Le 1er octobre 1990, alors que les Présidents Yoweri Museveni et Juvénal Habyarimana se sont rendus à New York pour assister à une conférence organisée par l’UNICEF sur les problèmes de l’enfance dans les pays du tiers-monde, une centaine d’hommes armés en provenance de l’Ouganda attaquent le poste de Kagitumba, sur la frontière nord-est rwando-ougandaise. Ces premières troupes, vite renforcées par de nombreux réfugiés rwandais, bien que ne disposant ni d’artillerie lourde ni de véhicules blindés, montrent par leurs premiers succès qu’elles sont bien armées et organisées. L’effet de surprise aidant, elles parviennent assez facilement jusqu’à Gabiro, à 90 kilomètres de Kigali. Mais les autorités rwandaises se ressaisissent et, dès le 3 octobre après-midi, font intervenir des hélicoptères Gazelle armés qui détruisent les véhicules et camions d’un convoi logistique des assaillants au sud de Kagitumba. A compter du 5 octobre, le front se stabilise.

A l’évidence, manquant de munitions et de carburants, ces troupes n’étaient pas préparées à une guerre conventionnelle de longue durée et avaient parié sur une victoire rapide, comptant, à tort, sur un soutien massif de la population. La mort de leur chef, le Général Fred Rwigyema, le deuxième jour de l’offensive, suivie par celle de deux de ses principaux lieutenants, et surtout les contre-attaques meurtrières menées par l’armée rwandaise les contraignirent bientôt à se réfugier dans le parc national de l’Akagera, puis dans la zone des Virunga, la zone des volcans, où ils ne pouvaient que très difficilement être poursuivis, et à partir de laquelle ils menèrent des actions de guérilla pour contrôler une partie du territoire rwandais.

Ces hommes appartenaient en quasi totalité au Front patriotique rwandais, le FPR, dont les membres s’étaient surnommés eux-mêmes les " Inkotanyi " (ceux qui vont jusqu’au bout).

Présentation du FPR

Le FPR a été créé formellement en décembre 1987 en Ouganda. Il succède à l’ancien Rwandese Alliance for National Unity (RANU), le premier mouvement politique à avoir posé ouvertement la question du droit au retour des réfugiés ; ce parti était lui-même issu de la Rwandese Refugees Wefare Fundation créée en juin 1979 pour venir en aide aux réfugiés rwandais. La création du FPR correspond à une volonté de modernisation des thèmes et de l’action politiques. L’appellation de " front " avait pour objectif d’atténuer l’aspect de mouvement ethnique tutsi qui était jusqu’alors attaché au RANU. Le FPR cherche pour ce faire à rallier tous les opposants, tutsis ou hutus, au régime du Président Juvénal Habyarimana. C’est ainsi que M. Pasteur Bizimungu, l’actuel Président de la République rwandaise, le Colonel Alexis Kanyarengwe qui avait participé au coup d’Etat de 1973 ayant permis à Juvénal Habyarimana d’accéder au pouvoir ou encore M. Theoneste Lizinde, ancien chef de la sécurité, tous trois Hutus, rejoindront les rangs du FPR.

Le FPR, qui se donne pour mission " la libération du peuple rwandais de l’ignorance, de la pauvreté et de la dictature en vue de réaliser lui-même son épanouissement " (article 6 de ses statuts), est influencé à ses débuts par les thèses marxisantes dont se réclame le nouveau régime de Kampala. Partisan d’une " démocratie multi-ethnique " et s’opposant au " régime corrompu et tribaliste " d’Habyarimana, le FPR réussit à fédérer toute une variété de tendances, des communistes aux monarchistes, autour d’un programme en huit points qui constitue la charte du mouvement : la restauration de l’unité nationale ; l’édification d’une véritable démocratie ; la mise en place d’un système économique basé sur les ressources nationales ; la lutte contre la corruption, la mauvaise gestion de la chose publique et le détournement des fonds publics ; la sauvegarde de la sécurité des personnes et de leurs biens ; le règlement définitif des causes du problème des réfugiés ; le bien être social des masses ; la réorientation de la politique extérieure du Rwanda.

Les principaux chefs du FPR, MM. Fred Rwigyema et Paul Kagame, sont des anciens compagnons d’armes de M. Yoweri Museveni dans la guérilla qu’il a menée contre le régime du Président Milton Obote (décembre 1980-juillet 1985) puis celui éphémère de Tito Okello (juillet-1985-janvier 1986). M. Fred Rwigyema notamment faisait partie des 27 compagnons d’armes qui, le 6 février 1981, attaquèrent un poste de police dans le Luwero, au nord-ouest de Kampala, une attaque considérée comme l’acte de naissance de la lutte armée lancée par M. Yoweri Museveni pour la conquête du pouvoir. Lors de la victoire, en 1986, les Banyarwanda -c’est ainsi que sont appelées les populations de réfugiés du Rwanda- représentaient jusqu’à 20 % de la National Resistance Army. La décision du Président Milton Obote en 1982 de chasser d’Ouganda plus de 50 000 Banyarwanda, soupçonnés d’aider la guérilla, avait convaincu ces derniers, qui ne savaient plus où aller car le Rwanda refusait de les accueillir, de s’engager massivement aux côtés de M. Yoweri Museveni. Certains d’entre eux avaient déjà dans l’idée -cela été confirmé aux rapporteurs par M. Charles Murigande, l’actuel Secrétaire général du FPR- de profiter de ces circonstances pour acquérir une formation militaire qui pourrait par la suite être utilisée pour leur retour armé au Rwanda.

Au lendemain de la victoire de M. Yoweri Museveni, ainsi que l’indique M. Gérard Prunier(51), les militants du FPR entreprirent un noyautage systématique de certains services de l’armée ougandaise, notamment du service informatique et de la sécurité militaire. M. Fred Rwigyema fut promu chef d’Etat-major, c’est à dire le numéro deux de l’armée ougandaise puis devint vice-Ministre de la Défense alors que M. Paul Kagame était nommé directeur adjoint des services de renseignements. M. Yoweri Museveni s’est appuyé à nouveau sur les Banyarwanda en août 1986, six mois après son accession au pouvoir, pour mater une rébellion qui avait éclaté dans le nord puis l’est du pays.

L’attitude du Président Yoweri Museveni à l’égard de ses alliés banyarwanda n’est pas dénuée d’ambiguïtés. Certes, son soutien leur est acquis non seulement parce qu’il est issu de l’ethnie hima(52) considérée comme proche des Tutsis mais encore parce qu’il considère qu’il a contracté une dette morale vis à vis d’eux en raison de leur aide dans sa conquête du pouvoir. Il doit faire face cependant aux critiques des Ougandais de souche, en particulier la population ougandaise, qui l’accuse ainsi que l’a rappelé M. François Descoueyte, Ambassadeur de France en Ouganda de décembre 1993 à décembre 1997, " d’être manipulé par cette minorité tutsie rwandaise agissante ". Cette campagne dirigée contre la trop grande importance des réfugiés rwandais trouve un écho au Parlement. M. Charles Murigande a évoqué devant les rapporteurs le souvenir d’un débat où un orateur a appelé les Banyarwanda à modérer leurs ambitions en les comparant à des chiens accompagnant leur maître à la chasse et qui, même s’ils ont tué le gibier, doivent savoir se contenter des os, le chasseur se réservant la chair. Les Banyarwanda étaient tout à la fois enviés en raison de leur réussite dans l’armée et l’administration, et méprisés en tant qu’étrangers expulsés de leurs pays. Cette attitude incitait les Banyarwanda à considérer que la seule solution pour mettre fin à leur condition d’exilés était le retour dans leur pays : le Rwanda.

Les Banyarwanda se sont sentis de plus en plus menacés en Ouganda, d’autant que le Président Yoweri Museveni a été contraint de prendre des mesures symboliques pour faire taire les critiques comme celle de limoger M. Fred Rwigyema de ses fonctions de vice-Ministre de la Défense en novembre 1989 et envoyer M. Paul Kagame aux Etats-Unis pour y suivre une formation militaire.

Les débats se sont faits plus vifs à l’intérieur du FPR entre partisans d’une solution négociée et ceux qui souhaitaient le recours à la force armée. L’hypothèse de la guerre, a expliqué M. Charles Murigande, aux rapporteurs de la Mission, était considérée comme " l’option Z ", c’est-à-dire l’option à n’utiliser qu’en dernier recours, en cas d’échec des négociations. C’est cette option pourtant qui, sous l’influence de M. Fred Rwigyema, va finalement être retenue.

La présence de M. Paul Kagame aux Etats-Unis, pour suivre une formation militaire, au début de l’attaque du FPR - il ne rentre en Ouganda que le 14 octobre, pour prendre le commandement d’une armée sérieusement ébranlée par la mort de Fred Rwigyema- a suscité certaines interrogations sur l’aide accordée aux Etats-Unis à ce mouvement. M. Herman Cohen, conseiller pour les affaires africaines du Secrétaire d’Etat américain aux affaires étrangères d’avril 1989 à avril 1993, a affirmé devant la Mission que " les Etats-Unis n’apportaient aucune aide au FPR. Une douzaine d’officiers membres du FPR avaient suivi des cours aux Etats-Unis, mais c’était dans le cadre de la coopération militaire des Etats-Unis avec l’Ouganda ". Cette version a été confirmée lors du passage des rapporteurs à Washington, par M. Vincent Kern du Pentagone qui affichait cependant sur son bureau une photo de lui-même avec le Major Paul Kagame. M. Jacques Dewatre, directeur de la DGSE, entendu par la Mission, a estimé quant à lui qu’il n’y avait pas eu d’appui militaire américain aux réfugiés tutsis rwandais, mais seulement une aide indirecte par l’intermédiaire de l’Ouganda. M. Charles Murigande a précisé qu’il n’avait pas été très facile pour le FPR de se faire recevoir par l’administration américaine et que les premiers contacts officiels s’étaient tenus en mars 1991 au niveau modeste d’un " desk-officer ". Ce n’est, selon lui, qu’à partir de juin 1992 que les relations entre le FPR et les Etats-Unis sont devenus plus faciles.

Le FPR recevait un soutien financier actif tant des Tutsis de l’intérieur que des communautés rwandaises du Burundi, du Zaïre et de Tanzanie ou encore de la diaspora installée aux Etats-Unis, au Canada ou en Europe. M. Henri Rethoré, ancien Ambassadeur de France à Kinshasa, a confirmé à la Mission que si la communauté tutsie installée au Zaïre ne pouvait avoir aucune activité politique, elle cotisait en revanche fortement au FPR.

M. Marcel Causse, ancien Ambassadeur de France à Bujumbura, a rappelé que " le Président Juvénal Habyarimana, lors de l’attaque du FPR, en octobre 1990, avait accusé le Burundi d’apporter une aide importante aux rebelles tutsis venus d’Ouganda et avait même réussi à en convaincre le Gouvernement français ".

Guerre civile ou attaque étrangère ?

Le débat pour savoir si l’attaque du FPR du 1er octobre 1990 doit être considérée comme un élément d’une guerre civile ou une attaque extérieure n’est pas sans incidence politique et diplomatique. Le Président Juvénal Habyarimana l’avait bien compris, qui a très vite présenté cette attaque comme la résultante d’un complot de quelques Tutsis ougandais, décidés à conquérir le pouvoir à des fins purement ethniques et personnelles sous la bannière médiatique de la défense de l’unité nationale.

Quel fut le rôle de l’Ouganda dans la préparation de l’attaque ? La force qui a attaqué le Rwanda, le 1er octobre, était composée de soldats appartenant à la NRA et de nombreux civils venus des camps de réfugiés du sud-ouest de l’Ouganda. Les armes saisies sur le champ de bataille du côté du FPR étaient toutes d’origine soviétique ou chinoise, en provenance des stocks de l’armée ougandaise. Cela n’est pas suffisant toutefois pour affirmer que le Président Yoweri Museveni connaissait la date et l’heure de l’attaque. Qu’il n’ait rien fait pour l’empêcher est une évidence. Les motifs qui l’y poussaient ont déjà été évoqués : peut-être ses origines familiales, sûrement l’ancienne fraternité d’armes durant la guérilla. Mais aussi, comme l’a souligné le Préfet Jacques Dewatre, cette aide de l’Ouganda répondait également à deux objectifs, favoriser indirectement la déstabilisation du Président Juvénal Habyarimana, dont le régime était critiqué par Kampala et qui refusait le retour des réfugiés, écarter les Rwandais tutsis, dont la présence constante, croissante au sein de l’appareil d’Etat ougandais suscitait le mécontentement des Ougandais de souche.

Selon les déclarations faites au rapporteur Pierre Brana par M. Amama Mbabazi, actuel Secrétaire d’Etat ougandais à la coopération régionale et ancien directeur général à la Défense, des informations, imprécises toutefois, avaient été communiquées au Gouvernement sur ce qui se préparait mais la date de l’attaque a été néanmoins une surprise, le FPR ayant profité de l’absence simultanée des deux présidents. Les mouvements de troupes vers la frontière n’avaient pas suscité, selon M. Amama Mbabazi, d’interrogations particulières, les soldats FPR affirmant qu’ils étaient justifiés par la préparation de la fête nationale du 9 octobre.

Le Gouvernement ougandais avait annoncé le 4 octobre qu’aucune assistance ne serait accordée au FPR et que les soldats qui reviendraient en Ouganda seraient arrêtés et poursuivis. Lors de son retour à Kampala le 10 octobre 1990, le Président Yoweri Museveni, qui n’avait pas jugé la situation suffisamment importante pour interrompre son voyage, a condamné officiellement cette attaque en déclarant que les Banyarwanda avaient abusé de l’hospitalité ougandaise tout en appelant le Rwanda à prendre des mesures pour régler le problème de ces réfugiés. Cette condamnation apparaît plus comme une concession aux pressions diplomatiques que l’expression d’une indignation réelle.

De fait, lorsque le rapporteur Pierre Brana a demandé à M. Kahinda Otafiire, actuel secrétaire d’Etat aux collectivités locales et ancien directeur général de la sécurité extérieure, si l’Ouganda s’était opposée à toute aide en armes au FPR, celui-ci s’est contenté de sourire. Le préfet Jacques Dewatre a confirmé le soutien logistique de l’Ouganda en faveur des forces du FPR qui ont continué à utiliser entre 1990 et 1994 un certain nombre de camps d’entraînement et de bases opérationnelles ougandais. Les personnes en charge de cette aide logistique auraient été selon la DGSE, le Général Salim Saleh, demi-frère de Yoweri Museveni, et le capitaine Bisangwa, conseiller du Chef de l’Etat pour les problèmes de sécurité. M. Jacques Dewatre a estimé probable une aide de la Libye au FPR pendant cette période, sans que la DGSE en ait obtenu les preuves.

En somme, si l’on doit admettre qu’en droit pur un réfugié qui prend les armes pour exercer son " droit absolu et intangible au retour " se met lui-même en dehors de la convention de Genève sur les réfugiés et perd en conséquence son statut de réfugié, cette question doit avant tout être considérée dans sa dimension politique. Dans cette optique, il apparaît que le retour armé des réfugiés du 1er octobre relève bien d’un épisode de la guerre civile rwandaise plutôt que d’un conflit entre deux Etats.

Du côté rwandais, le Président Juvénal Habyarimana était-il informé de l’imminence d’une telle attaque ? Pour certains, cela est fort probable. Confronté à des difficultés internes, le Président Juvénal Habyarimana aurait trouvé dans cette offensive une occasion de faire diversion dans les esprits et une justification pour procéder dans le pays à des arrestations en masse des Tutsis. Un télégramme de l’Ambassadeur de France à Kigali daté du 27 octobre 1990 fait référence à cette situation, qu’il juge excessive, ce qui lui fait dire " l’éloignement de la menace militaire devrait inciter les autorités rwandaises à régler le plus vite possible le problème de nombreuses personnes qui sont détenues comme suspectes, très souvent pour la seule raison de leur appartenance à l’ethnie tutsie ". Il apparaît donc clairement, dès cette première offensive du 1er octobre 1990, que la population tutsie du l’intérieur fait immédiatement l’objet de " représailles " en cas de conflit entre le Gouvernement rwandais et le FPR.

La fausse attaque du 4 octobre 1990

Vis-à-vis de l’extérieur, le Président Juvénal Habyarimana, rentré d’urgence dans la nuit du 3 au 4 octobre à Kigali, qualifie l’incursion du FPR d’agression extérieure susceptible de fonder sa demande d’aide et d’assistance à ses alliés étrangers et notamment la France. Il apparaîtrait aujourd’hui qu’il n’a pas hésité à mettre en scène une attaque de la capitale par le FPR dans la nuit du 4 au 5 octobre en exagérant la menace résultant de coups de feu et d’échange de tirs qui eurent lieu cette nuit-là dans Kigali.

Dans un télégramme établi quelques mois plus tard, le 12 mars 1991, l’Ambassadeur de France s’interroge : " le Président du FPR soutient la thèse selon laquelle la fusillade du 4 octobre 1990 à Kigali aurait été entièrement et unilatéralement provoquée par le Gouvernement rwandais afin de justifier une répression massive de l’opposition intérieure. Comment expliquer, dans ces conditions que le 5 octobre 1990, le "centre de commandement des rebelles" ait fait passer à notre ambassade à Bujumbura un message selon lequel la pause observée ce jour-là à Kigali n’était qu’une trêve décidée par le Général Fred Rwigyema pour permettre à la France et à la Belgique d’évacuer leurs ressortissants ? "

Interrogé sur ce point lors de son audition devant la Mission, l’Ambassadeur Georges Martres a reconnu que compte tenu de ces injonctions (c’est-à-dire l’ultimatum du FPR accordant 48 heures aux troupes françaises pour quitter le Rwanda) " il avait vraiment cru à de violents combats et à une attaque du FPR contre les soldats français. Pourtant, à l’époque, il s’est avéré qu’il n’y avait pas de contact à Kigali entre l’armée française et celle du FPR. Le représentant du FPR pour l’Europe, M. Bihozagara, a confirmé dans un entretien à Paris le 13 janvier 1992, que le parti tutsi rwandais n’avait jamais envoyé de messages et que ceux-ci devaient provenir des Tutsis du Burundi et non du FPR, d’autant que Fred Rwigyema venait d’être tué le 2 octobre. Il s’agit donc d’une double intoxication ".

Néanmoins, cette mise en scène de la chute imminente de Kigali n’a pas convaincu les autorités françaises d’apporter au Président Juvénal Habyarimana toute l’aide en armement et munitions qu’il demandait mais la situation a été jugée suffisamment risquée pour les ressortissants français pour justifier le 4 octobre le déclenchement de l’opération Noroît.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr