanda au début de l’opération Turquoise. Il a exposé que les forces du FPR, qui s’étaient engagées au Rwanda depuis l’Ouganda à la suite des événements dramatiques d’avril 1994, avaient envahi en deux mois de combat toute la partie est du pays. Il a ajouté que le 18 juin 1994, au moment où la France décidait d’entreprendre une opération humanitaire, les forces armées rwandaises tenaient encore une partie de la capitale, Kigali, et l’axe reliant celle-ci à la ville de Kayanza, au Burundi, par Butare. Il a précisé que, dans l’ouest du pays, les bandes formées de civils ou de militaires hutus incontrôlés continuaient à massacrer dans l’excitation leurs concitoyens, tutsis et hutus autres qu’extrémistes. Des milliers de personnes hutues et tutsies avaient été massacrées. Beaucoup d’entre elles fuyaient les tueries comme elles pouvaient. Certains de ces survivants avaient trouvé un asile précaire dans des camps placés sous la protection symbolique d’organisations caritatives ou de congrégations religieuses, d’autres se terraient dans les villes et les campagnes en attendant la fin des combats. Tous souffraient de maladies, de malnutrition et, parfois, de blessures nécessitant soins et médicaments alors que toutes les organisations humanitaires avaient quitté la zone à cause de l’insécurité qui y régnait.

Après avoir indiqué qu’à Kigali les 400 Casques bleus de la MINUAR n’avaient pas la possibilité d’intervenir et ne pouvaient pas être renforcés avant deux ou trois mois, et qu’un cessez-le-feu instauré le 15 juin après-midi avait été rompu le matin du 16 par le bombardement du centre ville par le FPR depuis les collines environnantes, il a rappelé que devant l’étendue de ces massacres, les lenteurs de la mise en place de la force d’interposition renforcée de l’ONU et l’impact de ce déchaînement de violence sur l’opinion publique, la France avait proposé d’intervenir au Rwanda et saisi les Nations Unies le 19 juin. Le 22 juin, par la résolution 929, le Conseil de Sécurité donnait mandat à la France d’intervenir au Rwanda. Les termes de ce mandat étaient " de contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection " des populations menacées au Rwanda. L’opération était placée sous commandement national français et régie par les dispositions du chapitre VII de la charte des Nations Unies, autorisant l’emploi de tous les moyens nécessaires, autrement dit de la force. La durée de l’opération était limitée à deux mois, c’est-à-dire au laps de temps estimé nécessaire par l’ONU pour mettre sur pied sa force d’interposition de 5 500 hommes, la MINUAR II, qui allait être placée sous les ordres du Général Romeo Dallaire.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a fait deux observations sur ce mandat.

Il a d’abord estimé que la rédaction de cette résolution, dont la diplomatie française avait eu l’initiative, répondait pour la première fois aux voeux des militaires en matière d’interventions extérieures, d’une part parce que la référence aux dispositions du chapitre VII de la charte de l’ONU autorisant l’usage de la force leur permettait non seulement de remplir leur mission en neutralisant ceux qui voulaient s’y opposer, mais surtout d’assurer leur sécurité et d’autre part parce que la limitation de la durée de l’opération à deux mois évitait tout risque d’enlisement.

Ensuite, il a fait observer que si le mandat donnait au commandant de la force une grande liberté d’action, puisqu’il ordonnait d’assurer la sécurité et la protection des populations menacées au Rwanda, sans autres précisions, il comportait aussi une gageure dans la mesure où, sachant le soutien que la France avait apporté au gouvernement de ce pays les années précédentes, il disposait que cette mission devait être menée de manière impartiale.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors présenté le dispositif de l’opération Turquoise. Il a indiqué qu’en tant que commandant de l’opération, il disposait d’un poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT), directement relié au centre opérationnel interarmées (COIA) de Paris, c’est-à-dire au Chef d’Etat-major des Armées, l’Amiral Jacques Lanxade. Ce PCIAT devait être implanté à proximité immédiate du théâtre rwandais pour des raisons opérationnelles et, en même temps, bénéficier des facilités d’accès indispensables à son fonctionnement, notamment d’une plate-forme aérienne. Après accord des autorités zaïroises, le site de Goma au Zaïre avait donc été choisi pour son implantation.

Il a ajouté que le dispositif multinational Turquoise, placé sous commandement français, avait regroupé 3 060 hommes dont 508 étrangers, exclusivement des Africains du Sénégal, de la Guinée Bissau, du Tchad, de la Mauritanie, d’Egypte, du Niger et du Congo. Il a estimé que c’était l’honneur de ces pays de s’être joints à la France à ce moment-là.

Il a expliqué que le déploiement de la force s’était effectué exclusivement par voie aérienne et souligné que la mise en place en une dizaine de jours de plus de 3 000 hommes, de 700 véhicules et de 8 000 tonnes de matériels avait démontré un savoir-faire militaire que peu de pays possédaient. La majorité des moyens de combat avait été envoyée depuis des unités prépositionnées en Afrique -en Centrafrique, au Gabon, à Djibouti- ainsi qu’à La Réunion ; cette solution avait permis de gagner du temps et de disposer de troupes professionnelles immédiatement entraînées et surtout acclimatées.

Il a ensuite précisé l’articulation du dispositif déployé au Rwanda.

Le dispositif avait d’abord compris trois groupements, le groupement des opérations spéciales, commandé par le Colonel Jacques Rosier, dans la région de Gikongoro, c’est-à-dire à l’est, le groupement nord, commandé par le Colonel Patrice Sartre, dans la région de Kibuye et le groupement sud, commandé par le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard, dans la région de Cyangugu.

Fin juillet, un cessez-le-feu étant intervenu et la situation s’étant stabilisée, le groupement des opérations spéciales a été rapatrié et remplacé par le bataillon africain. Plus précisément, le groupement du Colonel Jacques Rosier a été remplacé par des unités provenant du groupement nord du Colonel Patrice Sartre et placées sous le commandement d’un colonel, le Colonel Patrice Sartre intégrant à son dispositif le bataillon africain et le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard conservant le groupement sud.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors décrit le déroulement de l’opération. Il a souligné que la période du 22 juin au 22 août avait été marquée par l’évolution rapide de la situation politico-militaire qui avait imposé au commandement de l’opération de procéder à des adaptations permanentes des postures, du dispositif et des modes d’action. Il a fait observer que la définition du concept de zone humanitaire sûre en était une illustration, les ministères des Affaires étrangères et de la Défense ayant mis au point ce concept face aux événements, lorsque l’opération s’est trouvée confrontée au FPR.

Dans cette période, il a distingué une première phase, du 22 au 28 juin correspondant à la mise en place, par voie aérienne, au Zaïre du premier échelon de la force, en même temps qu’étaient conduites au Rwanda des opérations limitées, de façon à marquer au plus vite la détermination et le sens humanitaire de l’intervention, et arrêter immédiatement les massacres. Il a précisé que c’est ainsi que le groupement des opérations spéciales avait assuré, dès le 23 juin, la protection du camp de réfugiés de Nyarushishi, regroupant 10 000 Tutsis, à une dizaine de kilomètres de la frontière zaïroise, près de Cyangugu. Il a ajouté que cette phase avait été particulièrement délicate, compte tenu du faible volume des moyens alors engagés au Rwanda et de la nécessité d’organiser, au même moment, l’acheminement du gros de la force au Zaïre. Il a fait observer que les forces engagées allaient vraiment dans l’inconnu, puisqu’on ne disposait d’aucun renseignement précis sur la situation à l’intérieur du Rwanda et, notamment, sur l’évolution des combats entre les forces armées rwandaises et le FPR, et ce, alors même qu’il fallait éviter que l’opération aille au contact du FPR. Il a précisé qu’une autre difficulté résidait dans la forte suspicion internationale dont l’opération Turquoise faisait alors l’objet ainsi que dans la grande hostilité que le FPR exprimait à son égard, tandis qu’au contraire le Gouvernement intérimaire rwandais et les forces armées rwandaises étaient convaincues que la France venait à leur secours ; il a expliqué que, de ce fait, il avait fallu adopter des modes d’action s’affranchissant de toute collusion avec ce Gouvernement intérimaire.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a distingué une deuxième phase, du 28 juin au 7 juillet, caractérisée par l’extension de l’action de la force Turquoise à l’intérieur du Rwanda. Il a précisé que cette extension ne faisait pas initialement partie de l’ordre d’opération, qui se limitait à l’installation de la force et à l’envoi d’observateurs à Cyangugu et à Kibuye, mais que, sous l’effet d’une énorme pression internationale, politique, médiatique, humanitaire, religieuse, du monde entier, la mission turquoise avait été engagée plus à l’est, à l’intérieur de la zone gouvernementale, afin d’extraire les personnes menacées, d’arrêter les massacres en cours et de protéger les populations. Il a précisé que, dans ce cadre, les unités avaient été engagées, au nord en direction de Kibuye et au sud, à partir de Bukavu, dans le secteur de la forêt de Nyungwe jusqu’à Gikongoro puis, jusqu’à Butare, d’où le 3 juillet, à la demande des instances internationales, 1000 personnes dont 700 enfants avaient été évacuées vers le Burundi et Bukavu. Il a fait observer que la rencontre avec le FPR était alors inéluctable et qu’il y avait d’ailleurs eu un accrochage entre les forces de ce dernier et le groupement des opérations spéciales au cours de l’opération de Butare.

Il a souligné que pendant cette phase, la protection presque exclusive des Tutsis, les opérations de désarmement des milices Interahamwe ainsi que le refus de soutenir les FAR avaient entraîné une grande désillusion dans le camp du gouvernement intérimaire et parmi la population hutue. Dès lors la force Turquoise avait dû faire en sorte d’éviter une réaction armée hostile de leur part.

Il a estimé qu’après l’accrochage avec le FPR à Butare, l’impartialité de l’intervention et le refus de lui attribuer un rôle d’interposition avaient été remarquablement concrétisées par la création de la zone humanitaire sûre. Cette zone s’inscrivant parfaitement dans le cadre juridique de la résolution 929, permettait d’assurer la protection d’environ trois millions de personnes, dont plus d’un million de réfugiés qui fuyaient l’avance du FPR. Il a ajouté qu’elle s’étendait sur 4 500 kilomètres carrés et épousait les limites géographiques des districts de Cyangugu, Gikongoro et Kibuye. Son statut juridique impliquait l’interdiction de présence, de circulation ou de pénétration d’éléments armés et imposait de désarmer l’ensemble des populations.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors présenté la troisième phase de l’opération qui avait duré jusqu’à la fin du mois juillet et avait été caractérisée par le déploiement des différentes composantes de la force dans le secteur de la zone de sécurité qui lui avait été assigné, par la prise de contrôle de la zone et par l’évacuation d’encore 1 300 personnes en danger immédiat. Il a ajouté que cette troisième phase avait été marquée par une succession d’actions d’interdiction armée face aux tentatives de pénétration du FPR dans la zone et par la poursuite des opérations de désarmement des milices et des forces armées rwandaises qui s’y trouvaient.

Il a estimé que la détermination à consolider la zone de sécurité et la fermeté face au FPR, marquée un temps par l’engagement à titre dissuasif de la composante aérienne, avaient contribué à rassurer les populations et à faciliter finalement le désarmement des FAR et des milices et que la force avait ainsi créé rapidement les conditions de sécurité permettant le travail des organisations humanitaires, comme c’était sa mission.

Il a ajouté que, pendant cette période, le FPR avait continué sa progression au nord de la zone humanitaire en direction de Goma et Gisenyi, bousculant les FAR en déroute et poussant devant lui des populations terrorisées. Rappelant que les FAR avaient alors proposé au FPR un cessez-le-feu, avec le soutien de la communauté internationale en la personne du représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU à Kigali, il a souligné qu’il avait appuyé lui aussi cette initiative par un message au Général Kagame où il lui indiquait les risques humanitaires importants d’une arrivée massive de réfugiés au Zaïre, mais que le chef du FPR n’en avait pas tenu compte et avait poursuivi sa progression jusqu’à la frontière, ce qui avait provoqué l’exode d’un million de réfugiés dans la région de Goma et la catastrophe humanitaire qui s’en était suivie.

Il a précisé que la population zaïroise en avait ressenti un vif ressentiment envers la France, qu’elle rendait responsable de cet afflux de réfugiés. Son ressentiment avait cependant été vite dissipé grâce à la participation exemplaire du personnel militaire de Turquoise à l’action humanitaire entreprise face à ce drame et à l’épidémie de choléra qui l’avait suivi.

Il a fait remarquer qu’au cours de cette troisième phase, il avait été difficile de mobiliser les organisations humanitaires internationales et certaines grandes ONG, par ailleurs aisément moralisatrices, pour qu’elles interviennent dans la zone de sécurité.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors exposé qu’une quatrième phase, jusqu’au 22 août, avait consisté à stabiliser la zone de sécurité, à participer à l’action humanitaire et à préparer la relève par la MINUAR II, comme le mandat le précisait. Des structures administratives provisoires ont alors été mises en place pour remédier à la défection de la plupart des anciens responsables impliqués dans les massacres, qui s’étaient en fait enfuis, pour l’essentiel, dès avant l’arrivée de la force Turquoise, et la sécurisation de la zone a été poursuivie, favorisant l’arrivée des organisations humanitaires. Il a précisé que la force avait participé activement au développement de l’action humanitaire avec ses moyens militaires.

Au cours de cette dernière phase, la population avait exprimé une reconnaissance évidente à l’égard de la force et lui avait témoigné une confiance croissante. Il a noté cependant qu’en revanche, la méfiance des Hutus à l’encontre de la MINUAR, et même du Général Romeo Dallaire, et leur peur que le FPR ne procède, en entrant dans la zone après le départ de Turquoise, à des exécutions et à des massacres, laissaient envisager un exode massif vers le Zaïre et le Burundi. Faisant valoir qu’un exode vers Bukavu au Zaïre aurait abouti à la reproduction du drame de Goma, il a précisé que de nouveaux modes d’action avaient dû être mis en oeuvre à l’échelon des commandants de groupements pour l’éviter. Il avait donc fallu convaincre les Hutus que la communauté internationale empêcherait le FPR de procéder à des représailles à leur encontre. Ils sont finalement restés dans la zone et l’exode n’a pas eu lieu.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a ajouté que la planification du désengagement avait été rendue particulièrement difficile du fait des incertitudes qui régnaient sur les délais de déploiement de la MINUAR II et que c’est seulement grâce au maintien sur zone du bataillon francophone africain, intégré alors à la MINUAR II malgré les réticences du FPR, que ce problème avait pu être réglé. Finalement, le 22 août, le dernier soldat français quittait le Rwanda, conformément au mandat donné par la résolution 929 de l’ONU.

Présentant alors le bilan de l’opération, le Général Jean-Claude Lafourcade a estimé que même si elle avait fait l’objet d’une forte suspicion internationale lors de son engagement, elle s’était terminée avec succès. Il s’est félicité que l’action de la force Turquoise ait permis d’atteindre, dans un environnement particulièrement difficile, les objectifs fixés par le mandat de l’ONU. Il a ajouté qu’elle avait été placée sous le regard permanent de plus de 200 journalistes internationaux, omniprésents pendant toute la durée de l’opération. Il a rappelé qu’elle avait mis fin aux massacres perpétrés au Rwanda, et souligné qu’elle avait sauvé, par ses interventions directes, 20 000 à 30 000 personnes, qu’elle avait protégé la population réfugiée dans la zone humanitaire sûre, enfin et surtout qu’elle avait empêché l’exode de plus de deux millions de personnes qui autrement auraient fui au Zaïre devant l’avance du FPR, et ce dans les conditions dramatiques que l’on peut imaginer eu égard à ce qui s’est passé à Goma.

Il a ajouté que la présence de la force Turquoise avait permis le développement de l’action humanitaire internationale, gouvernementale et non gouvernementale, aucun organisme humanitaire n’ayant pu s’implanter dans la zone avant l’arrivée du contingent français en raison de l’insécurité qui y régnait, et précisé que la force s’était elle-même impliquée directement dans l’action humanitaire.

Le Général Jean-Claude Lafourcade s’est ensuite inscrit en faux contre l’idée selon laquelle la zone humanitaire sûre aurait servi de refuge aux FAR et aux Interahamwe et leur aurait permis de rejoindre en armes et en sécurité le territoire zaïrois. Il a précisé qu’au contraire ceux qui traversaient la zone de sécurité étaient désarmés par les Français et que c’est pour cette raison que les FAR, qui l’avaient bien compris, avaient fait passer le gros de leurs troupes et leur armement lourd par le nord du pays, en contournant la zone humanitaire sûre et en évitant de traverser le dispositif Turquoise -et ce d’ailleurs en pure perte puisque tout leur armement avait été saisi par les Zaïrois à la frontière du Zaïre. Il a ajouté qu’il en avait été de même pour les miliciens qui, découvrant qu’ils étaient en terrain hostile dans la zone de sécurité, l’avaient quittée rapidement, la grande majorité d’entre eux ayant pu être désarmée préalablement.

Il a également fait remarquer que l’opération Turquoise avait été soumise au contrôle de la représentation nationale, deux missions parlementaires de l’Assemblée nationale et du Sénat étant venues sur place vérifier l’action des forces et lui-même ayant été entendu après son retour par la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a alors récapitulé les éléments essentiels du succès de l’opération. Il a d’abord rappelé que la résolution 929 du conseil de sécurité avait autorisé l’usage de la force pour atteindre les objectifs qui lui étaient assignés. Il a associé à cet élément la large initiative donnée au commandement de théâtre dans l’usage de la force et rendu hommage aux fonctionnaires et militaires des ministères de la Défense et des Affaires étrangères qui avaient conçu ce dispositif.

Il a ajouté que la présence d’une forte composante aérienne avait également été un facteur de succès déterminant en raison de la sécurité qu’elle avait apportée aux unités et de la menace dissuasive qu’elle avait représentée. Il a précisé que, pour le commandant de l’opération, le fait de pouvoir disposer d’une telle force dissuasive et de pouvoir ainsi bloquer net toute initiative intempestive en la mettant simplement en mouvement avait représenté un confort extraordinaire.

Il a estimé que la prise en compte, dès la planification, du facteur humanitaire, avait donné d’emblée à l’opération une forte crédibilité. Il a indiqué que cette prise en compte s’était traduite par la mise en place d’une cellule chargée des affaires civiles humanitaires au sein du PC à Goma. La présence d’officiers expérimentés et de représentants des ministères des Affaires étrangères, de l’action humanitaire et de la coopération dans cette cellule, ainsi que la localisation de son lieu de travail à l’extérieur du PC militaire, lui avaient permis de jouer un rôle déterminant dans la coordination des actions de tous les acteurs humanitaires et de nouer un dialogue confiant avec les organisations humanitaires et les ONG. Se réjouissant que cette organisation ait ainsi montré son efficacité, il a néanmoins regretté que les résultats n’aient pas été à la hauteur des ambitions affichées.

Il a jugé cependant que c’était surtout la qualité des personnels engagés dans l’opération Turquoise qui constituait la raison majeure du succès.

Insistant sur le fait que la condition indispensable pour répondre aux objectifs politiques et humanitaires de l’intervention et pour permettre, dans de bonnes conditions, son suivi par les médias était de maîtriser et de contrôler en permanence, et à tous les niveaux, jusqu’au soldat de base, l’emploi de la force, il a souligné qu’une armée, des soldats et des chefs de qualité en étaient seuls capables.

Il a précisé que les conditions d’engagement avaient été particulièrement complexes, qu’elles avaient demandé, à tous les niveaux, de la compétence, du sang-froid, une grande intelligence de la mission et des situations, une capacité d’adaptation permanente, ainsi que de la rigueur dans l’exécution, mais aussi de l’aisance dans l’expression, eu égard à la présence permanente de la presse et des médias.

Il a tenu à rendre hommage devant la mission d’information à l’exemplarité du comportement de tous les acteurs de cette opération, du soldat aux commandants de groupement. Il a ajouté que, pour cette raison, la campagne de presse qui insinuait que l’armée française aurait pu avoir un comportement douteux, voire condamnable au Rwanda, affectait profondément tous ceux qui avaient participé à l’opération, et ce d’autant plus qu’ils devaient se défendre de ces insinuations, non seulement sur le plan professionnel, mais aussi sur le plan personnel ou familial, certains militaires s’entendant demander par leur famille la plus proche quelles horreurs ils avaient pu commettre au Rwanda.

Il a conclu qu’en tant que commandant de l’opération Turquoise, il se portait garant devant la mission d’information du comportement remarquable de ses hommes, soulignant qu’ils étaient la fierté de leur chef et qu’ils avaient fait honneur à la France.

Le Président Paul Quilès a remarqué que si l’opération Turquoise obéissait à un principe de stricte neutralité des forces vis-à-vis des deux camps en présence, elle intervenait bien dans un pays en guerre. Il a alors demandé comment s’étaient passées concrètement les relations sur le terrain avec les FAR et avec le FPR.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a d’abord répondu que la situation vis-à-vis des deux camps était différente puisque, s’agissant du FPR, la difficulté était de le convaincre que les soldats français venaient bien dans le cadre d’un mandat de l’ONU pour arrêter les massacres et qu’il n’y avait donc dans cette opération aucune ambition cachée de reconquête du Rwanda, tandis que, s’agissant des FAR, elle était de leur faire comprendre que Turquoise n’avait pas pour but de les aider. Il a ajouté que c’est cette dernière action qui avait été la plus ardue et que convaincre les FAR de se laisser désarmer avait été une tâche très difficile pour les commandants de groupement.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a précisé que, parallèlement aux émissaires envoyés par Paris, il avait eu des contacts avec le FPR pour lui expliquer le mandat de l’opération. Il a expliqué qu’une cellule de liaison avait été mise en place à Kigali au sein de la MINUAR, avec l’accord du Général Romeo Dallaire, pour établir et garder le contact avec le FPR et éviter les méprises, par exemple sur les limites de la zone humanitaire sûre. Il a ajouté qu’en fait de contacts, cette cellule avait dû se borner à transmettre quelques messages écrits de sa part au Général Paul Kagame. Il a toutefois fait observer que le Général Kagame avait assez rapidement compris que l’opération avait vraiment pour seul but d’arrêter les massacres et que, de ce fait, ce système de liaison avait évité de prolonger la suspicion.

Il a précisé que le même système avait été de nouveau utilisé lorsque le FPR avait voulu entrer dans la zone Turquoise ; il avait alors lui-même fait passer au FPR un message qui rappelait la détermination de la force à faire respecter le mandat qui lui avait été donné et prévenait que la zone était interdite à tout élément armé. Dans le même temps, la force répondait aux quelques petits accrochages déclenchés par le FPR. Le Général Jean-Claude Lafourcade organisait un survol dissuasif de la ligne de contact par des avions de combat.

Il a ajouté qu’ensuite il y avait eu d’autres échanges entre les forces françaises et le FPR pour préparer l’arrivée de la MINUAR II et organiser l’administration du territoire mais que c’est le groupement du Colonel Patrice Sartre qui avait alors été en première ligne.

Le Colonel Patrice Sartre a exposé qu’il avait eu des contacts avec chacune des deux branches du FPR, la branche armée et la branche politique. Il a indiqué que, lorsque la limite de la zone humanitaire sûre s’était stabilisée, après les accrochages évoqués, son groupement avait établi des contacts de liaison quotidiens avec la branche armée du FPR, qui s’appelait l’APR.

Il a précisé que ces relations avaient été très vite cordiales, même si elles n’avaient pas duré assez longtemps pour devenir confiantes, et qu’elles avaient permis de préparer la visite de la zone humanitaire sûre par les autorités politiques du FPR, dans la perspective de leur installation administrative lors du départ de la force. Il a ajouté qu’au moins le Ministre de l’Intérieur et celui de la Reconstruction du Gouvernement provisoire du FPR étaient venus visiter la zone, sous la triple protection de Turquoise, d’une garde appartenant à leurs propres forces qui les accompagnait et de quelques Casques bleus.

Il a fait observer qu’en revanche, autant les relations avec la branche armée étaient extrêmement cordiales, autant celles avec la branche politique étaient relativement réservées et distantes. Il a ajouté que les politiques étaient extrêmement tendus et avaient très peur que leur arrivée et l’annonce qu’ils allaient administrer la zone sèment la panique dans les populations hutues, et estimé pour sa part qu’ils n’arrivaient en effet pas très bien à les rassurer.

Le Président Paul Quilès a alors demandé pour quelles raisons on avait finalement décidé de créer une zone humanitaire sûre, sur quelles bases elle avait été délimitée et jusqu’où les forces Turquoise avaient pénétré en territoire rwandais.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a expliqué que la force, malgré sa prudence, avait fini par arriver au contact du FPR -notamment lors de l’accrochage d’un groupement des opérations spéciales avec le FPR au moment de l’évacuation des orphelins de Butare-, et qu’à ce moment là, Paris avait eu recours à ce concept juridique que l’on connaissait déjà, puisqu’il avait déjà été mis en oeuvre en Yougoslavie.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a exposé qu’on lui avait alors demandé de faire des propositions de délimitation d’une zone humanitaire sûre. Il a précisé qu’une première proposition, qui correspondait pratiquement à la limite de la progression de la force et qui barrait le Rwanda en deux du nord au sud, avait été refusée par Paris et qu’il avait alors décidé de délimiter plutôt une zone centrée sur l’espace où la population était la plus nombreuse, dans le sud-ouest. Il a ajouté que, sur ces bases, la force avait précisé les limites de la zone de sécurité, en liaison avec le Général Romeo Dallaire et le Colonel Kagame et qu’elles avaient finalement fait l’objet d’échanges de documents faxés, après quoi elles avaient été reconnues par le FPR. Il a indiqué que si quelques incidents avaient pu avoir lieu ensuite entre le FPR et Turquoise, ils étaient dus à des manques de précision dans la délimitation de la zone et que cela restait anecdotique.

A une question du Président Paul Quilès sur la façon dont Turquoise avait pu assurer l’administration de la zone ainsi que la sécurité et la protection des personnes, le Général Jean-Claude Lafourcade a répondu que c’était les commandants de groupement qui avaient été directement confrontés au problème et qu’il leur laissait la parole.

Le Colonel Patrice Sartre a indiqué que, dans les grandes lignes, il avait eu à procéder de la même façon que le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard, sachant que la zone dont il avait la responsabilité avait connu moins de défections parmi les fonctionnaires dans la mesure où elle était séparée du Zaïre par le lac Kivu et que les infrastructures avaient pu y être maintenues en fonctionnement beaucoup plus facilement.

Il a précisé que la particularité la plus notable de sa zone avait été la personnalité du préfet de Kibuye, Clément Kayishema, qui après lui être d’abord apparu comme un personnage antipathique s’était avéré très rapidement être gravement responsable de ce qui s’était passé auparavant, et s’était enfui très vite au Zaïre, au contraire d’une partie de son administration, qui était restée. Il a ajouté que cet individu était actuellement jugé par le tribunal d’Arusha.

A une question du Président Paul Quilès lui demandant si l’opération ayant reçu l’approbation du Conseil de sécurité, il rendait compte à l’ONU, le Général Jean-Claude Lafourcade a répondu que non, et que, s’il avait tenu informé M. Khan, le représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU à Kigali lorsqu’il venait le voir, la France avait un mandat, l’opération était sous commandement national et que c’est donc à l’état-major des armées qu’il rendait compte.

Citant le rapport de fin de mission du Général Jean-Claude Lafourcade, M. Bernard Cazeneuve a évoqué plusieurs points.

Il a d’abord noté que si le Général Jean-Claude Lafourcade écrivait que " certaines des ONG qui avaient été critiques vis-à-vis de notre action, reconnaissent volontiers publiquement l’efficacité et la diversité de l’aide apportée par les forces armées ", il poursuivait ainsi : " cette notoriété reste fragile, vraisemblablement temporaire, et ne doit pas faire oublier le faible succès des efforts déployés pour engager des ONG dans le cadre espace-temps de la manoeuvre Turquoise. La cellule affaires civiles de Turquoise a manqué dans ce domaine d’informations sur l’état et la nature des tractations menées à l’échelon central. Dans un souci d’efficacité, quelques synthèses épisodiques fournies par la cellule spécialisée du COIA auraient été bienvenues. " M. Bernard Cazeneuve s’est alors interrogé sur cette contradiction.

Il a également remarqué que le rapport faisait état de la difficulté d’établir, en quantité et en qualité, les liaisons nécessaires avec les groupements des forces, la cellule COIA et les correspondants civils à contacter pour les évacuations.

Enfin, relevant que sur les conditions offertes par le milieu, le Général écrivait qu’" une monographie complète aurait dû être mise à la disposition du commandant de la force dès le début de la planification, car les indications fournies de manière informelle par les prétendus connaisseurs de la zone se sont avérées inexactes -état des pistes, durée des trajets- ou incomplètes -climatologie, réseau hydrographique, approvisionnement en eau potable, etc.- ", il s’est demandé pourquoi, alors que les forces françaises avaient été si longtemps présentes au Rwanda entre 1990 et 1993 au titre de l’opération Noroît, l’opération Turquoise avait dû être engagée dans des conditions de renseignement et de communication aussi approximatives.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a d’abord répondu qu’avant l’opération Turquoise, dans les années 1990 à 1994, la région qui préoccupait les coopérants militaires français était évidemment la zone nord, où avaient lieu les tentatives de pénétration du FPR tandis que le sud-ouest du Rwanda n’était un enjeu ni tactique, ni opérationnel, ni stratégique.

Sur la prise en compte des questions humanitaires, il a expliqué que c’est avec l’opération Turquoise que les armées avaient commencé à mettre en place des cellules de coordination avec les organisations humanitaires internationales et les ONG, tant à Paris, au COIA, qu’au siège du commandement de l’opération et qu’il n’était donc pas étonnant qu’à l’époque le commandement de l’opération n’ait pas eu d’informations venant de la cellule humanitaire du COIA sur la coordination des actions humanitaires.

Il a ajouté que cette cellule du COIA était beaucoup plus structurée aujourd’hui et qu’elle travaillait notamment avec les Affaires étrangères, ce qui la mettait en contact avec les réseaux adéquats.

A propos des difficultés de liaison, il a précisé qu’il n’avait pas voulu dire que les liaisons étaient lentes à établir, surtout lorsqu’il s’agissait d’évacuations sanitaires, ni non plus insuffisantes, mais qu’en raison de l’étendue de la zone, il avait fallu mettre en place un système de transmission nouveau, qui comportait notamment des liaisons par satellite. Un tel système de liaison par satellite présentait cependant deux inconvénients, d’abord qu’il peut être saturé rapidement, notamment lors de la transmission de fax, et que, s’il n’est pas protégé, il peut être écouté.

M. Bernard Cazeneuve a alors demandé au Général Jean-Claude Lafourcade si, pour la préparation de l’opération Turquoise, les attachés de défense, les chefs de Mission d’assistance militaire, qui avaient été en poste au Rwanda entre 1993 et le départ de la représentation diplomatique française en 1994 avaient été contactés et si des réunions préalables de travail avaient été tenues avec eux.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a répondu que, non seulement lors de la préparation de l’opération, le COIA avait eu recours aux anciens du Rwanda, mais qu’on avait inclus dans la force des officiers qui connaissaient le Rwanda et qui y avaient travaillé, et que cela s’était avéré très utile.

M. Bernard Cazeneuve a pris acte de cette réponse. Il a toutefois rappelé que la France avait été très impliquée au Rwanda au titre de sa coopération militaire pour la formation des forces armées rwandaises en application de l’accord de 1975, et ce, d’une façon bien spécifique puisque, de la lecture des télégrammes diplomatiques et des différents témoignages qui ont été portés à la connaissance de la mission d’information, il ressortait que, pendant toute l’opération Noroît, le FPR avait été désigné aux militaires français comme un ennemi face auquel il fallait sinon résister, en tout cas, maintenir un équilibre pour faciliter la négociation des accords d’Arusha. Il s’est alors demandé si, compte tenu du fait que des militaires impliqués dans l’opération Noroît étaient présents aussi dans l’opération Turquoise, la conception générale qui avait inspiré l’opération Noroît n’avait pas été de nature à altérer, à certains moments précis, l’obligation de neutralité à l’égard des forces belligérantes, qui constituait l’un des points forts des règles qui avaient été assignées à l’opération Turquoise.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a répondu qu’en effet, le Gouvernement a successivement demandé aux mêmes officiers, dans un premier temps de contribuer à la formation des militaires rwandais contre le FPR, puis, brutalement, d’engager l’opération Turquoise sur des bases d’impartialité totale, dans un contexte où il n’y avait plus d’ennemi et où il fallait éventuellement discuter avec le FPR.

Précisant que ce changement n’avait pas été facile mais qu’il n’avait eu aucun impact sur les opérations, il a insisté sur le caractère exceptionnel de la discipline intellectuelle que cela supposait chez les officiers et les militaires français, alors même que certains, après deux ou trois ans de séjour aux côtés des FAR, devaient sûrement avoir des opinions personnelles sur la situation du Rwanda. Il a de nouveau affirmé que si certains, à l’échelon individuel, avaient eu des états d’âme, cela n’était absolument pas apparu dans l’exécution de la mission.

Il a précisé par ailleurs que les personnels qui connaissaient le Rwanda avaient été constitués en une sorte de groupement, de petit conseil des connaisseurs et que cela avait été extrêmement utile dans la mesure où il fallait réellement connaître le terrain et les mentalités pour ne pas commettre d’impair dans une mission aussi délicate.

Le Général Jean-Claude Lafourcade a souhaité également insister sur les circonstances et le contexte de l’époque : c’était les premiers jours ; la situation était extrêmement tendue ; très peu de moyens étaient encore déployés au Rwanda ; les véhicules du groupement spécial étaient arrivés la veille, le 27 ou le 28 ; on ne savait pas ce qu’on allait trouver au Rwanda ; surtout, l’analyse de renseignement dont disposait le commandement à l’époque était que le FPR, qui tenait une poche allant de la frontière près de Gitarama jusqu’au col d’Endaba, voulait foncer sur Kibuye. Si cette analyse était bonne, le groupement était au beau milieu de la zone. Il a précisé la situation : dans ce contexte, un groupe entend des explosions. Il ne peut distinguer s’il s’agit de grenades ou d’autres armes et on lui dit que c’est le FPR. Les directives étant qu’il était exclu d’aller au contact du FPR, la consigne a été d’affiner le renseignement en attendant un peu que le dispositif se complète. Mais le renseignement lui-même était délicat à obtenir puisqu’il était exclu, politiquement, d’aller au contact du FPR.

Le Président Paul Quilès, remarquant que l’un des rapports de fin de mission comportait des remarques dubitatives sur l’articulation entre l’action humanitaire privée et l’action humanitaire menée dans le cadre de l’opération Turquoise, s’est interrogé sur les progrès qui pourraient être réalisés dans ce domaine.

Le Colonel Patrice Sartre a répondu qu’à l’époque il pouvait être difficile pour des militaires de bien apprécier ce qui pouvait être demandé aux ONG, compte tenu de leurs contraintes de financement des personnels et de bénévolat. Il a ajouté cependant qu’après bien des tâtonnements, auxquels avait fait allusion le Général Jean-Claude Lafourcade, et parce que la connaissance réciproque des ONG et des militaires s’était beaucoup améliorée, les militaires disposaient désormais, dans la partie militaire du mécanisme de gestion des crises, d’une meilleure compréhension, et donc d’une meilleure aptitude, à distinguer ce qu’ils auraient toujours à faire eux-mêmes dans l’urgence, notamment lorsque les conditions de sécurité étaient mauvaises, ce qu’ils pouvaient faire en cas de carence momentanée et locale des ONG, et ce qui ne relèvera jamais de leur compétence, ainsi que d’une meilleure maîtrise des mécanismes qui permettent de coopérer avec les ONG.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr