7.19. Pendant ce temps, au début des années 90, la vie publique au Rwanda se portait bien comme jamais auparavant. Dans le cadre de l’évolution vers une démocratie multipartite, le gouvernement Habyarimana relâcha considérablement le contrôle de l’État sur la presse. Presque aussitôt, une presse vibrante vit le jour. Des critiques Hutu d’Habyarimana et de sa clique du Nord purent s’exprimer publiquement pour la première fois. La corruption croissante parmi l’élite fut rendue publique par une nouvelle lignée de journalistes remarquablement courageux, dont la plupart ont été durement punis pour leurs convictions. Mais cette libération de la presse eut ses revers.

7.20. En effet, la liberté laissa bientôt place à la licence. Un bouclier constant de propagande haineuse et virulente anti-Tutsi commença à se dresser et à devenir omniprésent. Les rassemblements politiques, les discours du gouvernement, les journaux et une nouvelle station de radio à sensation diffusèrent des messages pervers, pornographiques, incendiaires visant à diaboliser et à déshumaniser tous les Tutsi. Avec la participation active d’initiés Hutu bien connus, certains d’entre eux à l’université, de nouveaux organes de presse furent créés et entraînèrent une escalade spectaculaire de la démagogie anti-Tutsi[26].

7.21. Parmi les journaux, citons le journal radical Kangura, créé en 1990[27]. Citons également une station de radio branchée créée au milieu de 1993 et qui attira instantanément un public nombreux. Radio-Télévision Libre des Mille Collines (RTLMC ou RTLM) appartenait à des membres de l’Akazu qui l’avaient financée ; parmi eux figuraient des proches du Président, deux ministres de son cabinet et de hauts dirigeants de la milice. Son style effronté et sa programmation musicale attiraient des auditeurs locaux ainsi que des expatriés par le contenu injurieux de ses émissions[28]. Mais les Rwandais comprirent parfaitement bien son impact et son influence[29]. Ferdinand Nahimana, qui faisait partie de la nouvelle génération d’historiens rwandais issue de la période post-coloniale, était un élément moteur de la station. Il fut l’un des nombreux exemples d’intellectuels Hutu qui ont mis leurs compétences au service de la haine ethnique. Il fut par la suite inculpé par le Tribunal pénal international pour le Rwanda pour son rôle dans la fomentation de la haine des Tutsi sur RTLMC.

7.22. Une analyse du rôle de RTLMC par "Article 19", une organisation de défense de la liberté d’expression, suggère que le génocide aurait eu lieu avec ou sans la station et que l’interdiction de la station aurait eu peu d’impact sur le cours des événements. L’analyse conclut que "RTLMC a été un instrument et non pas la cause du génocide. Elle n’a pas provoqué le génocide, mais elle a été un élément dans un plan prémédiatisé de massacre collectif [...] Elle a joué un rôle précis dans la transmission des ordres aux milices et à d’autres groupes qui participaient déjà au massacre[30]."

7.23. Il est bien possible que ceci ait été vrai durant les mois du génocide et nous sommes également d’accord sur le fait que RTLMC n’en était pas la cause. Il est incontestable que le génocide aurait eu lieu, que la station ait existé ou non. Mais nous ne devons pas sous-estimer l’importance de cette station. Elle a sans aucun doute joué un rôle prédominant en entretenant les passions à vif au cours des derniers mois qui ont précédé le génocide. La station est allée si loin dans ses injures anti-Tutsi et dans ses appels destinés à provoquer les Hutu contre les Tutsi qu’elle a nettement repoussé les limites de la tolérance dans la propagation de la haine. En vertu de n’importe quel code criminel raisonnable, RTLMC aurait été réduite au silence peu après sa création. Le fait qu’elle ait pu continuer à émettre est en soi une vraie mascarade.

7.24. Mais il faut dire aussi qu’elle n’était pas la seule. Plus de 20 journaux publiaient régulièrement des éditoriaux et des dessins humoristiques obscènes inspirés par la haine ethnique, et la station officielle Radio Rwanda passa progressivement des reportages neutres à un véritable lavage de cerveau[31]. Sous l’instigation de Kangura, la propagande se répandit selon laquelle les Tutsi préparaient une guerre génocidaire contre les Hutu et qu’ils ne "laisseraient aucun survivant". Selon Kangura, en dépit de leur exclusion totale des postes d’influence au gouvernement ou dans l’armée, les Tutsi avaient en réalité le Rwanda sous leur coupe. De la part des radicaux, il s’agissait là d’une propagande perspicace puisqu’elle critiquait implicitement la souplesse d’Habyarimana envers les Tutsi.

7.25. Ce fut également Kangura qui, trois mois après l’invasion d’octobre 1990, fut le premier à publier les célèbres "Dix commandements des Hutu[32]." Selon ces "commandements", tout Hutu qui se mariait ou avait une relation avec une femme Tutsi ou qui faisait commerce avec un quelconque Tutsi trahissait son peuple. Ces "commandements" étaient délibérément incendiaires, calculés pour inciter aux divisions et au ressentiment. Ils spécifiaient que tout Hutu qui se mariait ou avait à faire avec les femmes Tutsi ou qui avait des relations d’affaires avec n’importe quel Tutsi trahissait son peuple et ils insistaient sur la nécessité de maintenir la pureté de la race Hutu et d’éviter la contamination par les Tutsi. Le danger de contamination par les femmes Tutsi était un aspect maintes fois réitéré par la campagne Hutu qui s’accompagnait souvent de dessins pornographiques explicites. C’est le genre de propagande qui fut couramment utilisée par les racistes blancs du sud des États-Unis et en Afrique du Sud.

7.26. Avec le temps, la propagande anti-Tutsi incluait de plus en plus souvent et de plus en plus ouvertement des appels explicites aux massacres, des attaques verbales directes envers les Tutsi, des listes de noms d’ennemis à supprimer et des menaces envers les Hutu pouvant encore être associés avec les Tutsi. Loin d’être condamnées par Habyarimana ou son entourage, ces voix fanatiques étaient encouragées, moralement et financièrement, par de nombreux personnages aux plus hauts niveaux de la société Hutu rwandaise, y compris par le gouvernement lui-même. Sur 42 nouveaux journaux qui furent créés en 1991, 11 avaient des liens directs avec l’Akazu[33].


[26] Jean-Pierre Chrétien, Les médias du génocide (Paris : Khartala, 1995), 17.

[27] Chrétien, Médias, 25.

[28] Johannes Zutt, "Children and the Rwanda Genocide", étude commanditée par le GIEP, 1999, 7.

[29] Frank Chalk, Radio broadcasting in the incitement and interdiction of genocide : The case of the holocaust and Rwanda, document présenté à la conférence "The Future of Genocide", Association of Genocide Scholars, juin 1999.

[30] Uvin, 101 ; voir note 5.

[31] Chrétien, Médias, 50.

[32] Ibid., 169.

[33] Ibid., 45.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org