La commission a d’abord examiné l’attitude du général Dallaire. C’est lui et M. Booh Booh qui ont pris la décision de protéger la Première ministre Mme Agathe Uwilingiyimana au moyen d’une escorte. Et c’est également le général Dallaire qui bien qu’au courant des difficultés auxquelles le groupe Lotin était confronté n’a rien entreprit pour intervenir.

La commission a donc examiné dans quelle mesure le général Dallaire et ses collaborateurs avaient connaissance des gros risques liés à la mission d’escorte du 7 avril. La commission a aussi examiné ce que le général Dallaire savait exactement de la situation dans laquelle se trouvaient le lieutenant Lotin et ses hommes. Pourquoi le général Dallaire n’a-t-il pris aucune initiative ?

Quelles étaient les circonstances dans lesquelles le général Dallaire a pris la décision d’envoyer une escorte le 7 avril ?

Tant le général Dallaire que le colonel Marchal confirment que la décision de protéger la Première ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana et d’assurer la sécurité dans la zone de radio Rwanda pour lui permettre ainsi d’adresser, à 5 h 30 du matin, un message d’apaisement au peuple, a été prise dans la nuit du 6 au 7 avril (563b).

Son témoignage écrit devant l’auditorat général de la Cour militaire révèle que lorsqu’il a pris cette décision, le général Dallaire était parfaitement au courant ou, du moins, aurait parfaitement pu être au courant des risques sérieux inhérents à cette mission. Il savait ou il aurait en tout cas pu savoir dès le départ que l’armée rwandaise, ou du moins, une partie de celle-ci, sous la direction du colonel Bagosora, s’opposerait violemment à cette initiative. C’est ce que révèlent notamment les passages suivants des témoignages du général Dallaire et du colonel Marchal :

À la réunion de crise du 6 avril, qui a débuté au quartier général des Forces armées rwandaises juste après que l’avion présidentiel eut été abattu, il est apparu que le colonel Bagosora prenait les rênes en mains. Il occupait " la position d’autorité ". Ceci se serait confirmé par la suite au cours de toutes les réunions auxquelles il a participé le 7 avril : " C’était vraiment le colonel Bagosora qui commandait. " (564b)

Au cours de cette réunion de crise, il est apparu que, d’emblée, le colonel Bagosora était opposé à l’initiative visant à faire prendre la parole à la Première ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, sur radio Rwanda : " Le colonel Bagosora était catégoriquement opposé, toutefois, à l’idée que le Premier Ministre parle à la radio, car, dit-il, elle n’avait aucune crédibilité auprès de la nation et son gouvernement n’avait aucune unanimité pour résoudre les problèmes " (565b).

Après la réunion de crise à 23 h 30 également, au cours d’une réunion distincte avec le général Dallaire et le représentant spécial des Nations unies, M. Booh-Booh, le colonel Bagosora a continué à s’opposer opiniâtrement à cette initiative : " ... Le colonel Bagosora refusa de manière inflexible. Le RSSG informa téléphoniquement les ambassadeurs des États-Unis, de Belgique et de France de l’évolution de la situation et programma une réunion avec le colonel Bagosora ". Cette réunion, dont l’objectif était clairement de convaincre le colonel Bagosora de ne plus s’opposer à cette initiative, devait se poursuivre le jour suivant à 9 heures du matin (566b). Cette réunion n’aura cependant jamais lieu.

Vers 2 heures du matin, une fois sa réunion avec M. Booh-Booh et le colonel Bagosora terminée et après avoir convenu de se revoir à 9 heures, le général Dallaire donne malgré tout au colonel Marchal l’ordre de protéger et d’accompagner la Première ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana à radio Rwanda, pour qu’elle puisse adresser un message à la nation (567b).

Le général de brigade Leonidas Rusatira fait allusion au fait que les militaires avaient l’intention d’écarter la Première ministre : " C’est à la sortie de cette réunion que Bagosora aurait déclaré à Booh Booh que le gouvernement était discrédité et que les militaires avaient l’intention de renvoyer Agathe Uwilingiyimana. À la réunion du matin du 7 avril, j’ai rencontré beaucoup d’hostilité de la part de certains officiers lorsque j’ai déconseillé le recours à un coup d’état militaire. Ils avaient déjà pris la décision de faire partir la Première ministre. Vivante ? Je ne sais pas. " (568b)

Ce matin-là encore, après une conversation avec la Première ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, le général Dallaire doit constater que son initiative n’a aucune chance de réussir : " PM Agathe indicated that she could not contact any of the MRND ministers and the other ministers were indicating they feared for their lives. I tried Radio Rwanda and RTLM, but was unsuccessful in arranging for the PM to go to those radio stations. The personnel at the radio stations were either vehemently against her speaking (RTLM) or fearful of providing help. " (569b)

Tous ces faits montrent très clairement que le général Dallaire savait ou aurait pu savoir que les Casques bleus belges allaient être confrontés à de sérieuses difficultés dans l’exercice de leur mission. D’ailleurs, le colonel Marchal, comme il l’a reconnu lors d’une de ses auditions, était lui aussi informé de l’opposition du colonel Bagosora. Dès le début, il ne pouvait donc plus y avoir aucun doute quant au danger inhérent à l’opération qui avait été confiée au groupe Lotin. Il était clair que l’on pouvait s’attendre à une résistance sérieuse d’une partie de l’armée au moins.

Le général Dallaire était-il informé de la situation dans laquelle se trouvait le groupe Lotin ?

Le général Dallaire affirme qu’il n’était pas informé de la situation dans laquelle se trouvait le groupe Lotin : " I was not aware that Lt. Lotin or the Belgian peacekeepers had been involved in a firefight or had been captured at the PM’s house. The KIBAT personnel operated on a different radio system and were not on the UNAMIR Force level radio net. The interface in the communications systems was at Kigali Sector HQ. I do not recall any specific radio transmissions or reports regarding Lt. Lotin and his Section at that time " (570b).

Cependant, le colonel Marchal affirme que peu après 9 h 08, il a pu joindre le général Dallaire ou, du moins, quelqu’un de son état-major et l’a informé des problèmes auxquels le groupe Lotin était confronté. Il demande s’il pouvait intervenir auprès des autorités rwandaises, vu qu’une nouvelle réunion de crise était prévue avec ces mêmes autorités au cours de la matinée. Dans le même temps, un compte rendu est envoyé à la Force à la suite de l’appel du Colonel Dewez signalant que le groupe Lotin est retenu et maltraité (571b). À 10 h 30, quand circule la nouvelle selon laquelle des Casques bleus ont été assassinés, le colonel Marchal contacte à nouveau l’état-major du général Dallaire et a en ligne, par le Motorola, le capitaine Van Putten. Le colonel Marchal ne savait pas que, ce jour-là, le capitaine Van Putten n’accompagnait pas le général Dallaire après 10h30, bien qu’il ajoute que le général Dallaire était joignable jour et nuit, notamment par le biais du major Maggen ou du capitaine Van Putten, qu’on pouvait contacter en permanence par Motorola (572b).

Quoi qu’il en soit, la commission constate que même si l’affirmation du général Dallaire, selon laquelle il n’aurait pas été informé du sort du groupe Lotin, est exacte, il y avait de sérieux problèmes de communication et de graves lacunes dans le fonctionnement du quartier général de la force de l’Onu. Il est inacceptable que malgré toutes les informations alarmantes qui ont été envoyées par le colonel Marchal, le général Dallaire n’ait pas été informé de la situation dans laquelle se trouvait le lieutenant Lotin et ses hommes.

D’ailleurs, la commission constate également une contradiction entre les déclarations du général Dallaire et celles du colonel Marchal en ce qui concerne le moment où ils ont été informés de l’assassinat des Casques bleus belges. Le général Dallaire déclare ce qui suit : " during the early afternoon we received over the radio a report from Col. Marchal that 13 Belgians at Camp Kigali had been killed but it was not confirmed " (573b). Selon le colonel Marchal, au contraire, l’assistant militaire du général Dallaire l’a averti après 12h, que selon l’agence Reuter, des Casques bleus auraient été assassinés au camp Kigali (574b).

Qu’est-ce qui empêchait le général Dallaire de prendre une initiative ?

La commission constate que le général Dallaire n’a rien entrepris, ou du moins, pas grand-chose, pour venir en aide au groupe Lotin, même lorsqu’il a disposé d’indications claires selon lesquelles les Casques bleus belges se trouvaient en danger de mort. Cependant, il y avait suffisamment d’indices et il y avait également suffisamment de possibilités d’intervenir :

Lorsque, vers 11 h, le général Dallaire passe devant le camp Kigali, il voit des Casques bleus belges allongés sur le sol. " While driving by the entrance to Camp Kigali, I caught to my right side a brief glimpse of what I thought were a couple of soldiers in Belgian uniforms on the ground in the Camp, approximately 60 metres. I did not know whether they were dead or injured ; however, I remember the shock of realizing that we now had taken casualties. I ordered the RGF officer to stop the car. The officer refused, saying the troops in Camp Kigali were out of control and it was not safe for even RGF officers to go into the Camp. " (575b).

Quelques instants plus tard, lorsqu’il arrive à l’École supérieure militaire, où il doit participer à une réunion d’officiers de l’armée et de la gendarmerie rwandaise, il est interpellé à l’extérieur par un observateur togolais de l’Onu qui l’informe de ce qui se passe au camp Kigali. " The Togolese UNMO approached me in a nervous and excited manner and spoke to me as discretely as he could under the circomstances. To the best of my recollection he spoke of a number of Belgian peacekeepers being held at Camp Kigali and that they were being abused or beaten up. I told the Togolese and Ghanian soldiers to wait for me there as they seemed relatively safe with our escort officer. ". (576b)

Après la rencontre avec l’observateur togolais de l’Onu, le général Dallaire assiste à la réunion qui se termine vers 12 heures, sans évoquer le sort des Casques bleus belges. Lorsqu’il quitte l’École supérieure militaire, il négocie à propos de la libération de l’observateur togolais des Nations unies et des Casques bleus ghanéens qui ont été fait prisonniers en même temps que l’observateur togolais. Ensuite, il se rend au ministère de la Défense avec une escorte de l’armée rwandaise. À plusieurs reprises, il demande au colonel Bagosora l’autorisation de se rendre au camp Kigali, ce que ce dernier refuse toutefois catégoriquement. " Colonel Bagosora indicated that the situation in the camp was out of control and that the Belgians had fired on RGF soldiers. However, Colonel Bagosora stated he was going to secure the camp and obtain their release. I remember him briefing a senior officer accordingly at some time that afternoon. I kept pushing Colonel Bagosora to allow me to go to Camp Kigali to see the Belgians which was repeatedly and adamantly refused "(577b) .

Quoi qu’il en soit, pour la commission, l’attitude du général Dallaire soulève une série de questions. Pourquoi le général Dallaire n’a-t-il pas informé immédiatement le colonel Marchal de ce qu’il avait constaté lui même et de ce que l’observateur togolais des Nations unies lui avait appris ? Le général Dallaire voulait-il ainsi éviter coûte que coûte que les militaires belges interviennent ? Pourquoi le général Dallaire n’a-t-il pas insisté davantage pour s’arrêter lorsqu’il est passé devant le camp Kigali ? Pourquoi n’a-t-il pas parlé des Casques bleus au cours de la réunion à l’École supérieure militaire ? Pourquoi, après la réunion à cette même école, n’a-t-il pas été s’informer de la situation au camp Kigali ? Pourquoi n’a-t-il pas envoyé d’éclaireurs ? Pourquoi a-t-il tenté tout l’après-midi, sans résultat, d’obtenir l’autorisation du colonel Bagosora alors qu’il était clair que les Casques bleus belges avaient été tués ?

Bien que le colonel Marchal refuse de juger ou de condamner l’attitude du général Dallaire, la commission estime que le lieutenant Lecomte avait sans doute eu raison de déclarer devant la commission que le général Dallaire avait d’autres priorités et d’autres soucis que les Belges. Cette opinion est partagée par des affaires belges de KIBAT. Le colonel Marchal a déclaré : " Pour lui, l’essentiel était le succès de la mission. S’il a réagi de cette façon, c’est pour maintenir le calme dans la ville. Pour moi, les hommes ont été sacrifiés afin de ne pas rendre la situation encore plus explosive qu’elle ne l’était. " (578b)

Du reste, le général Dallaire confirme lui-même : " Precipitous action in the context of the tense and uncertain security environment in Kigali that morning could have been the spark which would have ignited a wider conflict. This would have placed UNAMIR in an adversarial role. This situation could have provided a possible excuse for the RPF to both punch out of its CND compound, and to move through the DMZ to ostensibly come to the rescue of UNAMIR (that sort of offer was in fact made to me by general Kagame that afternoon). " (579b) " Had either colonel Marchal or Lt. Col. Dewez requested authority form me to conduct an assault on Camp Kigali to rescue the detained group under the conditions of that time, my response would have been an outright refusal for such an armed intervention. The only solution reasonably available to us at that time was to continue to negotiate as a neutral force. " (580b)


Source : Sénat de Belgique