Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Heinz FROMMELT, Ministre de la justice,
M. Peter WOLFF, Président du Parlement du Liechtenstein,
M. Roland MULLER, Chef de l’autorité de surveillance du secteur financier,
M. Christian RITTER, Magistrat,
M. Norbert MARXER, Chef du service juridique du Gouvernement,
M. Gerd ZIMMERMANN, Adjoint au chef du service juridique du Gouvernement du Liechtenstein

M. le Président : Je vous remercie d’avoir accepté de nous recevoir. Vous le savez, il est pour nous important d’avoir un échange qui ne soit pas seulement une discussion entre experts, mais un échange politique sur les questions qui nous préoccupent et préoccupent l’ensemble des gouvernements et des parlements, en Europe et au-delà, à savoir la question du blanchiment et celles qui y sont liées, la coopération judiciaire et, bien entendu, le droit des sociétés.

M. Heinz FROMMELT : Je vous remercie de votre visite. Nous n’étions pas préparés à voir tant de journalistes, mais j’espère que vous avez reçu toutes les informations voulues sur notre système juridique et la législation de notre pays et je suis tout à fait disposé à répondre à toutes vos questions, en collaboration avec M. Peter Wolff, le président de notre parlement.

M. le Président : Comme nous sommes bien informés, nous allons aller tout de suite aux questions qui nous semblent poser problème.

La mission d’information que je préside se rend dans tous les pays d’Europe et cherche à comprendre quels sont les obstacles à la lutte contre le blanchiment. Partout où nous allons, ces obstacles sont les mêmes. Il y en a deux principaux.

Le premier tient au droit des sociétés et à la capacité que l’on a d’identifier des ayants droit économiques qui se cachent réellement derrière un certain nombre de sociétés. Très souvent, on entend dire que les structures juridiques existantes au Liechtenstein - fondation, Anstalt - permettent rop de dissimuler l’identité des ayants droit économiques.

Le second est celui de l’entraide judiciaire. Partout, en Europe, des juges nous ont dit que lorsqu’ils envoient des commissions rogatoires internationales sur des affaires pénales au Liechtenstein, ils n’obtiennent pas les réponses qui leur permettraient de poursuivre leurs enquêtes.

Je voudrais que nous ayons un échange très libre sur ces deux points et que vous nous exposiez votre point de vue.

M. Heinz FROMMELT : En ce qui concerne le premier point, c’est-à-dire les institutions, les fondations, les personnes morales, il est vrai que les ayants droit économiques n’ont pas à figurer dans les registres publics, mais les personnes qui composent les conseils d’administration de ces fondations, conformément à la loi sur l’obligation de diligence, figurent dans des registres qui portent, eux, les bénéficiaires ultimes, les ayants droit véritables.

Si jamais il y a une affaire au pénal, il est donc tout à fait possible de connaître ces ayants droit. Bien sûr, mais ce n’est pas un problème qui concerne uniquement le Liechtenstein, nous ne pouvons pas exclure que des hommes de paille soient utilisés. Nous ne pouvons pas sous-estimer non plus le fait que l’on utilise parfois des actionnaires pour faire des affaires peu claires. Mais cela, ce n’est pas spécifique au Liechtenstein.

J’en arrive ainsi tout de suite au second point et à la possibilité d’accorder de l’entraide judiciaire. Il est vrai qu’il est possible de rompre le secret, le secret professionnel des avocats, le secret bancaire, pour donner des informations sur les véritables ayants droit. Il est vrai également que nous avons parfois des plaintes de la part de juges étrangers, de différents pays, mais, malheureusement, ces plaintes nous sont adressées indirectement - comme maintenant par vous - mais très rarement par les personnes concernées.

Il nous serait plus simple de recevoir directement de telles plaintes que nous sommes tout à fait disposés à considérer et qu’il serait plus facile de traiter si nous en connaissons le véritable motif.

M. le Président : La loi autrichienne permettait, jusqu’à il y a à peu près un an, d’ouvrir des comptes dans des banques par l’intermédiaire d’avocats, de gérants de fiduciaires, qui se portaient garants de leurs ayants droit. L’Autriche a reconnu que cela posait problème, comme vous le reconnaissez. Elle a donc modifié sa loi de telle sorte que l’on est obligé de demander, dès l’ouverture du compte, l’identité de l’ayant droit économique. Sur ce point, le Liechtenstein est-il prêt à suivre la même évolution que l’Autriche ?

M. Heinz FROMMELT : Ce qui existait en Autriche jusqu’à il y a un an, était la possibilité d’ouvrir des comptes complètement anonymes. C’est une possibilité qui n’a jamais existé dans notre pays. Ce qui est existe au Liechtenstein, c’est la possibilité pour des personnes qui sont liées par le secret professionnel, comme les avocats, d’ouvrir des comptes au nom de sociétés sans indiquer le nom de l’ayant droit. Mais, il est tout à fait possible, dans des cas d’entraide judiciaire ou dans le cadre de procédures pénales, de retracer et de connaître l’ayant droit. Nous arrivons donc au même résultat.

Nous ne pensons pas, et je ne pense pas personnellement, qu’il soit nécessaire de modifier cette disposition légale parce qu’il est toujours possible, si le cas se présente, de connaître l’ayant droit. Cette modification n’est d’ailleurs pas prévue.

M. Roland MULLER : Les agents fiduciaires, les avocats, les personnes qui sont liées par le secret professionnel sont obligés par la loi de recueillir toutes les informations nécessaires, de demander des éclaircissements et aussi, en cas de soupçons, de déclarer ces soupçons à l’autorité du service financier qui exerce le contrôle adéquat.

M. le Président : Le Liechtenstein est en train de devenir une très grande place financière, en augmentation très nette puisque j’ai cru comprendre qu’il y avait cinq banques en 1997 et onze en 1998. Je souhaiterais avoir des précisions sur l’autorité qui exerce le contrôle de ce secteur. Combien de personnes se consacrent à ce travail ? Combien de déclarations de soupçons le service de contrôle reçoit-il et combien d’entre elles ont été transmises à la justice ? Combien de condamnations y a-t-il eu, qu’il s’agisse de condamnations pour incrimination de blanchiment ou de condamnations pour non-déclaration de soupçons, non-respect de ces obligations de diligence, que ce soient des banquiers ou, puisque vous avez élargi le champ d’application, des fiduciaires ou de toute autre personne n’ayant pas respecté leurs obligations ?

M. Roland MULLER : Nous avons actuellement cinq collaborateurs chargés du contrôle, mais il est prévu d’accroître prochainement les effectifs et d’ici deux à trois ans, nous aurons dix personnes chargées du contrôle.

En ce qui concerne le nombre de déclarations prévues en raison de la loi sur l’obligation de diligence, je ne peux vous citer le chiffre exact, mais en moyenne, nous recevons vingt-cinq à trente déclarations de la part des banques, des agents fiduciaires et des avocats chaque année pour soupçon de blanchiment. Pour vous donner une idée de la répartition, la moitié provient des banques, un quart des agents fiduciaires et un quart des avocats.

La plupart de ces déclarations, après examen de la documentation correspondante, sont transmises au procureur général. Pour certaines, nous considérons que les soupçons ne sont pas justifiés. Dans ce cas, nous les renvoyons aux requérants, mais 90 % à 95 % passent en justice. La moitié des cas a déjà été traitée et la moitié est encore en suspens auprès des tribunaux.

M. le Président : Il y a donc eu plusieurs condamnations pour blanchiment par les tribunaux ici, à Vaduz.

M. Christian RITTER : Je ne connais pas précisément les chiffres, je crois qu’il y a eu un cas, mais je suis pas vraiment au courant.

Je voudrais faire remarquer que ceux qui pratiquent le blanchiment sont les mêmes que les auteurs du crime et, souvent, il s’agit de crimes tels que l’escroquerie, le vol qualifié ou le trafic de stupéfiants ; ces personnes sont donc condamnées pour ces crimes-là et non pour le blanchiment. Elles sont condamnées parce que ce sont des escrocs, des trafiquants, avant d’être des blanchisseurs.

La situation est semblable à celle qui prévaut en Autriche. En Suisse, la situation est différente parce que des escrocs peuvent être condamnés pour fait supplémentaire de blanchiment d’argent. Mais, dans notre législation, nous avons ce que l’on appelle " le privilège de l’acte à l’origine ". C’est la raison pour laquelle nos statistiques sont différentes et ne montrent peut-être pas le même nombre de condamnations pour blanchiment qu’en Suisse.

M. le Président : Quand l’autorité de contrôle est saisie d’une déclaration de soupçon, comment procède-t-elle pour faire son travail d’information et d’enquête sur cette déclaration de soupçon ? A quelle base de données ou de renseignements financiers a-t-elle recours ? Travaille-t-elle avec les autres structures similaires en Europe ? Dans quelles conditions peut-elle faire appel à la police ? Quel travail d’instruction se fait sur les déclarations de soupçons ?

M. Roland MULLER : Tout d’abord, si un service ou un individu nous déclare un soupçon, il doit nous transmettre toutes les informations utiles pour permettre de porter un jugement sur la situation. Il doit nous transmettre les états financiers, les extraits de compte, nous décrire exactement les faits.

Il est possible que nous collaborions avec la police. C’est ainsi que nous constatons parfois que certains noms réapparaissent dans les fichiers de la police. Nous disposons nous-mêmes d’une banque de données qui nous permet d’établir des relations avec d’autres cas. Il est tout à fait possible qu’une banque déclare un cas et qu’un agent fiduciaire en déclare un autre et que nous découvrions qu’il s’agit de la même affaire parce que nous avons cette possibilité d’établir des liens.

Il est rare que nous collaborions avec les autorités étrangères. A ma connaissance, notre aide n’a jamais été sollicitée dans une affaire. Et, de notre côté, nous avons peu recours à d’autres services à l’étranger.

M. le Président : Je voudrais demander au président du Parlement son sentiment sur deux points.

Tout d’abord, quelle interprétation donnez-vous de la réussite exemplaire et exponentielle du Liechtenstein, dont on ne peut que se réjouir ? En d’autres termes, qu’est-ce qui attire à ce point les banquiers et les capitaux ? Quels services le Liechtenstein apporte-t-il qui justifient et légitiment cette réussite ?

C’est peut-être de la jalousie face à cette réussite, mais nous constatons d’autre part que nous arrivons à une situation où le Liechtenstein est soupçonné, peut-être injustement - c’est, en tout cas, ce dont nous parlons en ce moment, que vous devez ressentir de façon assez vive -, dans des formes qui ne sont d’ailleurs pas toujours très directes, de participer au blanchiment. Quelle est sur ce point votre réaction en tant que président du Parlement ? Quelle stratégie entendez-vous développer pour que ces accusations, cette suspicion cessent, pour que ce climat désagréable disparaisse, sachant qu’à terme, la richesse économique, en pâtirait ?

M. Peter WOLFF : Je ne pense pas qu’on puisse parler de réussite exponentielle au cours des dernières années et le nombre de banques qui se sont installées récemment au Liechtenstein n’est pas un critère probant. Il y avait une autre législation. C’est seulement depuis notre adhésion à l’Espace économique européen et après la fin de la période de transition, qu’il a été possible pour les banques suisses et étrangères de s’installer ici pour ouvrir des succursales et des filiales. Cela explique ce chiffre de treize banques aujourd’hui au lieu de cinq banques il y a quelques années.

L’indice qui me paraît plus approprié pour expliquer une explosion du secteur des services financiers est le nombre de sociétés offshore. On constate que le nombre de ces sociétés dans notre pays reste stable, et ce depuis longtemps. Au Liechtenstein, il existait près de 70 000 sociétés holding. Leur chiffre actuel est de 80 000, soit, depuis dix ans, une croissance de l’ordre de 15 %. Ce n’est pas du tout ce que je qualifierai de croissance exponentielle, cette progression est absolument incomparable à l’explosion qui s’est produite dans les îles britanniques ou les îles Vierges, où ce sont des centaines de milliers de sociétés qui se sont créées dans la même période.

Le Liechtenstein n’est pas du tout une place appropriée pour augmenter le nombre de ses entités offshore. A cela, deux raisons essentielles : les coûts sont relativement élevés dans notre pays et les contrôles sur les fonds et les activités de ces sociétés sont beaucoup plus stricts que sur d’autres places situées en dehors de l’Europe.

Si l’on me demande quels sont les avantages qui justifieraient que des gens investissent et déposent leur argent ici, je répondrai qu’il y a d’abord un avantage lié au droit sur les sociétés ; nous avons une garantie sur les fonds, même à travers le décès d’une personne. Il y a donc une très grande sécurité que vient renforcer une très grande stabilité politique. Si quelqu’un choisit de placer son argent dans notre Principauté et non dans d’autres paradis fiscaux, tels que le Panama ou le Liberia, c’est aussi parce que le facteur risque est moins élevé au Liechtenstein que dans d’autres pays.

Le second avantage très important est lié aux charges fiscales très faibles qui existent chez nous ; sans aucun doute aussi à un certain anonymat, qui est assuré tant qu’il n’y a pas d’affaire pénale. Nous précisons tout de suite à chaque client qu’en cas de difficulté ou de procédure pénale, nous ne pouvons pas lui assurer cet anonymat.

En ce qui concerne les accusations portées à l’égard du Liechtenstein, c’est un fait très grave, mais j’ai bien lu le document, auquel vous devez faire allusion, dans lequel ne figure aucun indice concret, aucune preuve permettant à un tribunal pénal quelconque d’entamer des poursuites. Il s’agit seulement d’affirmations générales. On cite des noms et des banques, mais on ne parle d’aucune opération concrète. Aucun cas précis n’est cité qui pourrait être examiné. A mon avis, ces accusations sont tout à fait infondées. En principe, on devrait mettre à la poubelle de telles accusations. Mais ce n’est pas le cas car tout le pays est concerné et répondre cela ne suffit plus. C’est la réputation de notre pays qui est en jeu. Je pense que le Gouvernement a adopté une démarche tout à fait appropriée. Notre pays a requis un procureur spécial, le Dr. Kurt Spitzer qui vient d’Innsbruck, et qui depuis trois semaines examine dans le détail ces reproches pour voir s’ils ont le moindre fondement. Personnellement, je suis convaincu qu’à la fin de son travail, il s’avérera que ces accusations sont totalement infondées.

M. Heinz FROMMELT : J’ajouterai qu’en ce qui concerne les recherches, nous allons examiner de près tout ce qui a été reproché au Liechtenstein. Nous suivrons tous les indices pour faire ressortir si ceux-ci ont le moindre fondement ou pas, car c’est l’intérêt du Liechtenstein de poursuivre, d’éliminer, de faire cesser de telles accusations.

Le Liechtenstein a l’obligation, pas seulement lui, mais tous les pays européens et autres, de lutter contre le crime organisé et la coopération dans le domaine du blanchiment est absolument nécessaire pour réduire les chances du crime organisé dans ce domaine.

C’est la raison pour laquelle nous avons fait appel à ce procureur spécial pour qu’il soit clairement dit que le Liechtenstein est résolu à faire le nécessaire mais aussi dans l’intérêt des personnes qui ont été accusées, pour prouver que ces accusations n’ont aucun fondement.

M. le Président : Je suis très heureux, étant données nos préoccupations, de vous entendre déclarer cette volonté du Liechtenstein. C’est finalement bien que nous soyons venus dans cette période puisque cela vous permet de vous exprimer. Notre voyage était prévu de longue date et, quand cette affaire est intervenue, nous nous sommes posé la question de savoir s’il fallait venir ou pas et, finalement avons jugé préférable de venir malgré tout.

Je dois dire tout de même qu’en dehors du problème des sociétés sur lequel vous m’avez répondu, un problème revient toujours, sur lequel il faut que nous insistions : celui de la coopération judiciaire.

Je vais donner la parole à mon collègue rapporteur, M. Arnaud Montebourg, mais puisque nous allons aller pays après pays écouter ce que les uns et les autres disent, je puis vous assurer que, de façon très systématique, nos interlocuteurs nous ont dit que le Liechtenstein posait des problèmes de coopération judiciaire. Vous pouvez d’ailleurs vous aussi nous faire part des difficultés que vous rencontrez dans cette coopération.

Je voudrais que l’on puisse aujourd’hui, faits précis à l’appui, traiter cette question. Ce que vous dites est tout à fait exact sur le fond, il n’est en effet pas de l’intérêt du Liechtenstein que l’on puisse faire circuler sur lui des rumeurs de cette nature. Mais je pense que si certaines rumeurs peuvent être écoutées, c’est qu’il existe des éléments qui posent problème. Il faut le dire et il faut vouloir les traiter.

Sur ces éléments de coopération judiciaire, j’ai acquis personnellement en tant que président de la commission, l’intime conviction qu’il y avait des difficultés. J’aimerais que nous en parlions.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Je dois, après le président, vous remercier de ce dialogue constructif. Ma question s’adresse à M. le ministre de la justice ainsi qu’à l’ensemble des fonctionnaires travaillant sous son autorité. Je me fais ici le porte-parole de l’exaspération des juges d’instruction français qui, lorsqu’ils ont le malheur dans une affaire de délinquance financière, de blanchiment de capitaux, de devoir s’adresser à l’institution financière du Liechtenstein, n’obtiennent que rarement, voire quasiment jamais, de réponse.

Je ne parle pas, bien sûr, de fraude fiscale. Nous n’évoquerons pas entre nous cette question. Je parle d’infractions pénales graves réprimées dans votre droit. Il n’y a donc aucune exception possible au regard de la Convention européenne d’entraide judiciaire de 1959.

J’ajoute que ce sentiment des juges d’instruction français est aussi partagé par les juges italiens qui ont fait état, dans des lettres officielles, d’éléments démontrant qu’ils ne pouvaient pas obtenir la coopération judiciaire de votre pays. Dans des affaires aussi graves que celles concernant la France, les juges italiens nous ont fait part de leurs efforts pourtant soutenus, allant même jusqu’à envoyer tout récemment dans notre pays une délégation du ministère de la justice italien. Je précise cela pour répondre à ce que vous disiez quand vous parliez de la nécessité d’assurer un suivi, ce qui n’est pas une procédure normale dans tous les pays européens. Mais, même en envoyant une délégation du ministère de la justice italien, les juges italiens n’ont pu obtenir satisfaction.

Les Suisses des cantons du Tessin et de Genève eux-mêmes ont fait savoir leurs difficultés et le caractère problématique de la coopération judiciaire avec votre pays. Dans des affaires de trafic de stupéfiants, il a été nécessaire qu’un ministre de la justice du canton de Tessin se déplace lui-même pour obtenir du Liechtenstein des informations simples relatives à la documentation bancaire.

Les Allemands ont manifesté le même type d’exaspération. Quant aux Autrichiens, que nous avons vus hier, ils nous ont fait part des mêmes problèmes.

Les points sur lesquels nous tenons à insister concernent, en France, toutes les affaires de corruption politique ou économique graves et qui convergent vers le Liechtenstein, à un moment ou à un autre. L’ensemble de ces affaires se trouvent arrêtées ici car votre pays, dans l’interprétation qu’il fait de la Convention européenne de Strasbourg d’entraide judiciaire en matière pénale, exige d’obtenir des juges d’instruction qui vous requièrent les preuves de culpabilité, avant même d’avoir pu obtenir certains indices qui peuvent se trouver dans vos établissements bancaires. C’est un renversement de perspective qui est interprété par l’ensemble des Etats européens - la France, la Suisse, l’Italie, l’Autriche, l’Allemagne - comme un signe grave de non-coopération judiciaire.

L’Italie a indiqué qu’à la prochaine réunion du GAFI, elle dénoncerait votre pays comme pays non coopératif. De notre côté, nous avons souhaité vous rencontrer de manière à nous faire une opinion avant de prendre une position officielle parlementaire, qui n’engagera pas notre gouvernement dans un premier temps, mais qui, c’est certain, aura quelque influence sur celui-ci.

Je voudrais, par ailleurs, dire que vous êtes le seul pays en Europe où il existe un taux de non-réponse quasi absolu aux lettres adressées par des juges d’instruction. Entre 1995 et 1999, le ministère de la justice italien vous a adressé trente-neuf commissions rogatoires internationales. Dix-neuf n’ont jamais reçu de réponse.

M. Heinz FROMMELT : Tout d’abord, je voudrais vous remercier de votre franchise et vous dire qu’il serait bon d’avoir des interlocuteurs aussi francs sur ces questions d’entraide judiciaire. Ensuite, je voudrais relativiser ce que vous dites, car il faudrait savoir tant pour la France que pour l’Italie combien de cas d’entraide judiciaire ont été demandés et combien de demandes ont été rejetées, et à quelle période, pour pouvoir examiner cas par cas les différents dossiers.

Nous prenons toujours soin de vérifier toutes les plaintes qui nous sont adressées, mais je puis vous assurer qu’en principe, nous procédons conformément à la Convention européenne d’entraide judiciaire et que nous sommes tout à fait disposés à donner des informations en application de cette Convention et également conformément à notre loi nationale sur l’entraide judiciaire.

Je connais très peu de cas dans lesquels l’entraide judiciaire a été rejetée. Parfois, bien sûr, il peut y avoir des retards liés aux possibilités de pourvoi et de recours, notamment dans les cas où des personnalités connues sont impliquées. Nous avons d’ailleurs l’intention de modifier notre législation sur cet aspect.

Je sais qu’une délégation italienne a été reçue au Liechtenstein. Je ne l’ai pas vue personnellement, mais nous pourrions interroger nos fonctionnaires pour avoir des informations plus précises.

En ce qui concerne la Suisse, j’ai rencontré personnellement il y a deux semaines Mme le ministre de la justice avec laquelle nous avons également parlé de l’entraide judiciaire. Nous avons constaté qu’en règle générale, tout fonctionne bien mais que certains problèmes se posent. L’un d’entre eux notamment sera certainement résolu à la suite de notre réforme législative.

En ce qui concerne l’Autriche, je suis surpris que vous parliez de difficultés parce qu’en général, nous avons toujours constaté le bon fonctionnement de l’entraide judiciaire. J’aimerais bien que vous nous fassiez part des cas concrets portés à votre connaissance par ce pays et par l’Allemagne.

Je ferais ensuite une remarque en ce qui concerne la charge de la preuve. A mon avis, votre interprétation n’est pas correcte. Là encore, il faudrait demander aux fonctionnaires compétents quelles sont les conditions préalables requises pour l’octroi de l’entraide judiciaire.

Nous aussi rencontrons parfois des problèmes avec l’Italie pour l’octroi de l’entraide judiciaire parce que les temps de réponse sont parfois très longs.

Enfin, nous constatons que vous avez apparemment un grand nombre de documents et nous aimerions bien connaître précisément les cas pour lesquels des réclamations ont été formulées pour pouvoir constater pour quelle raison l’entraide a été rejetée et, éventuellement, adapter notre législation en conséquence.

M. Peter WOLFF : Je voudrais prendre position face au reproche que vous nous adressez, de mal interpréter ou de ne pas appliquer comme il faut la Convention européenne de 1959 et de demander que la culpabilité soit prouvée avant d’accorder l’entraide judiciaire.

Personnellement, je travaille comme avocat dans ce pays depuis vingt-six ans et j’ai souvent affaire à des cas d’entraide judiciaire. Je n’ai jamais vu ni pris connaissance d’un cas où les autorités ou les tribunaux du Liechtenstein aient avancé comme argument de refus le fait que la culpabilité n’était pas prouvée. La Cour suprême du Liechtenstein est tout à fait attentive à faire une interprétation correcte de la Convention européenne, c’est-à-dire qu’il suffit d’avoir une instruction des faits à l’origine de la commission rogatoire pour qu’un délit pénal, qui est également passible de sanctions au Liechtenstein, soit traité et que l’entraide judiciaire soit accordée.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Je voudrais, si vous le permettez, monsieur le ministre, revenir sur les réponses que vous avez données tout à l’heure à mes questions.

Les cas sont très nombreux. Nous allons vous les faire parvenir, mais je puis vous remettre déjà deux affaires graves. Vous observerez que les réponses sont toutes des lettres stéréotypées, toutes signées de M. Norbert Marxer, reprenant exactement les mêmes motifs, alors que nous pourrions exiger un peu plus d’individualisation des remarques pour la motivation du rejet.

Je signale qu’à chaque fois, dans le texte de cette motivation, la protection des secrets fait partie des intérêts essentiels du Liechtenstein. Par ailleurs, vous indiquez que vous souhaitez vous accorder le privilège de vérifier préalablement si le juge d’instruction qui vous requiert a bien accompli les efforts appropriés, mais restés sans succès, pour obtenir par un autre moyen des informations relatives à la documentation bancaire à Vaduz. Vous êtes les seuls en Europe à créer cette condition supplémentaire pour l’application de la Convention européenne d’entraide judiciaire. C’est une condition qui n’existe pas dans le texte de la Convention européenne ; c’est votre loi nationale qui a créé des obstacles à l’application de cette Convention.

Vous opposez cette exigence dans chacune des lettres dont je viens de faire état et qui concernent des affaires gravissimes, ne permettant pas ainsi de poursuivre le commanditaire des délits et des crimes ayant utilisé l’argent situé dans vos banques. La conséquence, c’est que seuls les subalternes sont poursuivis dans les pays européens concernés. C’est le cas en France, en Italie et dans un certain nombre de pays européens que j’ai cités, parce que vous vous appropriez la possibilité d’apprécier le caractère indispensable ou non de la vérification qui vous est demandée.

C’est une condition supplémentaire qu’aucun pays européen ne s’est octroyé le droit d’imposer dans l’application de la Convention européenne d’entraide judiciaire. Nous considérons - c’est la position du parlement français à travers sa mission parlementaire - que le Liechtenstein viole la Convention européenne d’entraide judiciaire en ayant créé ces conditions supplémentaires. Notre position est donc une position de refus absolu des conditions dans lesquelles vous entendez appliquer cette Convention.

Je vous remets pour information trois cas. Ce sont des affaires importantes en cours de jugement en France. Nous souhaiterions à l’occasion de la remise de ces documents que votre pays puisse montrer sa bonne volonté, comme vous l’indiquiez tout à l’heure, monsieur le ministre, en matière de coopération nécessaire en matière de lutte contre le blanchiment.

M. Heinz FROMMELT : Je peux vous dire que ce sont des cas connus. Nous savons, nous partageons votre avis, que ce sont des cas graves. Pour vous calmer un peu, je puis vous assurer et vous dire, comme je l’ai déjà dit tout à l’heure, qu’une modification de la législation est prévue. Je ne peux pas vous dire exactement les raisons pour lesquelles ces commissions rogatoires ont posé problème. Je donnerai tout à l’heure la parole au fonctionnaire responsable pour qu’il vous parle plus concrètement des différents cas.

Mais je vous précise encore une fois que nous avons connaissance des problèmes. Nous savons qu’ils existent et que nous avons la volonté, je l’ai dit lorsque j’ai pris mes fonctions de ministre de la justice il y a deux ans, de modifier la législation. Mais peut-être le fonctionnaire compétent peut-il maintenant prendre position et répondre à ces accusations d’ordre général qui nous sont adressées.

M. Norbert MARXER : Je m’appelle Norbert Marxer, je suis donc la personne coupable, ou responsable, des décisions prises en première instance sur la recevabilité des commissions rogatoires.

Je ne sais pas très bien si ce matin vous avez été informés de la situation existant en matière d’entraide judiciaire dans notre pays. Nous avons une procédure qui se déroule selon trois phases : la première dépend d’une autorité administrative qui fait un premier contrôle politique et formel. Au cours de la deuxième phase, les tribunaux font l’examen matériel de la chose. Dans la troisième phase, les autorités administratives font un contrôle politique final.

Je constate que vos reproches sont des plus massifs. Je n’ai jamais entendu d’accusations d’une telle gravité. Je suis cependant tout à fait prêt à vous répondre. Néanmoins, je dois dire que vos accusations restent très générales et je ne sais pas très bien si vous disposez des connaissances suffisantes des pays que vous avez cités, notamment l’Italie et la Suisse, où le juge d’instruction en question, un certain M. Perraudin, qui ne mâche pas ses mots est sans doute ce juge de Genève dont vous parlez.

Il m’est assez difficile de répondre sur des accusations et des affirmations générales. Je suis donc heureux que vous nous ayez maintenant soumis trois cas concrets dont nous pourrons discuter plus en détail.

M. Heinz FROMMELT : Je voudrais dire que malgré la vivacité de vos paroles, nous sommes tout à fait contents d’avoir pu aborder ces problèmes avec vous. Je rappelle que nous sommes tout à fait disposés à accorder de l’entraide judiciaire et comme je vous l’ai déjà dit, nous allons modifier notre législation en conséquence pour atteindre le standard européen.

Nous sommes reconnaissants d’avoir pu discuter de ces problèmes, pour savoir concrètement quelles questions se posent, de quelle manière et à l’égard de quels pays. Je sais très bien que les cas français que vous avez cités sont d’importance. C’est le cas également de l’Italie. Nous avons de la bonne volonté et nous avons engagé des démarches pour aller dans la bonne voie. Nous tirerons les conclusions de cet entretien. Je puis vous assurer que nous ferons tout notre possible et que nous sommes déjà en train de résoudre les problèmes qui se posent.

M. le Président : Je vous remercie, monsieur le ministre ainsi que l’ensemble des fonctionnaires qui ont accepté de participer à cette réunion. Pour nous, ce n’est jamais un exercice facile et nous ne sommes pas venus dans un esprit différent de celui qui nous guide partout où nous allons. Nous avons à la fois le souci de faire avancer une cause internationale et de respecter, bien entendu, les souverainetés nationales, ici comme ailleurs.

Sur ce qui a pu être dit, je crois vraiment que dans l’intérêt même du Liechtenstein - je reprenais un article du Prince régnant disant que pour le Liechtenstein, c’était une catastrophe et que cela pourrait être destructeur - il faut évoluer.

La priorité, mais je l’ai entendue dans la bouche de M. le ministre, c’est d’améliorer très fortement et très rapidement la coopération judiciaire internationale. Nous avons également entendu avec plaisir ses déclarations d’intention à ce sujet.

Nous ferons aussi en sorte que ce que vous avez demandé se produise, c’est-à-dire que les reproches soient plus concrets. Lorsque nous reviendrons en France, nous demanderons à un certain nombre de nos correspondants de se retourner à nouveau vers vous avec des cas concrets pour vous demander de pouvoir avancer.

Mais, derrière les déclarations, évidemment nous attendons les actes. Nous vous faisons confiance et sommes heureux que ce soit l’orientation que vous avez choisie.

(Suite avec M. Marxer.)

M. Norbert MARXER : Jusqu’à présent, il n’y a pas de cas concrets, depuis que je m’en occupe, de rejet de commissions rogatoires venant de France.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Notre démarche est également valable pour l’Autriche et l’Allemagne. Nous avons des cas concrets qui posent problème. Pour la Suisse, nous avons eu des discussions avec trois juges d’instruction, notamment avec M. Perraudin concernant une affaire très difficile. Le problème, c’est le blocage des comptes. L’interprétation de la Convention ne semble pas adéquate.

M. Norbert MARXER : En ce qui concerne le cas de Genève, nous sommes arrivés à un accord à l’amiable, parce que M. Perraudin n’avait pas pris en compte les trois différentes phases. La première administrative, suivie par une phase où les tribunaux deviennent actifs. Entre temps les comptes ont été bloqués et l’ordre de saisir les documents a déjà été donné. Tout cela a été fait par ordonnance des tribunaux, ce dont M. Perraudin n’avait pas connaissance.

En ce qui concerne l’Italie, il y a un cas assez épineux parce que des milieux politiques de très haut niveau sont impliqués. Dans ce cas précis, nous avons le sentiment que l’arrière-fond politique et fiscal était beaucoup plus grave que l’aspect pénal de l’affaire. Il faut dire aussi qu’avec l’Italie, nous avons souvent de grosses difficultés, notamment en ce qui concerne le retard dans le suivi des affaires, mais vous avez sans doute des expériences similaires.

Il est vrai qu’une délégation italienne est venue nous voir au mois de novembre. Nous avons eu de bonnes négociations et nous sommes mis d’accord sur un certain nombre de points, la délégation italienne nous a notamment promis de nous envoyer les documents supplémentaires qui nous étaient nécessaires pour juger de la résolution de l’affaire, mais depuis, nous n’avons eu aucune réponse.

Dans ce cas, on peut dire que, matériellement, l’entraide judiciaire a été accordée, c’est-à-dire que tout a été fait, les documents sont ici, les comptes sont bloqués, tout est effectué, mais nous attendons toujours les documents et les explications supplémentaires qu’ils nous avaient promis au mois de novembre.

M. Gerd ZIMMERMANN : Parce que des plaintes ont été déposées.

M. Norbert MARXER : Pour vous donner une idée du nombre, nous avons 600 commissions rogatoires par an et, dans 370 cas, nous devons prendre une décision pour savoir si, du point de vue formel, la commission rogatoire est recevable ou non. Comme l’a dit notre ministre de la justice, il y a peut-être un certain retard dans notre législation parce qu’il y a trop de possibilités de recours, cela pose problème.

Par ailleurs, en ce qui concerne ces lettres stéréotypées, je crois qu’il faut voir que cela offre la possibilité d’aller plus rapidement. C’est une manière d’accélérer les procédures et permettre moins de réclamations, mais effectivement, nous devons faire nos enquêtes et, pour le moment, le nombre de recours possibles est très élevé mais, sur ce point, seul le législateur peut être appelé à porter remède.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Je vous ferai une proposition, sur le ton de la gentillesse et de l’amitié cordiale, qui s’est installée dans cet entretien...

M. Norbert MARXER : Avant que vous ne fassiez votre proposition, je voudrais faire remarquer que, pour la période de 1998-1999, j’ai fait établir des statistiques et nous avons constaté que pour l’octroi formel, pour voir si une commission rogatoire est recevable ou pas, nous avons mis en moyenne 8,3 jours jusqu’à l’expédition de la décision et pour ce qui est de l’exécution matérielle des commissions rogatoires, nous avons mis 55 jours. Comparé à la situation européenne, c’est un résultat qui est tout à fait honorable.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Ma proposition est la suivante : je vous ai donné trois affaires suivies par les juges Eva Joly, Wirz et Emery : l’une de corruption politique, l’autre de corruption économique et l’autre encore de blanchiment pur, en France passant par Vaduz.

Je souhaiterais que nous puissions communiquer ensemble sur les raisons pour lesquelles ces trois dossiers ont échoué et sur les moyens que vous pouvez, dans le cadre de la législation actuelle, avant sa modification, accorder pour qu’ils aboutissent, comme vous l’avez fait avec M. Perraudin.

M. Norbert MARXER : J’accepte très volontiers cette proposition.

M. le Président : Nous vous en remercions.

M. Norbert MARXER : Mais dès qu’il y a un cas concret ou une déclaration concrète, nous aimerions bien en être saisis tout de suite.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr