C’est dans les pays d’Europe du Nord que l’exigence d’une éthique dans le comportement des compagnies pétrolières a été la plus forte. La Shell en a fait les frais et s’est efforcée de redresser son image.

A) LES DEBOIRES DE LA SHELL ET L’EFFICACITE DES CAMPAGNES DE BOYCOTT DANS L’OPINION PUBLIQUE

A deux reprises la Shell fut victime de campagne de boycott qui se sont révélées extrêmement dommageables pour son image et ses intérêts.

 L’affaire de la plate-forme Brent Spar

Le boycott de Shell a eu pour point de départ la décision du gouvernement britannique d’autoriser la compagnie à couler au nord de l’océan Atlantique, près des côtes écossaises, une plate-forme pétrolière, au printemps 1995. Shell fut accusée par Greenpeace de polluer la Mer du Nord par l’immersion de cette plate-forme pétrolière, contenant de fortes doses de polluants. L’ONG estimait qu’il convenait de procéder à son démantèlement à terre. Elle orchestra une campagne de boycott d’une rare efficacité.

La contestation débuta par les protestations de Greenpeace en Allemagne puis dans d’autres pays, considérant que Shell avait des responsabilités à assumer et qu’une telle décision pouvait entraîner de graves risques écologiques. Malgré les arguments de la compagnie qui soulignaient qu’une telle mesure était techniquement la plus efficace pour éviter les dangers relatifs aux produits toxiques ou radioactifs contenus sur la plate-forme, Greenpeace Allemagne décréta le boycott de la compagnie, demandant à la population de ne plus se fournir chez Shell tant que la décision n’aurait pas été annulée. Cette décision était stupéfiante pour la Shell qui estimait peu acceptable le boycott dirigé contre ses succursales allemandes car la décision concernant la plate-forme avait été prise en Grande-Bretagne.

La plate-forme Brent Spar fut occupée par les militants de Greenpeace qui firent appel aux autorités britanniques pour obliger la Shell à abandonner son projet d’immersion en mer. Dans un premier temps les autorités britanniques refusèrent d’intervenir mais la campagne de Greenpeace prit de l’ampleur. Les accusations de Greenpeace relayés par d’autres ONG frappèrent une opinion publique choquée qu’une compagnie pétrolière puisse polluer impunément la mer du Nord. Shell fit figure d’empoisonneur et une campagne efficace de boycott la frappa durement. Elle perdit jusqu’à 50 % de sa clientèle en Allemagne et au Royaume-Uni. Le coquillage, emblème de Shell, était devenu le symbole à éviter pour tout consommateur soucieux du respect de l’environnement. Devant l’ampleur de la protestation, le gouvernement britannique demanda à Shell de démanteler la plate-forme Brent Spar à terre. Affaiblie par le boycott et finalement critiquée par le gouvernement britannique, la compagnie finit par céder après trois mois de lutte avec Greenpeace.

La plate-forme fut démontée alors que Greenpeace s’était largement trompée sur le volume de carburant restant encore dans la plate-forme. L’ONG a d’ailleurs présenté ses excuses à Shell dans une lettre publique : "Nous nous sommes rendu compte, voilà quelques jours, que les échantillons ont été prélevés dans les pipes conduisant aux réservoirs et non dans les réservoirs eux-mêmes."

M. Bruno Rebelle, directeur de Greenpeace France, a précisé à ce sujet que :"la polémique de Greenpeace sur Brent Spar est née d’une erreur de communication sur la nature et la quantité de polluants restant dans la plate-forme ; mais la validité de la question posée demeurait malgré l’erreur commise : pourquoi laisser cela aux générations futures ? Greenpeace a gagné sur le principe de l’immersion. Faire pression en Europe et aux Etats-Unis sur des compagnies qui ont un comportement désastreux est possible."

M. Hugues du Rouret, président directeur général du groupe Shell en France a reconnu "qu’après les incidents de Brent Spar, la décision d’organiser une transparence des activités de production au niveau mondial a toujours été respectée. De plus, Shell a le souci de procéder aux adaptations nécessaires nécessitées par l’évolution de la réglementation. Les grèves importantes de transporteurs en Europe, au début des années quatre-vingt dix, qui ont débouché sur une amélioration de leurs conditions de travail, ont entraîné la remise à niveau de la Charte Shell et la dénonciation de certains contrats avec les sociétés qui ont refusé de l’appliquer."

Jouant de malchance, la Shell s’est retrouvée la même année au cœur d’une polémique sur son rôle au Nigeria à la suite de l’exécution de l’écrivain défenseur de la cause du peuple Ogoni, Ken Saro Wiwa, décidée par la dictature militaire sanglante du Général Abacha.

 Les déboires de Shell au Nigeria

Human Rights Watch a longuement enquêté sur les effets pervers de la présence des compagnies pétrolières au Nigeria dans un rapport publié au début de l’année 1999.

Le Delta du Niger est depuis une dizaine d’années le théâtre de graves affrontements entre les habitants et les forces de sécurité du Gouvernement nigérian, qui se sont soldés par des exécutions extrajudiciaires, des détentions arbitraires et des restrictions draconiennes des libertés d’expression, d’association et syndicales. Ces violations des droits civils et politiques ont surtout fait suite à des protestations dirigées contre les activités des entreprises multinationales qui exploitent le pétrole nigérian.
A la mort, en juin 1998, de l’ancien chef de la Junte militaire, le général Abacha, des élections présidentielles ont été organisées dans un cadre civil. Le général Obasanjo a été élu. La terrible répression infligée au peuple nigérian s’est considérablement assouplie mais la situation reste explosive dans le delta en raison des effets conjugués de la pollution liée à l’exploitation du pétrole et de la crise économique qui frappe durement cette zone où accidents et incidents graves sont d’une rare fréquence.

Shell fut la compagnie pétrolière qui attira le plus l’attention internationale, et ce pour trois raisons : tout d’abord, principal et plus ancien producteur du Nigeria, Shell domine le secteur depuis le début de l’exploitation du pétrole et a joui longtemps d’une situation dominante et de relations privilégiées avec le Gouvernement ; elle dispose surtout d’installations terrestres importantes, situées à proximité de zones habitées et donc exposées aux protestations locales. Elle a en conséquence été la cible principale de la campagne du Mouvement pour la Survie du peuple Ogoni (MOSOP), qui l’accusa de complicité dans le génocide présumé de ce peuple.

Furieux des injustices imputées aux compagnies pétrolières, un nombre croissant d’habitants des régions pétrolifères ont protesté contre l’exploitation de ce qu’ils considèrent comme "leur pétrole", bien que, selon la Constitution, le pétrole appartienne à l’Etat fédéral. Ils ont également protesté contre l’absence de retombées positives pour les collectivités locales ou de compensation pour les dégâts causés à leurs terres ou à leurs moyens d’existence à partir de 1990. En 1993, Shell fut contrainte d’interrompre la production dans l’Ogoniland suite à des manifestations massives dans ses installations et affirma que son personnel avait été menacé. Les stations d’extraction y sont toujours fermées, bien que des oléoducs en activité traversent encore la région. Voyant dans toute menace contre la production pétrolière une atteinte à l’ensemble du système politique en place, le Gouvernement fédéral répondit par la violence et la répression aux prestations du MOSOP. La Rivers State Security Task Force, un groupe militaire constitué pour mettre fin aux manifestations organisées par le MOSOP, arrêta ou brutalisa des milliers d’Ogonis. Des centaines d’autres furent victimes d’exécutions sommaires en l’espace de quelques années. En 1994, l’écrivain Ken Saro-Wiwa, dirigeant charismatique du MOSOP et plusieurs autres personnes furent arrêtés pour le meurtre de quatre chefs traditionnels dans l’Ogoniland. Le 10 novembre 1995, Ken Saro-Wiwa et huit autres militants du MOSOP furent pendus par le gouvernement fédéral à la suite d’un procès inique. Aucune preuve ne permettait d’établir la participation des inculpés à ce quadruple meurtre. Il fut reproché à la Compagnie Shell sa présence dans la zone et sa passivité lors du procès. La plupart des défenseurs de la cause ogoni considèrent que la Shell avait en fait la possibilité d’exercer des pressions efficaces sur le régime dictatorial en place et qu’elle n’a pas réagi.

Lorsque la crise ogoni atteignit son paroxysme, Shell fut régulièrement accusée de collaborer avec l’armée, même après l’arrêt de la production dans les stations d’extraction de l’Ogoniland en janvier 1993. Des enquêtes réalisées par des journalistes révélèrent en 1996 que Shell avait peu de temps auparavant négocié l’importation d’armes destinées à la police nigériane. En janvier 1996, en réaction à ces accusations, Shell admit avoir dans le passé importé des armes de poing pour le compte des forces de police nigérianes. Ces armes étaient destinées aux policiers surnuméraires détachés auprès de Shell pour protéger les installations de l’entreprise (et d’autres compagnies pétrolières) contre la criminalité.

En Europe du Nord, les églises chrétiennes et les ONG se mobilisèrent après la mort de Ken Saro Wiwa pour dénoncer la collusion entre les compagnies pétrolières et la dictature du Général Abacha. La Shell fut la principale accusée et de nouveau des campagnes de boycott pesèrent sur son chiffre d’affaires. La compagnie fut donc amenée à changer de stratégie. Actuellement elle se situe selon la plupart des ONG, parmi celles dont l’attitude est la plus ouverte ou plutôt la moins fermée au respect des normes éthiques.

Ainsi, Human Rights Watch souligne-t-elle dans le rapport précité que depuis que "ses intérêts au Nigeria ont focalisé l’attention internationale en 1995, le groupe Royal Dutch/Shell a entrepris un réexamen approfondi de son attitude à l’égard des communautés locales et des questions liées aux droits de l’Homme et au développement durable. Aucune autre compagnie pétrolière active au Nigeria n’a, selon les informations de Human Rights Watch, entrepris une telle démarche pour réviser ses politiques et pratiques".

Dans ces deux affaires il est clair que la pression des ONG conjuguée à des campagnes de boycott efficaces ont conduit, plus sûrement que les interventions des Etats, une multinationale à réviser sa stratégie.

Les effets de ces campagnes sont particulièrement perceptibles dans les réponses de M. Richard Newton, Directeur pour l’Europe du Groupe BP et M. Robin Aram, Responsable des affaires extérieures de Shell International lors de leur audition par la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des Communes en mai 1998. On y remarque ainsi le rôle important du Foreign Office.

"Le Président de la Commission : "Où se trouve le lien principal entre vos entreprises et le ministère des Affaires étrangères ? Serait-ce le Bureau chargé de la politique des droits de l’Homme ?"
M. Robin Aram : "Pour notre société, c’est le Bureau chargé de la politique des droits de l’Homme pour les problèmes de politique et, ensuite, les secrétariats particuliers s’occupant de pays particuliers pour ce qui touche aux intérêts spécifiques du pays."
Le Président :"Quelle est la fréquence de vos contacts avec le ministère des Affaires étrangères sur des questions de droits de l’Homme ?"
M. Richard Newton : "Le nombre des conversations que nous avons eues avec le Bureau chargé des droits de l’Homme a certainement augmenté, ce qui nous satisfait, mais, comme la société Shell, nous avons aussi des conversations régulières avec les secrétariats des pays dans lesquels nous exerçons nos activités et les droits de l’Homme sont aussi souvent un sujet de conversation lorsque c’est opportun."
Le Président : "Vous contactent-ils ou bien attendent-ils que vous les contactiez ?"
M. Richard Newton : "Je pense que cela marche dans les deux sens, comme il se doit. Nous restons en contact étroit."

Il ressort du rapport de la Chambre des Communes que le ministère des Affaires étrangères britannique est fréquemment consulté sur les questions éthiques par les entreprises britanniques et que ce phénomène est relativement récent puisque lié à l’arrivée du gouvernement travailliste au pouvoir en 1997. En effet, celui-ci a annoncé qu’il mènerait une politique active dans le domaine des droits de l’Homme. M. Robin Cook, ministre des Affaires étrangères britannique, s’est exprimé à de nombreuses reprises sur ce thème. La démarche entreprise par la Chambre des Communes s’inscrit dans cette logique. Dans son rapport précité, elle s’informe des conditions dans lesquelles les multinationales interrogées appliquent les normes éthiques défendues par le gouvernement, et vérifie par là même le fonctionnement du bureau des droits de l’Homme du ministère des Affaires étrangères, structure qui n’a pas d’équivalent en France et qui paraît très utile.

B) L’APPEL AU BOYCOTT DE TOTALFINA EN BELGIQUE

Un collectif d’associations, d’ONG auquel des professeurs d’université et des étudiants participent, dénommé Action Petrol en Birmanie (ABC) a lancé en mai dernier un boycott contre TotalFina en Belgique : "Soutenez la démocratie. Pas de plein chez Total." La Confédération internationale des Syndicats libres (CISL) s’est associée à cette opération. Les automobilistes belges sont appelés à boycotter les stations TotalFina. L’appel au boycott est argumenté. La CISL rappelle effectivement que "La commission d’enquête du Bureau International du Travail a condamné le recours massif au travail forcé en Birmanie et conclu à la responsabilité pénale individuelle des membres de la junte. Ils sont susceptibles d’être accusés de crimes contre l’humanité. Les personnes ou compagnies qui travaillent avec la Junte pourraient être un jour accusées de complicité, par exemple devant la future Cour pénale internationale."

Pour l’instant cet appel au boycott semble ne pas avoir eu les effets escomptés. "Le Soir" a pourtant rendu compte de l’information en soulignant qu’une telle démarche possible en Belgique était difficilement envisageable en France. En effet, en France celui qui appelle au boycott peut être poursuivi en justice et condamné à payer des dommages et intérêts élevés. Aussi ne s’y risque-t-on pas (voir infra). Les effets de cet appel au boycott ne semblent pas probants. Peut-être que contrairement au boycott de la Shell, les relais médiatiques ont été trop insuffisants pour créer un mouvement d’opinion.

L’émergence des ONG sur la scène internationale et la prise de conscience de leur pouvoir de nuisance tant par les Etats que par les multinationales contribuent à changer la donne. Certaines compagnies s’efforcent d’entretenir un dialogue avec les ONG. Les compagnies françaises semblent en retrait par rapport à ce mouvement, ce qui pourrait se révéler à terme contre productif. La quatrième compagnie pétrolière mondiale fera-t-elle longtemps l’économie de cette réflexion ?


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr