On constate des séquences très nettes dans le déroulement du génocide, à partir de l’attentat contre l’avion présidentiel.

Premièrement, " presque immédiatement (c’est-à-dire le soir même) après le crash de l’avion commença un assassinat sélectif d’hommes politiques de l’opposition, dont la plupart étaient des Hutus appartenant à des partis opposés au parti au pouvoir. L’acte le plus apparent fut l’assassinat du Premier ministre, Agathe Uwilingiyimana, ainsi que de 10 soldats belges des Nations unies qui avaient été chargés de sa protection. Le président du tribunal constitutionnel et le ministre de l’Information constituaient d’autres cibles éminentes immédiates. La direction de chaque parti de l’opposition fut frappée de la même manière (African Rights, 1994).

Le second groupe-cible des assassinats, une fois que les dirigeants politiques eurent été tués, fut constitué par des civils dissidents, hutus comme tutsis. Ceux-ci comprenaient des journalistes, des activistes des droits de l’homme, des représentants d’organisations non gouvernementales et des fonctionnaires. African Rights répertorie à titre d’exemple, en citant leur nom et leur fonction, 27 journalistes dont l’assassinat avait été signalé immédiatement après le 6 avril.

Faisant suite à cette élimination de l’opposition, le massacre généralisé de Tutsis commença. Celui-ci est documenté par African Rights, 1994, préfecture par préfecture, avec des rapports particuliers traitant d’attaques menées contre des femmes et des enfants, des églises, des hôpitaux, etc. Le réalisme et l’horreur des récits des témoins interviewés ne connaissent pas de limite. Bien qu’un certain nombre de personnes aient tenté d’aider les victimes de massacres, la plupart de la population semble avoir participé aux massacres, que ce soit de son plein gré, sous la menace ou sous la contrainte.

Les premières cibles étaient les garçons et les hommes tutsis. Même les plus petits garçons ne furent pas épargnés. Les hommes et les femmes tutsis instruits étaient particulièrement exposés, et l’université fut " purifiée " (African Rights, 1994). Le viol était largement utilisé. Il y a de nombreux rapports de femmes qui avaient été à la fois torturées et violées, tandis que d’autres, qui avaient été blessées, avaient été également violées. Les enfants ne furent pas épargnés, et de nombreux enfants tutsis furent assassinés, d’autres mutilés, conservant des séquelles physiques et psychologiques pour le reste de leur vie.

Les assassinats furent exécutés avec une cruauté extraordinaire. Des personnes furent brûlées vivantes, d’autres jetées mortes ou vives dans les fosses septiques et souvent contraintes à tuer leurs amis ou parents. Les survivants furent pourchassés dans tout le pays, même dans les hôpitaux et les églises. Certains des pires massacres furent dirigés contre des personnes qui cherchaient refuge dans des églises " (9c).

En ce qui concerne le rôle des Églises, Madame Alison Desforges s’est exprimée en réponse à des interrogations de la Commission.

" Le Rwanda est un pays essentiellement catholique. Avant le génocide, l’Église avait aussi ses divisions ethniques avec plutôt des Hutus dans le haut de la hiérarchie et de nombreux Tutsi dans le bas clergé. L’archevêque de Kigali était proche du président Habyarimana et de son épouse à tel point que de nombreuses blagues circulaient sur les liens entre ces trois personnes. L’archevêque avait été membre d’ailleurs du Comité Central du MNRD jusqu’à ce que ses supérieurs dans l’Église, lui demandent de démissionner.

Avant le génocide, des prêtres et des évêques ont certes tenté de jouer un rôle de médiateur dans les conflits. Certains ont constitué des comités pour la non-violence. L’abbé Sibomana, rédacteur en chef d’un grand journal, a été un admirable défenseur des droits de l’Homme. Le rôle du nonce aspostolique a également été positif car il a soutenu les associations de défense des droits de l’Homme rwandaises et internationales avant le génocide.

Quand les tueries ont commencé, les églises catholique et protestante, n’ont pas joué le rôle moral attendu d’institutions qui s’érigent en conscience de l’humanité.

Des prêtres ont relayé les annonces des autorités. Ils ont organisé des réunions préliminaires aux tueries. Des religieux ont participé à des tueries mais, dans chaque cas, il est essentiel de recueillir des preuves avant de condamner.

Il n’en reste pas moins qu’en tant qu’institutions, les églises ont failli. Elles n’ont même pas parlé à voix haute alors qu’il aurait fallu crier. " (10c).

Le Père Theunis déclare lors de son audition :

" quand on parle de l’Église, il faut savoir de qui l’on parle. Est-ce que l’Église, c’est la hiérarchie, est-ce que l’Église, ce sont les chrétiens, est-ce que l’Église, ce sont les cadres, c’est-à-dire les prêtres, les religieux, les religieuses ? Souvent, quand on nous pose des questions, on confond ces différents niveaux et on ne sait pas exactement de quelle Église on parle.

La hiérarchie, je pense aussi qu’il ne faut jamais globaliser. Dans l’article que j’ai écrit sur l’Église rwandaise pendant et après les événements, j’ai bien noté qu’il y avait une division au sein de l’Église. Cette division était très ancienne dans l’Église, et cette division est encore actuelle, c’est-à-dire que, même dans la hiérarchie, il n’y a jamais sauf pour les choses fondamentales de points communs. Cela veut dire que, ce qui est écrit dans l’article, c’est que certains évêques étaient en fait trop inféodés au régime Habyarimana.

Moi-même, je n’ai jamais eu peur et j’ai eu des difficultés avec Mgr Vincent Ntsegiumva. (...) Ce qui veut dire qu’il avait lui, un lien d’amitié personnelle avec le président Habyarimana, qui était très ambigu pour son rôle d’archevêque de Kigali.

Et cela, je l’ai écrit : " il y a toujours eu collusion, et c’est un des défauts du mode d’évangélisation que nous avons eu au Rwanda ; il y a plusieurs défauts dans le mode d’évangélisation au Rwanda, mais un des défauts a été la trop grande proximité de l’Église qui était une institution puissante, avec les instances politiques.

Il y avait d’autres évêques qui avaient aussi une proximité ; pour eux je ne parlerais peut-être pas nécessairement d’inféodation. Mais il y a des évêques qui avaient toujours gardé leurs distances vis-à-vis du régime. " (11c).

Au sujet du rôle politique des Pères blancs, il poursuit :

" ... le mot " politique " lui-même, pour moi, est à entendre à deux niveaux très différents. Parce qu’il y a " la politique ", et l’Église fait toujours de la politique, et il y a une autre politique " politicienne ", une politique de partis, dans laquelle on nous demande, dans les textes officiels de l’Église, de ne pas entrer.

Puisque vous me parlez du rôle de l’Église, puisque le rôle de l’Église est pour moi essentiellement un rôle prophétique, un rôle de formation des hommes, de leur conscience, il est évident que nous avons un rôle de formation politique. Du moins je suis de ceux qui pensent et nous avons fait au Rwanda un certain nombre de brochures sur les questions politiques, sur le multipartisme, sur la démocratie, sur les élections, sur le rôle des partis politiques, etc...

Et cela fait partie aussi de notre mission. Nous sommes aussi au service des plus pauvres, des défavorisés, des rejetés, nous avons aussi un rôle de défense de ceux qui sont souvent rejetés par la société. Nous avons un rôle d’initiative : c’est l’Église qui, dans beaucoup de pays, a commencé l’éducation pour tout le monde, ou les soins de santé pour tout le monde, ou des services sociaux de tout genre pour tout le monde : l’humanitaire, les soins palliatifs, que sais-je...

Donc, nous avons un rôle, et je pense qu’en cela nous sommes fidèles à l’Évangile, de recherche de la vérité. L’Évangile nous dit que " Seule la vérité nous rendra libres ". Et si moi-même, j’ai choisi d’être professeur et puis d’être dans les médias, c’est parce que je pense que ce rôle de recherche de la vérité est essentiel à la société humaine, mais fait partie du rôle de l’Église premièrement, comme la recherche scientifique, philosophique, théologique, etc...

Que, de même, la recherche de la paix, de la justice, de la prévention des conflits sont du domaine essentiel aujourd’hui. Si d’ailleurs j’ai accepté de venir témoigner ici, c’est bien dans ce rôle-là, parce que le rôle de la Commission, il me semble, est un rôle de recherche de la vérité. Mais normalement, je pense, vous devez préparer des dossiers à remettre à la Justice, parce qu’il y a des Rwandais vivant en Belgique qui doivent être jugés par la Justice belge, et surtout qu’il y a un rôle majeur pour la prévention des conflits que ce soit en Afrique centrale ou ailleurs . Aujourd’hui, au Rwanda, nous sommes dans une situation très critique. Il n’est pas impossible que dans les jours prochains des choses se passent. Il est évident que le rôle d’une commission comme celle-ci soit de faire quelque chose, ou de pousser les partis politiques ou le gouvernement à faire quelque chose. Au Burundi pays dont on parle peu , il y a actuellement la guerre civile, qui peut dégénérer de plus en plus. On sait tout le drame des réfugiés au Zaïre. La démission qui a eu lieu au Rwanda a entraîné la démission vis-à-vis des réfugiés en Afrique centrale, au Zaïre. Donc nous avons des choses inadmissibles pour nous chrétiens ! " (12c).

Quant à M. Prunier, il écrit :

" Were there any bystanders ? The bystanders were mostly the churches. Although, as we will see, there were admirable acts of courage among ordinary Christians, the church hierarchies were at best useless and at worst accomplices in the genocide. And the first to be appalled by this attitude were those priests who had supported human rights as a modern incarnation of Christian values and who found themselves betrayed. As two of them declared to a French journalist :

" Why did not the Bishops react ? They made a few vague speeches but had no prophetic commitment. If they had spoken out, the massacres might have stopped. (...) Most of the priest who were killed were those who had defended human rights (...) Only two bishops (out of nine) spoke out clearly, those of Kibungo and Kabgayi. The Bishop of Rwankeri even dared to ask the Christians to support the (interim) government. " (13c).

As a baffled foreign observer remarked after visiting Kirambo parish near Cyangugu after the massacres had ended : " There was not the slightest trace of collective guilt among the Christian clergy. " (14c). Worse, the church placed itself in an advantageous moral position, simply because, like every other institution, social body or profession in Rwanda, it had paid heavily in the genocide (15c).

There were few cases of priests being killed trying to defend their charges. Foreign priests were spared, but Tutsi and liberal Hutu priests were killed like their counterparts in the general population and, despite some courageous exceptions, most of the Hutu priests looked the other way. This situation was of course the result of the many years of close association between the Hutu republic and the Catholic church. This attitude had political consequences, even abroad, since the Christian Democratic International took an ambiguous attitude towards the RFP and never got around to an open condemnation of the Hutu extremists. (16c).

As for the Protestant Churches, although their association with the regime did not have the historical depth of the Roman Catholics ", their attitude was little better. But at least there was an admission of guilt at a higher hierarchical level. In the courageous words of the Revd Roger Bowen, " Anglican Church leaders were too closely aligned with the Habyarimana government. The Archbishop spoke openly in support of the President and his party. (...) The ethnic issue also ran deep within the churches and all the Anglican diocesan bishops were Hutu. " (17c).

The result of this violence is that there is now a " church in exile " in Nairobi whose bishops staunchly refuse to denounce the genocide (18c) and which is rejected by the Tutsi " returnees " from Uganda and Burundi now flocking to Rwanda.

In the Catholic Church, the extreme point of bad faith was reached by the twenty-nine priests who on 2 August 1994 wrote a collective letter to the Pope in which they denied any Hutu responsibility for the genocide and attributed it to the RFP, denouncing the idea of an international tribunal to investigate crimes against humanity and defending the FAR.

Although written about the Protestant Churches, the Revd Jorg Zimmerman’s words could apply to all Christian denominations : " What I witnessed was a sort of collective psychological repression phenomenon. Rwanda has to be re-evangelised and quite differently if we do not want such carnages to come back regularly. But unfortunately, the minds are not ripe yet. " (19c).


Source : Sénat de Belgique