M. Alexandre Adler a exposé que la baisse inattendue du prix du pétrole contraignait chaque opérateur à repenser ses engagements dans la région de la mer Caspienne. La contribution du pétrole de l’Azerbaïdjan et de l’Asie centrale n’est que supplémentaire ; sa véritable justification est politique, car il y a un intérêt à recréer cette exploitation. Toutefois, à moins de dix dollars le baril, les investissements en oléoducs sont moins rentables et risquent d’être reportés à un avenir meilleur. C’est une mauvaise nouvelle pour l’Azerbaïdjan, qui avait adopté une attitude souple sur le problème du Haut-Karabakh pour protéger cette possibilité.

L’Arabie Saoudite a laissé baisser le prix du baril pour garder sa part de marché mondial, sans prendre suffisamment en considération la chute de la demande de l’Asie et il sera difficile de remettre le marché mondial du pétrole sur pied, d’autant qu’en Occident, l’ensemble de l’activité manufacturière est moins consommatrice d’énergie. La reprise des économies émergentes de l’Asie sera lente ; la surproduction mondiale de pétrole obligera l’Azerbaïdjan à revoir ses espérances à la baisse.

Néanmoins, pour des raisons géopolitiques et économiques, il convient de dégager des solutions rapides dans cette région. Le FMI s’oriente d’ailleurs vers des prêts spécifiés remboursés directement en pétrole et gaz naturel. La Russie a intérêt à payer en nature. On constate un rapprochement entre le Japon et la Russie pour exploiter de façon plus rationnelle les gisements sibériens, en raison de l’expansion chinoise. Il reste que l’Azerbaïdjan demeure, avec sept à huit millions d’habitants, dont 80% d’Azéris turcophones, un carrefour entre les cultures turque, iranienne et russe. Jusqu’ici, il a opté pour un rapprochement avec la Turquie, en se méfiant de l’Iran et de la Russie, ancienne puissance coloniale.

Depuis le début du vingtième siècle, ce pays est industriel et dispose d’une population formée. Bakou fut d’ailleurs proclamée capitale des peuples de l’Orient et constituait une avancée de l’URSS dans la zone. M. Aliev a dirigé le KGB avant de devenir président de l’Azerbaïdjan. C’est un proche de M. Primakov. Au début du siècle, Bakou a longtemps représenté "le Koweït de l’Europe". C’est la première région du monde où on a exploité le pétrole à un niveau industriel ; l’URSS y a concentré toute son industrie de forage, y a créé un institut des machines automatisées. Bakou, ville arménienne au début du siècle, a connu l’épuration ethnique. Depuis la perestroïka, les Arméniens ont quitté cette ville pour le Haut-Karabakh, qu’ils ne rendront jamais, ce dont les Azeris sont conscients. Le pays reste traumatisé par les transferts de populations.

Actuellement, la production de pétrole en Azerbaïdjan atteint celle de l’Iran, et l’ensemble Turquie-Azerbaïdjan, riche de 60 millions d’habitants, représente l’équivalent de la population iranienne. Aussi, les ressources pétrolières de l’Azerbaïdjan intéressent-elles la Turquie, qui y est très présente. Le Président Aliev a clairement opté pour une alliance turco-américaine, car il redoute les Iraniens, bien que ses relations avec le Président Khatami soient assez bonnes. Le Président Aliev a été victime d’un attentat, probablement fomenté par des proches du lobby pétrolier russe.

La Russie a soutenu la candidature à la Présidence de l’Arménie de M. Kotcharian, qui a mené sa campagne grâce aux fonds de la société russe GAZPROM, afin d’éviter l’ouverture d’un oléoduc Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie. Les compagnies pétrolières russes ont leur propre stratégie politique. La ligne de force turco-azérie les inquiète ; de même, pour des raisons écologiques, la Turquie ne souhaite pas que l’oléoduc débouche dans les Dardanelles, et qu’ainsi le pétrole soit acheminé par bateau, avec les risques de pollution que cela comporte.

La présence russe dans la région reste importante. Elle se réaffirmera lors des élections en Ukraine, d’autant que l’Azerbaïdjan et la Géorgie sont affaiblis par l’hyperinflation turque et les difficultés de la Turquie dans son accord d’association avec l’Union européenne. L’enjeu de prochaines élections en Turquie reste très important. Dans tous les cas de figure, l’Union européenne a intérêt à soutenir l’indépendance économique de l’Azerbaïdjan, car l’Iran joue la carte russe, l’Arménie reste intransigeante, et la Turquie politiquement peu stable.

Mme Marie-Hélène Aubert s’est interrogée sur le rôle des compagnies Elf et Total dans la Caspienne, sur la stratégie des compagnies pétrolières américaines dans la région.

Elle s’est informée sur les conséquences de la levée éventuelle de l’embargo en Irak.

Elle a sollicité l’avis de M. Adler sur la prise en compte récente des droits de l’Homme et des problèmes d’environnement par certaines compagnies pétrolières. Elle s’est demandé si les Etats utilisaient les compagnies pétrolières.

M. Pierre Brana a demandé des éclaircissements sur l’éventualité d’une remontée des cours du prix du pétrole, et sur l’existence d’un prix plancher d’exploitation de certains gisements.

M. Alexandre Adler a répondu à ces questions.

En Iran, les hydrocarbures sont faciles à exploiter, ce qui est attractif pour les compagnies pétrolières. La présence de Total dans ce pays a irrité les Etats-Unis. Il est vrai que cette compagnie est souvent présente là où les majors américaines sont absentes (Birmanie, Iran, Libye). La présence de Shell au Nigeria, celle de Total en Birmanie a fait l’objet de protestations mais malgré l’attitude de l’Iran, Etat terroriste, pays où des escadrons de la mort assassinent les intellectuels, il n’y a pas eu de protestation. Il semble qu’une sorte de tropisme tiers-mondiste protège certains pays du Golfe et l’Iran de ce genre de remontrances. Si le Président Khatami arrive à s’imposer la politique de Total en Iran apparaîtra intelligente, elle sera bien difficile à défendre si le camp conservateur gagne, auquel cas on considérera que les Américains ont vu juste.

La présence d’Elf dans la zone de la mer Caspienne a été demandée dans les années 1989-1990 par la Présidence de la République française qui souhaitait conforter le Président Gorbatchev. M. Le Floch-Prigent n’a fait que répondre à cette sollicitation et a négocié la présence d’Elf en bon manager. Il s’est engagé sur un programme d’investissement à long terme alors que l’actuel Président d’Elf, M. Jaffré, doit défendre un programme comptable. On constate que les compagnies pétrolières américaines sont elles aussi poussées par la Maison Blanche à investir en Azerbaïdjan. Elles auraient préféré exploiter le pétrole iranien qui s’évacue plus facilement par logique d’entreprise. Il est fréquent que le Gouvernement américain demande aux compagnies pétrolières de prendre en charge le coût de la politique étrangère. Cette politique est menée dans la continuité, y compris en France où un partage entre Elf et Total s’est opéré. La signature d’Elf valait celle de la France alors que Total exploitait ailleurs. Actuellement les rôles sont inversés : c’est la compagnie Total qui exploite sur du solide et Elf qui investit de façon plus aléatoire. M. Le Floch-Prigent apparaîtra comme le dernier patron étatique. En Asie centrale, il fallait permettre à la France d’obtenir de nouvelles sources d’approvisionnement ; Elf l’a fait. D’autant que la situation reste bloquée en Irak.

Rien n’empêche une compagnie pétrolière américaine de poursuivre une politique différente de celle de son gouvernement mais la plupart ont été le pilier de l’ordre américain à cette exception près que longtemps les compagnies texanes ont refusé de reconnaître l’Etat d’Israël en raison de leurs liens avec l’Arabie Saoudite. En France, la situation est plus claire, Elf a longtemps représenté la France mais après deux périodes de cohabitation, la privatisation, ses rapports avec l’Etat se sont normalisés.

Actuellement le pétrole a atteint un prix plancher, le redressement des cours impliquera une forte discipline des pays producteurs, qui ont d’ailleurs un besoin immédiat d’exporter. Aux Etats-Unis, on conserve des réserves coûteuses à exploiter pour éviter des chocs pétroliers. Ces puits peuvent être rouverts du jour au lendemain en cas de flambée des prix du pétrole.

La compagnie Shell a subi un boycott en raison de la campagne de Greenpeace qui fut efficace en Scandinavie et en Allemagne mais pas en France. Son image a également souffert de l’assassinat de Ken Saro Wiva, car les églises chrétiennes se sont mobilisées. L’embargo sur le pétrole nigérian aurait permis à ce pays de se débarrasser plus rapidement de la dictature sanglante qu’il subissait. Le boycott de la Shell après l’assassinat de Ken Saro Wiva aurait été utile. En général les compagnies prennent au sérieux les menaces de boycott, mais restent indifférentes à la situation politique des pays où elles opèrent, et essaient de tourner les interdits. Cette situation est relativement nouvelle. Pendant la guerre froide, il y avait deux sortes de pays : ceux du bloc soviétique qui refusaient la présence de compagnies étrangères et les autres (Pays du Golfe, Venezuela, Mexique, Indonésie). Aujourd’hui la diversification est plus grande, la question est plus ouverte car il y a une diversification des ressources de pétrole et une sensibilisation plus grande aux droits de l’Homme. Le succès du boycott de l’Afrique du Sud a enlevé tout fondement aux critiques anti-boycott. Si l’on interrompt l’achat de pétrole d’un pays on change sa politique. Toutefois, lorsqu’un régime politique est très bien implanté, le boycott frappe fortement sa population. Ainsi, le boycott par la communauté mondiale de Haïti, alors que les Etats-Unis auraient pu intervenir militairement pour renverser le Général Cédras et l’obliger à partir, a été une catastrophe pour les Haïtiens, accroissant largement leur misère. Le boycott est une mesure à manier avec précaution au cas par cas. Dans le cas de la Birmanie, cette sanction n’est pas forcément utile. Il serait peut-être plus opportun d’intégrer ce pays à l’ASEAN. Néanmoins, le risque d’achat d’armes par la Junte birmane n’est pas à écarter. En réalité, il faut que la rente pétrolière atteigne un niveau suffisant en Birmanie pour que sa suppression soit suffisamment douloureuse pour le pouvoir.

En Iran, la France paraît plus complaisante que ses voisins européens, la politique de la France n’est pas en contradiction avec la présence de Total en Iran. Il serait pourtant souhaitable que cette politique soit soupesée car le gouvernement de ce pays a planifié et commis des assassinats d’opposants dans des Etats souverains, ce qui est totalement inacceptable. Dans ce cas, la raison d’Etat a bon dos et ses conséquences sont catastrophiques. La complaisance de certains pays européens et notamment de l’Allemagne à l’égard de l’Iran est allée très loin. Ce sont les magistrats allemands qui y ont mis fin. La vigilance à l’égard de la politique iranienne a été insuffisante et a été nourrie d’américanophobie alors que sur ce point les Etats-Unis avaient raison.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr