14.42. Depuis plusieurs décennies, le Rwanda était reconnu pour son efficacité, sa compétence administrative, son système d’administration publique remarquablement bien structuré, son système d’autorité et le génie avec lequel il imposait la discipline et la déférence chez son peuple. Toutes ces caractéristiques furent mises à profit dans la préparation du génocide par une élite calculatrice, qui ne comprenait que trop bien comment utiliser cette machine si remarquablement efficace. Les noms de la plupart des cerveaux sont connus - les gens qui ont planifié le génocide, qui en ont assuré la mise en œuvre et qui l’ont regardée s’exécuter en avril, mai, juin et juillet.

14.43. Akazu ("petite case") était le nom donné au cercle restreint de conseillers spéciaux du Président Habyarimana. La plupart d’entre eux provenaient de sa propre préfecture du nord-ouest du pays ou étaient des parents de son épouse. Leurs liens personnels étroits avec le Président les plaçaient au centre de l’échiquier politique, économique, social et militaire du Rwanda. L’Akazu, qui comptait l’un des frères de Mme Habyarimana, finançait les Interahamwe (la milice du MRND) et les escadrons de la mort connus sous le nom de "Réseau Zéro" et Amasasu de ("b"alles"") qui se sont tous deux chargés des assassinats politiques avant le 16 avril et durant le génocide. Mme Habyarimana aurait elle-même été impliquée dans certaines des premières décisions politiques prises avant le 9 avril, date à la laquelle elle fut au nombre des premières personnalités évacuées sur Paris par les Français[29].

14.44. Le gouvernement, les forces armées et les politiciens travaillaient main dans la main. Le colonel Bagosora, de l’armée rwandaise, dirigeait le génocide et agissait comme chef des forces armées. Il était assisté, sur le plan militaire, par les commandants de la Garde présidentielle, des unités d’élite de l’armée et d’autres militaires de haut rang. L’armée joua un rôle opérationnel de premier plan dans le génocide, ses armes et ses compétences étant utilisées dans toutes les attaques et opérations de grande envergure. L’armée fournit également un soutien logistique considérable, vital pour l’efficacité du génocide, par le biais de ses véhicules et de ses systèmes de communication.

14.45. Pendant une brève période de temps, le chef d’État-major de l’armée, Gatsinzi, et le chef de la Gendarmerie nationale, le général Ndindiliyimana, tentèrent d’enlever le pouvoir à Bagosora[30]. Mais la Garde présidentielle et les unités d’élite se situaient hors de la hiérarchie militaire et n’étaient fidèles qu’à Bagosora. Leur entraînement et leur armement supérieurs les plaçaient, en pratique, hors de portée des militaires. De plus, dès le 7 avril, les troupes du FPR avaient quitté leur quartier général pour mettre fin aux meurtres de Tutsi à Kigali. Avec la reprise de la guerre, les officiers de haut rang ne purent se résoudre à déserter ou à s’interposer sur la voie choisie par le gouvernement.

14.46. Sur le plan politique, les dirigeants du MRND mirent sur pied un gouvernement intérimaire à la demande du colonel Bagosora. Les ministres furent nommés parmi les membres des factions favorables au mouvement Hutu Power de chacun des partis. Ensemble et séparément, ils constituaient un réservoir important d’information, de motivation, d’idéologie et de soutien pratique. Ils mobilisèrent les milices de leurs partis et les simples citoyens Hutu pour les lancer dans le génocide. Plusieurs traversèrent le pays ou prirent la parole à la radio pour appeler à une solidarité totale de la part de tous les Hutu dans la guerre contre les étrangers.

14.47. Les administrateurs nationaux constituaient d’importants relais pour le gouvernement intérimaire, en incitant la population à obéir aux ordres des militaires et en exhortant les Hutu à "travailler avec", "assister" ou "soutenir" l’armée. Mais c’est sur le plan local que les administrateurs jouèrent le rôle le plus important. Les autorités civiles locales avaient la responsabilité de réunir des centaines de personnes pour conduire les massacres sur les places publiques et de mettre sur pied une organisation civile responsable de la tenue des barricades, des opérations de recherche et du dépistage des survivants. De même, ils devaient informer leurs supérieurs de l’évolution de la situation dans leurs secteurs respectifs.

14.48. Les milices des partis représentaient une base d’appui puissante, en particulier lorsque leur nombre se mit à augmenter après le début du génocide. Organiquement, elles relevaient de différents partis ; sur le terrain, les milices prirent rapidement la tête des opérations de planification, d’organisation et de mise en œuvre du génocide. Parce que les membres des milices provenaient de tous les coins du pays, ils connaissaient personnellement leurs voisins. Cette connaissance s’avéra inestimable dans les massacres systématiques, maison par maison, qui se prolongèrent pendant plusieurs semaines. Les miliciens étaient dirigés d’un endroit à un autre, indiquant clairement que leur déploiement était une affaire de priorité nationale. Une fois sur place, ils se conformaient aux ordres donnés par les militaires.

14.49. Moins d’une semaine après le début du génocide, le gouvernement intérimaire et les forces armées mirent sur pied une structure formelle pour mobiliser et encadrer les civils, maintenant formés et dirigés par des soldats à la retraite. Une fois formées et engagées, les forces civiles d’autodéfense, ainsi qu’on les avait nommées, permirent d’accroître la portée des milices et fonctionnèrent avec une efficacité à la fois remarquable et sanguinaire. Les deux groupes civils opéraient de concert, gardant les barricades, patrouillant et combattant ensemble. Elles se dotèrent même d’une structure organisationnelle complexe. En créant ce système, le gouvernement intérimaire ajoutait une quatrième chaîne de commandement après les structures militaires, politiques et administratives.

14.50. Derrière les politiciens, les militaires et les administrateurs se profilait un groupe de gens d’affaires riches et puissants, dont certains avaient été membres de l’Akazu. Ils avaient été réunis par Félicien Kabuga, qui avait contribué à mettre sur pied la station de radio RTLMC[31]. Le groupe se réfugia en sécurité sur les rives d’un lac, d’où il conseillait le gouvernement en matière de finances et d’affaires étrangères. Par exemple, après que les preuves du génocide eurent commencé à circuler à l’extérieur du pays, le groupe incita le gouvernement à envoyer des délégations à l’étranger afin de diffuser sa propre version des événements - une recommandation que le gouvernement accepta de plein gré. Kabuga annonça également la création d’un fonds pour soutenir l’effort de guerre, appelant tous les Rwandais vivant à l’étranger à y contribuer. Près de 140 000 dollars américains furent ainsi réunis et distribués "pour aider la population civile à combattre l’ennemi[32]."

14.51. Le colonel BagosoraLe gouvernement intérimaire reçut également l’appui de la direction des services publics, des entreprises d’État, des entreprises de transport, des hôpitaux et des services de communication. Ces copains de longue date du Président Habyarimana devaient leur poste et leur richesse au gouvernement. Certains d’entre eux financèrent les activités des milices et se firent les promoteurs du génocide auprès de leurs employés[33]. D’autres assurèrent le transport des miliciens ou assassinèrent eux-mêmes leurs collègues Tutsi. Que ce soit par crainte, opportunisme, conviction ou une combinaison de ces facteurs, le secteur privé répondit à la campagne des génocidaires en leur fournissant l’argent, le transport, les armes, l’alcool, l’essence et les autres biens dont ils avaient besoin.

14.52. Bagosora et le gouvernement savaient savait également qu’ils pouvaient compter sur l’appui des élites intellectuelles, en particulier sur les professeurs de l’Université nationale de Butare, qui avaient déjà joué un rôle important en reformulant sa propagande haineuse raciste et primitive dans une terminologie propre à lui assurer une certaine respectabilité[34]. Le corps enseignant était à forte prédominance Hutu. Un grand nombre d’entre eux provenaient de la région natale d’Habyarimana et avaient bénéficié des programmes spéciaux que ce dernier avait créés pour leur faciliter l’accès aux études universitaires et à la formation à l’étranger. Bien que certains universitaires s’abstinrent simplement de toute critique, d’autres participèrent activement au génocide par leurs écrits ou par des conférences et des appels à la radio. Un groupe d’intellectuels se désignant eux-mêmes comme les "intellectuels de Butare" diffusa un communiqué de presse établissant une justification pour le génocide que le gouvernement s’empressa de reprendre à son compte et qui fut ensuite utilisé par les délégations envoyées à l’étranger pour soutenir le gouvernement. Lors d’une rencontre organisée par le vice-recteur de l’université, le Premier ministre par intérim, Jean Kambanda, remercia le corps professoral réuni devant lui pour son appui et ses idées[35].

14.53. La radio fut massivement utilisée pour transmettre les ordres aux milices des partis et aux Interahamwe, en particulier après que les lignes téléphoniques eurent été coupées à Kigali. Tant RTLMC que Radio Rwanda transmettaient aux forces sur le terrain des instructions sur les endroits où ériger des barrages ou mener des recherches. Elles donnaient les noms des personnes visées et des secteurs devant être attaqués. Le vocabulaire employé donnait toujours l’impression d’un pays en état de siège, appelant les Hutu à "se défendre" en employant leurs "outils" pour faire leur "travail" contre les "complices de l’ennemi[36]." Dans les régions rurales, la radio est souvent la seule source d’information. Les appels constants à tuer les Tutsi et les déclarations constantes selon lesquelles le gouvernement était en train de gagner la guerre ont aidé à créer une atmosphère incitant de nombreux Hutu ordinaires à participer au génocide.

14.54. Les messages radio à l’intention des Hutu, conçus avec soin pour s’adresser à leurs sentiments, à leur esprit et à leur énergie, formaient une habile combinaison de vérités, de demi-vérités, d’information non pertinente et de mensonges. Les Tutsi avaient - il y a de cela fort longtemps - régné sans pitié pendant plusieurs générations sur les Hutu. Les Hutu formaient de loin le groupe ethnique le plus nombreux. Le Burundi donnait la preuve des conséquences de la domination Tutsi pour les Hutu. Les Tutsi avaient envahi le Rwanda en 1990, déclenchant une terrible guerre civile. Certains Tutsi continuaient de se croire supérieurs aux Hutu et traitaient ces derniers avec dédain. Le FPR avait effectivement l’intention de renverser le gouvernement intérimaire et de le remplacer. Ils demanderaient alors la restitution de territoires et de biens appartenant aux Hutu depuis des générations[37]. Plusieurs Hutu étaient véritablement terrifiés par le FPR et en colère face aux troubles qu’il avait causés. Tout cela était sans doute vrai, et il ne faut jamais oublier que la propagande du Hutu Power pouvait se construire sur une base de crédibilité très solide.

14.55. La propagande se développa donc, dans la plus complète indifférence face à la vérité. Le FPR et ses complices Tutsi avaient assassiné le Président et planifiaient d’exterminer tous les Hutu. La violence à l’encontre des Tutsi était le résultat spontané de la rage des Hutu en réponse à l’assassinat de leur Président et représentait une défense justifiable contre l’agression armée par les Tutsi. Les journalistes diffusaient des nouvelles sur des caches d’armes appartenant aux Tutsi et des projets d’invasion par les démons belges et les gouvernements Tutsi de l’Ouganda et du Burundi. De façon répétée, les Tutsi faisaient face à des accusations de cruauté extrême et de cannibalisme. Les Hutu étaient avisés de se méfier des infiltrations ennemies et appelés à se regrouper et à utiliser leurs "outils" habituels pour se défendre. À moins que toutes les "blattes" ne soient éliminées, femmes et enfants compris, ils se soulèveraient à nouveau pour dominer et brutaliser les Hutu, comme ils l’avaient fait dans le passé et n’avaient jamais cessé de vouloir le faire à nouveau.

14.56. La station de radio RTLMC avait pris soin dès le début d’attirer ses auditeurs par la diffusion de chansons populaires et l’emploi d’animateurs talentueux, avant d’entreprendre la diffusion de son message raciste une fois les habitudes d’écoute bien établies[38]. Durant le génocide, RTLMC entreprit de diffuser la version Hutu des événements auprès de ses auditeurs. En raison de sa popularité, la station représentait un outil de choix pour justifier le génocide, transmettre les ordres et inciter la population Hutu à rejeter la modération et à se battre pour la survie des Hutu. La station apprit également à combiner l’art et la politique, invitant des auteurs, des poètes et des chanteurs à propager la haine des Tutsi. L’un des invités les plus fréquents était le poète et chansonnier Simon Bikindi, auteur d’un poème de mirliton intitulé "Je hais les Hutu", une attaque féroce contre les Hutu qui protègent les Tutsi et collaborent avec eux[39].


[29] Ibid, 200.

[30] Ibid., 193.

[31] Ibid., 127 et 242-244.

[32] Ibid., 242-243.

[33] African Rights, Death, Despair, 73-75.

[34] Des Forges, 244-245.

[35] Ibid.

[36] Des Forges, 8.

[37] Ibid., 77-78.

[38] Des Forges, 70.

[39] African Rights, Death, Despair, 75.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org