1. Un conflit en voie de règlement : le statut juridique de la Mer Caspienne

La situation géographique dans laquelle se trouvent les États d’Asie centrale est à l’origine de deux difficultés majeures : l’absence de débouché sur la mer et un contexte géopolitique complexe dont le conflit relatif au statut de la Caspienne est la manifestation la plus évidente (Annexe 10).

1.1. Dimension et fondements de l’histoire

L’effondrement de l’URSS et l’apparition de trois nouveaux États riverains (Azerbaïdjan, Kazakhstan et Turkménistan), en plus de la Russie et de l’Iran, ont propulsé sur le devant de la scène politique la question du statut juridique de la Mer Caspienne. Jusque là, ce statut avait été réglé par les traités passés entre l’Empire Russe et l’Empire Perse, - traités de Gulistan (1813) et de Turkmentchaï (1828) -, complétés par des conventions soviéto-iraniennes, en 1921 et en 1940.

A ce jour, le statut de la Mer Caspienne intéresse principalement les cinq États riverains que sont la Russie, l’Iran, le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan et le Turkménistan. La base juridique du statut de la Mer Caspienne est définie par le traité soviéto-iranien de 1926 qui mettait fin aux conditions imposées par la Russie impériale, maîtresse absolue de la mer depuis le début du XVIIIème siècle et qui avait concédé un droit de navigation aux bateaux marchands perses en 1828 (traité du Turkmantcha). Le traité de 1926 autorisait en effet les Iraniens à posséder désormais leur propre flotte et à naviguer sous leur propre pavillon. Il faisait de la Caspienne une mer exploitée en commun et à égalité par les deux riverains, l’URSS et l’Iran. Confirmant cet accord, le traité soviéto-iranien de 1940 définissait la Caspienne comme une " mer soviétique et iranienne ".

1.2. Thèses et forces en présence : lac frontalier, mer fermée ou mer ouverte

Les nouvelles souverainetés et la confirmation des importantes réserves de pétrole offshore ont désormais posé la question du statut juridique de la Mer Caspienne en matière de droit international. Trois options sont possibles : statut de lac frontalier, mer fermée ou mer ouverte. Ces trois options ne concernent pas tant la navigation que le problème fondamental du partage des fonds marins en vue de leur mise en valeur.

1.2.1 Statut de lac frontalier

La Russie s’est fondée tout d’abord sur l’existence des traités antérieurs pour défendre le principe d’une exploitation commune de la Caspienne, sans aucune restriction qu’une zone côtière réservée aux États riverains. Elle considère que le droit international de la mer, qui implique la délimitation d’eaux territoriales exclusives, ne s’applique pas à la Caspienne dans la mesure où cette réserve d’eau continentale ne possède pas d’accès direct à un océan ou à une mer ouverte. Soutenant que la Caspienne est un lac, elle rejette également l’application de la convention internationale de 1982 qui prévoit le partage des mers fermées entre pays riverains. La déclaration d’Almaty de décembre 1991 créant la CEI, par laquelle " les États membres de la CEI garantissent (...) les engagements internationaux pris par l’ex-URSS " implique enfin, du point de vue russe, le respect du statut hérité des accords soviéto-iraniens jusqu’à ce qu’un nouvel accord soit signé par les cinq partis concernés ou qu’un régime de coopération soit instauré.

Les discussions multilatérales qui ont eu lieu depuis 1992 n’ont, jusqu’en 1997, abouti à aucune entente, notamment du fait de l’opposition de l’Azerbaïdjan à la conclusion d’un traité de coopération régionale en 1994 et un accord de pêche maintenant le statut antérieur en 1995. Soutenue par l’Iran dans son projet de création d’un forum de coopération régionale sur la base d’une exploitation égale et commune de toutes les ressources de la Caspienne, la Russie défendait donc le principe appliqué aux lacs, qui garantit une zone de souveraineté limitée aux eaux côtières, le reste étant considéré comme bien commun. Cette thèse favorise la Russie et l’Iran qui possèdent les " petits côtés " du rectangle Caspien et ceux dont les réserves en hydrocarbures paraissent les plus réduites.

1.2.2 Statut de mer fermée

Le statut de mer fermée permet un partage des fonds entre les cinq riverains sur la base du statu quo actuel. Ce schéma est celui défendu par la Russie et l’Iran qui possèdent un littoral Caspien réduit et sans grandes réserves pétrolières. Son application permettrait à ces deux pays de bénéficier " en commun " des réserves des autres.

1.2.3 Statut de mer ouverte

L’Azerbaïdjan et le Kazakhstan qui disposent de côtes importantes et souhaitent pouvoir exploiter à leur seul profit le sol et le sous-sol de la Caspienne s’opposent aux prétentions russes et iraniennes.

Soutenu par les États-Unis, l’Azerbaïdjan défend officiellement sa souveraineté sur la zone de la Caspienne. Néanmoins, l’opposition russe à la thèse azérie pourrait évoluer si l’Azerbaïdjan s’ouvrait aux intérêts pétroliers russes (une importante participation russe à l’accord AIOC a été obtenue) et s’accordait avec la Russie sur le tracé d’oléoducs évacuant le pétrole de la Caspienne.

Le Kazakhstan se range du côté azéri tout en ménageant Moscou, conformément à sa politique régionale et du fait de sa très forte dépendance économique à l’égard de la Russie. Il est notamment ouvert aux intérêts russes dans l’exploitation des hydrocarbures

Le soutien apporté par les États-Unis à ces deux pays renforce leur position et favorise l’implantation des intérêts pétroliers américains dans le Caucase et en Asie centrale.

Le Turkménistan mène une politique autonome. Proche de Téhéran, il soutient la position russe et s’est accordé avec ces deux pays sur un statut de la Caspienne reconnaissant aux pays riverains une zone nationale de 45 miles nautiques (le droit international autorise 12 miles nautiques) où chacun dispose de droits exclusifs sur les hydrocarbures, le reste de la Caspienne étant un espace commun. En même temps, Achkhabad laisse planer le doute sur ses intentions concernant ses pourparlers avec les compagnies occidentales sur l’utilisation de sa zone exclusive.

En conclusion, lac et mer peuvent être soit divisés en secteurs soit gérés en commun. Un accord entre les parties mettant un terme à ce conflit pourrait aboutir dans les mois à venir. En effet, au mois d’avril 1997, la Russie a accepté le principe du partage des réserves pétrolières de la Caspienne aux conditions du Kazakhstan et de l’Azerbaïdjan. En renonçant à certains gisements, la Russie pourrait néanmoins voir ses chances d’obtenir plus rapidement l’attribution d’importants droits de transport pétrolier. Toutefois et pour l’heure, ces négociations semblent suspendues.

En fait, la définition du statut de la Mer Caspienne traduit moins un enjeu juridique que l’affrontement d’intérêts économiques et géopolitiques. Reste la question de savoir qui sera chargé de dire le droit : les riverains, l’ONU, la Russie ou les États-Unis ? Là non plus, il n’y a pas de consensus sur l’instance qui devrait fixer les règles générales. Tout porte à croire que le flou et l’empirisme prévaudront encore quelques années dans le domaine du droit international, à moins que certaines tensions ne dégénèrent en oppositions armées.

2. Acteurs locaux

Il est possible de distinguer plusieurs catégories d’acteurs, selon leur répartition géographique et leurs intérêts pour la région (Annexes 11 et 12).

2.1. Pays riverains

Il s’agit des pays qui ont un accès direct à la Mer Caspienne et sont donc directement parties prenantes dans la problématique de la zone. On peut ainsi distinguer, à partir du nord et dans le sens des aiguilles d’une montre, les pays suivants :

 Russie : la Caspienne a constitué, pour elle, un objectif majeur pendant trois cents ans. Aujourd’hui, cette mer a cessé d’être un lac russe. L’apparition de nouveaux riverains (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan) plus ou moins turbulents, en plus de l’Iran déjà présent, affaiblit le contrôle de la Fédération de Russie sur cette zone.

La région d’Astrakhan possède un important gisement de gaz découvert il y a vingt ans et exploité depuis. Mais l’intérêt économique essentiel de la région réside dans le système de gazoducs/oléoducs développé dans le passé pour évacuer la production vers les régions de consommation de la zone Caspienne et de l’Asie centrale.

Dans ces conditions, la question Caspienne se présente, pour la nouvelle Russie, sous un double aspect également vital pour son avenir : l’aspect économique d’une zone de passage des hydrocarbures exploités dans la région Caspienne et l’aspect géostratégique d’une confrontation avec des poussées centrifuges (encouragées par différents acteurs - Turquie, USA -) contrées par la volonté russe de conserver son influence dans la région tout en contenant à la fois la pression de l’OTAN et la poussée islamique. Le principal objectif des russes est de faire transiter par son territoire l’essentiel de la production de gaz et de pétrole des pays riverains vers les centres de consommation.

En raison de sa présence prolongée dans la région, et au-delà des enjeux purement économiques, la Russie possède une profondeur stratégique qui s’appuie sur deux facteurs dont elle peut user à tout moment : les questions nationales et les questions sociales.

Partout, dans la zone Caspienne et ses approches, Moscou contrôle les foyers de tension qu’elle peut tour à tour rallumer, éteindre et moduler, jouant à la fois sur la sécurité et, par voie de conséquence, sur les investissements étrangers. Conflits abkhase, ossète, conflit du Karabakh, problèmes frontaliers, question kurde ou afghane sont autant de leviers sur lesquels s’est appuyé, s’appuie ou s’appuiera dans l’avenir le néo-impérialisme russe pour conserver le contrôle de la périphérie sud de son ex-empire.

Sur le plan social, l’organisation même de sociétés profondément inégalitaires, privées de classes moyennes, où la concentration des richesses se fait au profit de la minorité au pouvoir constitue une source de fragilité. En dépit de l’apparent développement des villes, ces sociétés post-soviétiques dont des pans entiers ont été prolétarisés par la chute de l’ex-URSS, pourraient basculer dans un désordre d’autant plus probable qu’il aurait été organisé par l’ancienne puissance tutélaire.

Ainsi, l’enjeu Caspien pour la Russie dépasse-t-il la seule donne économique. C’est en fait son statut de grande puissance du XXIème siècle qui est en jeu. Si Moscou sait conserver son influence sur le Caucase, la Caspienne, la Mer Noire et l’Asie centrale tout en respectant l’indépendance des nouveaux États, elle aura réussi la transition post-coloniale et post-soviétique. Si, au contraire, elle perd pied dans cette zone et renonce à sa zone tampon, elle risque de perdre beaucoup à sa périphérie (Europe Centrale, États Baltes, sud de l’Ukraine, etc.) en reconnaissant sa faiblesse.

De nature économique, géopolitique, le défi Caspien se révèle également dans l’inconscient collectif russe comme un enjeu identitaire. Pour cette raison qui touche à la substance même du pays, la bataille de la Caspienne constitue un enjeu décisif pour lequel la Russie est prête à s’engager pour ne pas se laisser évincer par les occidentaux.

 Kazakhstan : indépendant depuis 1991, le Kazakhstan présente la caractéristique de relier la Russie à la Chine. Largement peuplé de russes, en particulier dans la zone qui nous intéresse, il possède une minorité kazakh. Situés à l’ouest, les gisements de pétrole bordent la Caspienne (1 900 km de côtes) que le Kazakhstan n’a atteinte qu’en 1936 à l’issue d’un découpage artificiel voulu par Staline. Plutôt aligné sur Moscou, y compris en matière de gestion des ressources pétrolières, le pays utilise le réseau russe d’évacuation qui passe par Samara et Astrakhan en direction de la Mer Noire. Cependant, plusieurs trajets possibles pourraient menacer l’unité d’un pays géographiquement et ethniquement divisé. La voie iranienne, via le Turkménistan, vise à atteindre le Golfe ou la Turquie. Une autre possibilité consisterait à passer par le Turkménistan et/ou l’Afghanistan pour rejoindre le Pakistan et de là, les débouchés de l’Asie du sud-est. La voie chinoise enfin pourrait passer par le Sin-Kiang.

L’évolution de la société où l’on peut observer le double phénomène du départ des non-kazakhs (allemands et russes) et de la kazakhisation de la vie publique et culturelle, pourrait, à terme, déboucher sur de graves difficultés politiques. L’indépendance de 1991 ayant entraîné la reconnaissance des découpages du passé transformés en frontières de droit international, l’avenir du Kazakhstan demeure incertain et les risques de partition réels. Toutefois, le pays reste le plus inféodé à Moscou de la zone et pourrait le demeurer.

 Turkménistan : géographiquement très enclavé, peu peuplé, le Turkménistan détient d’énormes réserves de pétrole et surtout de gaz qui peuvent en faire " le Koweït de l’Asie centrale ". Le problème du désenclavement s’y pose plus que pour tout autre pays de la Caspienne. Cinq possibilités majeures s’offrent à lui, certaines avec des variantes, et qui toutes sont chargées de conséquences géopolitiques :
 La voie Transcaspienne, sous-marine, reliant Turkmenbachi à Bakou ;
 la voie russe consistant à se raccorder au réseau kazakh et par là au système russe vers la Mer Noire ;
 la voie pakistanaise, via l’Afghanistan, débouchant dans l’Océan Indien en direction du marché indien ;
 la voie chinoise, par l’Ouzbékistan et le Sin-Kiang, visant le marché japonais ;
 la voie iranienne, enfin, permettant soit de déboucher vers le golfe, soit vers la Turquie et la Méditerranée.

Traduisant l’aspiration à devenir le centre de gravité de l’Asie centrale, cette volonté turkmène au bord de la Caspienne restera largement liée à l’état des relations du pays avec ses voisins. Elles sont bonnes avec le Kazakhstan et l’Iran, franchement mauvaises avec l’Ouzbékistan et l’Azerbaïdjan. Le pays souhaite, de plus, conserver de bonnes relations avec Moscou.

Troisième ou quatrième producteur gazier mondial, le Turkménistan sera de toute façon un pays clef. Sauf à se retrouver impliqué, comme acteur indirect, dans la rivalité russo-américaine, il peut espérer devenir, à terme, ce Koweït de l’Asie centrale qu’il ambitionne de devenir.

 Iran : sur le plan énergétique, la Caspienne ne représente pas pour lui un enjeu fondamental car l’essentiel des gisements de pétrole et de gaz iraniens sont situés plus au sud, près du Golfe. En revanche, le pays présente un intérêt majeur en tant que zone de transit pour les différentes productions des autres pays riverains plus enclavés. A ce titre, l’Iran pèse d’un poids considérable dans les différents projets précédemment évoqués et offre deux possibilités d’évacuation, soit directement vers le Golfe, soit par raccordement en direction de la Turquie.

Pays producteur parmi les plus important (gaz en particulier), acteur potentiel du processus d’évacuation des ressources de la Caspienne, diplomatiquement très lié à la Russie, l’Iran continuera à s’imposer sur la scène internationale régionale en raison de l’affaiblissement de l’Irak et même mondiale. Vecteur du renouveau islamiste dans la région, en dépit de la rivalité chiite/sunnite, l’Iran pourra à la fois menacer les intérêts américains et perturber le jeu russe.

 Azerbaïdjan : c’est sans doute le pays qui se trouve dans la situation la plus délicate. Producteur de pétrole depuis la fin du siècle dernier, il voit sa production décroître régulièrement en raison de la dégradation de ses infrastructures d’exploitation. Ses réserves se révèlent toutefois prometteuses sous la condition d’une participation étrangère à leur mise en valeur, que Moscou cherche à limiter. De plus, il s’oppose à ses voisins sur la question du statut de la Caspienne et se voit reprocher, en particulier par le Turkménistan, d’occuper des sites pétroliers offshore.

Sur le plan politique, et pour des raisons historiques autant que religieuses ou ethniques, Bakou cherche à se rapprocher de la Turquie et, indirectement des USA, tout en cherchant à s’éloigner de la Russie. Pour cette raison, Moscou entretient le conflit du Karabakh en s’appuyant sur l’Iran qui redoute le réveil des velléités irrédentistes de Bakou sur l’Azerbaïdjan iranien.

En définitive, l’Azerbaïdjan a besoin des occidentaux pour mettre en valeur ses richesses pétrolières. La Russie peut concéder aux compagnies pétrolières occidentales la remise à niveau de l’appareil productif du pays, surtout si la production doit transiter par son territoire. Mais, sur le plan géopolitique, elle n’est pas disposée à laisser l’Azerbaïdjan basculer dans le camp de l’Occident.

2.2. Pays non riverain : l’Ouzbékistan

Bien que non riverain de la Caspienne, l’Ouzbékistan, pays le plus peuplé de la zone, peut devenir rapidement un pays exportateur. Son poids démographique et politique comme son rôle de pays transitaire en direction de l’Asie centrale, en font un acteur incontournable. En conflit avec ses voisins pour des questions de ressources hydrographiques, brouillé avec la Russie, il entretient de bonnes relations avec la Turquie et l’Arabie Saoudite. Il souhaite se rapprocher des États-Unis. A terme, l’Ouzbékistan semble plus orienté vers l’Asie centrale.

3. Acteurs régionaux et autres acteurs mondiaux

Bien que ne bordant pas directement la Mer Caspienne, ces pays entrent dans la problématique de la région pour des raisons historiques, ethniques, politiques ou économiques. Ils apparaissent comme des acteurs pesant plus ou moins lourd sur les enjeux régionaux en fonction de leurs intérêts propres. On peut distinguer les États de la périphérie proche et ceux qui, extérieurs à la région, jouent cependant un rôle dans la zone.

3.1. Périphérie proche

Elle regroupe les États concernés par la problématique énergétique, susceptibles d’être parcourus par les oléoducs et les gazoducs. On y trouve la Géorgie, l’Arménie et la Turquie.

3.1.1 Arménie

Elle pourrait constituer la voie la plus directe pour évacuer la production de l’Azerbaïdjan en direction de la Turquie méditerranéenne. Mais le conflit du Haut-Karabakh et l’occupation du couloir de Latchine rendent improbable la solution arménienne dans les années à venir. Paradoxalement, la Turquie qui entretient de bonnes relations traditionnelles avec Bakou, essaie de promouvoir cette solution favorable au développement de sa région orientale. Dans le même temps, le rapprochement russo-arménien n’empêche pas les USA d’aider l’Arménie en raison du poids de l’importante communauté arménienne résidant aux États-Unis.

3.1.2 Géorgie

Son port de Batoumi, sur la Mer Noire, relié à Bakou par un oléoduc aujourd’hui hors d’usage, servait de débouché " naturel " au pétrole de l’Azerbaïdjan. Secouée par une série de crises internes (Abkhasie, Ossétie du sud, Adjarie) largement entretenues par Moscou, elle se trouve profondément désorganisée. Moscou cherche en effet à contrer les velléités de rapprochement du pays avec Washington, Bonn et Ankara. Cependant l’importance de la Géorgie pour le transit des hydrocarbures reste de premier plan en raison de sa proximité avec l’Azerbaïdjan et la Turquie. . partir de Soupsa, plusieurs routes sont possibles à travers la Turquie : soit en direction du Bosphore par tankers ou par oléoduc sous-marin, soit par oléoduc à travers l’Anatolie jusqu’au golfe d’Iskenderun sur la Méditerranée (port de Yumurtalik). Ces options ne font pas l’affaire de la Russie qui privilégie toujours la route de Novorossisk. C’est pourquoi Moscou cherche à maintenir la Géorgie dans sa sphère d’influence en entretenant au besoin son instabilité.

3.1.3 Turquie

Dans sa rivalité séculaire avec la Russie, la Turquie profite de l’affaiblissement de Moscou pour reprendre pied dans la zone en s’appuyant sur un héritage culturel, économique et politique (rôle de la langue turque). Cette action s’inscrit dans la logique d’alliance avec Washington, Bonn et Tel-Aviv par opposition à l’axe Moscou-Erevan-Téhéran.

Dans ce contexte, Ankara, tout en voulant garantir des approvisionnements sûrs destinés à satisfaire ses besoins croissants, souhaite devenir la porte de sortie de la Caspienne vers la Méditerranée. Toutefois, elle demeure très réticente face à la solution du Bosphore qui présente de gros risques écologiques. La voie anatolienne, quant à elle, a pour inconvénient de traverser la région troublée par le problème kurde. La tentation turque de contrer les kurdes au-delà de ses frontières constitue un risque aggravant pour la stabilité de la région, que la Russie peut chercher à exploiter. De plus le golfe d’Iskenderun, pour des raisons historiques et ethniques (population arabe), est revendiqué par la Syrie.

Dans ces conditions, l’espoir de connexion de la Turquie à la Caspienne n’est pas, pour l’instant, en mesure de se concrétiser.

3.2. Périphérie éloignée

Il s’agit des régions (mers ou États) qui donnent accès à l’Océan mondial. Leur rôle est de permettre le transit en direction des grands marchés consommateurs d’Europe, des États-Unis, et d’Asie du sud-est.

3.2.1 Europe

En plus de ses États membres présents, pour certains, dans la zone, l’Union Européenne est impliquée en tant que telle à travers les projets Tacis-Inogate visant à assurer la sécurité et l’approvisionnement énergétique (Annexe 13), et Traceca de désenclavement des pays Caspiens.

 Allemagne : elle est essentiellement présente en Géorgie, pour des raisons historiques et s’appuie sur sa vieille complicité avec la Turquie pour agir dans la zone.

 Grande-Bretagne : historiquement présent en Iran et en Mésopotamie, le Royaume-Uni se contre actif à travers les consortiums pétroliers par le truchement de BP, en particulier en Azerbaïdjan où cette compagnie joue un rôle important.

 Grèce : elle s’oppose traditionnellement à la Turquie et, en cela, se rapproche de la Russie. Elle suit avec intérêt la problématique de l’évacuation qui pourrait donner un rôle accru à la Mer Égée et conforter sa position de transitaire.

 France : peu présente historiquement, elle participe aux projets d’exploitation et d’évacuation par le biais de ses sociétés pétrolières. Elle espère aussi, grâce à une action culturelle soutenue, obtenir les retombées économiques de leur implantation réussie.

3.2.2 États-Unis

Présents dans la région au temps de la guerre froide afin de mieux surveiller l’URSS, ils se sont implantés d’abord en Iran (d’où ils furent chassés en 1979) puis en Turquie, pays membre de l’OTAN. Ils s’y sont montrés actifs dès l’indépendance des États Caspiens avec des motifs d’ordres géopolitique et économique.

Au plan géopolitique, il s’agissait à la fois de contenir l’influence de l’Iran vers le nord et de mieux le surveiller tout en cherchant à supplanter l’influence russe en interdisant le retour d’un néo-impérialisme de Moscou. C’est en quelque sorte un nouveau " containment " pour lequel les USA s’appuient essentiellement sur la Turquie. Les pays de la zone les plus réceptifs aux efforts américains sont l’Azerbaïdjan et l’Ouzbékistan.

Dans le domaine économique, les USA veulent utiliser les investissements de leurs compagnies pétrolières, écartées pour l’instant de l’Iran et de l’Irak, afin de contribuer au développement des pays de la région par la mise en valeur des gisements importants de la Caspienne. Par leur présence en Azerbaïdjan, au Turkménistan et en Ouzbékistan, ils comptent attirer les jeunes élites locales en les formant aux USA et en espèrent, à terme, des retombées économiques et politiques.

3.2.3 Asie du sud-est

Bien qu’éloignée de la région, elle constitue l’une des principales zones de consommation. Elle montre donc un grand intérêt pour les perspectives énergétiques de la zone Caspienne.

 Japon : il souhaite diversifier ses approvisionnements pour satisfaire des besoins toujours croissants. Il dispose d’une capacité d’investissements qui s’exerce au sein de plusieurs consortiums et se montre intéressé par les voies maritimes du Golfe ou du Pakistan plus que par la voie terrestre depuis le Kazakhstan via la Chine.

 Chine : elle peut devenir un partenaire important de la zone Caspienne comme consommateur sûrement, comme transitaire éventuellement. Toutefois leur dimension et leur coût freinent pour l’instant la mise en ouvre des projets.

 Inde : gros consommateur potentiel en raison du rythme de son développement, elle devient partie prenante de la problématique Caspienne. Son problème est celui de l’approvisionnement. Entre le choix de la voie maritime (par l’Iran et le Golfe) et celui de la voie terrestre (par le Turkménistan, l’Afghanistan et le Pakistan), l’état de ses relations avec le Pakistan fera sans doute la différence.

 Pakistan : disposant d’énormes réserves de gaz et de pétrole, il souhaite servir de débouché aux produits d’Asie centrale sous réserve de réussir la stabilisation de l’Afghanistan. Dans sa poussée vers le nord, il peut compter sur le soutien des USA et de l’Arabie Saoudite mais s’oppose à la Russie et à l’Iran.

Au terme de cette analyse, la problématique des enjeux géopolitiques de la région Caspienne apparaît mieux. Elle est caractérisée par la confrontation de trois axes conflictuels : la Turquie, l’Iran et la Russie. Ils s’affrontent depuis des siècles mais aujourd’hui, la perspective d’exploiter de nouvelles richesses ravive les appétits. Même si l’effondrement de l’ex-URSS a bouleversé la donne régionale, les motifs de frictions géopolitiques autant que techniques l’emportent encore du fait de la diversité d’intérêts souvent contradictoires.

Au plan géopolitique, le poids de la Russie demeure prépondérant et lui permet de tirer de nombreuses ficelles dans une partie qui reste complexe car intérêts de puissance, enjeux économiques et rivalités culturelles s’y mêlent. Soucieuse de garder son influence, attachée à conserver un rôle majeur en tant que transitaire principal des hydrocarbures produits dans la zone, la Russie n’hésite pas à jouer tous ses atouts afin d’entretenir à son profit des troubles dans la région. Le débat sur le statut de la Mer Caspienne procède de ce principe.

La Turquie, pour s’avancer dans la région, utilise la carte culturelle au nom d’un héritage turcophone bien enraciné de part et d’autre de la Caspienne. Son ambition, au delà du rôle de transitaire vers la Méditerranée qu’elle revendique, est de proposer aux états musulmans voisins un modèle de développement laïc inspiré de celui d’Attaturk. Elle s’oppose en cela à l’Iran qui n’a pas d’enjeu énergétique réel dans la Caspienne mais que la géographie désigne de toute évidence comme le transitaire le plus rationnel en direction du Golfe et à destination des divers pays consommateurs.

Le rôle de l’Europe apparaît limité, à travers ses sociétés pétrolières pourtant bien présentes et actives, à des enjeux économiques. La France s’inscrit parfaitement dans ce cadre avec ses deux compagnies nationales Total et Elf, représentées à parts égales. On peut toutefois se demander si, à l’image de ses partenaires européens dans cette zone, elle ne se cantonne pas trop en-deça des limites de ses capacités tant techniques, qu’économiques et politiques ?

Les rivalités autour du pétrole de la mer Caspienne : une menace pour la sécurité européenne ?
Rapport de l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN, France)
 1. État des ressources
 2. Développement de l’exploitation et évacuation
 3. Contexte géopolitique
 4. Enjeux et risques