L’histoire rwandaise montre qu’à partir de 1725 environ, les opérations de défrichement, qui ont été suivies d’un mouvement de sédentarisation ont été accomplies dans le même temps et sur les mêmes collines par les pasteurs et les agriculteurs. Tutsis et Hutus se sédentarisent ensemble, coexistent sur une même terre et parlent une même langue.

Il semble qu’à cette époque, les défricheurs aient eu une conscience très nette de leur appartenance à la catégorie sociale des Tutsis ou des Hutus, à celle des pasteurs ou des agriculteurs. Faute d’informations sur l’état de leurs relations sociales, rien ne permet toutefois de dire qu’il existait une relation de dépendance des uns vis-à-vis des autres.

En conséquence, ne relevant ni des ethnies, ni des classes sociales, Hutus et Tutsis s’apparentent plutôt aux ordres existant dans l’Europe d’avant 1789 -Stand, en allemand- c’est-à-dire à des groupes structurés à partir de leur activité. Ceci n’exclut d’ailleurs pas, pour reprendre la thèse formulée par M. Gérard Prunier devant la Mission, qu’Hutus et Tutsis soient d’origines différentes si l’on se place dans le temps long de l’histoire, même si, après plusieurs siècles, ils s’étaient largement assimilés les uns aux autres par le biais du mariage.

A la veille de la pénétration européenne, il n’existait donc aucun des critères permettant de définir ce que l’on a appelé une ethnie. Les premiers observateurs ont relaté toutes sortes de conflits d’ordre politique ou de caractère régional mais n’ont jamais fait état d’affrontement ethnique opposant éleveurs et agriculteurs, Hutus et Tutsis.

Le processus d’ethnicisation de la société rwandaise commence avec l’arrivée des premiers colons européens, en 1894. Il s’agit donc d’un phénomène relativement récent, même si : " la théorie campant des portraits contrastés du nègre de " l’Afrique des Ténèbres " et du mystérieux Oriental venu s’aventurer parmi eux avait déjà été forgée à partir des contacts avec d’autres régions d’Afrique et des réflexions anthropologiques de l’époque(10). " En un sens, il n’y a pas à proprement parler de découverte du Rwanda, mais plutôt une invention du Rwanda contemporain : " l’historiographie coloniale, qui va s’attacher " à fonder scientifiquement " le modèle racial (...) structure encore aujourd’hui la vision d’une large part de la population rwandaise. Ainsi, les Bantous (assimilés à la catégorie des agriculteurs hutus) se seraient installés dans un espace à peine défriché par les premiers occupants pygmoïdes (les Twas), Hutus et Twas étant ensuite eux-mêmes confrontés à l’arrivée d’éleveurs " hamites " (catégorie réduite progressivement à sa composante tutsie) qui, avec leur bétail, se seraient infiltrés dans tout l’espace laissé libre et auraient imposé progressivement leur loi sur l’ensemble des hautes terres centrales de cette région d’Afrique et leurs marges "(11).

Cette reconstitution pseudo-scientifique et largement mythique du passé, qui sera relayée durant toute la période coloniale par l’ensemble des élites rwandaises et européennes, a été largement déconstruite par l’historiographie contemporaine sans que celle-ci réussisse pour autant à faire disparaître totalement cette construction mythologique. Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter à la lecture de certaine publication récente pour y apprendre que " les Tutsis se caractérisent par une apparence physique élancée, un nez fin, des cheveux lisses, ils sont traditionnellement pasteurs, anciens nomades, et ont depuis longtemps dominé politiquement et militairement la région. Les Hutus sont de type négroïde. Ils sont plus petits, aux cheveux crépus. Leur mode de vie est sédentaire et orienté vers l’agriculture. L’histoire récente du Rwanda est émaillée de luttes entre les Hutus et les Tutsis qui se sont traduites par une série de massacres "(12).

Tutsis évolués et Hutus faits pour obéir : ce mythe fut méthodiquement véhiculé pendant plusieurs décennies par les missionnaires, les enseignants, les intellectuels, les ethnologues et les universitaires qui accréditèrent cette vision de la société rwandaise jusqu’à la fin des années soixante.

Avec la " révolution sociale " de 1959 et l’accession du Rwanda à l’indépendance en 1962, le " piège ethnique " devient un " piège raciste ", pour reprendre l’expression de Mme Claudine Vidal, et comme le laissait présager d’ailleurs l’évolution durant les années 50 : " Les rivalités entre " évolués " hutus et tutsis, devenues ouvertement antagonistes, commencèrent à s’exprimer en termes de " races ", notions d’origine occidentale, qui n’existaient pas dans l’ancienne société. " En témoigne le manifeste des Bahutu de 1957 qui, ainsi que l’a souligné M. José Kagabo, Maître de conférence à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, lors de son audition devant la Mission, " récuse (...) toute idée de métissage au profit de la recherche d’une pureté raciale ".

Les changements politiques qui affectent le Rwanda lors de l’indépendance, loin d’atténuer le clivage ethnique, le renforcent. " Le paradoxe du " 1789 rwandais " est d’avoir consolidé ces " ordres ", en inversant leurs indices de valeur au lieu de les abolir "(13), souligne M. Jean-Pierre Chrétien. Le même auteur souligne que " l’équation entre " noblesse ", " caste tutsie " d’une part et " race bantoue " d’autre part sortait des livres et des pratiques d’une administration coloniale pour entrer officiellement dans la vie d’un pays africain. "

La première République se constitue ainsi dans un " brouillage quasi-total des références politiques avec, d’un côté, des monarchistes indépendantistes tutsis, soutenus par les nouveaux mouvements progressistes que s’est donnés le tiers-monde et par les puissances communistes -ce qui leur vaudra d’être taxés de " bolchevistes " par la puissance coloniale- et, de l’autre côté, les serfs hutus qui poursuivent leur quête d’émancipation sous la double tutelle de l’administration belge et de la haute hiérarchie catholique expatriée " (André Guichaoua). Cette confusion politique et idéologique s’exprime clairement dans le concept de " démocratie majoritaire hutue ", exprimé en kinyarwanda par le terme rubanda nyamwinshi (" le peuple majoritaire ") : celui-ci renvoie en effet " à une sorte de situation coextensive, l’idée étant que les Hutus forment 85 % de la population, il suffisait que l’un d’entre eux soit au pouvoir pour que la démocratie soit réalisée " (Gérard Prunier).

Comme l’a fait remarquer M. André Guichaoua lors de son audition devant la Mission, il est certain, dans ces conditions, que cette confusion a considérablement favorisé le développement de l’ethnisme et a permis par la suite sa manipulation par certaines forces politiques. La fin de la période coloniale et les premières années de la présidence de Grégoire Kayibanda sont d’ailleurs marquées par une exacerbation des conflits ethniques. Lors de la " révolution sociale " de 1959, quelque 300 000 Tutsis s’enfuient dans les pays limitrophes à la suite de combats meurtriers entre bandes rivales hutues et tutsies et de massacres de populations tutsies. De 1963 à 1966, les incursions armées des Tutsis exilés (les " Inyenzi ") se soldent systématiquement par le massacre des Tutsis de l’intérieur, otages faciles pour les dirigeants hutus. Même s’il est vrai que la violence fait partie intégrante de l’histoire rwandaise, plus qu’une " tradition de massacre ", ces événements reflètent une instrumentalisation du phénomène ethnique. A l’évidence, comme le souligne au cours de son audition M. Jean-Pierre Chrétien, " en accréditant le fantasme de l’homogénéité des intérêts au sein de tout un groupe défini par sa naissance ", le pouvoir rwandais s’est dispensé de la nécessité de mener une politique qui aurait permis de résoudre ou de s’attaquer aux véritables enjeux sociaux, politiques ou économiques.

A cet égard, la seconde République, qui se met en place avec l’arrivée au pouvoir de Juvénal Habyarimana en 1973, a pu faire illusion. Au-delà du fait que le nouveau Président se veut le réconciliateur national, le clivage ethnique semble gommé et laisse place à une ancienne opposition régionale. L’organisation des troubles ethniques suivant le coup d’Etat de 1973 masque mal la réalité des luttes politiques entre Hutus du nord, vainqueurs, et Hutus du sud, dont l’élite est décimée par le nouveau pouvoir. Dans un tel contexte, l’instauration de quotas pour l’emploi des principales fonctions administratives en 1974 est présentée par le Président comme la reconnaissance des droits de la minorité et l’instrument d’ancrage définitif de la démocratie. De même, la dégradation de la situation économique, puis politique, dans la deuxième moitié des années 1980, ne comporte pas de dimension ethnique, à tel point qu’un spécialiste de la région peut écrire en 1989 que la question ethnique n’est plus à l’ordre du jour. L’attaque lancée par le FPR le 1er octobre 1990, sur laquelle se greffent les difficultés économiques, les revendications politiques et le réveil de la société rwandaise, devait prouver -par les réactions qu’elle devait susciter de la part du pouvoir de Kigali- que l’ethnisme restait bel et bien une " ressource politique dormante ", pour reprendre l’expression du professeur André Guichaoua, sans que le régionalisme disparaisse pour autant.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr