Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

M. Nicolas FRIZE est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Frize prête serment.

M. Nicolas FRIZE : Compte tenu du temps imparti, j’hésite à vous parler de façon très concrète de projets précis que je suis en train de mettre en _uvre dans deux établissements pour longues peines ou bien à aborder des points plus généraux en dressant le bilan de notre expérience au sein de la ligue des droits de l’homme depuis plusieurs années.

Nous recevons énormément de courriers des détenus qui nous permettent d’avoir une vision synthétique des questions qui se posent. Compte tenu des personnes que vous allez entendre, je pense que vous saurez tout sur ce qui ne va pas. Il conviendrait donc d’aborder plutôt ce qui devrait aller.

Je mettrai l’accent sur trois aspects.

Premièrement, bien que ce soit un aspect qui échappe au contenu des travaux de la commission d’enquête, il convient de constater que rien ne pourra évoluer tant que les peines prononcées seront aussi longues.

M. le Président : Cet aspect n’échappe pas à la commission. Nous avons bien compris l’importance, pour le fonctionnement des prisons, des flux d’entrées et de sorties.

M. Nicolas FRIZE : Bien sûr, mais il existe plusieurs façons de régler ce problème. En premier lieu, on peut agir au niveau du procès et de la condamnation : c’est un problème idéologique qu’il convient d’aborder de front. Ensuite, il existe des solutions, telles que la dépénalisation de certaines infractions ou les libérations conditionnelles obligatoires, sachant qu’un détenu qui sort en libération conditionnelle étant lié par un contrat social avec la société, aura cent fois plus de chances de sortir de façon correcte. Ajoutons à cela, l’armada des peines alternatives, dont on n’a pas encore aujourd’hui complètement exploité toutes les possibilités.

Selon moi, l’essentiel se déroule lors du procès. Pour que les peines prononcées soient moindres, il faudrait que l’opinion publique évolue, car on a l’impression que les juges - ils ont d’ailleurs le même comportement avec les décisions concernant la détention provisoire - estiment de leur devoir de faire ce qu’ils font et de fixer de telles longueurs de peine. On ne sait pas pourquoi ils se fixent un tel devoir, ni comment et par quoi ils sont inspirés. Ils ont l’impression de détenir ainsi une réponse un peu technique à l’affect, à l’émotion collective ; cette violence institutionnelle dont ils sont les relais et même les acteurs leur paraît être la façon de répondre à la violence de l’acte en s’interposant entre les personnes. Il y a là un problème de fond. Il serait intéressant de lancer une campagne publique de réflexion sur cette question. Que pensons-nous réparer en répondant de cette façon ? Du reste, a-t-on jamais réparé quoi que ce soit en frappant ? A-t-on jamais tenté de rétablir une situation en la détruisant ?

Je reviens au sujet de la sensibilisation sociale, idéologique et philosophique de l’opinion à la question du sens de la peine : que cherche-t-on en mettant une personne en prison, indépendamment des aspects techniques qui permettent pour un temps de prévenir la récidive ? Qu’attend-on comme modèle de réparation ? Il serait important que les gens prennent position, car ils ignorent à la fois le coût de la prison et les résultats qu’elle produit. Ils pensent toujours qu’il suffit de casser et que la chose brisée se réparera toute seule.

S’agissant de la question de la réparation, j’ai mis en place depuis 1991 un dispositif dans la maison centrale pour longues peines de Saint-Maur. Je précise que je suis compositeur de profession. À Fleury-Mérogis, j’avais organisé une création musicale avec une cinquantaine de femmes. J’avais trouvé cela fort inutile. Nous avions travaillé pendant trois mois de 17h à 19h dans l’espace socio-éducatif. Faisant cela, je me suis demandé quel rôle j’assumais : celui d’une assistante sociale ? Celui qui donne un peu de divertissement et de loisirs à des gens ayant perdu leur identité et qui, ne sachant plus quoi faire, se servaient de moi pour aller un peu mieux ? Cela ne menait à rien et l’institution continuait de faire son travail de destruction. J’étais là comme une sorte de faire-valoir ou en tout cas comme une " cerise sur le gâteau ".

Lorsque l’administration pénitentiaire m’a de nouveau sollicité, je lui ai indiqué que nous allions travailler désormais dans l’espace économique, de façon continue et en dehors de lieux stigmatisés. On m’a confié trois cents mètres carrés d’ateliers dans lesquels j’ai construit sept studios avec l’aide de diverses institutions, dont le ministère de la culture. Nous avons mis en place une formation professionnelle aux métiers du son. Nous sommes devenu l’unique centre de restauration d’archives sonores de France, et nous restaurons toutes les archives sonores de l’INA, de l’ex-ORTF. J’ai mis en place un trio création-formation-travail. Selon moi, il ne peut y avoir de formation sans travail. Or, aujourd’hui, en prison, beaucoup de formations professionnelles ne conduisent à aucun travail, car il n’y a pas d’emploi immédiatement disponible à la sortie. On forme par centaines à des CAP de gestion, des CAP de menuiserie, de métallerie, d’informatique. Cet effort de formation, évidemment, s’arrête dès la fin de la formation. Cela coûte très cher et ne sert strictement à rien, pour deux raisons : premièrement, la personne ne pratique pas tout de suite ce métier ; ensuite, parce que, à sa sortie, son expérience sera assortie d’un casier judiciaire qui la disqualifiera complètement par rapport au personnel équivalent.

Le travail donné en prison n’est pas qualifié, il ne requiert aucune formation. Je dispose de textes qui montrent par quels moyens l’administration pénitentiaire incite les entreprises à fournir du travail dans les prisons : " Plutôt que de vous délocaliser dans le tiers-monde, on a du personnel chez nous. " On voit bien le type d’idéologie qui sous-tend le discours de l’administration pour attirer les entreprises. Cela s’estompe, mais ce discours demeure encore présent dans certaines directions régionales : il met en avant la flexibilité, la possibilité de " mettre fin à l’emploi " et de le rémunérer comme les entreprises le veulent, avec des charges sociales très diminuées et l’avantage de ne pas avoir de frais liés aux locaux. Il n’y a pas de contrat de travail ni de congés payés. Cela s’appelle, en droit, une proposition délictueuse, voire léonine : on propose aux entreprises de se comporter en prison comme on n’accepterait pas qu’elles se comportent sur notre territoire. Or, la prison n’est pas une rupture du territoire, il n’y a pas d’intérieur et d’extérieur, la société est partout et la prison est un lieu de la République, qui devrait être régi par les mêmes règles que partout ailleurs. Ce n’est pas parce que les détenus ne peuvent sortir que la société ne doit pas entrer. On doit faire entrer les entreprises, les artistes, les intellectuels de la même façon que l’on a fait entrer le système de la santé et l’éducation nationale ; cette intervention doit avoir lieu sur un terrain naturel, normal, non stigmatisé, non destiné à des exclus, des pauvres types ou des salauds. Il faut plaider pour l’accès à un travail normal, à des formations normales, à des artistes ou des intellectuels normaux, et non à des personnes qui viennent pour gagner de l’argent ou se valoriser.

Pourquoi ai-je associé la création à la formation et au travail ? Selon moi, on n’apprend pas un métier en se limitant à sa technicité, il faut également apprendre la façon de se l’approprier. Quand deux secrétaires postulent à un même emploi, pourquoi un employeur choisit l’une plus que l’autre à égalité de diplômes ? Pour des raisons culturelles, pour la façon dont l’une plus que l’autre s’approprie son métier, pour la façon dont elle en parle, dont elle le théorise. Cela montre bien que ce n’est pas la technicité que j’apprécie mais la culture. La technicité sans la culture, c’est-à-dire sans la sensibilité et sans le rapport au travail, n’est rien. C’est dire que si un travail culturel n’accompagne pas les emplois et les formations, cela ne sert à rien. En outre, la culture a un aspect bienveillant, gratuit, différent du discours " Je veux que vous vous en sortiez ", qui instaure une forme de frontalité, où les gens se demandent ce que l’on souhaite d’eux et cherchent à donner ce qui est désiré. Dans la culture, on est défait de ces choses-là. La relation est gratuite et se construit sur un terrain immatériel, terrain dont ces gens les plus détruits sont exclus. Leur délit n’est pas étranger aux difficultés culturelles qu’ils connaissent depuis toujours.

À ces trois pôles - création, formation, travail - j’ai ajouté l’exigence du droit, c’est-à-dire que j’ai introduit le contrat de travail, contrairement aux dispositions de la loi, puisque le contrat de travail est interdit en prison. Ce contrat de travail, qui n’a pas de valeur légale est signé entre le détenu et nous-mêmes puis validé par l’administration. J’ai créé un dispositif de congés payés et me suis substitué à la sécurité sociale pour assurer une couverture maladie. Autrement dit, j’ai introduit le droit. Non, pas parce que je suis à la Ligue mais parce qu’indépendamment du fait que c’est un principe auquel l’on ne déroge pas, le droit a des vertus : conférer des droits aux détenus est souvent leur donner ce qu’ils n’ont jamais eu. La plupart du temps, les personnes détenues ont une idéologie assez sommaire - comme le montre leur vision des femmes, des travailleurs immigrés, des ouvriers ou des enfants ; elles sont peu déterminées sur un plan philosophique, idéologique et social. Leur donner du droit c’est les reconnaître en tant que personnes sur un territoire où elles ont des droits et sont donc à égalité avec les autres. Le simple fait d’affirmer qu’ils sont à égalité avec les autres transforme radicalement la position dans laquelle ils se trouvent et dans laquelle ils se placent. Ces gens s’enferment tout seuls, nul besoin de les mettre en prison pour qu’ils soient enfermés. Ils étaient déjà enfermés avant d’entrer et ils s’enfermeront davantage encore en prison. Le droit que soudain on leur reconnaît, leur permet de commencer à repenser la vie autrement que fondée sur une culture animale, carcérale, régie par un rapport dominant-dominé ainsi que se demander : " Ne serais-je pas quelqu’un d’autre que celui que je crois ? Ne pourrais-je cesser d’être détenu dans ma sexualité, dans mon univers social, dans mes idées, mes valeurs ? " Le droit est pour moi un élément pédagogique. Ce n’est pas seulement un principe, c’est par lui qu’une personne s’arrache à l’idée qu’elle se fait d’elle-même.

À ces quatre principes, j’ai choisi d’ajouter la présence d’intellectuels, car l’on ne pense pas tout seul. Quand on essaye de penser avec des gens qui ne pensent pas et que soi-même on ne pense pas, le niveau de discussion et de débat auquel on parvient n’est pas celui souhaité ! Si, à un moment donné, on ne fait pas entrer dans la prison des intellectuels, on ne peut espérer que les détenus se mettent à penser seuls. Je ne crois pas que les intellectuels soient les seuls à nous y aider, mais ils font partie de ceux qui ont le devoir de s’impliquer, de sortir des universités, d’aider à interpréter le monde. Il en va de même pour les artistes.

Un autre travail que j’ai réalisé et qui m’intéresse beaucoup concerne la relation à la société civile, c’est-à-dire la mise en réseau. Il doit y avoir une continuité entre l’intérieur et l’extérieur sans murs dressés. Les murs sont le moyen de garantir que la personne est immobile physiquement, mais cela ne doit pas se traduire par une immobilité affective, psychologique, économique, matérielle, intellectuelle. La continuité sociale entre l’intérieur et l’extérieur est un impératif. Par exemple, j’ai mis en place des visites professionnelles : tous les mois, les détenus rencontrent des compositeurs, des ingénieurs du son, des acousticiens, des bruiteurs, des sonorisateurs de Radio France, de la FEMIS, de l’école de Vaugirard, de France 3... Ceux qui sont avec moi depuis sept ans, à raison de dix visites par an, connaissent soixante-dix personnes de leur métier. Je ne pense pas que beaucoup d’écoles de son à l’extérieur proposent un réseau de cette nature. Nous sommes en constante relation avec Radio France. Pour moi, apprendre un métier consiste à être en relation avec les gens de ce métier. La régie industrielle de l’administration pénitentiaire implantée à Saint-Maur a une activité de menuiserie. Elle n’a pas invité de sculpteurs, d’ébénistes ou de charpentiers. Les détenus confectionnent des tiroirs ou des cercueils. Sans savoir que l’on peut tomber amoureux du bois. Ils préparent leur CAP pour se faire bien voir du juge de l’application des peines. Ils n’imaginent pas que cette perche qu’on leur a tendue et qui, pour eux, est une sorte de jeu de cache-cache avec l’administration, pourrait être un lieu d’émancipation, d’éclosion sociale, esthétique, intellectuelle, affective et surtout un lieu d’investissement personnel et d’expression. Cette liaison avec l’extérieur, par des réseaux professionnels, par des visites, par un travail plus en profondeur est porteuse d’espérance. Nous préparons actuellement une émission pour France Culture. Ce n’est pas une radio habituellement écoutée en prison et le fait de faire cette émission les amène à la découvrir.

J’ai fait venir Etienne Balibar en prison il y a huit ans. Les détenus l’ont beaucoup questionné. Etienne Balibar a commencé à leur parler de Nietzsche. Ils ont cru d’abord qu’il les insultait et puis ils se sont mis à lire Balibar, car la meilleure façon de lire un écrivain c’est de le rencontrer.

M. le Président : Je vous remercie de cette présentation stimulante.

M. le Rapporteur : Je veux vous féliciter, M. Frize, pour le travail que vous accomplissez en prison.

Je souhaiterais que vous me précisiez par écrit le rôle joué par la Ligue des droits de l’homme vis-à-vis de l’administration pénitentiaire, car je sais que des surveillants de prison vous écrivent et j’aimerais également connaître l’action de la Ligue envers les détenus, car, elle doit recevoir beaucoup de lettres et de documents de détenus. Je souhaiterais connaître l’analyse que vous en faites. Il nous paraît important qu’une organisation aussi honorable et honorée que la Ligue des droits de l’homme , qui apporte depuis plus d’un siècle sa contribution à la défense du droit et des citoyens dans notre pays, puisse nous faire profiter de son expérience et de sa vision des choses.

Je voulais par ailleurs vous indiquer que, en tant qu’auteur du code pénal, le Parlement a également une responsabilité. Les magistrats, les policiers ou les surveillants de prison ne sont pas les seuls impliqués.

M. Nicolas FRIZE : Je vous répondrais d’abord sur la question concernant les détenus. Indépendamment des questions de santé qui vous seront évoquées par d’autres intervenants, je relève quatre points importants sur lesquels je formule des propositions très concrètes.

J’aimerais, en premier lieu, aborder la question de l’intimité. Je serais heureux que vous étudiiez la raison pour laquelle le courrier des détenus condamnés continue d’être lu. Aucune raison sérieuse, qu’elle soit technique, sécuritaire ou disciplinaire, ne justifie la lecture du courrier des détenus condamnés. En lisant ce courrier ou en prétendant le lire - il n’est pas autant lu qu’on le dit, - on crée une situation extrêmement complexe dans le rapport à la personne. C’est une intrusion dans son intimité, thème qui vous intéresse. Cela remet en cause le secret médical et modifie les relations entre le personnel et les détenus. Il n’y a aucune raison sécuritaire à cela. Lorsqu’un détenu veut communiquer des informations à l’extérieur, il dispose pour cela de parloirs. Nul besoin d’aller l’écrire, ce qu’il ne fait d’ailleurs pas.

Ensuite se pose le problème du casier judiciaire. L’administration de la République, pourrait donner l’exemple en levant l’interdiction d’engager dans les administrations en qualité de fonctionnaires et à tous les postes administratifs des personnes inscrites au casier judiciaire. Si l’administration ne le fait pas, on ne peut attendre des entreprises qu’elles engagent des personnes dotées d’un casier judiciaire.

J’en viens aux minima sociaux. La situation d’indigence qui prévaut à l’heure actuelle dans les prisons est indigne. Des personnes se retrouvent dans des situations économiques catastrophiques. Elles ne sont pas en très grand nombre. Si on calculait le coût pour l’État de la mise en place de minima sociaux pour les personnes les plus indigentes, on s’apercevrait qu’il est négligeable alors que cela permettrait de les mettre à égalité avec les autres, leur offrant ainsi une petite marge de man_uvre pour manger, pour lire ce qu’elles veulent, et pour s’habiller un petit peu comme elles veulent et non pas manger ce qu’on leur donne, lire ce qu’il y a à la bibliothèque même s’il faut reconnaître que c’est déjà très important. On est là aussi pour leur donner à manger, pour les faire lire et pour les habiller. Il n’empêche que l’on ne peut être dépendant et assisté de cette façon-là.

Mon dernier point concerne la libération conditionnelle. Je voudrais vous convaincre que sortir de prison en libération conditionnelle c’est sortir de prison dans de très bonnes conditions. La libération conditionnelle signifie qu’il y a en une étude de faisabilité de l’insertion sociale du détenu, en relation avec les services de probation, avec la société civile et avec sa famille. Sans cette étude, il est insensé de sortir. Cette étude parvient en général à des résultats, c’est-à-dire à un contrat qui se concrétise par un logement, un travail et des relations familiales. A la suite, une commission de l’application des peines décrète une libération conditionnelle qui permet une sortie dans les meilleures conditions. Si l’on se réfère aux chiffres, on constate que les taux de récidive des libérés conditionnels chutent considérablement. Il n’est pas possible de sortir sans ce contrat. Nous devrions y réfléchir. L’association RCP, recherche, confrontation et projet, dont j’ai été à l’origine, a des propositions précises à vous présenter sur ce sujet.

M. le Président : Nous y sommes sensibles.

M. Nicolas FRIZE : J’en viens aux surveillants. Leur cas est extrêmement complexe. Une grande proportion d’entre eux est animée d’une sorte de vocation et a envie de faire quelque chose de son métier ; il y a d’autres surveillants qui ne sont pas habités par cette vocation et qui portent atteinte à la profession. Ils sont couverts par l’administration qui y est obligée. Je ne sais pourquoi, mais il en est ainsi ! Cette attitude fait du tort à tout le monde. Du coup, l’administration devient le bouc émissaire de faits dont elle assume la responsabilité alors qu’elle n’a pas à le faire. Aujourd’hui, il est anormal que des surveillants aient accès aux dossiers des détenus alors qu’ils ne sont pas censés y avoir accès, car cela a des répercussions sur l’affect. Ils n’ont pas vocation à cela. Un détenu est jugé une fois, ensuite, il ne sera plus jamais jugé, on n’a pas à le rejuger tous les jours.

Les surveillants sont placés dans une situation où ils ne participent pas à ce qui se passe dans l’établissement et se sentent impuissants. Ils ont l’impression de ne servir à rien. Ils ne sont pas associés aux évolutions qui peuvent intervenir.

S’y ajoute un système hiérarchique de type quasi militaire, très dur. Ceci n’est pas problématique lorsque l’on ne demande pas aux intéressés d’avoir des états d’âme ni d’être en contact avec d’autres personnes. Ce système hiérarchique, lorsqu’il s’adresse à des personnes qui sont en contact, les plus en contact avec les détenus est extrêmement problématique. Les surveillants sont contraints à se taire vis-à-vis de leur hiérarchie, à ne pas participer, à être impuissants, contraints alors qu’ils disposent pourtant d’une marge de man_uvre. On attend des surveillants toute une série de petits actes de bienveillance, d’appréciation et de psychologie. Tout cela ne va pas de pair et ils ont extrêmement de mal à associer les deux.

Au surplus, il se produit un phénomène d’émulation à l’envers. Il est plus facile d’être raciste et violent que d’être constructif et positif dans un milieu naturellement violent. Il est plus facile dans un milieu répressif et masculin, de se rallier à une majorité qui qualifie les détenus de voyous. Nous recevons beaucoup de courriers de détenus qui se plaignent de la façon dont on s’adresse à eux, pas du tout comme on s’adresse à des personnes. Nombre de surveillants ont du mal à se défaire de cette ambiance générale, dans laquelle il est plus facile de se retrancher derrière une position brutale que d’oser ne pas être brutal.

M. Louis Mermaz : A quelques aspects techniques près - mais la commission aura à y réfléchir -, nous sommes un certain nombre à adhérer à vos propos.

Compte tenu de votre expérience, pouvez-vous préciser comment vous avez réussi à changer le climat dans la prison du côté des surveillants, des éducateurs et des détenus ? Comment ce que vous mettez en _uvre, qui très novateur et encore peu répandu, est reçu par les divers échelons de l’administration ? Avez-vous l’impression de progresser dans votre méthode ?

M. Nicolas FRIZE : Vous posez la bonne question. Tant que j’étais militant, quelqu’un qui avait envie que les choses avancent, je me situais dans le discours. Je poursuivais mon idéal et face à moi, je rencontrais des personnes qui disaient que cela ne marcherait pas et qui allumaient des feux derrière moi en permanence. Au bout d’un moment, nous avons engagé une action, qui n’était généralement pas souhaitée. Certains se demandaient pourquoi on fournissait tant de matériel si précieux à des personnes qui avaient fait tant de gâchis avant d’être incarcérées !

Contre cette culture animale, contre cette culture de la méfiance, j’ai apporté, par l’intermédiaire de l’art en particulier, mais surtout du droit - les deux facteurs principaux - une sorte de réalité de travail et de bienveillance. On s’adresse à quelqu’un sans avoir une idée derrière la tête ; quand on lui donne quelque chose, ce n’est pas pour le man_uvrer. J’ai imposé une loi républicaine. Je ne voulais pas avoir de rapports psychologiques avec les personnes. À la limite, je ne fais pas cela par bonté, les détenus ne m’intéressent pas ; " je m’en fous des détenus ". Je ne fais pas cela pour tendre la main à un violeur, par exemple. Je me positionne sur un terrain institutionnel, sur un terrain républicain. Ce qui m’intéresse c’est de faire bouger la machine entière. Je le fais à Saint-Maur, mais cela pourrait se passer dans n’importe quel établissement. À la limite, les surveillants, les détenus et les directeurs - j’en ai connu cinq - ne m’intéressent pas plus que cela. L’essentiel c’est qu’en neuf ans, cinq directeurs, trois directeurs régionaux, quatre ministres, trois directeurs de l’administration pénitentiaire, au moins six sous-directeurs et je ne sais combien de surveillants se sont succédés et que le dispositif est resté inchangé. Tout le monde l’a observé et l’a admis comme il était. C’est comme s’il produisait lui-même ses propres effets. Il y a un processus de bienveillance. On me demande de continuer. Je n’ai pas voulu poursuivre ce projet en tant que concessionnaire, c’est-à-dire comme celui qui est à l’extérieur et qui a une concession avec l’administration. J’ai souhaité que l’administration le porte elle-même. Je me suis donc tourné vers la régie industrielle des établissements du travail pénitentiaire, qui porte aujourd’hui le projet à Poissy, projet deux fois plus important que celui de Saint-Maur. L’ensemble des archives du ministère de la culture, des archives de l’INA, des archives du conseil régional de Picardie y seront traitées. L’important est que nous travaillions pour l’État et non pour une entreprise privée. Si l’on dressait la liste, dans les entreprises publiques, de tous les travaux qui pourraient être assurés dans les prisons de façon valorisante et qualifiée, on aurait déjà cet effet intéressant : la personne emprisonnée qui effectue un travail en prison sert l’État, participant ainsi à sa propre réparation, mais aussi à celle d’un bien public, en l’occurrence, à la réparation des archives publiques, celles de l’ex-ORTF. La jonction de tout ce qui fait sens induit la compréhension de tous sans que le discours soit nécessaire. Aujourd’hui, les surveillants les plus récalcitrants, les plus syndiqués dans un syndicat le plus extrémiste sont immobilisés parce qu’ils n’ont pas prise. L’ambiance qualitative, l’ambiance de bienveillance, l’ambiance sociale sont telles, non dans un sens psychologique, mais par la création d’une égalité entre tous dans l’atelier et dans les relations entre les personnes, que l’on ne peut rien dire.

M.Claude GOASGUEN : La dernière partie de votre intervention montre que nous avons absolument besoin d’une note sur vos expériences, car si nous partageons l’essence de vos conclusions, nous éprouvons quelque scepticisme quant à certaines de vos affirmations.

En particulier, vous réaffirmez la volonté du droit dans les prisons. Cela va de soi, nous sommes là pour cela. Mais pour ce qui est de la formation professionnelle, sujet que je connais un peu, le problème auquel on se heurte dans les prisons est le même que celui rencontré aujourd’hui dans les lycées professionnels ou dans les centres d’apprentissage. Par conséquent, vous posez un peu le problème de la formation professionnelle en général. Si vous poussez par trop votre analyse, on rencontre une difficulté liée à la perception de l’opinion publique. Bien entendu, il faut affirmer des droits, mais il faut aussi affirmer des devoirs. Je voudrais savoir ce que vous pensez des devoirs du détenu.

M. Nicolas FRIZE : Vous parlez à quelqu’un qui est membre de la ligue des droits de l’homme . Les mots de " droits " et de " devoirs " ne peuvent faire partie de la même phrase. Il faut entamer une seconde phrase pour parler des devoirs. Le droit ne se négocie pas, il ne peut être aliéné à un devoir. Il faut donc donner des droits aux détenus. On pose un point et puis on ouvre un second chapitre. Il ne faut pas négocier le droit par le devoir.

M. le Président : Je suis moi aussi membre de la ligue des droits de l’homme et j’utilise fréquemment cette phrase sans mettre un point au milieu.

M. Claude GOASGUEN : Mettez un point virgule et parlez !

M. Noël MAMÈRE : Je suis aussi membre de la ligue des droits de l’homme . C’est un débat philosophique que nous pourrions entamer sur le droit ; ce sont des débats qui n’ont pas suffisamment lieu dans nos enceintes. M. Frize s’inscrit tout à fait dans la ligne de certains philosophes du droit comme Jacques Ellul. Il a tout fait raison.

M. le Président : Telle n’était pas la question de M. Goasguen. Il ne s’agissait pas de savoir si le droit était conditionné aux devoirs, mais de savoir si la société, y compris la prison, comportait des droits et des devoirs. Les droits ne sont pas subordonnés et la société, comme la société carcérale, comporte l’un et l’autre.

M. Claude GOASGUEN : Les droits ne sont pas le droit.

M. Nicolas FRIZE : Je pense que des progrès sont nécessaires dans la société toute entière, mais que nous devons faire un effort particulier à l’intérieur des prisons, car la situation y est spécifique. On ne doit pas reproduire les erreurs du dehors en dedans. Notre devoir est d’aller plus loin qu’à l’extérieur, d’y porter une attention particulière car nous sommes confrontés à des personnes dangereuses, non pas seulement physiquement, mais mentalement, culturellement, qui véhiculent des valeurs difficiles. Ce sont des personnes très déstructurées, que la prison détruit totalement. Il faut faire un effort spécifique. Il faut y dépenser un peu plus d’argent que ce que l’on dépense ailleurs.

Mme Christine BOUTIN : Monsieur, j’ai été très intéressée par tout ce que vous avez dit. Je pense, comme vous, que donner du droit à quelqu’un revient à lui conférer une certaine forme d’égalité avec les autres et que c’est indispensable. En revanche, j’ai moins adhéré à votre propos lorsque vous avez dit : " Je m’en fous de serrer la main à violeur, ce qui m’intéresse c’est l’institution. " Personnellement, tout individu m’intéresse et je ne me " fous " pas d’un individu même s’il est violeur et même si les institutions m’intéressent.

Vous avez parlé de quelque chose de tout à fait intéressant en présentant votre tryptique création, formation, travail, et la nécessité de relations avec la vie civile. Vous nous avez dit qu’il était important que des intellectuels participent à vos expériences. Je voudrais savoir comment vous les choisissez.

M. Nicolas FRIZE : J’ai organisé un séminaire, il y a quatre ans à Saint-Maur. J’avoue que la sélection des intellectuels a été quelque peu spontanée. L’idée visait à faire travailler ensemble les surveillants et les détenus. Douze surveillants et douze détenus ont participé à l’intégralité de l’expérience pendant six mois. Les intellectuels provenaient de l’Institut des hautes études, de Nanterre, de Saint-Denis et de la Sorbonne. Nous avons entrepris un travail sur l’ethnologie et la philosophie.

J’ai organisé un nouveau colloque il y a deux ans à Saint-Maur sur le thème du temps avec l’interdiction de parler du temps carcéral, car les détenus attendent, non que nous leur parlions de la prison, mais que nous les y arrachions et que nous les aidions à se penser comme des personnes en générale et non comme des détenus. Ce colloque, qui a duré deux jours a traité de tous les aspects relatifs à la question du temps. Il a été préparé pendant un an par un comité de pilotage, composé de trois surveillants, trois détenus et trois intellectuels. Ce type de dispositif est très porteur surtout s’il associe des surveillants, suivant un peu le droit du sol : sur ce sol, des personnes travaillent - les surveillants - d’autres habitent - les détenus. Tout ce qui passe en ce lieu doit concerner de près ou de loin, selon diverses modalités, l’ensemble des personnes présentes sur ce site.

M. Claude GOASGUEN : Existe-t-il d’autres associations que la vôtre, animées des mêmes conceptions, qui effectuent cette forme de travail ?

M. Nicolas FRIZE : Des artistes oui, mais, à ma connaissance, pas des associations.

M. Noël MAMÈRE : Il convient tout d’abord de saluer le travail que réalise depuis très longtemps M. Frize, malheureusement peu suivi d’autres exemples, car sa démarche n’est pas une démarche de compassion mais de droit. C’est d’ailleurs pourquoi il a poussé le trait un peu fort en disant : " Je m’en fous des détenus. "

J’ai été intéressé par la notion de prison comme lieu de la République. Vous avez une conception extrêmement républicaine de votre action. D’après votre expérience longue et très innovante, dans vos rapports avec les détenus et les surveillants, dans cette conception de la prison comme un territoire de la République, quel est votre avis sur le rapport Canivet dont l’approche semble assez proche de la vôtre ?

Comment expliquez-vous que les expériences que vous menez depuis longtemps n’aient pas été suivies d’effets dans d’autres lieux ? Autrement dit, le travail de Nicolas Frize ne serait-il pas un luxe que se paieraient quelques établissements pénitentiaires pour cacher la grande misère de la condition pénitentiaire dans ce pays ? Dans l’établissement où vous vous trouvez et où vous disposez d’un recul suffisant pour juger les effets de votre action, avez-vous constaté un changement de l’état d’esprit des surveillants ? Vous avez opéré une distinction entre différentes mentalités au sein de ceux-ci.

Vous menez un travail sur des personnes condamnées à de longues peines. Pourrait-il être appliqué de la même manière à des personnes appelées à rester moins longtemps dans les établissements pénitentiaires ?

M. Nicolas FRIZE : Si toutes les valeurs et les principes qui m’habitent sont transposables à des détenus condamnés à de courtes peines, il en va différemment des méthodes. Il ne s’agit pas des mêmes situations. Les détenus incarcérés pour des périodes beaucoup plus courtes, sont beaucoup plus mobiles, connaissent des trajectoires intellectuelles ou psychologiques plus difficiles, car ils ne se situent pas sur un projet de peine. La prison est pour eux une sorte de " lieu d’attente " parce qu’ils sont soit en détention provisoire, soit en phase de ruptures très rapides et souvent récidivantes. Il faudrait une nouvelle réunion pour examiner les conditions d’une action pour les personnes condamnées à de courtes peines.

Je m’appuierai sur les centrales de Poissy et de Saint-Maur pour parler des surveillants. Je crois profondément, mais cela peut-être ne recueillera pas l’unanimité, que le travail est fait par la base, mais que toutes les idées viennent d’en haut. Si un directeur d’établissement a une certaine façon de se comporter, une vision du monde, il la transmet, même parfois de façon immatérielle, à ses surveillants chefs, à ses directeurs-adjoints qui la transmettent à leur tour aux surveillants. Ceux-ci se sentent alors investis et autorisés à penser à des choses bienveillantes. Lorsque la direction n’a pas de vision - on le voit tout aussi bien dans les écoles avec les directeurs d’école, les enseignants et les enfants ou dans les hôpitaux avec le directeur et les médecins - les gens se sentent autorisés à penser mal, à être violents, à ne pas se préoccuper des détenus ni des conditions de détention.

Autant le dispositif est acteur de lui-même, autant une sorte de culture de l’établissement est dictée par le haut. Même si la base fait concrètement le travail, établit les relations, participe à l’évolution matérielle, la vision du dessus prime. C’est pourquoi votre vision est importante.

Je suis assez proche du rapport Canivet, mais je ne l’ai pas encore étudié avec suffisamment d’attention pour vous en dire davantage.

Mon travail n’a pas été suivi par d’autres expériences dans des établissements pénitentiaires. En 1991, lorsque le projet a été engagé, il était considéré comme un acte expérimental. Il fut décrété pilote. Mais il convient ensuite de se dégager d’une opération pilote pour montrer qu’elle est normale, ce qui prend du temps. Une opération peut être pilote un ou deux ans, mais il faut savoir en finir, à un moment donné, avec le mot pilote.

Par exemple, le contrat de travail est la chose la plus simple à laquelle l’administration pourrait souscrire. Cela fait dix ans que ce sujet est évoqué et je ne comprend pas pourquoi cela n’est toujours pas fait. Mettre en place une couverture maladie ou un dédommagement pendant l’arrêt de travail me semble la chose la plus simple qui soit, d’autant que l’administration dispose de tout l’arsenal de juristes pour le faire. Mais nous sommes en face d’une administration qui se neutralise elle-même. Si je demande une autorisation à un directeur, il s’interroge pour savoir s’il peut prendre la décision seul et si cela ne va pas remettre en cause l’opinion que l’on a de lui. Il appelle le directeur régional, qui pense que la question est un peu compliquée et appelle le directeur de l’administration pénitentiaire qui lui-même appelle le ministre. Et puis la réponse revient. Mais, en fonction de la façon dont la question a été posée, elle revient " bien ou mal ". Si, par exemple, le directeur d’établissement présente le problème ainsi : " On propose d’organiser un colloque. Je suis perplexe. ". Si lui est perplexe alors qu’il est sur le terrain, le directeur régional ne pourra, lui aussi, qu’être perplexe. Ce dernier indiquera donc au directeur de l’administration pénitentiaire que le directeur d’établissement est perplexe. Alors que si le directeur d’établissement indique que cela l’intéresse ou qu’il ne sait pas quoi en penser, un espace est ouvert à la hiérarchie supérieure.

Nous sommes dans une machine grippée, à cause de sa hiérarchie et pour d’autres raisons, qui s’observe, qui attend de savoir ce qui peut ou ne peut pas être fait.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Sur le plan des principes, admettez-vous le prononcé de peines incompressibles ou à perpétuité ?

M. Nicolas FRIZE : La durée de la peine a pour certains une valeur symbolique et c’est sur cette symbolique qu’il faut mener une réflexion collective.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Elle n’est pas toujours seulement symbolique. Dans le cas d’un meurtre avec préméditation dans une famille, on peut craindre une récidive.

M. Nicolas FRIZE : La durée de la peine a une valeur symbolique. C’est un problème culturel. Les médias doivent modifier leur comportement. Qu’ils cessent de jubiler à l’annonce des durées de peine. Qu’ils cessent de prendre part à une justice rendue à la cantonade, en faisant des commentaires sur les appréciations du procureur ou de l’avocat de la défense. Il faudrait cesser de considérer que les durées de peine sont symboliquement justes ou symboliquement injustes. Un jugement est un dossier complexe prenant en compte des situations qui ne se résument pas à des durées. On ne peut simplement mettre face à face une infraction et une peine. La durée de la peine résulte d’un procès qui a pris du temps, qui a été équitable, pendant lequel les différentes parties ont été entendues et qui prend en compte des faits que les médias ne rapportent pas.

Indépendamment de son aspect symbolique, il faut s’interroger sur le sens de cette durée. Quel est le sens de la peine ? Je propose de mener une action positive pendant une durée plus courte. Si on ne fait rien faire aux détenus et si on les " casse ", il faut recourir à des peines de quarante ans. Je me demande même si on ne devrait pas alors les laisser en prison toute leur vie, car il serait préférable qu’ils ne sortent pas. Mais si on entreprend une action positive, la détention peut être plus courte. Il faudrait d’ailleurs que les peines soient plus courtes, car plus elles durent et plus ce que l’on fait de bien se détruit de lui-même, par la déstructuration de l’individu. Je vous renvoie à des études réalisées par des psychanalystes qui indiquent qu’après onze ans de détention, les séquelles sont irréversibles. Je pense profondément qu’il faut cesser de condamner à de longues peines sans contenu. Il faut donner du contenu à la peine et en diminuer la durée.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Pensez-vous que l’on peut être suffisamment optimiste sur la qualité de votre travail, que je ne remets évidemment pas en cause, pour que l’on puisse entrer dans cette logique de raccourcissement de certaines peines lorsqu’il s’agit de cas particulièrement graves ?

M. Nicolas FRIZE : Lorsqu’une personne reste vingt ans en prison, on peut penser que pendant ce laps de temps la société est protégée quitte à ce que la personne soit détruite. Mais cette personne sortira. Indépendamment de l’indignité dont vous êtes l’auteur en la détruisant, il faut savoir que cette personne, lorsqu’elle sort, est très hautement déconstruite et qu’alors la société court des risques très importants. Que faut-il faire dans les prisons pour qu’elles nous garantissent, d’autant qu’elles coûtent fort cher, des résultats tangibles en matière de restructuration et de réparation des personnes ? On constatera, alors, que l’on n’a pas besoin de longues peines d’autant que l’action engagée sera contradictoire avec la destruction que celle-ci entraîne.

M. Emile BLESSIG : Vous posez la question de la logique institutionnelle et de l’un des aspects de la mission de la prison, celui de la réinsertion. Cette logique institutionnelle s’inscrit dans le cadre des maisons centrales, c’est-à-dire pour des condamnés à de longues peines qui peuvent construire un projet d’exécution de peine. 45 % des personnes incarcérées sont des prévenus. Très souvent, ils sont dépourvus de repères et sont en prison parce que d’autres institutions ont échoué : l’école, les structures d’insertion par lesquelles ces gens sont passés avant d’arriver à l’échec final qu’est la prison.

Comment pensez-vous que l’on puisse agir dans les maisons d’arrêt où l’on accueille des personnes déstructurées pour parvenir à une première prise de conscience de certains repères ? À l’heure actuelle, l’une des difficultés dans les maisons d’arrêt est le respect même d’un horaire et de règles élémentaires préalables à toute vie en société.

M. Nicolas FRIZE : Je vous laisserai le concentré d’un travail de plusieurs mois que nous avons effectué à partir de tous les textes écrits sur la détention provisoire. Il s’agit d’une sorte de document à charge sur la détention provisoire. La situation des prévenus est ingérable, en ce sens qu’une personne exécute de fait une peine qui n’a pas été prononcée. Elle ne comprend donc plus ce qu’est la peine, mais elle est exposée comme victime. En attente d’être jugée, elle est déjà victime. Dès lors, elle est incapable d’assurer la responsabilité de son délit, d’accompagner l’instruction, c’est-à-dire d’adopter une position constructive avec le juge dans la découverte de la vérité. Elle est incapable d’assumer son acte, car elle est mise en opposition frontale et violente, avec l’institution. Parce qu’elle est déjà considérée comme coupable, mais surtout, parce qu’elle n’est pas encore coupable, elle est victime. Avec les prévenus, il est impossible de gérer la peine ni de rien entreprendre, d’autant que les inscriptions scolaires, les formations professionnelles ou le travail ne sont pas possibles, puisque les détenus sont en situation d’attente et se rendent régulièrement à l’instruction. Tout ce que la prison génère comme ruptures est pour eux injuste et rien, par conséquent, ne peut se construire. Dès lors qu’ils sont condamnés, même pour de courtes peines, on peut dans les maisons d’arrêt, entreprendre quelque chose, car la peine a du sens. Elle a été prononcée et elle s’applique.

Il serait extrêmement positif que des personnes se rendent en prison pour assumer une peine. Ne pas utiliser la détention provisoire, c’est permettre à des personnes de se rendre à l’instruction, ce qui est quand même un comportement citoyen important et de se rendre en prison, c’est-à-dire d’aménager le moment où l’on va effectuer la peine, de prendre un congé sans solde, de prévenir sa famille, d’organiser ses affaires, puis de se rendre à la prison pour y accomplir sa peine, ce qui donne du sens à celle-ci.

M. le Président : Il y a des abus de la détention provisoire. Malheureusement, il est des situations, tel un tueur en série, où personne ne proposera de le remettre en liberté.

Mme Catherine TASCA : Vous avez évoqué la situation des surveillants. Je crois que vous avez raison d’insister sur ce problème, car, selon vos propos mêmes, ce sont les personnes qui sont le plus au contact, au quotidien, avec les détenus. Ils sont souvent perçus par les détenus presque comme des ennemis, mais en même temps ils participent à la relation humaine et sont le contact avec le monde extérieur.

Vous avez indiqué que les surveillants ne savaient pas ce que l’on attendait d’eux, pris dans une relation hiérarchique extrêmement rude ne leur laissant pas d’espace de liberté alors que, matériellement, ils disposent d’une vraie liberté. C’est d’ailleurs, malheureusement, dans cet espace de liberté que, parfois, ils se laissent aller à des comportements qui ne sont pas conformes à leur mission. Cette incertitude qui pèse sur ce que l’on attend d’eux provient de l’ambiguïté de la pensée collective sur le rôle de la prison. D’un côté, nous affichons tous depuis fort longtemps collectivement l’idée que la prison est le lieu de l’amendement de la personne. Je suis personnellement convaincue que, dans l’inconscient collectif, malgré ce discours, prime l’idée de la punition, voire de l’élimination définitive. La commande est si peu claire qu’il est très difficile, quand on est surveillant de prison, sauf à avoir une déontologie ou un idéal personnel très fort, de savoir ce que l’on veut.

Avez-vous réfléchi avec votre association sur ce qui pourrait être fait pour améliorer le recrutement des surveillants de prison ainsi que leur formation initiale et permanente ?

M. Nicolas FRIZE : Je n’ai pas d’idée sur le recrutement ; en revanche, je suis intervenu à quelques reprises à l’ENAP. Je pense qu’aucun travail culturel n’y est entrepris et que l’on considère qu’il s’agit d’un métier où la culture n’a pas d’importance. On ne laisse même pas entendre aux surveillants, dans le cadre de leur cursus de formation, que la culture pourrait être importante, ni pour eux ni pour les personnes dont ils auront la charge.

Pour vous donner un exemple, je vous ferai part de ce qui s’est passé à la suite d’une séance de séminaire sur le thème " Intériorité-extériorité ". Trois heures durant, un groupe de travail composé de vingt-cinq personnes a discuté de ce thème. À la suite de la séance, les détenus sont sortis et les surveillants ont procédé à une fouille à corps comme normalement. Ils m’ont tous dit après : " Nous nous étions tous parlés pendant trois heures de cette question de l’intime, de l’intériorité et de l’extériorité et, après, j’ai baissé mon pantalon, je me suis courbé, j’ai toussé, et puis le surveillant a fait son travail. " Ils m’ont dit que de cette relation qu’ils avaient construite en défaisant la violence de leurs fonctions, les avaient considérablement aidés dans cette tâche qui n’a pas à être psychologique et qui est purement technique. Regarder si un objet n’est pas caché dans l’anus n’est pas une relation extrêmement intéressante sur le plan humain, mais elle peut être ramenée à une tâche technique, là où d’autres ne cessent d’en faire une relation psychologique.

Si des évolutions avaient lieu sur un plan culturel, cela permettrait de mieux comprendre, de prendre de la distance et de différencier les missions d’ordre technique et les missions d’un ordre plus humain, au lieu de les confondre sans cesse.

M. Robert PANDRAUD : Deux de vos propositions m’ont laissé stupéfait.

Il vous paraît d’abord impensable que les surveillants aient accès au dossier des détenus. Les hommes ne sont pas égaux, n’ont pas le même passé. Il faut bien un dossier pour savoir à qui vous avez affaire. Certains peuvent être réinsérés sur le plan culturel. Pour d’autres, l’enseignement par correspondance pourrait aboutir au même résultat ; pour d’autres encore une réinsertion par le sport serait la voie à retenir. Si vous ne disposez pas de dossier précisant ce qu’ils ont fait, comment voulez-vous que l’on puisse les garder efficacement et les réinsérer ?

Ensuite, vous avez indiqué que vous trouviez stupide que l’administration demande les casiers judiciaires. L’administration y est bien obligée. Elle est responsable devant le Parlement, devant l’opinion publique, et doit savoir qui elle emploie. Si un détenu, condamné pour un crime grave était incorporé dans l’administration, le ministre lui-même serait mis en cause ! Sans doute une certaine confidentialité est-elle à assurer, mais ne chevauchez pas ces chimères : jamais un responsable d’administration ne refusera de se renseigner sur le passé du fonctionnaire qu’il recrute. Par ailleurs, jamais un directeur d’administration pénitentiaire ne montrera le dossier d’un détenu à ses surveillants - et je crois qu’il aura raison.

M. Nicolas FRIZE : Un dossier de détenu n’aurait de sens que si c’était un objet de travail collectif, c’est-à-dire si le surveillant était associé à des réunions collectives de travail avec le personnel socio-éducatif, avec le juge d’application des peines, avec les intervenants extérieurs et l’administration, pour réfléchir à part égale - je ne sais si c’est souhaitable - au projet d’aménagement de la peine et au profil de la personne. Peut-être, en ce cas, serait-ce une bonne chose. Mais, en l’état actuel, dans la mesure où le surveillant n’est nullement associé à tout cela et puisqu’il est affecté à des tâches relativement techniques en bout de chaîne, je ne trouve pas raisonnable de lui donner ces informations. Il n’a pas à y avoir accès sous peine de créer chez lui un ascendant sur les personnes dont il a la charge. Quand je parlais de dossier, je parlais du dossier pénal, médical ou psychiatrique. Ces dossiers n’ont pas à parvenir à des personnes qui ne les utilisent pas pour leur travail. Dans la mesure où les surveillants ne sont pas associés à un travail collectif, je pense négatif qu’ils aient accès à ces éléments qui les mettent en situation de supériorité vis-à-vis des personnes dont ils ont la charge.

Sur le second point, je considère que si nous-mêmes, le service public étant la quintessence de la République, après nous être interposés entre une victime et un délinquant, après avoir arbitré leur différend de façon collective, après avoir trouvé au nom de tous, une modalité de réparation pour la victime et pour la personne, si alors nous ne pensons pas possible de faire entrer cette personne dans notre administration, nous sommes fous. Ou bien alors cela signifie que la réparation ne nous intéresse pas.

M. Robert PANDRAUD : Je reste sur ma position. Il appartiendra à la commission de trancher.

M. le Président : On peut avoir des positions de principe. Certains d’entre nous ont exercé des responsabilités ou en exercent. Un ministre de l’éducation nationale ne peut recruter des personnes qui ont eu des problèmes judiciaires liés à leur pédophilie, mais ce sont là des cas extrêmes.

M. Nicolas FRIZE : Pourquoi ne pas ouvrir une brèche ? Pourquoi ne pas décider dans un premier temps qu’un certain nombre de délits ne seraient pas considérés comme un obstacle pour entrer dans la fonction publique.

M. le Président : C’est là un autre problème. Il est très important d’affirmer des principes. Il faut aussi voir comment ces principes s’appliquent à la réalité et étudier leurs éventuelles limites.

M. Jacques MASDEU-ARUS : Travaillez-vous dans de bonnes conditions à la centrale de Poissy et êtes-vous satisfait de ce qui est mis à votre disposition ?

M. Nicolas FRIZE : Je trouve l’encadrement à Poissy exceptionnel au point que cela remet en cause beaucoup d’idées que j’avais jusqu’à ce jour. Autant à Saint-Maur des difficultés très grandes sont apparues avec le personnel de surveillance, autant à Poissy, cela est différent. Si vous avez visité les ateliers d’informatisation photo, vous aurez constaté la qualité du personnel d’encadrement. Il est exceptionnel, extrêmement positif, en phase avec le travail et fait preuve d’un très grand professionnalisme. Il est bienveillant et envisage son travail comme une médiation entre une prestation commandée à l’extérieur, sa lisibilité par les personnes qui travaillent et l’administration, c’est-à-dire les conditions techniques du travail, la compréhension du temps que l’on donne aux choses, des espaces que l’on y affecte ou la façon de faciliter certains circuits. C’est exemplaire.

L’opération de Poissy commence. Il existe des étanchéités entre directeur et sous-directeur, entre directeur et directeur régional. Je ne sais comment cette administration s’est ainsi morcelée et comment elle arrive même à transmettre son principe de morcellement.

M. le Président : Je vous remercie. Votre audition était très intéressante et très stimulante. Elle a suscité des réactions, mais il était très utile de rappeler l’expérience précise dont nous vous félicitons et d’affirmer des idées plus générales.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr