Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Merci, monsieur Auter, d’avoir accepté de nous rencontrer. Sur les affaires en cours, nous voudrions un certain nombre d’éclaircissements et mettre l’accent sur les obstacles qui empêchent un certain nombre de procédures d’aller à leur terme. Je vous donne les éléments que nous avons compris de ces affaires.

Il semblerait que les affaires de blanchiment en cours porteraient sur un montant d’environ deux cents millions de francs. Quand on demande quelle est la saisie, on nous répond peut-être 2, 3 ou 4 %. On aurait des soupçons sur des flux, on aurait réussi à bloquer trois ou quatre millions de francs et on espérerait des condamnations, mais l’histoire prouve...

M. Dominique AUTER : Vous avez Jurado qui avait été condamné sur recel. Puisque les faits sont ultérieurs à la loi de 1993 sur le blanchiment, on l’a poursuivi sur d’autres fondements juridiques. Jurado est connu dans le milieu du blanchiment et condamné à plusieurs années d’emprisonnement. Puis il y a eu l’affaire Benyamin. Je pense qu’il y aura bientôt, puisqu’il a reconnu les faits, un autre personnage important de la mafia italienne, qui a justifié le déplacement du procureur général.

Il existe d’abord des obstacles législatifs semblables à ceux que l’on trouve dans d’autres pays, mais qui, à Monaco, sont peut-être plus sensibles. Il faudrait arriver à un texte qui inverse la charge de la preuve. Aujourd’hui, lorsque quelqu’un arrive avec une masse de fonds sous forme de versements, de virements ou en liquide, l’excuse fiscale est toujours avancée comme justification.

Monaco reçoit des fonds de l’évasion fiscale et nous nous heurtons à cette excuse. Lorsque d’une part vous êtes en présence de quelqu’un qui vous affirme avoir liquidé son patrimoine dans son pays pour l’investir dans l’immobilier, comme cela se fait en Italie, et que d’autre part, Interpol vous informe que cette personne a des relations avec la mafia, il reste extrêmement difficile de déterminer la part de fraude fiscale de celle du blanchiment, qui sont très étroitement mêlés à une grande échelle. Si on tombe sur de la fraude fiscale, pour nous, l’enquête s’arrête là car la fraude fiscale n’est pas un délit à Monaco.

Indépendamment de ces problèmes d’excuses de fraude fiscale qui ne nous arrêtent pas forcément, il faudrait renverser la charge de la preuve. En présence de gros virements ou de gros dépôts de fonds, le bénéficiaire devrait avoir à en justifier sérieusement l’origine. C’est le premier point.

Toujours sur le plan législatif, il faudrait étendre l’obligation de dénonciation de soupçons. Actuellement, les banquiers coopèrent mis à part certaines banques comme la banque du Gothard. Il faudrait étendre cette obligation aux commissaires aux comptes parce qu’ils sont amenés à gérer et à voir ce qui se passe dans les sociétés qui peuvent elles-mêmes gérer des sociétés offshore.

Cela permettrait de s’interroger, en présence d’un trop grand nombre de transferts de fonds ou lorsque des sociétés qui perdent de l’argent, jusqu’à plusieurs dizaines de millions de francs par an, continuent néanmoins de vivre. Elles n’ont aucune activité, mais continuent d’exister. Parfois, quand cela va trop loin, les commissaires aux comptes nous informent car ils craignent un problème.

Quant aux notaires, qui sont au nombre de trois sur la place monégasque, dont un au Conseil national, nous arrivons plus ou moins à nous entretenir avec eux mais, ce ne sont pas des personnes que vous approchez facilement.

La particularité monégasque est de deux natures lorsque vous êtes " important " : soit vous êtes monégasque et près du pouvoir, soit vous n’êtes pas monégasque, mais vous avez de l’argent investi, et vous considérez que cela vous donne des droits. Quand quelqu’un vient à Monaco, achète de l’immobilier pour plusieurs centaines de millions de francs et fait des dépôts, il estime qu’il a droit à un traitement particulier et s’attend à certains égards, même de la part de la justice.

C’est un problème fondamental, mais pour en revenir aux aspects législatifs, il y a le problème énorme des sociétés offshore car on ne sait pas du tout ce qui se passe à ce niveau. Vous avez ici des gens dont la profession est de gérer les sociétés offshore, à partir de Monaco. Nous sommes incapables d’en donner un chiffre.

M. le Président : Ce sont des avocats ?

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Sous quel statut gèrent-ils ?

M. Dominique AUTER : Ils sont administrateurs. Eux-mêmes ne diront pas qu’ils gèrent mais qu’ils administrent.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : C’est-à-dire qu’ils sont mandataires de la société offshore ?

M. Dominique AUTER : Ils disent simplement administrer, par exemple, s’ils reçoivent ordre de payer telle facture, ils la payent. Mais s’ils sont simplement administrateurs de la société, cela signifie qu’ils n’ont pas la signature sur les comptes bancaires, or en réalité, on s’aperçoit qu’ils l’ont. C’est la porte ouverte à beaucoup de choses, comme de la fausse facturation et puis, à tous les mouvements de fonds qui nous échappent complètement. Bien sûr, nous voyons passer les mouvements de fonds, mais on ne connaît pas les ayants droit de ces sociétés et le gérant de sociétés offshore, qui en gère 150, vous dira qu’il exécute ses mandats et qu’il n’est pas responsable.

M. le Président : Mais il a la signature sur le compte.

M. Dominique AUTER : Bien sûr.

M. le Président : Est-ce une profession qui se développe à Monaco ?

M. Dominique AUTER : Depuis un certain temps, car il y a un risque énorme, les autorités monégasques craignent le gros " pépin ", c’est à dire qu’un gérant de sociétés offshore se fasse prendre la main dans le sac d’une personne importante, elles essaient de limiter le nombre de ces gérants, mais c’est très difficile parce que cela représente de l’argent et des emplois. Il y a là aussi des luttes d’influence et de pouvoir. Vous êtes ici dans un petit pays et s’il y a des luttes d’influence, vous le savez immédiatement. Dans des pays plus importants, cela n’a pas d’impact, mais ici oui. Quand vous attaquez quelqu’un qui gère plusieurs dizaines de sociétés offshore, cela remonte directement.

M. le Président : Sont-ils cinq ou cinquante sur la place ?

M. Dominique AUTER : Les gérants de sociétés offshore sont plus près de cinquante. C’est l’un des problèmes.

M. le Président : Au niveau législatif, quelle serait votre idée ?

M. Dominique AUTER : Il faudrait que ceux qui gèrent des sociétés offshore, soient pénalement responsables. De cette manière, vous faites déjà le ménage.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : En droit français des sociétés, ils sont déjà en fait pénalement responsables.

M. Dominique AUTER : A condition d’établir qu’ils sont gérants de fait. En effet, quand ils sont pris la main dans le sac, ils jouent sur la distinction en droit français et vous disent qu’ils sont " administrateurs de sociétés " dans le sens anglais, et disposent du droit de signer. Ce n’est pas le cas dans le droit français, par exemple, ni dans le droit monégasque.

Les autorités monégasques ne veulent pas effrayer ceux qui ont de l’argent, mais en même temps, ils craignent un scandale sur le plan du blanchiment. Certaines personnes, qui sont venues ici, et seront demain en France, en Italie ou ailleurs, pourraient bien faire du blanchiment. On s’aperçoit qu’on a fait transiter, par leur intermédiaire, des fonds venus du blanchiment. Les autorités monégasques voudraient bien s’en protéger, mais cette garantie de discrétion qui entoure les placements et les investissements d’une clientèle fortunée est aussi une source de revenus et d’emplois. Il faudrait responsabiliser pénalement ces professionnels, et les obliger à résider à Monaco, comme cela se fait pour les sociétés anonymes monégasques dont les administrateurs ont l’obligation de résider en Principauté. On peut ainsi les entendre en cas de problème, savoir ce qu’ils font et ce qu’ils gèrent. Comme ils sont obligés de faire des démarches administratives lorsqu’ils s’installent, on peut utiliser les informations fournies. Il faut reconnaître que c’est assez efficace. Il faudrait faire la même chose pour ceux qui gèrent les sociétés offshore.

Le jour où un problème surgit ou qu’arrive un signalement nous indiquant que derrière telle société offshore, il y a telle ou telle chose, on demande à Interpol des informations sur la nature des activités de cette société. Soit l’administrateur est de bonne foi et dit qu’il a été trompé, qu’on lui avait indiqué que cette société faisait tel ou tel business, le prouve et, alors, on le laisse tranquille. Soit il se doutait ou avait tous les éléments pour se douter d’un problème, il faut alors le rendre responsable.

M. le Président : Vous avez vu des affaires de ce type ?

M. Dominique AUTER : Ce sont des choses que l’on voit, mais le problème est qu’il est très difficile d’aboutir.

M. le Président : Pouvez-vous nous donner un exemple ? Décrivez-nous, en enlevant tous les noms, l’échec lamentable de la procédure ?

M. Dominique AUTER : Je vous lis la note de l’instruction. " Cela permet de mettre en lumière un certain nombre de montages financiers ou très indéterminés... " On ne connaît pas les raisons de cette usine à gaz financière, qui passe vraisemblablement par un holding ou part d’une société offshore. En principe, les holdings sont interdites à Monaco. Quand vous dites que ce montage n’est pas autorisé à Monaco, la personne vous répond que la société n’est pas à Monaco, qu’elle en gère la facturation et le personnel qui peut être aux Bahamas, à l’île de Malte ou ailleurs. Elle ne s’occupe pas de la société, le siège étant à Malte, à Jersey, aux Bahamas, et alors le droit monégasque ne s’applique pas. Si cette société veut se monter en groupe, elle n’a aucune difficulté à le faire.

Ce dossier fait donc apparaître un certain nombre de montages financiers à but très indéterminé au nom de sociétés offshore, notamment en Irlande. Voilà un exemple typique. Des transferts portant sur des sommes importantes, 10 millions de dollars, ont été découverts. X a été entendu à deux reprises sur commission rogatoire en France, il n’a pas été inculpé. Ses déclarations sont totalement contradictoires avec celles de Y qui gère la société ici et qu’on a entendu. Si on veut acheter une ligne de sociétés offshore, des banquiers demain vous le proposeront sans difficulté.

M. le Président : Qu’est-ce qui vous bloque ? Par exemple, que reprochez-vous s’agissant de déclarations contradictoires de celui qui gère ici ?

M. Dominique AUTER : On ne peut rien lui reprocher. Il vous dira qu’il gère et qu’il paie les salaires des employés de cette société. Ils ont une secrétaire à Monaco, une ailleurs. Cela se fait couramment. Dans de nombreuses sociétés, la comptabilité peut être en Inde ou partout ailleurs dans le monde. Il administre, dans le sens où il gère le personnel.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Mais les mouvements de fonds ne sont pas du fait du gérant ou de l’administrateur...

M. Dominique AUTER : Mais il le fait dans ce cadre-là. La société a acheté des biens immobiliers, l’administrateur paie. C’est là que l’on commence à glisser. En France, quand vous êtes administrateur d’une société, au sens anglais d’administrateur, vous n’avez pas le droit de faire cela. Vous pouvez payer le personnel ou les loyers si la société achète des biens. En revanche, dès lors qu’il y a des virements dans le cadre de transactions commerciales, vous n’avez pas le droit de les signer car on considère que c’est un acte de gestion qui relève des responsables de la société, de l’administrateur délégué, mais cette fois au sens de gérant de société comme on l’entendrait en France. Ils jouent sur les mots.

Sur le plan législatif, cela va être un gros problème, le texte sera-t-il rétroactif... Il faut reconnaître que les Monégasques essaient aujourd’hui de pousser ces gens soit à partir, soit à laisser tomber cette activité parce qu’ils s’aperçoivent que le risque est énorme. Ils essaient aussi, par le biais de commissions chargées, deux fois par an et dans lesquelles je suis observateur, de vérifier que ces sociétés, telles que les sociétés anonymes monégasques, quand elles n’ont plus d’activités, ne soient pas revendues comme coquilles vides à des personnes qui, à partir de là, vont pouvoir soit recycler de l’argent, soit gérer d’autres sociétés, notamment offshore.

Par ce biais, le ministre de l’économie, M. Fissore, tente de contrôler ces sociétés. Quand il sent que ce n’est pas très clair, il leur supprime l’autorisation et elles sont alors obligées d’aller s’installer ailleurs. Ce changement prendra du temps. Cette activité, en principauté de Monaco, a longtemps été exercée en toute liberté.

M. le Président : Depuis combien de temps se pose réellement le problème ? Est-ce sous la pression internationale ou y a-t-il une volonté réelle du gouvernement monégasque de lutter contre cela ?

M. Dominique AUTER : La première alerte a été le rapport d’Aubert...

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Le rapport d’Aubert est ancien, il date déjà d’il y a cinq ans !

M. Dominique AUTER : A partir de ce rapport, ils ont pris conscience qu’il fallait faire quelque chose, car il serait très néfaste pour eux que Monaco soit considéré comme une lessiveuse. Cela étant, il y a des intérêts divergents, même à l’intérieur de la Principauté.

Je constate à chaque fois des résistances. Certains considèrent que ce n’était pas plus mal quand tout cela se faisait, tandis que d’autres, plus progressistes et plus tournés vers l’extérieur, considèrent qu’il faut en finir avec ces pratiques.

Voilà pour ce qui est des obstacles législatifs et des règles qu’il conviendrait de mettre en _uvre. Monaco pourrait aussi évoluer sur un autre élément important en suivant les traces de la Suisse qui, récemment, a accepté de reconnaître la grande fraude fiscale organisée. En effet, la fraude fiscale, par exemple, au niveau du chef d’entreprise italien de la PME, qui vient à Monaco cacher ce qu’il a pu évader du fisc italien n’est pas dramatique, hormis sur le plan moral.

En revanche, si, sous la qualification de fraude fiscale, des sommes énormes proviennent de trafics en tout genre dans le cadre de la communauté européenne, la situation devient dramatique. En effet, on retrouve souvent les mêmes personnes que dans le blanchiment, le trafic de stupéfiants et le grand banditisme.

Ce serait une très bonne chose de disposer d’un texte reconnaissant cette grande fraude fiscale organisée qui n’a rien à voir avec la fraude ou l’évasion fiscale au niveau individuel. Les autorités monégasques ont très peur du lien qui peut être fait entre fraude fiscale et blanchiment, car elles seront alors obligés de reconnaître la fraude fiscale organisée.

Par cette reconnaissance, un pas sera déjà franchi, mais il est certain que cela coûtera cher, non pas tant au niveau du milieu des affaires car, dès lors que la place aura un arsenal législatif rigoureux qui fonctionnera, il est évident que cela attirera certaines personnes. En revanche, l’application rigoureuse de cet arsenal législatif en poussera d’autres à aller s’installer à Jersey, Guernesey... où envoyer une commission rogatoire n’est pas évident.

Toutefois, vous pouvez toujours tenir en donnant l’impression que votre arsenal législatif a de grandes lacunes, tout en procédant à des recherches au terme desquelles on trouve toujours quelque chose.

M. le Président : Vous indiquez qu’en l’état actuel du droit, les personnes viennent à Monaco.

M. Dominique AUTER : Depuis quelque temps, elles viennent moins en raison des bruits qui circulent et des affaires auxquelles on faisait allusion hier. Elles restent prudentes. Cependant, il ne faut pas non plus noircir le tableau. Certains responsables, comme M. Fissore, qui ont conscience du risque que le blanchiment représente pour l’économie et la démocratie à Monaco, ont la volonté de faire passer le message, y compris à un certain nombre d’intermédiaires, conseillers juridiques, consultants et autres, d’être prudent. En effet, il leur a bien fait comprendre que, si jamais ils étaient pris la main dans le sac, à faire des montages pour faire entrer de l’argent sale et le blanchir, Monaco ne pardonnerait pas, en raison de l’importance de son image.

M. le Président : En dépit du fait que nous sommes dans un pays démocratique où les opinions divergent et où des débats internes ont lieu, ou a le sentiment, dans le fonctionnement traditionnel de la Principauté, qu’un certain nombre de puissances de fait se sont constituées au fil du temps et qu’elles ne sont peut-être pas traitées de la même façon que le commun des mortels ; ce qui nuit à l’exercice serein de la justice.

M. Dominique AUTER : Monaco est un petit pays où tout le monde se fréquente et vous êtes tout de suite près du pouvoir. Des gens ayant un poids économique très important sur le plan mondial, comme je l’ai ainsi constaté récemment lors d’une affaire qui s’est terminée, viennent à Monaco où ils ont droit à un traitement de faveur et se retrouvent de ce fait très près du pouvoir.

Pourquoi venir s’installer à Monaco aujourd’hui où ne serait ce que s’installer confortablement se chiffre en dizaines, voire centaines de millions de francs par an ? Un certain nombre d’industriels italiens viennent s’installer à Monaco pour la sécurité, car ils craignent le racket dans leur pays, d’autres parce qu’ils espèrent être traités avec certains égards, selon leur poids économique, chose que vous trouverez beaucoup plus difficilement dans d’autres pays d’Europe.

Que vous soyez très puissant économiquement en France, en Italie ou en Allemagne, cela vous vaudra peut-être certains égards, mais face aux institutions, le traitement sera identique, qui que vous soyez. Quand vous avez affaire à la justice à Monaco, un réseau de relations se met en place immédiatement, auprès de personnes exerçant le pouvoir. Cela ne signifie pas pour autant que toute personne, pesant un poids économique, ne sera pas inquiétée. Mais dès que l’on a une suspicion à l’égard d’une personnalité de ce type, il faut beaucoup plus d’éléments pour pouvoir intervenir. Avant même que vous fassiez quoi que ce soit, vous allez avoir effectivement des réactions, à commencer par le ministre d’Etat, qui passe par le palais princier et ainsi de suite. Cela constitue un frein.

M. le Président : Je ferai deux observations : tout d’abord, que la justice a du mal à s’exercer sereinement et, par ailleurs, qu’il serait peut-être souhaitable que les magistrats, envoyés par la France, ne restent pas aussi longtemps à Monaco.

M. Dominique AUTER : En effet, après ces problèmes législatifs, il y a celui du fonctionnement et de la mobilité des magistrats. Cela ne signifie pas pour autant que les magistrats, qui restent longtemps, sont malhonnêtes, mais il faut reconnaître que, par le passé, il y a eu des abus dûs au fait que les magistrats restaient trop longtemps. C’est une petite Principauté dans laquelle tout le monde se fréquente, et notamment ceux qui ont du pouvoir.

Au fil des années, comme partout ailleurs, que ce soit dans l’Ardèche ou la Drôme, quand vous êtes président ou procureur, vous tissez des relations. Par conséquent, avec le temps, votre perspicacité s’émousse, de même que votre esprit critique. On devient plus indulgent. C’est une constatation qu’on peut tous faire, mais ici peut-être encore plus qu’ailleurs, avec un climat où on peut jouer de cette situation. Certains en jouent d’ailleurs facilement, par exemple ceux qui ont intérêt, pas forcément à corrompre, mais à donner l’information. Quand vous connaissez le magistrat, vous avez l’information, et c’est déjà énorme. Ceci est l’un des problèmes.

Par ailleurs, dès lors que les renouvellements successifs supposent l’agrément de la France et de Monaco, les magistrats s’imposent prudemment une sorte d’autocensure. On ne veut pas déplaire car sinon, ne va-t-on pas se retrouver dans une situation difficile ? En revanche, si vous savez qu’au bout de six ou huit ans, il vous faudra changer de poste, votre regard est différent. Néanmoins, si vous rentrez, Monaco considère que c’est parce que vous êtes inadapté. La Principauté est très attachée, au contraire, à garder les magistrats longtemps. C’est une réalité.

Tous les problèmes de dysfonctionnement, constatés dans le passé par les médias, découlent de cela, surtout quand on connaît le niveau de traitement des magistrats détachés à Monaco. Il ne faut pas négliger cet aspect financier car, pour un procureur général qui rentre en France, c’est une amputation du train de vie et du salaire de quasiment 40 %. C’est très important.

Les magistrats veulent rester ici pour plusieurs raisons. Il n’y a pas d’affaires de droit commun. La charge de travail est moindre, par rapport aux surcharges des magistrats français. L’intérêt financier est très réel et plus vous montez dans la hiérarchie, plus il sera important. Si les magistrats n’ont pas envie de rentrer en France, cela ne signifie pas pour autant qu’ils vont enterrer les affaires mais, toutefois cela entraîne obligatoirement des pesanteurs.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Vous avez pris connaissance hier du rapport du magistrat de liaison français à Berlin, suite à un contact avec le parquet de Stuttgart, dans l’affaire Leiduck. Cette narration des faits vous parait-elle conforme à ce que vous en savez ?

M. Dominique AUTER : En 1996, j’étais moins au fait des affaires. J’ai été envoyé ici comme magistrat chargé des affaires financières, je les voyais beaucoup moins que je ne les vois depuis quelque temps.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : C’est-à-dire ?

M. Dominique AUTER : Il y avait une certaine défiance à mon égard. Le procureur général Gaston Carrasco, dont on a banni le nom hier, ne m’appréciait guère. C’est quelqu’un qui a une vision très particulière de la magistrature et des magistrats et avec lequel le juge d’instruction Charles Duchaîne a connu certains problèmes.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Il apparaît, dans ce rapport, dont nous n’avons aucune raison de remettre en cause la narration par les Allemands, que le procureur général s’est opposé, pour des raisons politiques, à l’exécution de commissions rogatoires internationales. Hier, M. Serdet a considéré cette procédure de contrôle politique par le procureur comme justifiée. Vous parait-elle conforme à la pratique du parquet ? De manière générale, le parquet exerce-t-il un contrôle politique sur l’évolution des commissions rogatoires internationales ?

M. Dominique AUTER : Il faut considérer l’affaire à la lumière de ce que je vous ai dit précédemment. Leiduck était à la tête d’un patrimoine très important. Il dépensait beaucoup d’argent. Tout à coup, cette personne se trouve impliquée dans une affaire d’escroquerie internationale, de trafic d’armes. Il est évident que ces révélations ont été considérées avec prudence. Est-ce la crainte d’un problème politique ? Il me semble que c’est plutôt la crainte d’avoir affaire à quelqu’un qui représentait beaucoup d’argent à Monaco.

Le problème, c’est qu’à Monaco, tout devient très vite une affaire d’Etat, même quand elle n’en vaut pas la peine. Il y avait alors une culture du mystère et une absence de transparence, qui leur a d’ailleurs fait énormément de tort. Cela a abouti à l’effet inverse de ce qu’ils souhaitaient et a annihilé certains de leurs efforts.

Les Monégasques ont tout de même essayé de prendre des mesures contre le blanchiment par la loi de 1993 et la création du SICCFIN. Ces deux éléments fonctionnent à peu près. Toutefois, il y a aussi un courant traditionaliste qui n’aime pas que l’on évoque ces sujets, en raison des paillettes et de l’image de Monaco. C’est une réalité ici.

M. le Président : Je suis un élu français. En tant que tel, j’ai été choqué de découvrir récemment le traitement inhumain infligé à un certain nombre de fonctionnaires français qui ne faisaient que leur devoir. Nous aurons l’occasion de rencontrer M. Carrasco tout à l’heure avec lequel nous aurons cette discussion. Mais n’est-il pas important de faire cesser de dire que tout cela n’est que racontars, ce qui vise à disqualifier les personnes ?

M. Dominique AUTER : Racontars, non. Je m’inscris en faux. Ce n’est pas un problème ni de racontars, ni de relations personnelles. Dieu sait si je connais ce problème car j’ai rencontré un certain nombre de difficultés, notamment du temps de M. Duchaîne, mais ce n’était pas un problème de relations personnelles. Avec certains dossiers, on savait qu’il y avait une spécificité monégasque. On partait donc avec cette idée.

Cela dit, on s’est aperçu, notamment de la part de l’ancien procureur général, qu’il y avait une volonté de mettre la main sur cette juridiction. Quand cela ne fonctionnait pas comme il l’entendait, les choses se passaient très mal, comme avec M. Duchaîne contre lequel on a monté une affaire disciplinaire, cela a été scandaleux.

Se sentant coincé ici et ne parvenant pas à faire son travail, M. Duchaîne a commis l’erreur de croire qu’on allait le soutenir. Pour lui, ce n’était pas un règlement de comptes avec M. Carrasco, qui était très convivial et sympathique, et avec lequel on s’entendait très bien jusqu’au moment où ont surgi ces problèmes, venant de dossiers dont certains ont été jugés, tels que l’affaire Benyamin. On a voulu empêcher M. Duchaîne de faire son travail.

M. le Président : Prêtez-vous serment au prince ?

M. Dominique AUTER : Oui.

M. le Président : N’avez-vous jamais eu l’occasion d’avoir des conversations avec qui de droit ici ?

M. Dominique AUTER : On ne peut approcher le palais en raison des différents barrages. Il me semble que Jean-Philippe Rivaud, lorsqu’il est parti, d’ailleurs dans des conditions imprévues, a tenté de faire passer le message au palais pour expliquer les raisons de son départ. De façon tout à fait modérée et courtoise, il a exposé son problème, mais cela n’a eu aucune conséquence. Son message a-t-il été intercepté ? Il n’y a eu aucun problème de relations personnelles, mais une volonté, à un moment donné, d’empêcher M. Duchaîne de faire son travail, pour quelque chose qui, en fait, n’en valait pas la peine. On pourrait s’éterniser sur ce point.

Il y avait M. Museux derrière tout cela. Je pense que M. Carrasco, aujourd’hui, chargerait M. Museux qui était alors directeur des services judiciaires. C’était un personnage avec une vision de la magistrature d’une autre époque. Il réussissait à imposer ses idées parce que la menace était importante. Cela faisait six mois que M. Duchaîne était arrivé, on lui a fait comprendre que soit il se satisfaisait de la situation, soit il partait. En termes crus, c’est cela.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : De nombreux témoins nous ont indiqués que vous aviez été écarté de vos fonctions. Vous n’aviez plus de travail, vous aviez été rayé de l’annuaire interne du palais de justice. Par ailleurs, on vous a privé des permanences du parquet. La police n’a plus eu accès à vous comme substitut, pendant trois mois.

M. Dominique AUTER : C’est tout à fait vrai. Cela a duré deux ou trois mois.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Quelle était la raison de cette éviction professionnelle ?

M. Dominique AUTER : La raison officielle est que M. Carrasco considérait que je l’avais traité de voyou. C’est sa secrétaire qui m’avait entendu le traiter ainsi. Je le pensais tellement fort que je n’avais pas besoin de le dire... C’est une réalité, mais je n’allais pas lui donner ma tête sur un plateau. Le climat n’était pas détendu comme aujourd’hui.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : La conception sélective que la direction des services judiciaires de l’époque avait du traitement des commissions rogatoires internationales a-t-elle changé depuis le départ l’ancien procureur général ?

M. Dominique AUTER : Il me semble que oui. Aujourd’hui, Patrice Davost les transmet à l’autorité diplomatique dès leur exécution. Cela se fait dans des délais tout à fait corrects. On les exécute entre trois et quatre mois. Ce sont deux époques totalement différentes.

Depuis l’arrivée de M. Davost, on fonctionne dans un climat plus transparent et de confiance. Je ne dis pas que tout est parfait car tous ces anciens problèmes remontent de temps à autre. Il y a une nette crispation avec un sentiment nationaliste exacerbé. Mais au niveau des commissions rogatoires internationales, dès lors que le mot " fiscal " n’apparaît pas, tout fonctionne.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : J’ai été frappé hier de voir le procureur général théoriser la notion d’atteintes aux intérêts des Monégasques comme étant l’une des dérogations possibles à l’exécution normale des commissions rogatoires internationales. Cette doctrine trouverait-elle, à vos yeux, une application ?

M. Dominique AUTER : A ma connaissance, non. Mais il faut voir comment tout cela se passe. Maintenant, on me transmet des dossiers financiers, mais cela n’a pas toujours été le cas.

M. le Président : Vous dites que la commission rogatoire fonctionne dès lors que la question fiscale n’est pas mentionnée. Cela signifie-t-il qu’au Luxembourg, par exemple, où nous avons un certain nombre d’incriminations, que s’il y a blanchiment et question fiscale, il y a alors difficulté ?

M. Dominique AUTER : En théorie, voici le mode de fonctionnement actuel, depuis l’arrivée de M. Davost. Si ce sont des infractions associées au blanchiment et à la fraude fiscale, on traitera le blanchiment, mais pas la fraude fiscale, ceci afin de rassurer la place bancaire. Si les enquêteurs étrangers viennent à Monaco avec une commission rogatoire, en pratique, ce ne sera pas un obstacle à l’exécution, à moins que la commission rogatoire vienne sur le motif de la fraude fiscale.

M. Arnaud MONTEBOURG, rapporteur : Avez-vous autre chose à ajouter ?

M. Dominique AUTER : Non, mais j’espère que tout cela ne me coûtera pas trop cher. A Monaco, on veut surtout donner un discours très positif, sur le thème de l’éradication de toutes ces anciennes pratiques qui causent beaucoup de torts.

M. le Président : Je vous remercie.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr