15.53. Le 19 juillet 1994, au moment même où le nouveau Président du Rwanda prêtait serment, l’armée française avait transformé le quadrant sud-ouest du pays en zone de sécurité. Les troupes françaises étaient présentes de 1990, lorsqu’elles jouèrent un rôle clé en empêchant une victoire rapide du FPR, jusqu’à l’arrivée des premiers contingents de la MINUAR en décembre 1993. À ce moment-là, les soldats français quittèrent le pays, laissant derrière eux une équipe de renseignement déguisée.

15.54. Quand l’avion d’Habyarimana fut abattu, les avis des dirigeants français sur la situation au Rwanda étaient contradictoires. Certains n’avaient aucune illusion sur ce qui se produirait une fois les hostilités engagées ; ils savaient parfaitement bien, et l’affirmèrent clairement, que le déclenchement d’un nouveau conflit se traduirait par une immense tragédie. D’autres refusèrent de prendre la situation au sérieux et furent pris au dépourvu par ce qui survint ensuite. Ils étaient habitués à l’émergence de problèmes et même à la violence dans leur sphère d’influence en Afrique, et à corriger rapidement la situation[59]. Comme Bruno Delaye, principal conseiller du Président Mitterrand sur les questions africaines, l’a déjà dit à une délégation de militants des droits de l’homme, c’était vrai que les Hutu avaient fait des choses horribles au Rwanda, et c’était regrettable, mais "les Africains sont comme ça." Le Rwanda n’était donc qu’une autre "tuerie habituelle" ; tant que la situation restait sous contrôle, même si elle devait coûter la vie à quelques douzaines ou même quelques centaines de Rwandais, la France pouvait rester largement détachée[60].

15.55. Donc, à l’origine, la classe dirigeante française choisit de ne rien faire pour empêcher le génocide qui se déroulait dans sa "cour". Une délégation de coopérants français qui connaissaient bien le Rwanda rencontra les conseillers de Mitterrand sur les questions africaines pour leur demander instamment d’user de leur influence afin que soit mis fin aux atrocités commises durant le génocide. Mais comme le Dr Jean Hervé Bradol de Médecins Sans Frontières le relate : "J’étais complètement déprimé parce que je réalisai [...] qu’ils n’avaient nullement envie d’arrêter les massacres[61]."

15.56. D’un autre côté, en se fondant sur un grand nombre de preuves que Paris connaissait bien, la possibilité de violences et de troubles graves pouvaient difficilement être écartée. Aussi bien les citoyens français au Rwanda que les amis rwandais de la France pouvaient se trouver en danger. En conséquence, sans que les Nations Unies ni la MINUAR n’en soient informées, quelque 500 soldats français se posèrent sur l’aéroport de Kigali les 8 et 9 avril afin d’évacuer les ressortissants français et quelque 400 Rwandais, dont plusieurs étaient liés à la famille Habyarimana. Certains étaient d’importants membres de l’Akazu, dont Mme Habyarimana elle-même, qui prit le tout premier avion en partance pour la France[62]. Aucun Tutsi ne fut évacué, même parmi ceux qui travaillaient depuis longtemps pour des organismes français, et aucun Hutu dans la mire des comploteurs ne fut évacué non plus.

15.57. Comme l’écrivit un chercheur, le résultat de cette intervention française "est rendu par l’image de femmes, d’hommes et d’enfants tentant d’escalader les grilles de l’ambassade de France et par celle de tous ceux [les citoyens rwandais] qui avaient servi le gouvernement français mais qui furent laissés à eux-mêmes face au génocide, alors que ceux-là même qui depuis plusieurs années semaient les germes de la haine ethnique et contribuaient à bâtir une immense machine de mort furent emmenés en sécurité par les avions français[63]." Les troupes françaises ne posèrent pas le moindre geste contre leurs alliés et frères d’armes Hutu qui avaient entrepris le génocide duquel elles sauvaient leurs compatriotes français.

15.58. Des renseignements encore plus troublants provinrent du colonel Luc Marchal, commandant du contingent belge de la MINUAR, qui se trouvait à l’aéroport de Kigali à l’arrivée des trois premiers avions français. Comme il le révéla plus tard dans une série d’entrevues avec les médias : "Deux de ces trois avions transportaient du personnel. Et le troisième transportait des munitions [...] pour l’armée rwandaise [...] ils restèrent quelques minutes à l’aérodrome et aussitôt après [les munitions] étaient chargées sur des véhicules qu’ils dirigèrent vers le camp de Kanombé[64]." . Une fois les armes déchargées et l’évacuation menée à bien, les troupes françaises quittèrent le pays. Pour la première fois depuis 1990, il n’y avait plus aucun soldat français au Rwanda.

15.59. À la mi-juin, neuf semaines après le début du génocide, alors qu’on savait que des centaines de milliers de personnes avaient trouvé la mort et que la fin était proche pour le gouvernement génocidaire, le gouvernement français annonça qu’il avait l’intention d’envoyer des troupes au Rwanda pour des "raisons humanitaires". Cette volte-face fut provoquée par un nombre de facteurs différents. Différents groupes sociaux exerçaient de fortes pressions pour que la France contribue à mettre un terme au carnage et le Président était anxieux d’y répondre. Le génocide attirait beaucoup l’attention des médias et la plupart soulevaient des questions embarrassantes quant à la responsabilité de la France d’après un expert étranger dont l’avis comptait à l’époque. Le gouvernement désirait également montrer que la France demeurait une puissance sur laquelle on pouvait compter en Afrique, en particulier contre les intrus anglophones[65]. Un autre chercheur prévient que pendant des centaines d’années tout au long de la traite des esclaves et de l’ère coloniale, "toute intervention impérialiste [en Afrique] a prétendu être humanitaire". D’autres continuaient de croire qu’il y avait encore une occasion de sauver leurs vieux amis du régime Habyarimana[66].

15.60. Quels que furent les motifs qui lui ont donné naissance, l’Opération Turquoise avait pour objet de faire revenir les soldats français au Rwanda pour tirer les citoyens rwandais non encore massacrés des mains de ceux-là mêmes que la France avait formés et armés[67]. Le verdict de la Commission Carlsson fut brutal : "Comme ce fut le cas dans le déploiement rapide des troupes d’évacuation, la soudaine disponibilité de milliers de soldats pour l’Opération Turquoise, alors que le DOMP [le Département des opérations de maintien de la paix des Nations Unies] tentait sans succès depuis plus d’un mois de réunir des forces en vue de renforcer la MINUAR II, mit en lumière le degré variable de volonté politique envers l’engagement de forces au Rwanda. La Commission considère déplorable que les ressources consacrées par la France et d’autres pays à l’Opération Turquoise n’aient pas plutôt été mises à la disposition de la MINUAR II[68]."

15.61. Ce n’est pas le fait d’une simple sagesse rétrospective de croire que l’ensemble de cette période soit si contraire au sens commun élémentaire. Même à l’époque, ceux qui ne savaient que fort peu de choses du Rwanda étaient proprement outrés. Le FPR condamna avec colère cette initiative qu’il perçut comme une tentative à peine voilée de sauver le gouvernement Hutu au bord du précipice. L’Organisation de l’Unité Africaine qui, comme nous le verrons plus loin, avait préalablement informé la France qu’elle désapprouvait fermement toute intervention de cette nature, rendit sa position publique[69].

15.62. Un groupe de prêtres catholiques Tutsi qui avaient échappé aux massacres lancèrent un cri du cœur à leurs supérieurs : "Les responsables du génocide sont les soldats et les partis politiques du MRND et de la CDR, à tous les échelons, mais plus particulièrement aux échelons supérieurs, appuyés par la France qui a entraîné leurs milices. C’est pourquoi nous considérons que l’intervention soi-disant humanitaire de la France est une entreprise cynique. Nous remarquons avec amertume que la France n’a jamais réagi durant les deux mois qu’a duré le génocide, alors qu’elle était mieux informée que quiconque. Elle n’a jamais élevé la voix contre les massacres des opposants politiques. Elle n’a jamais exercé la moindre pression sur le gouvernement auto-proclamé de Kigali, alors qu’elle avait les moyens de le faire. Pour nous, la France est arrivée trop tard et pour rien[70]."

15.63. En France, le degré de cynisme était le même. Le quotidien Le Monde analysa les agissements du gouvernement français et se demanda pourquoi il s’était "contenté de rapatrier égoïstement les ressortissants français en avril avant d’approuver, comme tout le monde, le rappel des 2 000 hommes de troupe des Nations Unies au Rwanda juste au moment où se déroulait l’un des plus épouvantables massacres de ce siècle ? Pourquoi ce réveil tardif qui survient, comme par coïncidence, juste au moment où le FPR prend le dessus sur le terrain ? La France sera encore une fois accusée de courir à la rescousse de l’ancien gouvernement, mais l’initiative aura pour effet de renforcer d’autres régimes africains tout aussi corrompus, comme celui du général Mobutu au Zaïre[71]."

15.64. Sur le terrain, au Rwanda, le général Dallaire était furieux à l’idée de l’intervention française. "Il savait que les services secrets français avaient livré des armes aux FAR [pendant le génocide] et lorsqu’il entendit parler de l’initiative française, il déclara : ’S’ils envoient leurs avions ici pour livrer leurs maudites armes au gouvernement, je les ferai abattre’[72]." Sur un ton plus diplomatique, il expédia un long câble à New York avec une analyse détaillée des problèmes que l’intervention française était susceptible de poser pour la MINUAR. Le fait que la France demandait de manière inattendue au Conseil de sécurité d’approuver son intervention ne faisait qu’ajouter aux problèmes. Le plus ingrat et le plus gênant de ces problèmes était la dissonance entre le faible mandat Chapitre 6 accordé à la MINUAR et qui restreignait tant son intervention et le mandat Chapitre 7 plus vaste demandé par la France pour l’Opération Turquoise. "La présence simultanée de deux forces d’intervention ayant des mandats si différents dans la même zone de combat ne peut qu’entraîner des problèmes[73]."

15.65. Il semblait également difficile de justifier une telle décision sur des bases rationnelles. Même le Secrétaire général, malgré les liens extrêmement étroits qu’il entretenait avec la France, reconnut que "la France est engagée depuis longtemps aux côtés des Hutu et n’est donc pas le candidat idéal pour cette opération[74]." Malgré cela, le rapport de la Commission Carlsson nous apprend que Boutros-Ghali "intervint personnellement à l’appui de l’Opération Turquoise", appelant à "une décision rapide[75]." Le 22 juin, faisant fi de l’histoire, de l’expérience et de la raison, le Conseil de sécurité donna son accord à l’Opération Turquoise par dix voix contre cinq, à peine deux voix de plus que la majorité requise. La France, les États-Unis et le Rwanda, toujours représenté par le gouvernement intérimaire des extrémistes Hutu après deux mois et demi de génocide, étaient au nombre des voix favorables à l’intervention.

15.66. Pour démontrer à quel point le Conseil de sécurité pouvait agir rapidement lorsqu’il s’en donnait la peine, les troupes françaises furent prêtes à s’embarquer quelques heures à peine après que le Conseil eut autorisé la mission, le 22 juin. Les cyniques signalèrent que le contingent français, fort de 2 300 hommes, était beaucoup mieux pourvu que tous les autres envoyés par la France auparavant et que l’armement lourd dont il disposait semblait incompatible avec une mission humanitaire[76]. Ils firent également remarquer que malgré la rhétorique française sur le statut multilatéral de l’opération qui incluait, outre la France, l’Italie, l’Espagne, la Belgique, le Ghana et le Sénégal[77], seul le Sénégal envoya des soldats : 32 hommes, soit 1,4 pour cent de l’effectif total, qui furent armés par la France[78].

15.67. Dès son arrivée, la France proclama son intention de créer une "zone de sécurité" dans le Sud-Ouest du pays. Ce geste était en fait prévu dans l’ordre de mission du contingent qui consistait à s’emparer de la plus grande partie possible du pays pour qu’elle soit gouvernée par les Hutu après la victoire désormais inéluctable du FPR. Des centaines de milliers de Hutu fuyant devant le FPR se réfugièrent dans des camps de personnes déplacées à l’intérieur du pays pour se mettre en sécurité tout en espérant que le pays serait peut-être partagé et que les habitants du Sud seraient libres de la domination Tutsi. À un certain moment, plus d’un million de personnes, dont certains Tutsi chanceux, avaient rejoint la zone de sécurité.

15.68. Les analystes calculèrent que l’intervention française permit de sauver de 10 000 à 15 000 Tutsi[79], et non des "dizaines de milliers" comme l’a proclamé le Président Mitterrand, un exploit qu’on ne peut qu’applaudir ; mais son autre tâche fut de soutenir le gouvernement intérimaire. En fait, certaines autorités sont convaincues que le volet humanitaire de la mission n’était qu’un écran de fumée jeté par la France pour préserver une région du pays à l’intention de ses clients du régime génocidaire, "tueurs compris", qui envahissaient la région en grand nombre devant l’avance du FPR.[80] Lorsqu’il devint évident que la progression du FPR ne pourrait être arrêtée, la France passa à l’étape logique suivante et facilita la fuite de la plus grande partie des dirigeants extrémistes Hutu vers le Zaïre[81].

15.69. L’Afrique continue de payer encore aujourd’hui. Les génocidaires ont pu poursuivre le combat. La fuite réussie vers le Zaïre d’un grand nombre d’extrémistes Hutu, à laquelle la France a contribué, a sans aucun doute été l’événement le plus marquant après le génocide dans toute la région des Grands Lacs et a lancé une chaîne d’événements qui ont fini par engloutir toute la région dans le conflit.

15.70. La neutralité déclarée de la France était également mise en doute par ailleurs. Bien qu’il y ait eu des exceptions, notamment ceux qui ont été scandalisés et révoltés de découvrir que le génocide était une réalité, beaucoup de soldats français firent de leur mieux pour sympathiser avec les Hutu et pour se monter inamicaux à l’égard des Tutsi.[82]

15.71. Les officiers français donnèrent le ton et les normes éthiques. Au nom de la neutralité, ils protégèrent les génocidaires. Le colonel Didier Thibaut, un des commandants du contingent français, fut interrogé par les journalistes au sujet des relations entre ses troupes et les soldats et dirigeants politiques accusés de génocide. "Nous ne sommes pas en guerre avec le gouvernement du Rwanda ou ses forces armées, répondit-il. Ce sont des organisations légitimes. Certains de leurs membres ont peut-être du sang sur les mains, mais pas tous. Ce n’est ni mon rôle ni mon mandat de remplacer ces gens-là[83]." Les journalistes notèrent également que "bien que le contingent français continue d’insister sur son rôle humanitaire, leur interprétation de la crise est fortement biaisée. Le colonel Thibaut minimisait les atrocités perpétrées contre les Tutsi en soulignant les souffrances de la majorité Hutu. Il indiquait qu’il y avait dans son secteur des centaines de milliers de réfugiés Hutu qui fuyaient devant l’avance des troupes du FPR. Il affirma qu’il y avait moins de Tutsi déplacés, en omettant toutefois de préciser que la plupart des Tutsi qui avaient tenté de s’enfuir avaient été tués ou se cachaient encore[84].

15.72. La France refusait de permettre l’arrestation des responsables du génocide réfugiés dans sa zone. Les survivants se plaignirent plus tard amèrement que la France refusât de mettre les génocidaires en détention, même après qu’on lui eut fourni des preuves détaillées de leurs crimes, y compris des rapports démontrant que certains continuaient de menacer les survivants au cœur même de la zone de sécurité.

15.73. La raison fournie par le ministère des Affaires étrangères à Paris, suivant en cela l’avenue empruntée par le Président lui-même, fut que "notre mandat ne nous autorise pas à les arrêter de notre propre chef. Une telle entreprise minerait notre neutralité, qui constitue notre meilleure garantie d’efficacité[85]." Ni la décision ni ses motifs n’avaient de sens. Premièrement, la France n’a jamais été neutre dans ce conflit. Deuxièmement, elle n’a jamais demandé de modification de mandat. Troisièmement, elle aurait pu agir unilatéralement. Quatrièmement, la Convention sur le génocide était sûrement le mandat exclusivement nécessaire pour procéder à l’arrestation des personnes accusées de génocide.

15.74. Blâmée aux Nations Unies et à d’autres tribunes pour son refus d’incarcérer les auteurs du génocide - et même pour avoir assuré leur protection[86] - la France choisit de ne pas changer de position, mais de se débarrasser du problème. Au départ des troupes françaises en août, pas un seul responsable du génocide n’avait été remis entre les mains des Nations Unies ou du nouveau gouvernement rwandais. En fait, c’est le contraire qui s’était produit. Lorsque le nouveau gouvernement de Kigali exigea que les génocidaires soient remis entre ses mains, les dirigeants militaires français, selon une revue militaire française, "mirent sur pied et organisèrent" l’évacuation en direction du Zaïre des membres du gouvernement génocidaire présents dans la zone de sécurité[87].

15.75. Le contingent français permit aux membres des milices et des forces armées de traverser la frontière en toute sécurité ; le colonel Tadele Selassie, commandant d’un contingent éthiopien arrivé sur place après le génocide dans le cadre de la mission MINUAR II, vit des véhicules militaires français servir à transporter des unités de l’armée rwandaise vers la frontière du Zaïre et la sécurité[88]. Certaines unités purent quitter le pays avec leurs armes et leur équipement, alors que d’autres furent désarmées par les Français avant leur départ. Une partie de ces armes était remise par Turquoise à l’armée zaïroise, et une partie de l’armement lourd confisqué par les troupes françaises était remise aux forces du FPR. Il est également vrai que les génocidaires réussirent à trouver plusieurs passages - et non seulement la zone de sécurité de Turquoise à travers lesquels ils glissèrent les armes vers le Zaïre - et qu’une fois arrivés au Zaïre, ils trouvaient des armes en provenance d’une large variété de sources.

15.76. L’Opération Turquoise, comme le permettait le mandat accordé par le Conseil de sécurité, resta sur place un mois après la prise de pouvoir du nouveau gouvernement à Kigali. Le gouvernement français, non content de son rôle jusque-là, ne reconnut le nouveau gouvernement que du bout des lèvres et continua à soutenir ses protégés Hutu. Les autorités françaises permirent aux soldats des ex-FAR de se déplacer librement entre le Zaïre et la zone de sécurité française. Les Français les aidaient même parfois dans leurs déplacements : on les a vus faire le plein de carburant des camions des ex-FAR avant que ces derniers ne reprennent la route vers le Zaïre, chargés de biens volés dans les maisons et les entreprises locales. Au Zaïre, les soldats français transportaient leurs collègues rwandais dans leurs propres véhicules et, au moins à une occasion, comme le découvrirent les enquêteurs de l’enquête parlementaire, les soldats français ont livré dix tonnes de nourriture aux troupes des ex-FAR à Goma[89].

15.77. Tout au long de cette période, les FAR ont continué de recevoir dans la zone de sécurité des armes qui avaient transité par l’aéroport de Goma au Zaïre voisin. Certains chargements portaient des étiquettes françaises, même si les documents pertinents prouvaient qu’ils ne provenaient pas de France. D’autres cependant venaient effectivement de France. Bien que les autorités françaises aient constamment maintenu que les livraisons d’armes au gouvernement Habyarimana avaient été interrompues immédiatement après le décès de ce dernier, les preuves les contredisent. Gérard Prunier, l’africaniste français dont les services avaient été retenus par le gouvernement Mitterrand à titre de conseiller auprès de l’Opération Turquoise, fut informé le 19 mai par Philippe Jehanne, un ancien agent secret désormais au service du ministère de la Coopération, que "nous livrons activement des munitions aux FAR via Goma. Bien entendu, je nierai tout si vous me citez devant la presse[90]."

15.78. Mais même là, les livraisons d’armes n’ont pas cessé. Ayant documenté le réarmement du gouvernement rwandais au début des années 90, l’organisme Human Rights Watch Arms Project publia en 1995 un nouveau rapport intitulé Rearming with Impunity : International Support for the Perpetrators of the Rwandan Genocide. Fondé sur des entrevues et des recherches exhaustives sur le terrain, le rapport démontre que cinq chargements d’armes ont été expédiés de France à Goma en mai et juin, alors que le génocide continuait de faire rage. Les troupes du Président Mobutu prirent part à la livraison des armes aux soldats des FAR de l’autre côté de la frontière. Le consul de France à Goma justifia ces livraisons en disant qu’il s’agissait de remplir des contrats déjà signés avec le gouvernement du Rwanda[91].

15.79. La France n’a jamais cessé de nier avoir expédié des armes au Rwanda après le début du génocide et, pourtant, nous savons qu’elle était impliquée. Il est possible que les livraisons d’armes aient été faites dans le cadre d’une opération secrète, sans l’accord officiel du gouvernement français. Il était de notoriété publique qu’une faction de l’appareil militaire français était farouchement pro-Hutu et anti-FPR et capable de poser un tel geste. Le rapport de la Commission d’enquête parlementaire française signale que le commerce des armes en France comprend une composante officielle et une composante non officielle, mais se refuse explicitement à examiner cette dernière. La Commission note également que l’agence para-gouvernementale française chargée de réglementer le commerce des armes avait établi des normes rigoureuses à ce chapitre ; pourtant, 31 des 36 transactions conduites avec le Rwanda l’ont été "sans respecter les normes[92]."

15.80. Tout au long de juillet, d’août et de septembre, selon des fonctionnaires des Nations Unies, l’aviation militaire française transporta un grand nombre de génocidaires vers des destinations inconnues, dont le leader du génocide, le colonel Théoneste Bagosora, ainsi que des troupes des Interahamwe, des ex-FAR et des milices[93]. Aucun de ces hommes n’a jamais manifesté le moindre remords. Au contraire, comme nous le verrons plus loin, ils discutaient candidement et ouvertement des étapes à suivre. Ils allaient retourner "terminer le travail". Grâce à l’occasion imprévue qui leur était fournie en grande partie par la France, ils pouvaient maintenant commencer à se réorganiser à partir du Zaïre et d’ailleurs.

15.81. Pendant et après le génocide, la France ne manifesta jamais le moindre repentir et demeura à ses propres yeux tout à fait irréprochable en ce qui a trait à la tragédie rwandaise. Paris continua de reconnaître formellement le gouvernement intérimaire pendant dix semaines après qu’il eut engagé le génocide ; par la suite, plusieurs membres de l’establishment français affirmèrent avec amertume que "leurs" protégés avaient été défaits par ce que le général et chef d’État-major Jacques Lanxade qualifia de "conspiration anglo-saxonne[94]."

15.82. Dès que le FPR prit le contrôle, les autorités françaises déployèrent toute leur influence pour compliquer la vie au nouveau gouvernement. L’Union européenne avait voté des crédits spéciaux de près de 200 millions de dollars pour le Rwanda, mais le veto français empêcha de débloquer ces fonds avant la toute fin de l’année et, même alors, seule une partie des crédits put être versée. À une conférence tenue à La Haye en septembre, l’ambassadeur français se leva et quitta les lieux lorsque le Président Bizumungu fit son discours[95]. En novembre, le Sommet franco-africain se déroula sans la présence du Rwanda qu’on n’avait délibérément pas invité et le Zaïre, invité, y participa. Mobutu fut présent, aux côtés du Président Mitterrand[96].

15.83. Lorsqu’un journaliste lui posa une question sur le génocide, Mitterrand répondit : "Le génocide, ou les génocides[97] ?" Cette réponse reprenait mot pour mot celle des représentants du Hutu Power : les Tutsi avaient été tués dans le cours de la guerre, les Tutsi avaient causé autant de pertes de vies humaines qu’eux-mêmes en avaient subies et, de toute façon, le nombre de Hutu morts dans les camps de l’Est du Zaïre mettait les deux camps à égalité. En entrevue cinq semaines après la fin du génocide, Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères, définit la position française de façon explicite : "Personne ne peut dire que le bien était dans le camp du FPR et le mal dans l’autre[98]."

15.84. Alors même qu’il insultait de façon provocante le nouveau gouvernement de Kigali et qu’il apportait son aide aux dirigeants extrémistes Hutu, le gouvernement français n’hésitait pas à leur faire la leçon. Avant de recevoir quelque forme d’aide que ce soit, laissa savoir Alain Juppé, le gouvernement devrait "négocier". "Qu’est-ce que la nation rwandaise ?, demanda-t-il. Elle se compose de deux groupes ethniques, les Hutu et les Tutsi. La paix ne peut être rétablie au Rwanda tant que ces deux groupes refusent de travailler et de gouverner ensemble [...] C’est la solution que la France, avec quelques autres, tente courageusement de mettre de l’avant[99]." Dans le même ordre d’idées, le ministre de la Coopération expliqua que "le gouvernement de Kigali est un gouvernement Tutsi anglophone, qui provient de l’Ouganda [...] Je ne fais que leur demander de faire un pas vers la démocratie, de créer un système juridique sain, et de fixer une date pour les élections[100]."

15.85. On peut difficilement sous-estimer les conséquences de la politique française. La fuite des génocidaires au Zaïre engendra, ce qui était presque inévitable, une nouvelle étape plus complexe de la tragédie rwandaise et la transforma en un conflit qui embrasa rapidement toute l’Afrique centrale. Le fait que toute la région des Grands Lacs souffrirait d’une déstabilisation était à la fois tragique et, dans une importante mesure, prévisible. Comme le génocide lui-même, les "catastrophes convergentes[101]" qui s’ensuivirent ne manquèrent pas de signes annonciateurs. Ce qui est doublement déprimant, c’est que chaque événement conduisait logiquement et presque inexorablement au suivant. Encore une fois, la volonté internationale de prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à l’escalade fit défaut. Presque toutes les catastrophes majeures qui ont suivi le génocide ont résulté d’un refus de réagir adéquatement aux événements qui les avaient précédées, alors que chaque fois, les mesures adéquates à prendre étaient évidentes[102].


[59] Gérard Prunier, "Operation Turquoise : A Humanitarian Escape from a Political Dead End", dans Adelman et al. (éd.), Path of a Genocide.

[60] Prunier, "Operation Turquoise".

[61] Entrevue avec le Dr Bradol dans "The Bloody Tricolour", BBC, Panorama, 28 août 1995.

[62] Des Forges, 613 ; Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 268.

[63] Callamard, 176.

[64] Colonel Luc Marchal, entrevue de la BBC, documentaire télévisé Panorama, "When Good Men do Nothing", août 1994 ; Jean de la Gueriviere, "Un officier belge maintient ses déclarations sur l’attitude de la France lors du génocide rwandais", Le Monde (France), 23 juillet 1995.

[65] Prunier, 281.

[66] Des Forges, 668.

[67] Adelman, "Role of Non-African States", 13.

[68] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 47.

[69] Organisation de l’Unité Africaine, "The OAU and Rwanda, Background Information", document présenté au GIEP, novembre 1999, 35-39.

[70] African Rights, Death, Despair, 1142.

[71] "Pas le candidat idéal pour cette opération", Le Monde (France), 23 juin 1994.

[72] Prunier, 287 (note 14).

[73] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 47.

[74] Boutros-Ghali, Unvanquished.

[75] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, 47

[76] Prunier, 291.

[77] OUA, "OAU and Rwanda," 36.

[78] Enquête indépendante des Nations Unies, décembre 1999, Annexe 1, 15.

[79] Millwood, Étude 2, 54-55.

[80] Raymond Bonner, "French establish a base in Rwanda to block rebels", The New York Times, 5 juillet 1994.

[81] Adelman, "Role of Non-African States", 12 ; Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 294.

[82] African Rights, Death, Despair, 1148-1150.

[83] Chris McGreal, "French compromised by collaboration in Rwanda", The Guardian (Londres), 1er juillet 1994.

[84] Ibid.

[85] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 325.

[86] Ibid., Tome 2 Annexes, 454.

[87] Des Forges, 687.

[88] Chris McGreal, "French accused of protecting killers", The Guardian (London), 27 août 1994.

[89] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 172.

[90] Prunier, 278.

[91] Human Rights Watch (Arms Project), "Rearming with impunity : International support for the perpetrators of the Rwandan genocide", 1995.

[92] Assemblée nationale, Mission d’information commune, Tome 1 Rapport, 172.

[93] Des Forges, 688.

[94] "France intervened in Rwanda to curb Anglo-Saxon axis", The Times (Londres), 23 août 1994.

[95] Prunier, 337.

[96] Huliaris, 595.

[97] Prunier, 339.

[98] African Rights, Death, Despair, 1154.

[99] Prunier, 339.

[100] Le Monde (France), 29 décembre 1994.

[101] David Newbury, "Convergent Catastrophes in Central Africa", novembre 1996.

[102] Bonaventure Rutinwa, "The Aftermath of the Rwanda Genocide in the Great Lakes Region", étude commanditée par le GIEP, 1999.


Source : Organisation de l’Unité Africaine (OUA) : http://www.oau-oua.org