Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière, Directeur des Affaires africaines au ministère des Affaires étrangères entre juin 1992 et mai 1996. Il a fait observer qu’il avait pris ses fonctions à un moment décisif pour la période étudiée puisqu’en juin 1992, le FPR et le gouvernement rwandais décidaient, à Paris, en présence d’observateurs français et américains, de lancer le processus d’Arasha. Il a souhaité que M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière indique dans quelle mesure il en avait favorisé le bon déroulement jusqu’aux accords d’Arusha d’août 1993 tout en indiquant que la mission était disposée à entendre toute autre observation pouvant l’intéresser.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a confirmé qu’il avait été Directeur des Affaires africaines et malgaches du mois d’août 1992 à juillet 1996. Il a rappelé que plusieurs mois avant son arrivée, la situation politique intérieure rwandaise avait connu une évolution majeure : la constitution d’un nouveau gouvernement dominé par l’opposition traduisait une ouverture politique ; le FPR occupait dans le nord une partie significative du territoire et venait de mener une nouvelle offensive ; la France était présente à travers l’opération Noroît et le DAMI ; les négociations d’Arusha commençaient.

Il a souligné que, pendant la période où il avait exercé ses fonctions, la crise rwandaise avait traversé diverses phases, chacune d’elles ayant été dominée, pour le ministère des Affaires étrangères, par une préoccupation particulière dans le cadre d’une politique dont les grandes lignes n’avaient pas varié. Il a souhaité évoquer les objectifs propres à chaque étape, confirmés par les télégrammes, notes, rapports ou instructions du ministère, à travers une présentation chronologique, en veillant à ne pas sortir, pour chaque période considérée, du contexte historique afin de ne pas risquer d’ajouter de nouveaux anachronismes à ceux -très nombreux- qui sont malheureusement faits sur cette affaire.

Il a relevé que l’objectif de la France avait d’abord été de favoriser une solution politique et en a expliqué les raisons. Une solution militaire présentait des risques de déstabilisation pour le pays et la région, et la France avait déjà la crainte qu’une victoire militaire du FPR ne se traduise, compte tenu des particularismes de cette région, non par un génocide que personne ne pouvait imaginer mais par des exactions massives comme il s’en était produit au Rwanda et au Burundi dans un passé récent où des dizaines de milliers de personnes avaient été victimes de massacres. La France avait alerté, en 1993, ses principaux partenaires européens et occidentaux sur ces risques et ces deux préoccupations figurent d’ailleurs en tête des instructions données en 1993 à l’ambassadeur de la France à Kigali avant qu’il ne rejoigne son poste.

Il a rappelé qu’aider les autorités rwandaises à contenir l’offensive du FPR était cohérent avec la politique africaine de l’époque, le Rwanda étant un pays " du champ ", qui s’était rapproché de la France et la menace étant sérieuse. Le conflit avait une dimension à la fois interne et externe, comme en attestent les liens entre le FPR et la NRA ougandaise, et la prise de pouvoir par une minorité, en usant de la force, était en totale contradiction avec le courant fort de démocratisation qui traversait l’Afrique et incitait partout, avec le soutien des pays occidentaux, à la tenue d’élections.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a alors fait observer que donner sa chance à un règlement négocié impliquait que le front tienne sur le terrain. Il s’agissait d’un objectif essentiel et même d’une condition sine qua non qui était remplie par une stratégie de soutien indirect à l’armée rwandaise, à travers des actions de formation, de conseils, de livraisons d’équipements, d’armements et de munitions. La présence à Kigali du détachement Noroît pour sécuriser les ressortissants français et l’ensemble des expatriés avait un effet stabilisateur et avait bien été souhaitée par le Gouvernement rwandais d’ouverture constitué en 1992, comme le confirment plusieurs conversations à ce sujet.

Il a indiqué que des pressions fortes avaient été exercées par la France et par la communauté internationale pour que les négociations d’Arusha aboutissent, même si les deux protocoles sur le partage du pouvoir et sur la constitution d’une armée nationale posaient problème. La négociation du premier protocole a créé une très vive tension entre le Président et le Gouvernement, notamment le Ministre des Affaires étrangères. Les reproches portaient en particulier sur la question de la minorité de blocage que le Président aurait souhaité obtenir pour son parti, le MRND, et sur la procédure " d’impeachment ". Les Hutus du sud souhaitaient à la fois limiter les pouvoirs du Président et ne pas tomber dans les mains du FPR. Celui-ci voulait avoir une forte participation dans la future armée et, grâce à des alliances, contrôler l’exécutif. Le Président Habyarimana était un homme difficile à cerner. Il ne lui était pas facile d’imposer des compromis à ses partisans et tout au long de la négociation, il a rencontré de sérieuses difficultés avec les extrémistes hutus, la CDR ayant d’ailleurs officiellement rompu avec lui au début de 1993. Il défendait des positions dures, mais se distinguait des extrémistes et, contrairement à ces derniers, il paraissait disposé à trouver une solution négociée dès lors qu’elle lui garantissait de rester au pouvoir pendant la transition et d’avoir une perspective électorale.

Des lettres ont été adressées au Président Habyarimana par le Président de la République française, des émissaires ont été envoyés, l’ambassadeur agissait quotidiennement. La France a poussé à cet accord, comme le montre la correspondance, en demandant au Président de faire des compromis, en incitant, surtout à partir de février 1993, le gouvernement d’opposition à travailler avec le Président et, enfin, en suggérant aux pays qui avaient de l’influence sur le FPR, notamment l’Ouganda et les Etats-Unis, d’inciter celui-ci à accepter une solution politique.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a relevé que, dans cette période de tension où la guerre a attisé les antagonismes ethniques, des démarches avaient été faites lorsque des exactions graves avaient eu lieu, notamment lorsque des massacres perpétrés par des Hutus extrémistes et dénoncés par la FIDH s’étaient produits dans le nord-ouest, en janvier 1993. De son côté, le FPR commettait aussi des exactions, en particulier des exécutions sommaires, généralement ciblées et ses offensives avaient créé une situation humanitaire grave avec le déplacement d’une population qui a compté jusqu’à 900 000 personnes.

Il a rappelé que le risque de ne pas parvenir à une solution politique avait été très grand lorsque le FPR, qui cherchait d’une manière ou d’une autre à aboutir à ses fins, avait rompu une nouvelle fois le cessez-le-feu, le 8 février 1993, menaçant la capitale dont la chute aurait scellé sa victoire militaire et engendré des massacres. La France avait dû à l’époque faire preuve de beaucoup de détermination, renforcer le détachement Noroît et mener une campagne diplomatique active auprès de l’Ouganda et des autres pays intéressés. Cette action dissuasive a ouvert la voie à l’accord de Dar Es-Salam du 9 mars 1993, qui a été incontestablement un tournant : le cessez-le-feu a été rétabli ; le FPR, qui s’était avancé jusqu’à 25 kilomètres de Kigali, est revenu sur les bases qui étaient les siennes avant l’offensive ; les renforts envoyés dans le cadre de Noroît ont été rapatriés ; l’idée d’une force neutre des Nations unies est apparue pour la première fois.

L’accord d’Arusha a été signé le 4 août 1993 et l’élection du Président Ndadaye au Burundi a certainement été un élément important dans la décision du Président Habyarimana de l’accepter. L’accord qui était un pas considérable dans la voie de la réconciliation et représentait un grand espoir, a été considéré à l’époque comme un succès diplomatique, notamment pour la Tanzanie qui jouait un rôle clé dans la négociation.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé que des remerciements avaient été adressés à la France par tous, aussi bien par le Président Habyarimana que par le FPR qui a adressé à cette fin une lettre au Président de la République. Cet accord était crédible et le fait que la négociation ait été difficile ne signifiait pas qu’il ne serait pas tenu car d’autres situations extrêmement difficiles en Afrique, à l’époque, étaient en voie de règlement ou faisaient l’objet de tentatives de règlement par la négociation, notamment en Afrique du Sud, au Mozambique, au Congo, entre la Mauritanie et le Sénégal, etc. L’idée d’institutions intérimaires et d’un partage du pouvoir précédant des élections, était mise en oeuvre ailleurs de même que la fusion des forces militaires en vue de la création d’une armée nationale. Personne ne s’attendait à ce que la méfiance disparaisse rapidement, mais la présence des troupes des Nations unies devait aider, selon un schéma classique, à la mise en œuvre de l’accord. Le fait que la communauté internationale se mobilise enfin apparaissait comme un atout important. Cela n’avait pas été facile et il avait fallu beaucoup d’efforts, de convictions et d’énergie, dont la correspondance rend compte, pour pousser à cette mobilisation.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a fait observer que peu de parties étaient initialement favorables à l’intervention des Nations Unies, pour des raisons différentes, le FPR par crainte d’être neutralisé, l’OUA pour affirmer ses compétences, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne principalement pour des raisons financières ainsi qu’une partie du secrétariat de l’ONU. La création, sur l’initiative de la France, d’une mission d’observation à la frontière du Rwanda et de l’Ouganda, discutée aux Nations unies à partir du mois de mars 1993 et décidée en juin, a été une étape importante dans la prise de conscience du problème et a conduit à l’adoption plus tard de la résolution créant la MINUAR, le 5 octobre 1993. L’envoi à New-York d’une mission conjointe FPR/Gouvernement, de même que l’attitude finalement plus réaliste de l’OUA, qui a mesuré les limites de son action lorsque l’accord a été en vue, ont certainement joué un rôle dans l’acceptation de la MINUAR par le Conseil de sécurité.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a également indiqué qu’à partir d’août 1993 la France avait été guidée par le souci d’accompagner la communauté internationale dans son action en vue de l’application des accords d’Arusha mais que, quelques mois après la signature de ces accords, la situation s’est à nouveau tendue. Les extrémistes hutus étaient actifs, créant l’odieuse Radio des Mille collines. Des assassinats dont celui de M. Félicien Gatabazi, Ministre PSD, et, en rétorsion, celui d’un responsable de la CDR ont eu lieu en février 1994, de même que des troubles sérieux à Kigali qui ont fait 200 blessés et 30 morts. Les rumeurs étaient multiples. La prolifération des armes était inquiétante mais le FPR était aussi soupçonné de cacher des armes en " zone tampon ". On a assisté à une montée de l’ethnisme, à une division du MDR et du PL et à un changement de Premier Ministre. Par crainte du FPR, des éléments de certains partis d’opposition se sont rapprochés du Président Habyarimana qui a favorisé ce mouvement. A la recherche de personnes qui lui assureraient une minorité de blocage, il a retardé la mise en place du gouvernement de transition. Mais ce retard est également dû au FPR qui acceptait mal les évolutions politiques et refusait des compromis qui ne lui garantissaient pas le contrôle de l’exécutif. Le FPR renforçait son armée et laissait planer la menace de revenir à l’option militaire. La question de la participation à l’Assemblée de la CDR, qui se déclarait prête à accepter le code d’éthique, a créé une difficulté supplémentaire, car le FPR la refusait en raison des positions extrémistes de ce parti.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a alors souligné cinq éléments marquants de cette période :

 l’assassinat, suivi du massacre de 50 à 100 000 personnes, du Président Ndadaye du Burundi, en novembre 1993, cinq mois après son élection, a eu un impact très négatif sur la situation politique du Rwanda en augmentant la méfiance du Président Habyarimana ;

 la France a respecté ses engagements en rapatriant le détachement Noroît. La date du départ de ce détachement a été arrêtée après consultation avec le Général Romeo Dallaire, en tenant compte de la date d’arrivée des premiers éléments significatifs du contingent belge pour éviter un vide déstabilisateur à Kigali. Le nombre des coopérants a été ramené au niveau de 1990, les modalités de la coopération devant faire l’objet, le moment venu, d’une discussion avec le gouvernement de transition ;

 la communauté internationale, à travers les Nations unies, sous l’autorité du Secrétaire général et le contrôle du Conseil de sécurité, avait désormais une responsabilité majeure, depuis l’adoption de la résolution 872. Un représentant du Secrétaire général, M. Jacques-Roger Booh-Booh, avait été nommé à Kigali et la MINUAR avait reçu un mandat aux termes duquel elle devait, entre autres tâches, contribuer à la sécurité à Kigali ;

 la concertation des Nations unies et des pays représentés à Kigali était constante. De nombreuses démarches collectives, auprès de toutes les parties, ont d’ailleurs été faites à cette époque par les ambassadeurs des pays occidentaux représentés à Kigali qui avaient pour préoccupation principale l’application des accords et, notamment la mise en œuvre des institutions dont tout paraissait dépendre. Le Conseil de sécurité a adopté des textes dans le même sens. Des émissaires des pays occidentaux -Américains, Belges, Français- se sont rendus à Kigali pour tenir le même langage ;

 enfin, si la situation était préoccupante, il y a avait cependant des points positifs. Le cessez-le-feu se prolongeait alors que, tout au long de la négociation d’Arusha, il avait été rompu à plusieurs reprises. Par ailleurs, 600 000 personnes déplacées étaient revenues sur leurs terres. Les négociations pour la mise en place des institutions se poursuivaient activement et l’on pouvait espérer qu’elles aboutiraient. C’est d’ailleurs au moment où un accord avait été trouvé et où les institutions allaient enfin être mises en place que le Président Habyarimana a été assassiné.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a reconnu qu’il n’avait jamais su quels étaient les auteurs de cet attentat qui avait déclenché une effroyable tragédie. Selon lui, les deux hypothèses -extrémistes hutus ou FPR- paraissent plausibles et, même si peu de gens savent la vérité, M. Paul Kagame connaît certainement la réponse. Il a souligné qu’après l’attentat, la préoccupation principale de la France avait été d’évacuer les ressortissants occidentaux et estimé que l’opération d’évacuation, décidée le 7 avril et exécutée dans l’urgence, avait été sans doute parmi les plus difficiles que l’armée française avait réalisées en Afrique. Il s’est déclaré choqué d’entendre dire qu’il y avait eu un " tri à l’ambassade " et que le personnel local avait été sacrifié. Il a affirmé que l’ambassadeur aurait évacué le personnel local, qui n’était plus à l’ambassade, si celui-ci avait pu être joint et qu’il avait d’ailleurs reçu un télégramme en ce sens.

Il a indiqué que dans la période suivante, l’action de la France avait été surtout inspirée par le souci de chercher à mobiliser la communauté internationale, trop passive devant le génocide de la communauté tutsie. L’ampleur de la tragédie était apparue assez tardivement et il avait fallu des semaines pour se rendre compte que l’on était bien au-delà des massacres graves qui s’étaient malheureusement déjà produits dans la région, notamment après l’assassinat du Président Ndadaye.

Il lui a paru utile de souligner à propos de cette période plusieurs éléments :

 la France a été, par la voix de son Ministre des Affaires étrangères, le premier pays à qualifier les massacres de génocide et s’est prononcée pour que ce terme soit repris par la commission des Droits de l’homme des Nations unies réunie en mai ;

 la France, favorable à une enquête sur l’attentat du 6 avril, a été à l’origine de la déclaration du Conseil de sécurité demandant au Secrétaire général de recueillir toutes les informations utiles sur le sujet, par tous les moyens à sa disposition ;

 la France a contribué à l’activité diplomatique pour favoriser un cessez-le-feu sous l’égide des Nations unies et des pays de la région. L’idée qu’elle exprimait et qui était partagée par les pays de la région et les Nations unies était que le cessez-le-feu constituait une condition indispensable pour arrêter les massacres, envoyer une aide humanitaire et reprendre la discussion en vue de favoriser l’application des accords d’Arusha. Le Président Museveni a été reçu à Paris le 30 juin ou le 1er juillet et la déclaration publiée à l’issue de son entretien avec le Président de la République marque un accord sur trois objectifs : obtenir un cessez-le-feu, traduire en justice les responsables du génocide, selon des modalités à définir par la communauté internationale et rechercher d’urgence un règlement politique.

 la France n’a pas été favorable à la suppression totale de la MINUAR I ; elle a co-parrainé la résolution n° 918, créant le 17 mai la MINUAR II, dont elle a favorisé l’adoption, et a demandé, lors des consultations sur ce texte que la MINUAR II soit autorisée, dans le cadre du chapitre VII, à utiliser la force pour protéger les populations. Le Conseil a maintenu cette action dans le cadre du chapitre VI.

 la France a multiplié les démarches et les actions pour que la MINUAR II se mette rapidement en place, proposant même que l’on redéploie la force des Nations unies en Somalie et faisant part de sa disponibilité à participer à l’opération et à financer à hauteur de 20 millions de francs le déploiement d’un contingent sénégalais. Or, malgré les déclarations et les massacres qui se poursuivaient, il n’y avait pas de volonté politique de la communauté internationale de mettre en place cette force. Les pays africains qui avaient accepté d’envoyer des contingents " se hâtaient lentement " ; les pays occidentaux ne répondaient pas à leurs demandes de transport et d’équipement. M. Boutros Boutros-Ghali, constatant l’incapacité des Nations unies à s’engager dans l’urgence, en avait d’ailleurs tiré les conséquences en suggérant assez vite que les Etats membres interviennent directement, avec l’accord du Conseil de sécurité. Vers la mi-juin, seule la France a considéré qu’il fallait réagir à la tragédie, en décidant une opération humanitaire sous l’égide des Nations unies, mais limitée dans le temps.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a relevé que nombreuses étaient les personnes en France qui étaient horrifiées par ce qui se passait au Rwanda et scandalisées par la passivité de la communauté internationale. Sans doute, la France et la Belgique étaient-elles plus sensibilisées, mais progressivement l’ampleur de la tragédie apparaissait, notamment à travers ce que rapportaient les missionnaires et les ONG.

Il a expliqué que la plupart des pays, en dehors de la France, n’avaient pas jugé possible d’intervenir en raison du traumatisme créé aux Etats-Unis par l’affaire somalienne, de celui créé en Belgique par l’assassinat des dix soldats belges de la MINUAR et, d’une manière générale, en raison de la très grande réticence de la plupart des pays à envoyer des contingents dans des opérations risquées, en pleine guerre civile. Il a rappelé que les pays de la sous-région étaient divisés et qu’il avait ressenti, comme directeur des Affaires étrangères et malgaches, sous l’autorité du Ministre des Affaires étrangères, la décision de la France de s’engager, avec d’autres pays africains proches, dans une opération humanitaire, comme une réaction morale devant l’horreur du génocide qui se prolongeait et l’impuissance de la communauté internationale. Le ministère des Affaires étrangères a été, bien sûr, particulièrement attentif à ce que soient remplies les conditions mises par la France à son engagement et énoncées par le Premier Ministre à l’Assemblée nationale. Il a alors rappelé ces conditions en décrivant les caractéristiques de cet engagement, qui a pris la forme de l’opération Turquoise :

 l’opération turquoise était placée sous l’égide des Nations unies. Elle a reçu un appui du Secrétaire général et a été autorisée par le Conseil de sécurité. La résolution 929 qui porte cette autorisation est directement liée à celle créant la MINUAR II. Conformément à ce qui était demandé par la résolution 929, des rapports réguliers ont été remis par la France au Conseil de sécurité. Le Premier Ministre, fait exceptionnel, s’est rendu lui-même au Conseil de sécurité. Le ministère des Affaires étrangères a veillé à ce que des témoignages sur les crimes commis soient remis à la commission d’enquête créée par les Nations unies. La France a fait savoir au rapporteur de la Commission des Droits de l’Homme que, s’il souhaitait venir en zone humanitaire sûre, elle faciliterait sa mission. Elle a également fait savoir au Secrétaire général et au Président du Conseil de sécurité qu’elle se tenait prête à apporter son concours à toute décision des Nations unies concernant des membres du Gouvernement intérimaire qui se sont rendus peu de temps en ZHS (zone humanitaire sûre) où ils étaient, de notre point de vue, tout à fait indésirables ;

 Turquoise était une opération strictement humanitaire et la France a été attentive à ce que la ZHS soit circonscrite au sud-ouest du Rwanda de telle sorte qu’il n’y ait aucune interférence avec les opérations militaires. Cette zone a été créée, car les combats s’étendant au sud, il a paru indispensable d’isoler un espace où toute activité militaire serait interdite et où les populations pourraient être secourues. Ce concept n’a pas été inventé de toutes pièces. Il figurait déjà dans la résolution créant la MINUAR du 17 mai. La ZHS a eu des effets très positifs sur le plan humanitaire : des milliers de Tutsis ont été sauvés de la mort et le Burundi a évité l’arrivée de flots considérables de réfugiés qui auraient accru sa fragilité. Enfin, il a été évité que ne se reproduise à Bukavu la même catastrophe qu’à Goma où, à une certaine période, seize mille personnes mouraient quotidiennement du choléra. Les personnes stabilisées dans la ZHS ont pu bénéficier de secours. Ceux-ci ont tardé mais ont été mobilisés après le cri d’alarme du Ministre des Affaires étrangères, le 8 juillet ;

 Turquoise était une opération limitée dans le temps et la France a dû résister aux demandes de prolongement au-delà de la limite fixée par la résolution du Conseil de sécurité, émanant notamment des Nations unies et des Américains ;

 Le contact a été maintenu tout au long de l’opération avec le FPR et le nouveau gouvernement constitué à Kigali, le 17 juillet ; une délégation du FPR a été reçue à Paris par le Ministre des Affaires étrangères ; un diplomate a été envoyé à Kigali ; le Secrétaire général du Quai d’Orsay et un haut responsable de l’état-major, le Général Raymond Germanos, se sont rendus au Rwanda lorsque le nouveau Gouvernement a été installé ; une antenne diplomatique a alors été mise en place dans la capitale rwandaise ; des communications téléphoniques directes ont également été échangées avec le Ministre des Affaires étrangères rwandais, ancien ambassadeur à Paris. Ces contacts, pas toujours faciles selon les interlocuteurs, ont permis toutefois d’expliquer l’opération Turquoise, de limiter les difficultés sur le terrain où un échange de tirs a cependant eu lieu, de lever les objections concernant la zone humanitaire sûre, d’organiser le départ dans de bonnes conditions des troupes françaises, c’est-à-dire sans que se produise une fuite massive des réfugiés vers Bukavu ; enfin, d’obtenir que les contingents africains participant à Turquoise restent dans la MINUAR II ;

 Des éloges ont été adressés à la France, après l’opération Turquoise, notamment de la part du Secrétaire général des Nations unies et de son représentant sur place, M. Khan.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a indiqué que la principale préoccupation dans le deuxième semestre de l’année 1994 était d’œuvrer pour que la sous-région retrouve la stabilité car la situation comprenait alors tous les éléments d’un nouveau drame. Le problème majeur était celui du retour des deux millions de réfugiés, entravé par des actions d’intimidation des Interahamwe et des anciennes autorités qui contrôlaient les camps, surtout au Zaïre, ainsi que par l’attitude du nouveau Gouvernement rwandais, qui donnait des signaux négatifs aux réfugiés. S’y ajoutait une nouvelle dégradation de la situation au Burundi liée à l’évolution du Rwanda ainsi que tous- les problèmes posés par l’absence d’autorité au Kivu, territoire incontrôlé où les ex-FAR, restaient mobilisées. Enfin, on imaginait mal que la communauté internationale pût maintenir longtemps l’aide considérable qu’elle déversait sur les camps de réfugiés. Il fallait que cette aide se redéploie pour accompagner des retours et favoriser le développement du Rwanda sinistré. Tous ces problèmes étaient liés. Pour des raisons d’efficacité, il paraissait souhaitable de les traiter ensemble dans le cadre d’une conférence régionale sous l’égide des Nations unies. Ce projet pris en compte par le Secrétaire général des Nations unies et le Conseil de sécurité, et que la France soutenait, n’a pas vu le jour, le Rwanda et l’Ouganda n’y étant pas favorables.

Les relations de la France avec le nouveau gouvernement de Kigali étaient complexes. Son représentant, devenu ensuite ambassadeur, avait sur place des rapports normaux, même plutôt bons, avec ses interlocuteurs et plusieurs contacts ministériels ont eu lieu. Le Premier Ministre Twagiramungu souhaitait se rendre à Paris et renforcer les relations avec la France qui lui a fait part de son souhait de retenir une approche progressive. Malheureusement, des attaques publiques et systématiques de certains responsables contre la France rendaient ces efforts difficiles à concrétiser.

En conclusion, M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souhaité exprimer quelques remarques personnelles. Il a souligné qu’aujourd’hui des Rwandais continuaient de tuer des Rwandais et que l’attitude de la communauté internationale, lors des événements du Kivu, " n’avait pas été à la hauteur ". Il a espéré que les Rwandais, à l’exception des coupables du génocide qui devraient être jugés et condamnés en respectant les principes attachés à la justice, sauraient un jour trouver la voie de la réconciliation mais celle-ci lui a paru cependant très peu probable, même à moyen terme. Il a fait observer que les événements du Rwanda constituaient d’abord une tragédie pour les victimes tutsies du génocide mais que c’était aussi une tragédie pour toutes les victimes des massacres. C’est un drame pour le Rwanda qui restera longtemps traumatisé, un drame aussi pour les pays de la région et pour toute la communauté internationale. C’est enfin, comme l’a dit M. Kofi Annan, un échec pour tout le monde. Ceux qui sont restés passifs et ont manqué de volonté politique font l’objet de quelques critiques et reproches ; ceux qui ont été actifs pour essayer de favoriser une solution négociée et qui ont réagi à la tragédie en lançant, malgré le danger, une opération humanitaire, sont l’objet d’attaques violentes et partiales. Il faut souhaiter que la France, conformément à sa vocation, aura toujours à l’avenir la volonté de jouer un rôle dans la prévention et la gestion des crises et de participer à des opérations de maintien de la paix ainsi qu’à des opérations humanitaires sous l’égide des Nations unies, même si elles sont difficiles.

Le Président Paul Quilès a demandé des précisions sur les positions des observateurs américains et belges au cours des négociations d’Arusha. Il a souhaité savoir si ces positions étaient différentes de celles des observateurs français et se distinguaient d’elles par des nuances ou des clivages. Il a demandé pour quelles raisons la Tanzanie avait été choisie comme pays facilitateur des négociations de préférence au Zaïre et si ce choix reflétait une attitude particulière à l’égard de la France. Enfin, rappelant que M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière avait insisté, à juste titre, sur l’impact au Rwanda de l’assassinat du Président du Burundi, M. Melchior Ndadaye, et, soulignant que cet assassinat n’avait pas été perçu comme porteur d’autant de conséquences négatives par la communauté internationale, il s’est demandé si ce manque de réactions avait pu être considéré comme une sorte de signal " favorisant " le génocide rwandais et comment la direction avait analysé, à cette époque, cet événement au regard de la situation dans la région des Grands Lacs.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a indiqué qu’il y avait plusieurs points d’accord, heureusement, dans les négociations à Arusha, entre les Américains, les Belges et les Français, notamment sur la nécessité d’une solution négociée à la crise du Rwanda. Il ne se rappelait pas précisément dans le détail la manière dont la concertation se passait à Arusha même et a précisé qu’il faudrait consulter sur ce point le rapport de l’observateur français. Il y avait une concertation, elle existait déjà à Kigali et sur place, la Tanzanie, facilitateur, jouait un rôle majeur, comme dans beaucoup de négociations de ce type. La France a donc agi sur place, bien sûr, mais surtout à Kigali, au moment où des compromis se dessinaient mais posaient des problèmes d’acceptation au Président Habyarimana. Des actions collectives étaient menées par les pays occidentaux représentés à Kigali, y compris avec l’Eglise catholique.

La Tanzanie a été choisie car, dans cette région où les pays étaient divisés, elle était le seul qui avait une position neutre lui permettant de jouer le rôle de facilitateur. Le Zaïre n’aurait pas pu jouer ce rôle ni l’Ouganda : il n’y aurait pas eu la confiance des deux parties. Lorsque les accords d’Arusha ont été conclus, on a attribué avec raison ce succès diplomatique à la Tanzanie.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné que la situation du Burundi et celle du Rwanda étaient différentes pour des raisons historiques, même si la composition des populations était identique. Il y avait néanmoins une interaction très importante entre les événements que connaissaient les deux pays. Le Président Habyarimana, qui avait beaucoup cédé dans les accords d’Arusha, gardait la perspective des élections. Quand le Président hutu Ndadaye a été élu, en juin, au Burundi, dans une situation ethnique à peu près similaire à celle du Rwanda, il a constaté que le Président tutsi Pierre Buyoya, qui avait pourtant un prestige considérable et s’était lui-même engagé dans le processus électoral en pensant gagner les élections, avait été battu. L’élection du Président Ndadaye au Burundi a alors contribué à lui faire accepter les accords d’Arusha. De la même manière, cinq mois plus tard, en octobre, lorsque le Président Ndadaye a été assassiné, sa méfiance s’est renforcée.

Cet événement a donc compliqué la mise en œuvre des accords d’Arusha, ce qui a sans doute retardé la mise en place des institutions. Le Président Habyarimana cherchait, d’une part à avoir une minorité de blocage au gouvernement avec cinq places sur vingt ou vingt et une, et d’autre part, il craignait la procédure " d’impeachment ". Il a manœuvré en jouant de la division des partis, certains parmi les partis d’opposition ayant peur du FPR et s’étant rapprochés de lui. Mais le FPR était également responsable de ces retards car, avec l’évolution des partis d’opposition, il craignait visiblement de ne plus pouvoir contrôler l’exécutif sur la base des accords qu’il avait acceptés à Arusha. Il a alors refusé des compromis dans la mise en place des institutions.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé que les difficultés s’étaient développées au premier trimestre 1994. Quand la France est partie, en décembre, conformément aux engagements prévus dans les accords d’Arusha, la situation paraissait bonne : certes, des tensions étaient apparues, mais elles ne paraissaient pas très dramatiques. Des points positifs existaient, d’ailleurs soulignés par le Secrétaire général des Nations unies : le cessez-le-feu n’avait pas été rompu ; une partie importante des déplacés était revenue ; les contacts se poursuivaient pour la mise en place du Gouvernement de transition et avaient pratiquement conduit à un accord. Ceux qui ne voulaient pas de ces accords sont les responsables de l’assassinat.

La direction des Affaires africaines et malgaches a vu les conséquences de l’assassinat du Président Ndadaye sur le Rwanda. Une partie du Gouvernement du Burundi est venue se réfugier à l’ambassade de France. Nous avions plusieurs préoccupations : d’abord, la continuité des institutions malgré l’assassinat du Président ; ensuite, la protection des membres du gouvernement et des bâtiments publics. Par la suite, dans le cadre de sa coopération avec le Burundi, la France a assuré la formation des unités qui protégeaient le Président, M. Ntibantuganya. Ultérieurement, il y a eu une concertation étroite aux Nations unies ; plusieurs déclarations du Conseil de sécurité ont été faites, mais la France a également incité les pays de l’Union européenne à prendre une position commune, dans le cadre de ce qui fut appelé la déclaration de Carcassonne. Un représentant spécial des Nations unies, M. Ahmedou Ould-Abdallah, Mauritanien, a été nommé à l’époque. C’est un homme de caractère qui a fait preuve de beaucoup de courage.

A la suite de l’assassinat de M. Melchior Ndadaye, avait été conclue au Burundi une convention de gouvernement entre les Hutus et les Tutsis avec un partage du pouvoir extrêmement compliqué entre deux partis : l’UPRONA, tutsi, et le FRODEBU, hutu. L’armée était tutsie et les élections présidentielles avaient été remportées par un Hutu, qui avait été remplacé par un autre Hutu. Lors des événements rwandais, l’UPRONA s’est radicalisée. Voyant qu’au Rwanda, les Tutsis reprenaient complètement la main, des mouvements extrémistes hutus sont devenus plus actifs au Burundi. L’une des craintes de l’année 1995 était qu’il y ait des liens au Kivu entre les ex-FAR et les extrémistes burundais. Toutes ces questions étaient liées et la France estimait qu’il fallait une conférence régionale pour les traiter. Une telle conférence supposait que des engagements soient pris par les Rwandais, les Zaïrois, les Ougandais, les Burundais et que ces engagements soient surveillés par la communauté internationale.

Le Président Paul Quilès, rappelant que M. Buyoya, un Tutsi, s’était engagé dans le processus électoral en pensant gagner les élections présidentielles, s’est interrogé sur l’application dans des pays comme le Rwanda ou le Burundi du principe de type occidental " un homme, une voix ". Il a souhaité savoir si M. Buyoya avait vraiment l’impression de pouvoir être élu.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a répondu qu’il faudrait le lui demander et a constaté qu’il avait perdu, obtenant cependant 37 % des suffrages.

Le Président Paul Quilès a souligné que problème n’était pas de savoir combien il avait obtenu de voix mais de savoir si des Tutsis et des Hutus pensaient que le processus électoral pouvait être un moyen effectif d’arriver à un gouvernement stable alors que beaucoup ont indiqué, s’agissant du Rwanda, que c’était un rêve, une illusion.

M. Bernard Cazeneuve, rappelant que la démarche française consistait à considérer que la dimension politique du conflit prévalait sur sa dimension ethnique et à favoriser dans cet esprit la conclusion des accords d’Arusha, a demandé si elle avait été partagée par des acteurs locaux, y compris ceux du premier plan.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé que toutes les parties étaient favorables à l’accord d’Arusha et que, parmi les pays qui suivaient cette affaire, il n’apparaissait pas d’autre solution. La France avait le sentiment très clair qu’une solution militaire se traduirait par des massacres comme il s’en était produit beaucoup dans la région, même si elle ne prévoyait pas le génocide, que personne ne pouvait imaginer.

Le Président Paul Quilès a souligné que trois types de considérations présidaient aux analyses formulées dans les télégrammes diplomatiques échangés entre notre représentation de Kigali et Paris entre 1990 et 1994. Le premier angle d’analyse consiste à dire qu’il ne s’agit en aucun cas d’une affaire intérieure rwandaise et que l’Ouganda utilise des réfugiés tutsis rwandais pour attaquer un pays voisin en vue de créer dans la sous-région une cohérence politique à base ethnique. Le deuxième élément laisse penser que l’analyse française de la situation rwandaise est essentiellement ethnique, tous les télégrammes diplomatiques, signés par l’ambassadeur Georges Martres notamment, faisant prévaloir nettement la dimension ethnique du conflit sur sa dimension politique. Une troisième série de considérations tend à faire prévaloir la dimension politique et intérieure du conflit sur sa dimension ethnique et étrangère et pousse la France à faciliter la conclusion des accords d’Arusha.

Il a souhaité savoir lesquelles de ces trois thèses, une attaque étrangère, un conflit ethnique et un conflit de nature politique qui appelle la négociation avaient été privilégiées entre 1990 et 1994 selon les périodes. Puis il a demandé si les acteurs politiques de la région avaient partagé des analyses semblables.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a répondu que, selon lui, le conflit avait deux dimensions, une dimension externe mais aussi une dimension interne, les enfants des réfugiés chassés du Rwanda souhaitant y revenir et le Général Habyarimana n’ayant pas traité leur problème.

M. Bernard Cazeneuve a souligné que le phénomène des réfugiés rwandais relevait de la politique intérieure rwandaise et non de la politique étrangère. Or, les télégrammes diplomatiques de l’époque considèrent qu’il ne s’agit plus d’un problème de politique intérieure rwandaise, fût-il ancien, mais d’une attaque étrangère, le Président ougandais utilisant les réfugiés comme instruments de son agression.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné qu’il ne fallait pas oublier les liens entre les principaux responsables FPR et le Président Museveni, Fred Rwigyema et Paul Kagame ayant fait partie du petit groupe qui, en 1981, a participé à la première opération militaire de Museveni, ni les liens évidents entre la NRA et le FPR : il y avait entre 100 et 200 officiers ayant appartenu à la NRA qui encadraient les troupes du FPR ; Paul Kagame avait été responsable par intérim des questions de sécurité ; Fred Rwigyema avait été Ministre de la Défense et commandant de l’année ougandaise. En 1986, 20 % de la NRA était composée de réfugiés rwandais ; en 1990, il y en avait encore 10 %. C’est une évidence que, pour une large part, le matériel utilisé par le FPR provenait de l’Ouganda. Yoweri Museveni a apporté son soutien -qui était tout à fait évident-, y compris sur le plan militaire. Lorsque la force d’observation a été décidée, le FPR ne la souhaitait pas. Il déclarait alors, directement et indirectement, qu’une force d’observation à la frontière le neutraliserait.

La dimension externe du conflit paraît donc évidente, les deux dimensions, ethnique et politique, également. A la division Tutsis-Hutus, s’ajoute une autre division, également importante : celle entre Hutus du nord et du sud. A un certain moment, certaines considérations l’ont emporté sur d’autres. En 1993, la France avait un double souci : celui de la stabilité et celui de la prévention du risque de massacres. Elle a dénoncé ce risque aux Nations Unies mais personne ne pouvait imaginer le génocide.

M. François Lamy, relevant qu’il est impossible de récrire l’histoire, mais souhaitant au moins faire un constat, a mis en avant l’échec de certaines politiques : de la France, des Nations Unies, comme de certains pays étrangers. Il a souligné que le but de la mission était de comprendre les raisons de l’échec.

Il s’est interrogé sur la position de la France à l’époque de la négociation des accords d’Arusha. Alors que la France cherchait une solution négociée garantie militairement par l’ONU, se déroulait le conflit en Bosnie où on constatait tant l’enlisement de l’ONU que son incapacité à trouver les formes d’un engagement militaire et politique apte à régler les problèmes. Or la France continuait parallèlement, dans d’autres pays africains, à garantir elle-même militairement certains accords par exemple au Tchad, sans se préoccuper d’une garantie de l’ONU.

Il a alors demandé pour quelle raison on s’était mis à la recherche d’une solution internationale au Rwanda alors que, pendant quatre ans, tout avait été fait pour que ce soit uniquement la France qui favorise le règlement politique du conflit. Il a également voulu savoir si le fait que la France se soit engagée militairement, de manière indirecte, auprès d’une des parties ne l’empêchait pas d’être un élément stabilisateur et de garantie des accords.

M. Bernard Cazeneuve a considéré que, pour que les accords d’Arusha aboutissent à un succès, il fallait que les Etats-Unis exercent la même pression sur l’Ouganda que celle qu’exerçait la France sur Habyarimana, et que les efforts conjugués de ces deux pays auraient permis aux deux présidents, parfois tentés par des extrémismes inverses et symétriques, de calmer les excès. Il a regretté que la lecture des documents diplomatiques de la période, en particulier les notes émanant de l’ambassadeur de France à la direction Afrique, rappellent clairement aux Américains qu’ils se trouvaient dans la zone d’influence française.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné que les Nations unies avaient donné à la MINUAR I un mandat classique de force de maintien de la paix et non pas de force d’interposition régie par le chapitre VII. Il a rappelé qu’au moment où les accords d’Arusha étaient conclus, ils paraissaient crédibles et solides mais avaient besoin d’être accompagnés.

La mise en œuvre de ces accords supposait la présence d’une force significative et neutre. Le mandat de la MINUAR I prévoyait notamment qu’elle contribuerait à la sécurité à Kigali et assurerait la surveillance du cessez-le-feu. Seules les Nations unies pouvaient constituer cette force. A l’époque, l’OUA avait bien créé un mécanisme de prévention et de gestion de crise qui commençait à mener quelques opérations en Afrique, mais elle n’avait pas la capacité d’assurer une tâche telle que celle de la surveillance de la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda. Compte tenu des missions qui étaient demandées par les accords d’Arusha, l’OUA a très bien compris qu’elle ne pouvait les assumer et s’est retirée du jeu. De même, personne ne pouvait envisager une force de la sous-région à laquelle participeraient à la fois la NRA et les Forces armées zaïroises. Le mandat de la MINUAR aurait pu être meilleur, notamment pour permettre la recherche des caches d’armes. Mais il s’agit d’un mandat tout à fait classique à une époque où l’accord à accompagner était considéré comme crédible et il n’y a donc pas eu d’erreur commise au moment de la constitution de la MINUAR I.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a ajouté que le grand scandale se situait plus tard, plusieurs semaines après le début des massacres. C’est dans le courant du mois de mai, que l’ONU et ses Etats membres ont su que cet événement était différent, dans sa nature même, de ce à quoi on avait assisté dans la région. La Commission des Droits de l’Homme des Nations unies et la France ont parlé de génocide mais il n’y a pas eu de volonté politique de la communauté internationale pour agir.

le Président Paul Quilès s’est interrogé sur le changement de ligne qui avait consisté à considérer que ce n’était pas le rôle de la France que de faire de l’interposition.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé qu’après l’offensive du FPR et la rupture du cessez-le-feu en mars 1993, la capitale, Kigali, avait été menacée, le FPR se trouvant à 25 kilomètres. La France menait une action diplomatique, intense et déterminée, auprès des Ougandais, des Américains et de tous ceux qui pouvaient influencer le FPR. L’opération Noroît a été renforcée avec un effet dissuasif. La décision française de demander l’intervention des Nations unies dans la gestion et le règlement de la crise rwandaise se situe à l’époque de contacts pris au mois de février avec le Président Museveni. Ce dernier a donné son accord pour la création d’une mission d’observation des Nations unies à la frontière et a dit qu’il donnerait des instructions à l’Ambassadeur d’Ouganda pour que les représentants ougandais et français à New-York agissent de concert. En fait, le représentant ougandais auprès de l’ONU n’a pas facilité les choses car le FPR ne souhaitait pas cette mission d’observation des Nations unies qui a été créée par une résolution de juin.

Il a souligné que le choix des pays qui constituent une force de maintien de la paix sous-chapitre VI doit être soumis à l’approbation des parties et a indiqué que le FPR n’aurait pas accepté que la France y soit associée. Il a estimé que le rétablissement de la coopération militaire, même réduite à quelques dizaines de coopérants militaires, conformément aux accords d’Arusha, aurait pu contribuer à la formation et la constitution de l’armée nouvelle car il y avait un accord de principe à cet effet dont les modalités devaient encore être discutées.

Il a rappelé que la concertation avec les Etats-Unis avait été constante, tant à Paris qu’à Kigali où des démarches communes étaient entreprises. Les directeurs concernés avaient des contacts bilatéraux à intervalles réguliers avec leurs homologues américains, et des concertations tripartites sur le Zaïre, le Rwanda et le Burundi avaient lieu entre Belges, Américains et Français. Le Rwanda ne constituait pas un problème majeur pour les Américains avant le génocide et il n’était traité qu’au niveau du Secrétaire d’Etat adjoint. Les Américains avaient de bonnes relations avec le Président Museveni car, dans la stratégie américaine, l’Ouganda tenait une place importante en Afrique. Ils avaient reçu Paul Kagame aux Etats-Unis, mais ils étaient favorables à un règlement négocié.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné que les Américains étaient traumatisés par l’affaire de Somalie et que les réticences qu’ils exprimaient aux Nations unies à l’égard des opérations de maintien de la paix étaient, pour l’essentiel, dues à des considérations financières et aux rapports entre le Président et le Congrès. Le Président Clinton avait fixé un certain nombre de conditions pour répondre aux vœux du Congrès concernant la création de nouvelles forces des Nations unies. Les représentants américains à New-York étaient réticents et ils cherchaient à jouer la carte de l’OUA plutôt que celle des Nations unies. Lorsqu’il devint clair que l’OUA ne pouvait pas appliquer les accords d’Arusha, lorsque les deux parties, FPR et Gouvernement rwandais, se sont rendues ensemble aux Nations unies et, de la même façon, ont procédé à une démarche commune auprès de la Banque mondiale, manifestant ainsi leur capacité à travailler ensemble, il a été plus facile d’obtenir que le Conseil de Sécurité décide d’intervenir.

M. Pierre Brana a souhaité savoir qui, pour la France, était en relation avec le FPR. Il s’est également interrogé sur le vote de la France en faveur de la diminution de l’effectif de la MINUAR après le départ du contingent belge, et sur les débats qui avaient eu lieu à l’ONU à propos de la recommandation de la France de passer du chapitre VI au chapitre VII.

Enfin, il a relevé l’influence considérable qu’avait eu l’assassinat d’Emmanuel Gapyisi, le 18 mai 1993, et celui de Félicien Gatabazi, secrétaire du PSD, le 21 février 1994, tous deux hommes politiques influents qui essayaient de trouver une troisième voie de compromis entre le Général Habyarimana, d’un côté, et le FPR de l’autre. Il a demandé si M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière avait des informations sur les auteurs possibles de ces assassinats qui ont aussi une lourde responsabilité dans le triomphe des extrémistes.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a indiqué que les rapports de la France avec le FPR avaient été constants même s’ils ont dans certaines périodes été moins fréquents. Plusieurs moyens de contacts existaient. Le FPR avait une représentation à Bruxelles. Certains représentants téléphonaient ou venaient de temps en temps à Paris. Il y avait des contacts à Kampala et à Dar Es-SalaM. Les deux protocoles difficiles à accepter par le Président Habyarimana concernaient le partage du pouvoir et l’armée. Le protocole sur le partage du pouvoir a été négocié à la fin du mois de décembre 1992 et au début du mois de janvier 1993.

La France était contre la suppression ou le retrait total de la MINUAR I, mais a accepté et voté la diminution de ses effectifs. Des massacres importants eurent lieu à cette époque à Kigali notamment le meurtre du Premier Ministre. Mais personne ne pouvait imaginer qu’il y aurait un génocide. L’assassinat des dix soldats belges a conduit au retrait de la Belgique de la MINUAR qui n’avait pas de capacité d’action puisque son mandat n’était pas adapté à la situation. L’idée qui a prévalu a été celle de diminuer l’effectif de la MINUAR à quelques centaines d’hommes, de favoriser un cessez-le-feu, puis de revenir pour accompagner sa mise en œuvre et aider à l’application des accords d’Arusha.

Trois pays africains, dont le Nigeria, préconisaient le renforcement de la MINUAR. Mais la plupart des autres pays étaient favorables à la diminution de ses effectifs car ils ignoraient qu’ils en étaient à l’acte I de la tragédie. La première préoccupation était de parvenir à un cessez-le-feu en espérant qu’il puisse arrêter les massacres. Mais la diminution des effectifs de la MINUAR a été décidée dans l’optique d’un renforcement ultérieur en vue de l’application des accords d’Arusha.

Au Conseil de Sécurité, la discussion ne se passe pas forcément dans la salle des séances et certaines consultations précèdent l’adoption des résolutions. La France souhaitait placer la MINUAR II sous le régime du chapitre VII. La solution retenue montre à quel point il existait des réticences de la part des pays à envoyer des contingents pour intervenir. Dans la résolution du 17 mai, qui crée la MINUAR II, la disposition prise dans le cadre du chapitre VII concerne uniquement l’embargo sur les armes. Une autre partie reconnaît " que la MINUAR peut être appelée à mener des actions, en légitime défense, contre des personnes ou groupes qui menacent les sites protégés et les populations ". Autrement dit, le Conseil de Sécurité a considéré que, dans le cadre du chapitre VI, les casques bleus pouvaient agir en situation de légitime défense mais c’était insuffisant. Aussi, dans la résolution qui a ensuite autorisé l’opération Turquoise, la France a demandé qu’elle soit placée sous le régime du chapitre VII.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a alors considéré que certains assassinats ont joué un grand rôle dans l’aggravation de la situation mais a indiqué qu’il ignorait qui en étaient les auteurs.

M. Jacques Myard a demandé à quel moment la direction des Affaires africaines et malgaches avait pris conscience qu’un génocide était en cours.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a répondu que plusieurs semaines se sont passées avant que l’on comprenne qu’il s’agissait d’un génocide. Son évidence s’est imposée dans le courant du mois de mai à la suite notamment d’informations provenant des missionnaires ou d’ONG. M. Alain Juppé a parlé de génocide vers le 15 mai, la France a donc été la première à le dire, et des instructions ont été données à notre délégation à la Commission des droits de l’homme qui allait se réunir pour que ce terme soit utilisé. Mme Michaux-Chevry l’a certainement utilisé dans l’intervention qu’elle a faite devant cette commission et, entre mi-mai et mi-juin, la communauté internationale connaissait la nature des crimes commis.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr