14.9. Vingt minutes après que l’avion se soit écrasé, on ordonna aux soldats rwandais de boucler l’aéroport : même les troupes de la MINUAR ne pouvaient y avoir accès. À 21 h, une heure après, RTLMC annonça la nouvelle ; peu après, elle confirma le décès du Président[13]. La Garde présidentielle encercla aussitôt la résidence de la Première ministre Agathe Uwilingiyimana, puis elle entreprit d’emmener les politiciens du MRND et leurs familles vers un campement militaire. En même temps, elle ordonna aux politiciens de l’opposition de ne pas quitter leur demeure. La Première ministre téléphona au général Dallaire vers 22 h pour l’informer que ses ministres modérés étaient tous chez eux, terrifiés, alors que tous ses ministres extrémistes étaient portés disparus et impossibles à joindre[14]. Tôt le lendemain matin, les Interahamwe furent appelés à patrouiller les rues de Kigali, tandis que les militaires établirent des barricades un peu partout dans le centre de la ville.

14.10. Le colonel Bagosora, directeur de cabinet au ministère de la Défense et homme désigné par la plupart des experts comme étant le leader du génocide, tenta dès le début de prendre les choses en main. Il exerça de fortes pressions pour la mise en place d’un gouvernement militaire, mais le général Dallaire, commandant militaire de la MINUAR, et le Représentant spécial des Nations Unies, Jacques Roger Booh-Booh, recommandèrent tous deux le maintien d’une autorité civile légitime[15]. Bagosora, les forces armées et le MRND étaient tous d’accord pour ne plus traiter avec la Première ministre Uwilingiyimana, mais ils s’opposaient fortement sur la question du gouvernement civil. Bagosora poursuivit ses pressions en vue de l’instauration d’un gouvernement militaire, probablement pour en prendre lui-même la tête, mais l’opposition fut si forte que des combats éclatèrent entre une faction des forces armées et la gendarmerie d’une part et les alliés de Bagosora au sein de la Garde présidentielle d’autre part.

14.11. Le 7 avril, des membres de la Garde présidentielle assassinèrent les deux candidats à la présidence de l’assemblée de transition, dont l’un aurait remplacé Habyarimana[16]. Ils assassinèrent également le président de la Cour constitutionnelle et le ministre de l’Information, tous deux membres Hutu modérés du gouvernement de coalition et partisans des Accords d’Arusha ; leur assassinat permit plus facilement aux radicaux de former un gouvernement pleinement dévoué aux extrémistes Hutu. Le même jour, des soldats du gouvernement assassinèrent la Première ministre Uwilingiyimana et attaquèrent les chefs des partis d’opposition, les tuant ou les obligeant à prendre la fuite.

14.12. Tôt le matin du 8 avril, après une dernière tentative infructueuse d’obtenir un accord en vue de l’instauration d’un gouvernement militaire, le colonel Bagosora mit en place un gouvernement civil intérimaire formé de 12 ministres du MRND et de huit membres des partis d’opposition, tous sympathisants du mouvement Hutu Power[17]. Le colonel Gatsinzi fut nommé à la tête du commandement militaire et Jean Kambanda fut nommé Premier ministre. En réaction directe à la domination des représentants du Nord-Ouest au sein du gouvernement Habyarimana, la plupart des membres du nouveau gouvernement provenaient du sud du pays - une tentative visant à légitimer le nouveau gouvernement et à lui conférer une assise régionale plus large. Même si Bagosora et sa clique n’avaient pas réussi à acquérir la domination personnelle qu’ils avaient souhaitée, le nouveau gouvernement était aussi fortement favorable au génocide qu’ils ne l’étaient eux-mêmes.

14.13. Un dernier espoir subsistait de prévenir la catastrophe, qui semblait de plus en plus inexorable. Au sein de l’armée, certains officiers modérés restèrent fortement opposés au mouvement Hutu Power, mais comme ce fut trop souvent le cas dans l’histoire rwandaise, ils furent facilement marginalisés. Dans la soirée du 7 avril, le commandant du FPR, Paul Kagamé, communiqua avec le général Dallaire, commandant militaire de la MINUAR, pour lui offrir de joindre ses forces à celles des officiers modérés si ces derniers parvenaient à mettre sur pied une force de combat. Il indiqua à Dallaire qu’il était "disposé à négocier et à joindre ses forces aux leurs, mais que ces derniers devaient d’abord démontrer qu’ils étaient prêts à prendre des risques et à prouver qu’ils étaient autre chose qu’un groupe d’officiers sans valeur et inefficaces". Tragiquement pour le pays, ils ne purent rien faire ni l’un ni l’autre. Dallaire écrivit plus tard qu’ils "ne furent jamais capables d’unifier leurs forces, parce que toutes les unités sous leurs ordres avaient été totalement infiltrées [...] et qu’ils n’étaient pas prêts à risquer leur vie ou celle de leurs familles [...] de sorte qu’ils ne furent jamais en mesure, au cours des premiers jours, de se regrouper et de développer une force de frappe, même modérée, qui leur aurait permis de renverser les génocidaires[18]."

14.14. Dix jours après le début du génocide, les dirigeants entreprirent d’éliminer toutes les oppositions. Le gouvernement intérimaire remplaça Gatsinzi par Augustin Bizimungu, le premier choix de Bagosora. Sur les ordres du gouvernement, la Garde présidentielle assassina deux éminents préfets opposés au génocide dans leur région. Plusieurs douzaines d’autres administrateurs furent démis de leurs fonctions. Les autorités locales furent encouragées à procéder au même genre de "nettoyage" au sein de leur administration locale.

14.15. Le 12 avril, sous la pression militaire croissante exercée sur Kigali par le FPR, le gouvernement intérimaire quitta la capitale pour s’installer à Murambi, dans la préfecture de Gitarama. Il emmena avec lui les chefs politiques, militaires et administratifs du génocide, qui parcoururent la préfecture, prêchant et enseignant le génocide. L’exemple de Gitarama fut typique. La pression combinée des autorités politiques et des milices réduisit pratiquement à néant toute opposition au gouvernement intérimaire et à son programme de génocide.


[13] F. Reyntjens, Rwanda. Trois jours..., p. 51-79.

[14] Général Roméo Dallaire

[15] Des Forges, 186.

[16] Ibid., 191.

[17] Ibid., 196-198.

[18] Entrevue avec un informateur crédible.

Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org