La mission qui s’est rendue au Cameroun et au Tchad du 7 au 13 février a entendu de nombreuses critiques sur les effets pervers de la présence d’Elf dans le consortium créé pour la construction du projet d’oléoduc Tchad-Cameroun (voir infra). Pour les experts comme les ONG, Elf et la France se confondent en Afrique. La privatisation de la compagnie n’a pas encore altéré cette symbiose. Nul n’ignore que la France entretient d’excellentes relations avec le Tchad, où le dispositif Epervier est stationné. Personne ne nie que les liens entre la France et le Cameroun sont étroits et que le Président Biya, dont l’un des proches conseillers est M. Yvan Onmes, ancien ambassadeur de France, est un grand ami de notre pays. Il maintient le Cameroun dans la sphère francophone, ce qui aux yeux des autorités françaises n’a pas de prix. Il est de notoriété publique que le Tchad comme le Cameroun ne sont pas des modèles de démocratie, de bonne gouvernance et de respect des normes éthiques et environnementales.

Le Tchad connaît depuis des décennies une succession de coups d’Etat militaires et des troubles récurrents dans le Sud du pays où le pétrole sera exploité. Le délabrement et la pauvreté du pays frappent les visiteurs. Le Cameroun quant à lui est miné par la corruption, son économie est en crise et le niveau de vie de ses habitants en chute libre. Il bat le triste record des pays les plus corrompus du monde et où les affaires sont les plus difficiles à réaliser.

Aussi le projet d’oléoduc entre ces deux pays a-t-il soulevé bien des questions et des objections. Le financement de la Banque mondiale en faisant un cas d’école (voir supra). Les conditions de l’entrée d’Elf dans le consortium créé à l’origine par Exxon, la Shell et Chevron ont fait l’objet de déclarations contradictoires car à l’origine, Elf n’était pas partie prenante dans ce projet.

Le projet initial de tracé de l’oléoduc partait des champs pétrolifères de Doba vers le port Camerounais de Limbé bien équipé mais situé en zone anglophone, ce qui aurait déplu au Président Biya.

Des accusations précises sur l’entrée et le rôle d’Elf dans le consortium ont été portées par M. Ngarlejy Yorongar, seul et unique député de l’opposition tchadienne. Il fut, au mépris de son immunité parlementaire, emprisonné pour s’être insurgé contre les risques sociaux et environnementaux que ce projet faisait courir aux habitants de la région de Doba. Il fustigeait les conditions d’indemnisation de ces populations et dénonçait par avance les risques de spoliation qui pesaient sur elles. Voici son argumentation.

Il a rappelé que "c’était sous la présidence de Tombalbaye que le dossier du pétrole avait été ouvert au Tchad, Elf avait fait des prospections entre les années cinquante et soixante et dit n’avoir rien trouvé. Tombalbaye fut peu satisfait de la réponse d’Elf et fit appel à la Conoco. Celle-ci rendit publiques ses recherches en 1974. Trois gisements avaient été découverts : Sédigui, Bongor, et le bassin de Doba. Depuis cette découverte et jusqu’à l’arrivée de M. Idriss Déby au pouvoir, les chefs d’Etat tchadiens qui se sont succédé (Tombalbaye, le Général Malloum, MM. Goukouni et Habré) ont refusé catégoriquement l’entrée d’Elf dans le consortium."

Il a précisé comment Elf avait décidé de soutenir M. Idriss Deby : "En 1990, M. Yorongar, qui soutenait M. Déby entré en rébellion, a été témoin des pressions exercées par la France notamment le refoulement de M. Déby hors de France alors qu’il avait obtenu un visa. Après que ce dernier ait été refoulé à Bonn en Allemagne, Elf a pris contact avec lui pour lui proposer un marché. C’est aux Pays-Bas que fut passé ce marché qui consistait pour Elf à fournir des moyens financiers et humains à la rébellion dirigée par M. Déby. En échange de cette aide, celui-ci, une fois au pouvoir, ferait entrer Elf dans le consortium. A son arrivée au pouvoir, le 1er décembre 1990, M. Déby a éjecté Chevron du consortium pour faire place à Elf."

Il a soutenu "qu’une fois au sein du consortium, Elf avait provoqué des désordres. Elle obtint la déviation de l’oléoduc qui initialement devait aboutir dans le port pétrolier de Limbé dans la zone anglophone du Cameroun, vers Kribi en territoire francophone. Cette déviation vers Kribi, plage touristique connue comme étant l’une des plus belles au monde, entraîne un surcoût que le Tchad devra supporter. Il faut rappeler que Kribi qui se trouve au sud du Cameroun est en pleine forêt, zone d’habitation des Pygmées alors que Limbé est au nord de Kribi."

Les explications de M. Mongo Beti écrivain camerounais, rejoignent celles de M. Ngarlejy Yorongar. Selon lui :"Même si Elf n’est pas l’opérateur principal du projet d’oléoduc, son influence est importante car Exxon étant une société américaine, elle considère qu’une société française connaît mieux le terrain. Le débouché de l’oléoduc a fait l’objet d’un débat. On pensait tout d’abord qu’il devait être à Limbé, port déjà équipé mais l’ethnie Béti s’est battue pour qu’il passe par Kribi, ce qui est une mauvaise solution selon des écologistes américains. Kribi est un site touristique et la présence d’un oléoduc le saccagera. Les habitants de la région considèrent que ce changement est une décision politique et que les luttes ethniques ont été attisées par Elf. La position d’Exxon est compliquée et selon lui, cette compagnie laisse Elf décider."

La mission a constaté sur place que le site de Kribi était superbe et malgré les précautions prises, la présence d’un terminal pétrolier dans ce site soulève des inquiétudes liées à la multiplication du trafic de pétroliers.

Selon Mme Annick Jeantet, chargée de mission d’Agir Ici : "L’implication d’Elf dans le projet pétrolier est avant tout liée aux intérêts politico-stratégiques de la France. En 1978, le consortium américano-britannique composé d’Exxon, Chevron et Shell, entreprend une prospection pétrolière au sud du Tchad qui révèle des réserves importantes. Si l’ancien Président Hissene Habré avait choisi d’avantager les Américains, leur octroyant la majeure partie des concessions pétrolières, le Président Idriss Déby, au pouvoir depuis 1990, a préféré remercier ses amis français."

A l’appui de ses propos elle a cité la fameuse interview de M. Loïc Le Floch-Prigent à l’Express : "Mon rôle en Afrique est, entre autres, de s’intéresser à la présence française au Tchad et au Cameroun. C’est la raison pour laquelle Elf entre dans le consortium pétrolier tchadien à la place de Chevron. Mon rôle est de persuader les Américains, discrètement, de traverser la partie francophone du Cameroun." Elle a également évoqué une analyse de la Lettre du Continent du 9 février 1995 : "les militaires français voient dans le tracé de l’oléoduc une formidable voie d’accès au sud du Tchad en cas de crise. Si Limbé (en zone anglophone) avait été choisi, l’axe aurait longé la frontière nigériane ce qui aurait rendu les mouvements militaires français plus difficiles."

M. Jean-François Bayart, directeur du CERI a une interprétation plus complexe de l’entrée d’Elf dans le consortium : "Le ministère des Affaires étrangères n’a jamais pu instrumentaliser Elf sur le Nigeria. Par contre, au Tchad, Elf ne souhaitait pas s’implanter. Or, le Président Idriss Déby a convaincu l’Elysée d’imposer une prise de participation d’Elf dans le consortium pétrolier opérant au Tchad. Elf faisait ainsi une mauvaise manière à son partenaire américain, sans croire à la richesse du gisement de Doba."

M. Philippe Jaffré a nié farouchement cette interprétation souhaitant démontrer l’indépendance d’Elf : "Elf n’a pas été forcée d’entrer dans le consortium et à aller au Tchad. Depuis trente ans, la recherche au Tchad était infructueuse et les prospecteurs s’y sont succédé jusqu’au succès d’Exxon. A l’occasion de la sortie d’un des associés, qui ne souhaitait pas rester, Elf a racheté 20 % des parts et n’a pas de raison d’être mécontente. La présence d’Elf ne vise pas à soutenir l’armée française pour éviter les Libyens comme certains l’affirment, ce n’est pas la manière dont Elf travaille."

L’entrée d’Elf dans le consortium garde un certain mystère. La mission n’a pu, là encore, cerner clairement le processus de décision qui a amené la France à soutenir cette entrée. Il semblerait que l’Ambassade de France au Tchad ait joué un rôle important dans cette opération. Comme l’indiquait M. Ngarlejy Yorongar, Chevron avait décidé de vendre ses parts dans le consortium pour déployer ses activités vers la CEI, les autorités françaises ont signalé cette perspective à Elf. Mais Exxon opérateur au sein du consortium, voulut faire jouer son droit de préemption et a menacé le Tchad d’intenter une action judiciaire devant le Tribunal international de commerce. Le gouvernement tchadien a hésité mais a été convaincu par les autorités françaises.

Toutefois la mission d’information n’ayant pas obtenu communication des télégrammes demandés à ce sujet, elle ne peut que souligner une fois encore le manque de transparence du processus de décision et s’étonner du goût du secret qui paraît animer les responsables des décisions dès qu’il s’agit d’Elf et de l’Afrique.

S’agissant des intérêts pétroliers et de l’Afrique la multiplicité et l’opacité des pôles de décisions (cellule africaine de l’Elysée, ministère des Affaires étrangères, secrétariat d’Etat à la Coopération) rend tout contrôle parlementaire aléatoire et soulève bien des interrogations.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr