M. Gilles Kepel a expliqué qu’il s’était intéressé au pétrole en tant que spécialiste du monde musulman contemporain. Historiquement, la question du pétrole au Moyen-Orient est liée au pacte solennel scellé au lendemain de Yalta à bord du croiseur américain Quincy entre le Président Roosevelt et le Roi Ibn Séoud. Le pacte détermine une constante de la politique américaine envers l’Arabie Saoudite et les autres pays producteurs de pétrole. L’Arabie Saoudite ferait tout pour garantir les approvisionnements pétroliers de l’Occident, ce qui était un enjeu vital ; en contrepartie, les Etats-Unis appuieraient le régime et les gouvernements saoudiens successifs en s’interdisant toute immixtion durable dans leur politique intérieure. A partir de 1976, sous la présidence de M. Jimmy Carter, la question du respect des droits de l’Homme s’est posée avec plus d’acuité aux Etats-Unis, qui ont condamné les exactions de la Savak en Iran ; en revanche les violations des droits de l’Homme en Arabie Saoudite n’ont pratiquement jamais été évoquées.

Les enjeux contemporains sont dominés par la baisse tendancielle des prix des hydrocarbures due à la surproduction et à la crise asiatique. La demande reste, malgré quelques corrections, structurellement supérieure à l’offre. Les plans de développement et perspectives de redistribution ont été construits sur la base d’un prix du baril plus élevé que ce qu’il est devenu. Les budgets de nombreux producteurs ont été établis sur la base d’un baril à 15 dollars, ce qui pose à court terme des problèmes importants aux populations. Mais dans la plupart des pays du Moyen-Orient, les cours relativement bas des hydrocarbures pourraient être à terme un facteur favorable à la démocratisation des sociétés. Les Etats de cette région contrôlent la rente pétrolière, ce qui est très aisé sur le plan policier ou militaire : le pétrole surgit dans des zones souvent peu peuplées, que des corps d’armée peu nombreux sont en mesure de défendre. Les gouvernements contrôlant et disposant de la rente pétrolière n’ont pas besoin de négocier leur légitimité politique avec la population. Ils se contentent de distribuer une portion de la rente pour acheter la paix sociale.

Dans les pays producteurs de pétrole d’Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la démocratie est plus faiblement développée que dans les autres Etats de la région. Les régimes des Etats sans pétrole ont dû réaliser un consensus politique à l’intérieur de la société afin de perdurer. On peut opposer la Turquie à l’Algérie. La Turquie, malgré les clivages entre les Turcs et les Kurdes et le poids de l’armée, dispose d’un système parlementaire qui fonctionne. Le pouvoir turc, pour se maintenir, a dû passer des compromis avec la bourgeoisie industrielle et les groupes sociaux qui créent de la richesse, afin de les associer à la vie politique. En Algérie, tant que la hiérarchie militaire contrôle l’accès exclusif à la rente pétrolière, elle n’a pas besoin d’ouvrir le système politique, si ce n’est pour favoriser les investissements étrangers. Le pouvoir algérien n’est pas véritablement contraint à la démocratisation. Mais si les cours du pétrole restent bas, la hiérarchie militaire ne sera plus en mesure d’acheter la paix sociale et sera tenue de favoriser le développement économique du pays. La rente pétrolière en Algérie a détruit le système économique ; les activités liées au pétrole étaient plus lucratives que les autres, notamment l’agriculture, la petite industrie, etc. Le système économique algérien, comme celui des pays à forte rente pétrolière, fonctionne sur "l’import-import". Les hommes d’affaires liés à la hiérarchie militaire, qui disposent de permis d’importation, préfèrent conserver leurs marges spéculatives en important, au lieu de développer sur place une industrie de biens de consommation créatrice d’emplois. Grâce à la rente pétrolière, ils importent des produits étrangers et touchent de fortes commissions sur l’opération. La baisse des prix du pétrole pose à ces régimes un problème de survie en les contraignant à ouvrir le champ politique et le champ économique. Obligés de traiter avec les catégories qui produisent sur place de la richesse, les dirigeants devront partager le pouvoir. Le prix élevé du baril a structurellement l’effet pervers de permettre aux régimes politiques non-démocratiques en place de se perpétuer.

Observant que la rente pétrolière suscitait convoitises et pressions, M. Pierre Brana a demandé si, dans les faits, les compagnies traitaient plus facilement avec des régimes autoritaires qu’avec des démocraties susceptibles d’édicter des règles plus strictes en termes de droits sociaux et environnementaux. Dans les pays à forte rente pétrolière, l’avantage du pétrole ne risque-t-il pas de se traduire par le danger d’un régime dictatorial ?

M. Roland Blum s’est demandé si les compagnies pétrolières qui investiraient dans les pays producteurs avaient un rôle dans leur développement économique, c’est-à-dire dans le fait que la rente pétrolière soit utilisée pour diversifier l’économie.

M. Gilles Kepel a apporté les précisions suivantes.

Les compagnies pétrolières sont en compétition les unes avec les autres ; elles ne choisissent pas le régime avec lequel elles traitent. La nature d’un régime politique n’influe pas sur les cours des hydrocarbures, soumis à la loi du marché. Les Etats producteurs sont demandeurs et ne négocient pas en position de force. Quel que soit leur système politique, ils s’efforcent de bien traiter les compagnies pétrolières. L’Algérie a dû sacrifier la politique d’indépendance menée dans les années 1970-1980 par la Sonatrach pour obtenir des moyens plus modernes d’exploration et d’exploitation de ses hydrocarbures auprès des compagnies pétrolières étrangères. Le secteur du pétrole n’a pratiquement jamais été touché par le terrorisme dans ce pays. L’opérateur pétrolier extérieur s’adapte aux conditions qu’il trouve. Il peut être plus intéressant pour lui de traiter avec une dictature, si elle lui fournit des conditions qui lui semblent meilleures, mais les oppositions à cette dictature ont un coût économique tel qu’elles sont susceptibles d’entraîner un retrait. Ce fut le cas de la compagnie américaine Unocal et de la compagnie argentine Delta, qui avaient conçu le projet d’un oléoduc partant du Turkménistan et de l’Ouzbékistan avec quatre débouchés possibles : l’utilisation de vieux oléoducs soviétiques, peu envisageable, le passage par la Turquie via le Kurdistan, le passage par l’Iran refusé par les Etats-Unis et la traversée de l’Afghanistan vers le Pakistan et l’Inde. La dernière option disposait de l’avantage d’être située hors Golfe Persique et de fournir des hydrocarbures à deux Etats très peuplés, mais présentait l’inconvénient majeur de passer par un Etat à feu et à sang, l’Afghanistan, ce qui impliquait le versement d’un péage aux factions. L’administration américaine a longtemps soutenu les services pakistanais qui, entre 1993 et 1996, ont financé et armé les Taliban, et nettoyé la zone du pipe-line avant de prendre Kaboul. Unocal et Delta ont d’abord saisi cette opportunité, cependant son coût s’est révélé trop élevé eu égard à la baisse des cours des hydrocarbures, à la mésentente de deux clients potentiels, l’Inde et le Pakistan, et à la colère des mouvements féministes américains à l’égard d’une compagnie qui traitait avec le régime des Taliban. Le projet a été abandonné, sa rentabilité n’étant pas démontrée. A l’inverse, on peut se demander si la signature de contrats pétroliers avec l’Iran est un facteur d’aggravation ou bien d’affaiblissement de la dictature. Dans la conjoncture actuelle, la signature de tels contrats renforcerait les réformistes et les secteurs favorables à l’ouverture du pays. Plus le prix du pétrole est bas, plus le régime iranien est tenu de s’ouvrir.

Une compagnie pétrolière a pour objectif de satisfaire ses actionnaires ; elle mènera dans tel ou tel Etat où elle est implantée une politique de développement, voire de mécénat, si elle en tire un avantage direct sur ses concurrents. En revanche, dans chaque cas, son interlocuteur, qui tient à préserver le monopole de la négociation avec la compagnie, restera l’Etat. Une compagnie ne peut traiter avec d’autres interlocuteurs que l’Etat, sous peine d’être perçue comme déstabilisante. Nombre de compagnies pétrolières ont un chiffre d’affaires supérieur au budget de certains Etats.

M. Pierre Brana a constaté que les compagnies pétrolières disposant de réseaux de distribution étaient les plus vulnérables aux pressions de l’opinion publique, notamment aux Etats-Unis. Rappelant qu’Unocal n’en dispose pas, il a demandé pourquoi cette compagnie avait été sensible aux pressions. Il a voulu savoir dans quels pays les mouvements d’opinion pesaient le plus sur les compagnies.

Mme Marie-Hélène Aubert a souligné que la situation des femmes, certes abominable en Afghanistan, demeurait très préoccupante en Iran et en Arabie Saoudite ; elle a voulu savoir si la présence des majors américaines en Arabie Saoudite avait généré des mouvements d’opinion.

Evoquant les gouvernements birman et iranien, elle a remarqué que certains de leurs membres, malgré leur passé, passaient pour réformateurs dans les enceintes internationales, ce qui conférait au régime politique un caractère présentable justifiant la présence d’opérateurs économiques occidentaux ; elle s’est demandé si les conflits supposés entre réformateurs et conservateurs n’étaient pas la marque d’une habileté suprême des régimes dictatoriaux.

Elle a sollicité l’avis de M. Gilles Kepel sur l’existence d’un lien entre la politique de la France vers l’Iran et la stratégie des compagnies pétrolières françaises qui s’implantent dans ce pays.

M. Gilles Kepel a apporté les précisions suivantes.

Unocal fut sensible aux pressions de l’opinion publique car le lobby des féministes a terni l’image de la compagnie. A cet égard, il est fréquent que les compagnies pétrolières mènent des actions de mécénat dans les pays où l’opinion publique compte, afin de disposer d’une bonne image. Dès que l’opinion publique se constitue en groupes de pression, les compagnies pétrolières y sont sensibles, qu’elles aient ou non des réseaux de distribution. Aux Etats-Unis, le système de pression est en général relayé par le politique, même si le boycott par le consommateur individuel a un impact désastreux en termes d’image. Outre les Etats-Unis, les Etats où la pression de l’opinion publique sur les acteurs économiques est la plus forte sont ceux où les ONG sont nombreuses et disposent d’une forte audience, souvent les pays protestants. Aux Etats-Unis, les mouvements d’opinion contre la situation des femmes en Arabie Saoudite ont un impact nul. L’Afghanistan et l’Arabie Saoudite sont traités différemment. Les Taliban ont été violemment critiqués parce qu’ils interdisaient aux femmes l’accès à l’éducation, aux soins et au travail. Ces agissements étaient indéfendables. Les atteintes aux droits des femmes en Iran ou en Arabie Saoudite ne sont pas comparables à celles mises en œuvre par les Taliban.

En Iran, le Président Khatami appartient à l’establishment religieux et clérical, mais il a été élu en 1997 grâce à une coalition assez large composée de personnalités souhaitant la transformation de la république islamique. La lenteur des réformes s’explique par la présence de conservateurs qui, aux commandes de l’Etat, contrôlent l’appareil de répression. Des évolutions s’opèrent ; la coalition qui a permis la victoire de la République islamique par l’exclusion complète des classes moyennes urbaines laïcisées de la scène politique grâce à un gouvernement soutenu par les classes religieuses, le bazar et la jeunesse urbaine, très pauvre, est en train d’éclater. Paradoxalement, la République islamique a favorisé l’émergence d’une génération éduquée mais frustrée et brimée dans son existence quotidienne par le pouvoir clérical. Cette génération, qui vote dès quinze ans, a apporté ses suffrages au Président Khatami, dix-sept ans après la proclamation de la République islamique. Le Président Khatami est donc porté par une vague de fond populaire, il est difficile de prédire comment il l’utilisera. La transformation de la société iranienne est inéluctable car l’actuel consensus ne permet pas au régime de tenir. L’image du pouvoir clérical s’est largement détériorée dans une société qui traditionnellement méprisait le clergé et qui a hâte maintenant de s’en débarrasser. Le fait que le clergé ait conduit le pays à une quasi-crise économique ne plaide pas en sa faveur. Il ne semble donc pas que le Président Khatami souhaite le maintien du pouvoir clérical ; il aurait plutôt le souci de ménager des transitions. Le système iranien doit évoluer, tant les facteurs de transformation sont importants.

L’Iran est un pays où tout est à reconstruire ; réintégré dans le concert des nations, il représentera un marché potentiel et solvable, même si les cours des hydrocarbures fluctuent. Les grandes entreprises françaises du bâtiment et des travaux publics, d’adduction d’eau, etc. souhaitent s’y implanter, les intérêts économiques en jeu sont importants. L’embargo économique des Etats-Unis ouvre une fenêtre d’opportunité pour les pays européens.

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé par quel biais faire passer l’éthique avant les enjeux économiques et commerciaux à court terme. Les politiques d’embargo sont-elles la solution ?

M. Gilles Kepel a observé qu’en commerçant avec l’Iran, on soutenait à un moment opportun les forces désireuses de transformer la société iranienne. En termes éthiques, mieux vaut aujourd’hui commercer avec ce pays, car on l’inscrit dans la mondialisation et on combat le caractère dictatorial du régime plus rapidement. La société iranienne est très tournée vers l’extérieur, elle évolue. La contrainte de la répression n’est pas intériorisée par la population. En Arabie Saoudite, l’évolution est inverse, le problème se pose peu ; l’Aramco contrôle tout et on demeure dans la logique du Quincy. La politique des pétroliers américains est favorable à la perpétuation de l’ordre établi. Cependant, l’Arabie Saoudite connaît des difficultés, elle a dû acquitter une facture extrêmement élevée au titre de la Guerre du Golfe, et s’endetter considérablement. L’explosion démographique est l’une des plus importantes du monde, car on encourage la natalité. La population atteint 20 millions d’habitants. Aujourd’hui, les Saoudiens ne peuvent plus mener de politique de service gratuit aux citoyens et sont en situation d’appauvrissement, ce qui risque de menacer la stabilité d’un système fonctionnant sur la distribution de prébendes.

Mme Marie-Hélène Aubert a observé qu’en Arabie Saoudite, la rente pétrolière servait à l’achat d’armements ; elle s’est demandé si cela ne relativisait pas le souci de démocratisation des régimes concernés et les préoccupations éthiques des pays occidentaux. Elle s’est interrogée sur l’impact du passage d’un oléoduc dans une région comme le Kurdistan car généralement on laisse au régime dictatorial en place le soin de lutter contre les minorités avant l’arrivée du chantier.

M. Gilles Kepel a répondu qu’en principe, les ventes d’armes se traitaient d’Etat à Etat. Les principaux marchés de ventes d’armements français ou étrangers sont situés dans les pays producteurs de pétrole. Les Emirats Arabes Unis sont le principal débouché de l’industrie française d’armement et, dans une moindre mesure, l’Arabie Saoudite et le Koweït, qui se sont engagés à s’équiper prioritairement aux Etats-Unis. Le pétrole comme les armes constituent des marchés particuliers, car ils dépendent tous des commandes et de la signature des Etats.

Si un oléoduc traversant la Turquie devenait opérationnel, la question kurde changerait immédiatement de statut, mais la pression des Kurdes est pour l’instant peu efficace sur la scène internationale, malgré leur action. S’il s’agissait de faire pression sur le tracé d’un pipe-line dans une région habitée, le résultat serait tout autre. Les compagnies pétrolières refusent de s’implanter si la perspective d’un danger se dessine. Elles redoutent de devoir acquitter des droits de péage supplémentaires à des rébellions.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr