14.20. Le 7 avril, aux premières lueurs du jour après l’écrasement de l’avion, de 1 500 à 2 000 membres des unités d’élite de l’armée rwandaise ainsi que 2 000 miliciens entreprirent d’assassiner des Tutsi et des Hutu à Kigali, à partir de listes de victimes préparées d’avance[21]. Les troupes du Front Patriotique Rwandais, stationnées à Kigali après la signature des Accords d’Arusha afin de protéger leurs délégués au gouvernement de transition, vinrent à leur défense, rouvrant ainsi les hostilités avec le gouvernement et l’armée. Mais les efforts du FPR furent insuffisants pour faire cesser les attaques dans la ville ou ailleurs au pays. Tout à coup, le pays se trouva plongé en même temps dans un génocide et dans une guerre civile.

14.21. La reprise des hostilités entre l’armée rwandaise et le FPR fut exploitée par le gouvernement intérimaire pour justifier ses attaques contre les Tutsi et les Hutu modérés, qui furent taxés d’être les complices et les alliés du FPR. Dans les premiers jours du génocide, les assassins s’attaquèrent de façon systématique aux opposants politiques tant Tutsi que Hutu dans leurs quartiers, utilisant les couvre-feux, les barricades et les patrouilles pour contrôler la population.

14.22. Sur les routes principales, les barrages routiers et les barricades furent occupés par l’armée et la gendarmerie, tandis que la police locale, les forces de défense civile et les volontaires gardèrent les autres routes. Ensemble, ils parvinrent à bloquer la fuite des réfugiés qui tentaient d’échapper au massacre. Tous ceux qui tentaient de se cacher furent débusqués par les patrouilles qui parcouraient les voisinages, fouillant les plafonds, les armoires, les latrines, les champs, sous les lits, les coffres des automobiles, sous les cadavres, la brousse, les marécages, les forêts, les rivières et les îles. Le 11 avril, à peine cinq jours plus tard, l’armée rwandaise, les Interahamwe et les milices des partis avaient déjà assassiné plus de 20 000 Tutsi et Hutu modérés[22].

14.23. Le 12 avril, le gouvernement réorienta ses attaques sur les seuls Tutsi. Toutes les conditions préalables étant maintenant en place, le génocide pouvait prendre sa pleine mesure. Le gouvernement et les dirigeants politiques utilisèrent Radio Rwanda et RTLMC pour déclarer qu’il n’y avait qu’un ennemi : les Tutsi. Les Hutu ordinaires furent avisés qu’ils devaient se rallier à la guerre contre les Tutsi, combattre l’ennemi et "finir le travail". Les fonctionnaires entreprirent également de bloquer le flot de réfugiés Tutsi tentant de fuir le pays. Les préfets reçurent l’ordre de n’autoriser aucun départ, et des Tutsi furent assassinés en tentant de franchir la frontière.

14.24. C’est à partir de ce moment que l’on compte le plus grand nombre de Tutsi assassinés dans des massacres à grande échelle. Des milliers de personnes tentèrent de trouver refuge dans des établissements publics comme des églises, des écoles, des hôpitaux ou des bureaux. D’autres reçurent l’ordre des administrateurs Hutu de se regrouper dans des lieux publics. Dans les deux cas, les Tutsi devinrent encore plus vulnérables face aux soldats et aux miliciens Hutu, qui reçurent l’ordre de procéder à des exécutions massives. Pendant trois semaines en avril, les milices des partis, la Garde présidentielle, les Interahamwe et les soldats des FAR assassinèrent chaque jour des milliers de Tutsi. Dans la plupart des cas, les Hutu furent avisés de quitter la région avant que l’attaque ne soit lancée.

14.25. Un modus operandi commença à apparaître. Dans un premier temps, les Interahamwe encerclaient le bâtiment pour empêcher que personne ne s’échappe. Ensuite, les soldats lançaient des grenades lacrymogènes ou des grenades à fragmentation pour tuer ou désorienter les victimes. Ceux qui quittaient le bâtiment étaient aussitôt assassinés. Les soldats, les policiers, les miliciens et les forces civiles de défense prenaient ensuite le bâtiment d’assaut et tuaient tous les autres occupants. Pour s’assurer que personne ne puisse s’échapper, des équipes de recherche fouillaient toutes les pièces ainsi que les environs des bâtiments. Le lendemain, les Interahamwe revenaient sur les lieux afin d’achever les blessés.

14.26. Selon le groupe Physicians for Human Rights, les armes suivantes ont été utilisées pour commettre les assassinats : machettes, massues (gourdins cloutés), hachettes, couteaux, grenades, armes à feu et grenades à fragmentation. Certaines victimes ont été battues à mort, d’autres se sont fait amputer des membres, d’autres ont été enterrées vivantes, noyées, ou violées avant d’être tuées. Dans plusieurs cas, les tendons d’Achille des victimes ont été sectionnées afin qu’elles ne puissent pas s’enfuir et que leurs agresseurs puissent revenir les achever plus tard[23].

14.27. Les victimes ont été traitées avec une cruauté sadique et ont souffert une agonie inimaginable. Des Tutsi ont été enterrés vivants dans des tombes qu’on les avait forcés à creuser eux-mêmes. Des femmes enceintes ont été éventrées afin de tuer les fœtus. Les organes internes ont été arrachés à des personnes encore vivantes. D’autres encore devaient tuer les membres de leur famille ou être tuées elles-mêmes. Les gens ont été jetés dans des fosses d’aisance. Ceux qui se cachaient dans les greniers ont été brûlés vifs dans l’incendie de leur demeure. Des enfants ont été forcés d’assister au meurtre de leurs parents. Les victimes les plus chanceuses étaient celles qui avaient les moyens de payer leurs agresseurs pour être tuées rapidement d’une balle.

14.28. Tout au long de ces semaines, certains Tutsi parvinrent à s’échapper, mais les milices avaient des ordres stricts de rechercher et de tuer tout homme, femme ou enfant caché dans les rivières, les marécages, la brousse et les montagnes. Des dizaines de milliers d’autres Tutsi sont morts de cette façon.

14.29. Pendant trois semaines, les conspirateurs tentèrent de cacher le génocide rural est resté caché aux yeux du monde extérieur. Habiles manipulateurs des médias, les dirigeants du mouvement Hutu Power mettaient le carnage sur le compte de la guerre civile, semant la confusion chez les correspondants étrangers qui connaissaient mal la situation réelle. La plupart des étrangers, y compris les journalistes, ont été évacués aux premières heures du génocide. Éventuellement, toutefois, l’ampleur de la boucherie attira l’attention et la condamnation du monde entier, et le génocide cessa d’être uniquement la préoccupation des militants des droits de la personne et des organisations humanitaires qui l’avaient à plusieurs reprises dénoncé.

14.30. Le 22 avril, Anthony Lake, conseiller pour la Sécurité nationale du Président Clinton des États-Unis, émit un communiqué de la Maison Blanche appelant le gouvernement et les forces armées à cesser les massacres. Le 30 avril, le Conseil de sécurité des Nations Unies émit un avertissement à l’intention des dirigeants rwandais, les avisant qu’ils pourraient être tenus personnellement responsables de l’annihilation d’un groupe ethnique. Le 3 mai, le Pape condamna fermement le génocide ; le lendemain, le Secrétaire général des Nations Unies, Boutros Boutros-Ghali, reconnut formellement qu’un génocide était en cours au Rwanda[24].

14.31. À la suite de ces pressions, le gouvernement intérimaire changea de stratégie pour une troisième fois. Les Interahamwe, les milices des partis et les forces civiles d’auto-défense reçurent l’ordre de rechercher tous les survivants Tutsi et de les assassiner d’une façon plus discrète et disciplinée[25]. Aucun survivant ne devait pouvoir rester pour raconter l’histoire du génocide. L’opération de nettoyage devait se révéler bien différente des tueries à grande échelle, les victimes connaissant maintenant bien leurs assassins, qui étaient leurs voisins, leurs collègues de travail ou même d’anciens amis.

14.32. Durant les derniers jours d’avril et les premiers jours de mai, le FPR fit d’importants progrès partout au pays. Le gouvernement répondit en intensifiant ses attaques contre les Tutsi. Les communautés où les femmes, les vieillards et les enfants avaient été épargnés par les premières attaques en devinrent les cibles.

14.33. Vers la fin du mois de mai, le FPR s’empara de l’aéroport et de la principale base militaire de Kigali, et les chefs des milices s’enfuirent de la capitale le 27 mai[26]. À la mi-juin, le gouvernement intérimaire était en déroute. Le FPR s’empara de Kigali le 4 juillet et annonça la fin de la guerre le 18 du même mois. Le lendemain, un nouveau président et un nouveau premier ministre prêtèrent serment. Le FPR ayant gagné la guerre, le génocide prit fin.


[21] Ibid., 21.

[22] Ibid., 201.

[23] René Lemarchand, "The Rwanda genocide", dans Totten et al. (éd.), Century of Genocide, p. 416.

[24] Des Forges, 284-286.

[25] Ibid., 289.

[26] Prunier, 269-270.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org