Les engagements du Président Juvénal Habyarimana

L’affaiblissement du régime est marqué d’abord par la création, à Bruxelles, dès le 9 novembre 1990, d’un parti politique en exil, le premier du genre, l’Union du Peuple rwandais. La présentation de l’UPR par son fondateur, Silas Majyambere, un industriel rwandais, constitue une attaque en règle contre le régime, évoquant les assassinats politiques des années précédentes, présentant les preuves de la corruption du Gouvernement, recensant les intimidations de la presse et les arrestations arbitraires. Le ton est ainsi donné de l’image qui pourra être donnée du régime Habyarimana auprès de l’opinion en Europe, alors même que ce régime dépend désormais des forces militaires belges et françaises. Or, en Belgique, l’opposition absolue des socialistes et libéraux francophones -au contraire des sociaux-chrétiens flamands- avait conduit le Premier Ministre, Willy Martens, et le Ministre des Affaires étrangères, Mark Eyskens, à décider le retrait des troupes belges du Rwanda. Après une tentative sans effet de les remplacer par une force interafricaine, les Belges quittèrent purement et simplement le Rwanda le 1er novembre 1990.

Le Président Juvénal Habyarimana décida donc d’infléchir nettement la conduite de son pays. Le 11 novembre 1990, il annonce dans un discours à la radio l’instauration du pluripartisme et la tenue d’un référendum constitutionnel pour juin 1991. A ce programme susceptible de lui rallier l’opinion européenne et de satisfaire l’opposition hutue, il ajoute deux autres éléments, l’approbation du plan d’ajustement structurel que lui imposaient les institutions financières internationales et la décision de supprimer la mention ethnique sur les cartes d’identité et les documents officiels. Ainsi, offrait-il de larges gages de sa volonté d’accompagner l’évolution de son régime vers le libéralisme, économique, politique, et vers la démocratie, et pouvait-il apparaître comme l’un des dirigeants les mieux disposés à mettre en œuvre les recommandations du sommet de La Baule, effaçant l’image dangereuse que pouvaient façonner de lui les opposants politiques en exil en Europe et les échos de sa politique dictatoriale.

La question des cartes d’identité

Avant d’analyser plus avant la valeur de l’engagement du Président en faveur de la démocratie, il convient de s’arrêter sur la question de la mention ethnique sur les cartes d’identité. On sait en effet qu’au moins dans les villes et sur les routes, les cartes d’identité constituèrent l’un des principaux instruments du génocide ethnique. Dans la mesure où le terme " hutu ", " tutsi " ou " twa " y était porté, une simple vérification des cartes d’identité permettait de connaître l’appartenance ethnique de la personne contrôlée en vue éventuellement de l’éliminer.

Or, il a pu être envisagé que le retard dans la distribution des nouvelles cartes d’identité pouvait être attribué à la France elle-même. Cette opinion est apparue très précisément lors de l’audition de M. André Guichaoua par la Mission. Celui-ci a en effet déclaré : " Le système des quotas ethniques scolaires et professionnels était formellement aboli dès novembre 1990, tout comme la mention de l’ethnie sur les cartes d’identité. Les nouvelles cartes sont alors commandées à des entreprises françaises. Le conseiller culturel de l’ambassade de France déclarera le 26 mai 1994, devant les personnels du ministère de la Coopération, qu’elles étaient justement en cours de livraison la semaine où l’attentat contre l’avion présidentiel a eu lieu. Pourquoi ce retard ? Cette version correspond-elle à la réalité ? Il convient de préciser qu’aucune carte d’identité sans mention d’origine ethnique ne sera délivrée avant avril 1994 ".

A M. Jacques Myard qui s’étonnait d’une telle assertion, puis au Président Paul Quilès qui s’enquérait du rapport entre la distribution des nouvelles cartes d’identité et les fonctions de l’attaché culturel français, M. André Guichaoua a alors répondu que " c’est par une déclaration de l’attaché culturel devant l’assemblée générale des personnels du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la Coopération et de la Caisse française de coopération qu’il avait appris que l’ambassade avait été saisie de cette demande dès 1990 et que les cartes d’identité devaient être livrées au cours de la semaine où l’avion présidentiel avait été abattu. "

Il a ajouté que " s’agissant des cartes d’identité, dans la mesure où l’abolition de la mention de l’ethnie avait été demandée en novembre 1990, il était important de savoir si une commande avait été passée, dans quelles conditions et à qui, et si l’explication alors diffusée à Kigali, à savoir que les cartes étaient en cours d’impression, correspondait à la réalité. "

M. Pierre Brana, rapporteur, lui ayant alors plus précisément demandé s’il imputait le retard de la mise en œuvre de la réforme " au fournisseur des cartes d’identité, c’est-à-dire à la France ", M. André Guichaoua a fait valoir qu’en tout état de cause " la réponse était certainement interne au Rwanda, un fournisseur ne pouvant imposer une décision dans un tel domaine " mais qu’il " trouvait symptomatique qu’il ait été jugé utile de faire cette annonce en plein génocide, comme s’il y avait une responsabilité française dans ce dossier. "

Dans la mesure où il y avait là l’expression d’un sentiment plus largement partagé, la Mission a souhaité vérifier l’ensemble des informations relatives à cette question. Lors de leurs auditions, M. Jean-Christophe Mitterrand et M. Jacques Pelletier ont exposé que la France avait demandé que la mention ethnique sur les cartes d’identité soit supprimée.

M. Jacques Pelletier, alors Ministre de la Coopération, a même confirmé avoir dit au Président Juvénal Habyarimana lors de sa visite au Rwanda en novembre 1990 que le fait que les cartes d’identité rwandaises " portent une mention ethnique lui paraissait ahurissant. Le Président Juvénal Habyarimana trouvait cette indication normale car il en avait toujours été ainsi. La pratique en avait été établie du temps des Belges, et l’on avait continué ". Le Président Juvénal Habyarimana lui avait toutefois dit " qu’il pensait que cette mention pouvait être supprimée. " M. Jacques Pelletier a ajouté qu’à sa connaissance " il n’y a pas eu demandes d’aide du Gouvernement rwandais pour la fabrication de cartes d’identité sans mention ethnique. "

Il a également indiqué que la circonstance qu’il n’y ait pas eu de demande adressée à son ministère " n’était pas, en soi, étonnante. La modification des cartes d’identité ne représentait pas une dépense considérable et le Rwanda pouvait la prendre en charge sur son budget ou s’adresser à un autre pays parce que, heureusement, la France n’était pas la seule à avoir une coopération avec le Rwanda. "

Ces propos ont été confirmés par M. Michel Lévêque, alors Directeur des Affaires africaines et malgaches, lors de son audition à huis clos. Selon lui, " lors de la visite de M. Jacques Pelletier, la délégation avait insisté pour que soit décidée cette suppression symbolique de manière à manifester l’abolition, au Rwanda, des différences de traitement en fonction des origines ethniques. (...) La Direction des Affaires africaines et malgaches estimait que sur le plan des principes démocratiques, il fallait absolument supprimer toutes ces mentions. " Il a précisé que le ministère de la Coopération avait prévu des crédits pour cette mesure puisqu’il y avait des problèmes de financement.

L’interprétation ainsi suggérée, aux termes de laquelle le Président Juvénal Habyarimana aurait acquiescé à la demande de la France sans la mettre en application, est confirmée par les propos tenus par M. Patrick Pruvot, alors Chef de la Mission de Coopération au Rwanda, lors de son audition. Interrogé par M. Pierre Brana, il a déclaré " ne pas avoir eu à connaître directement " de ce problème, aucune demande du Gouvernement rwandais n’ayant été formulée en ce sens. Il a ajouté, confirmant ainsi l’inaction du Gouvernement rwandais, que " la Mission de Coopération n’avait pas eu à connaître directement de cette décision de changer les cartes d’identité, sauf si la France avait souhaité accorder une aide qui, très probablement d’ailleurs, aurait été une aide budgétaire. "

Cette politique du Président Juvénal Habyarimana est singulièrement éclairée par l’audition de M. Marcel Debarge, ancien Ministre de la Coopération. En effet, celui-ci a déclaré que le Gouvernement rwandais lui avait fait part de son intention " d’établir une nouvelle carte d’identité nationale ne faisant plus apparaître de mention ethnique et de solliciter éventuellement pour cela la coopération française " et qu’il avait répondu que " c’était effectivement une mesure positive " et que son département " portait sur ce projet un préjugé favorable. " Il a indiqué qu’à sa connaissance, " ce projet n’avait pas été suivi d’effet. "

Or, l’échange ainsi relaté par M. Marcel Debarge a eu lieu pendant la visite qu’il a faite au Rwanda, en mai 1992, un an et demi après celle de M. Jacques Pelletier.

Il apparaît donc très clairement que les pouvoirs publics rwandais n’ont jamais entrepris de mettre en œuvre une mesure qui leur était pourtant réclamée par le Gouvernement français. Ceci fut d’autant plus facile que, comme il n’était pas nécessaire de recourir à des entreprises françaises pour imprimer de nouvelles cartes, les diplomates français ne pouvaient avoir aucun contrôle sur l’exécution effective des opérations.

M. Georges Martres, Ambassadeur de France au Rwanda de 1989 à 1991, a déclaré, lors de son audition, que le " projet de changement de carte était bien connu, puisqu’il suscitait des réactions. (...) L’annonce de suppression avait provoqué une grande émotion dans les campagnes, car les populations craignaient de ne plus savoir qui était Tutsi ou qui était Hutu ". Il a ajouté que les " préfets avaient dû organiser des campagnes d’information, d’où il ressortait que la suppression de cette mention n’empêchait pas de savoir qui était Tutsi et qui était Hutu ".

Il est à noter, ce qui peut surprendre, que la question de la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité n’a pas été traitée dans les accords d’Arusha.

La mise en place du pluripartisme et la nouvelle Constitution

Si, sur la question des cartes d’identité, le pouvoir pouvait compter sur l’opposition spontanée des campagnes hutues, tel ne fut pas le cas en ce qui concerne l’ouverture politique. Le Président finit en effet par s’y résoudre sous l’effet des critiques de plus en plus fortes adressées au régime et relatives à sa gestion du pays et à sa capacité à le défendre. En quelques mois, l’ensemble des forces politiques mises sous le boisseau depuis 1973 ont repris forme et sont réapparues au grand jour.

L’opposition au MRND avait gardé en mémoire les assassinats de 1988 et 1989. De plus, l’article 7 de la Constitution sur l’Etat monopartiste restait en vigueur. Les premiers pas de la reconstitution furent donc clandestins. Pendant l’hiver 1990-1991, se succédèrent ainsi contacts et réunions, en même temps que des pressions pour la libération des prisonniers d’octobre 1990.

Cette forme de pression, assortie de la nécessité de donner des gages de crédibilité à la déclaration du 11 novembre 1990, amena le Président Juvénal Habyarimana à remanier son Gouvernement. Le 4 février 1991, le Ministre de la Justice, M. Theoneste Mujyanama, membre intransigeant du MRND, céda la place au plus consensuel Sylvestre Nsanzimana, ancien Secrétaire général-adjoint de l’OUA et ancien Ministre d’Etat sous la Première République. Le nouveau Ministre entreprit de libérer l’ensemble des internés d’octobre, ce qui lui aliéna les " durs " du parti. Après la conclusion du cessez-le-feu de N’Sele, au Zaïre -il ne sera pas respecté- 5 000 civils tutsis furent ainsi libérés.

A partir de mars 1991, les opposants se jugèrent suffisamment forts pour commencer à agir au grand jour. Il faut dire que le FPR venait de porter un nouveau coup au régime. Le 23 janvier 1991, il avait en effet réussi à effectuer un raid sur Ruhengeri.

Pour le régime, cette opération était un désastre. Le FPR réussit à tenir la ville toute la journée. La prison de Ruhengeri était la plus grande du pays et les principaux prisonniers politiques du pays y étaient détenus : le FPR les libéra tous, y compris des opposants internes au MRND, qu’il enrôla en son sein. Il s’empara également d’une forte quantité d’équipement militaire. Enfin, il put faire la preuve de l’incapacité du régime à assurer la protection du peuple hutu et la préservation des acquis de la révolution de 1959.

Comme après l’offensive d’octobre, des massacres interethniques furent perpétrés immédiatement dans les provinces. Cette fois-ci, ce furent les bourgmestres, c’est-à-dire les maires (les maires sont nommés et non élus au Rwanda) dont celui de la commune de Kinigi, M. Thaddée Gasana, qui emmenèrent leurs administrés au meurtre de plusieurs dizaines de Bagogwe, une communauté ancienne de pasteurs tutsis, nomades et pauvres. Les massacres s’étendirent jusqu’en mars en préfecture de Ruhengeri et Gisenyi et des assassinats sporadiques eurent lieu jusqu’en juin. Il faut noter que la législation sur les déplacements permettait aux autorités d’interdire aux victimes potentielles de quitter la région. On estime que ces massacres ont causé entre 300 et 1 000 morts environ.

L’attaque du FPR contribua cependant aussi à renforcer la légitimité de l’opposition hutue. Le 15 mars 1991, un groupe de 237 opposants décide de sortir de la clandestinité et de publier un " Appel pour la renaissance du Mouvement démocratique républicain (MDR) ", l’ancien parti au pouvoir, sous le nom de PARMEHUTU, puis de MDR-PARMEHUTU, pendant la Première République. Dès lors, la force du mouvement est telle qu’il ne faudra qu’un peu plus de trois mois pour que le pluripartisme se mette en place. L’annonce de la recréation du MDR est suivie de celle de la constitution d’un Parti social démocrate (PSD), d’un parti libéral (PL), ainsi que d’un Parti démocrate chrétien (PDC), qui tente courageusement de s’affirmer malgré le soutien continu de l’Eglise au régime.

Prenant acte de la situation, le 28 avril 1991, le MRND tient un congrès extraordinaire et modifie ses statuts pour s’adapter au pluripartisme. Le 10 juin, une nouvelle Constitution autorisant le pluripartisme est adoptée par le Conseil national de développement (le Parlement) et, une semaine plus tard, le 18 juin, la loi sur le fonctionnement des partis est promulguée.

Entre le 1er et le 31 juillet, les quatre nouveaux partis tiennent leur congrès constitutif et se font enregistrer au ministère de l’Intérieur, ainsi que le MRND rénové, qui, le 5 juillet, décide de s’appeler désormais Mouvement révolutionnaire national pour le développement et la démocratie (MRNDD).

Avec la redynamisation de la vie politique, une presse d’opinion s’est aussi développée. M. Gérard Prunier la présente ainsi : " " Kamarampaka " (c’est le nom donné au référendum du 25 septembre 1961, qui a mené à l’indépendance) est l’organe du MRND(D), avec sa publication jumelle, plus militante, " Interahamwe ". " La Nation " et " Isibo " (" En avant ! "), animés par le très compétent Sixbert Musamgamfura, sont les titres français et kinyarwanda qui défendent la tendance Twagiramungu du MDR. " Le Soleil " est le journal du PSD. " Rwanda Rushya " (" Nouveau Rwanda "), publié par André Kameya, est ouvertement pour le FPR. " Le Libéral " prend position pour le parti du même nom ; et, nés un peu plus tard que les autres, " Paix et Démocratie ", puis " Umurangi " se battent pour les différentes factions anti-Twagiramungu au sein du MDR ".


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr