" La reprise d’un débat politique intense aux Etats-Unis, à la fin des années 1990, sur le déploiement à court terme d’un système de défense antimissile national (NMD) trouva les alliés européens de l’Otan généralement non préparés et réticents à faire face aux développements stratégiques auxquels le débat américain répondait. "2 De fait, les premières réactions européennes furent souvent négatives, ainsi que le reconnaît ce même document. Quand l’administration Clinton commença, à la fin de l’année 1999, à lancer un processus de consultation en Europe, elle se trouva généralement confrontée à des gouvernements alliés " qui n’avaient pas réfléchi à la plupart des grandes questions stratégiques liées au problème de la défense antimissile depuis plusieurs années et étaient au mieux sceptiques, dans la plupart des cas, négatifs " quant aux projets américains. D’autant plus que la gestion du dossier par l’administration donna le sentiment aux Européens d’être mis devant le fait accompli.

Techniquement, l’accord des alliés européens sur la défense antimissile n’est pas nécessaire pour les Etats-Unis. Mais il est hautement désirable, sous peine de créer des divergences importantes au sein de l’Alliance atlantique : la nouvelle administration en est parfaitement consciente, qui s’est empressée de balayer la distinction entre défense du territoire et défense de théâtre, qui relèvent pourtant de deux logiques différentes, au profit d’une approche globale et complémentaire explicitement destinée à séduire ses alliés européens. Rappelons en effet que ces derniers ont d’ores et déjà intégré la défense de théâtre dans leur concept, aux fins de protection des troupes à l’extérieur, et que plusieurs projets, tels que Aster en France, sont en cours de développement.

Consultation, association, participation... : quel rôle pour les pays européens et l’Union européenne dans les projets américains ?

Il n’existe pas, à ce jour, de position commune européenne sur la défense antimissile : comme l’ont souligné le chancelier allemand et le Ministre des Affaires étrangères français, il n’existe pas non plus de projet sur lequel prendre une telle position. Pour reprendre les mots de M. Hubert Védrine, le 26 février dernier, " il y a à l’heure actuelle dans les politiques de défense des grands pays occidentaux une combinaison entre les systèmes offensifs, défensifs et de dissuasion nucléaire. Les Américains disent avoir une idée qui modifie cette combinaison. Mais quelle sera-t-elle ? ".

En dépit d’une multiplication des prises de position des différents dirigeants européens au cours des dernières semaines, souvent présentées par la presse comme témoignant d’un ralliement progressif des alliés européens, un examen attentif des déclarations révèle bien plutôt une attitude prudente de la part des pays européens. Plusieurs facteurs expliquent cette attitude : le souci de chacun des pays européens membres de l’Union de ne pas se démarquer de ses partenaires alors que se construit une capacité d’intervention militaire autonome ; la volonté de préserver un dialogue ouvert avec la Russie sur ce dossier ; des budgets militaires volontairement limités ; une attitude généralement plus favorable à la non-prolifération qu’à la contre-prolifération et, enfin, une opinion publique totalement insensible à la menace balistique.

Au-delà de ces déterminants communs, les positions des principaux pays européens qui se sont exprimés sur le sujet font apparaître des nuances, qui révèlent leurs intérêts propres en la matière.

La France est extrêmement sensible à l’impact de la défense antimissile sur le désarmement et la non-prolifération. C’est pour ce motif qu’elle s’est montrée très réservée sur les projets présentés par l’administration Clinton, mettant notamment en avant les faiblesses du discours américain sur la menace et la disproportion entre la " menace " et les moyens mis en _uvre pour la contrer. Elle estimait ainsi en mai 2000, par la voie de son Ministre des Affaires étrangères, qu’elle n’était " pas certaine que la menace posée par les rogue states était suffisamment claire pour valoir le déploiement potentiellement déstabilisant d’un bouclier américain antimissile controversé ". Elle se refuse aujourd’hui à se prononcer sur le sujet, faute d’un projet concret. Il est à noter qu’elle est néanmoins perçue aux Etats-Unis comme l’allié le plus réservé sur les projets américains.

Le Royaume-Uni se trouve, pour sa part, dans une situation particulière au regard de la défense antimissile, du fait de l’implantation sur son territoire d’un des radars d’alerte avancée susceptible d’intervenir dans l’architecture du système. Les Etats-Unis ont, par conséquent, besoin du soutien britannique pour mettre en _uvre leur projet. Est-il acquis aujourd’hui ? La position britannique a évolué depuis un an, passant d’une réticence prudente à une bienveillance dont témoigne la déclaration commune adoptée par les Etats-Unis et le Royaume-Uni suite à la rencontre entre le Premier ministre britannique et le Président américain, le 23 février dernier. Dans ce texte, le Royaume-Uni semble rejoindre l’analyse de la menace telle qu’elle est présentée par les Etats-Unis (" menace commune qui trouve son origine dans la prolifération croissante des armes de destruction massive et de missiles toujours plus sophistiqués ") et souligne la nécessité d’un processus de consultation qui se traduise par une revue stratégique. Le texte appelle enfin à un rééquilibrage entre défense et dissuasion ainsi qu’à une double action en faveur de la non-prolifération et la contre-prolifération. En réalité, les Britanniques sont tiraillés entre des tendances très favorables à la défense antimissile (que l’on rencontre dans les milieux militaires et du renseignement) et une réalité politique marquée par un engagement européen, notamment aux côtés de la France, en matière de défense. Le Royaume-Uni se détermine également en fonction de sa propre dissuasion nucléaire. L’arme nucléaire suscite en effet aujourd’hui au Royaume-Uni au mieux l’indifférence, au pire l’embarras. Ce pays voit, par conséquence, dans une réflexion conjointe avec les Etats-Unis sur l’arme nucléaire l’occasion d’aborder ce sujet " par le haut ".

Entre les positions française et britannique, l’Allemagne se caractérise par une attitude extrêmement prudente sur un sujet sur lequel elle répugne visiblement à se prononcer. L’Allemagne est en effet le pays le moins enclin à engager un débat stratégique sur les questions liées à la NMD, tant pour des raisons politiques que budgétaires ou stratégiques, liées à la Russie. Assiste-t-on actuellement à un infléchissement de la position allemande ? Ainsi, alors qu’en février 2001, le chancelier allemand avait insisté sur les risques de déstabilisation stratégique liés à la défense antimissile nationale lors de la conférence sur la sécurité de Munich, il a semblé atténuer ses critiques, le 28 février dernier, en déclarant que l’Allemagne ne pouvait pas se permettre d’ignorer les bénéfices économiques et technologiques qui pourraient être tirés d’un bouclier antimissile. Le porte-parole de la chancellerie a d’emblée précisé que la position allemande n’avait pas changé mais que Gerhard Schroeder avait soulevé un aspect particulier du dossier en rappelant qu’existaient des intérêts économiques dans ce dossier.

En réalité, dans les trois pays concernés, le constat dominant est celui d’une fatalité de la défense antimissile. Le Ministre allemand des Affaires étrangères estimait ainsi, le 14 mars dernier, que la question n’était pas celle de savoir si les Etats-Unis allaient mettre en _uvre leurs projets, mais comment. Dans une telle optique, les pays européens s’interrogent actuellement sur les moyens d’accompagner un projet qui leur est présenté comme inéluctable afin de faire en sorte de préserver un mode et des structures de décision multilatéraux sur les grands dossiers stratégiques.

Un coin dans l’unité de l’Alliance atlantique ?

Au niveau de l’Alliance, c’est sur la thèse du découplage entre l’Europe et les Etats-Unis que les alliés européens de l’OTAN se sont appuyés pour critiquer la NMD, cette expression faisant référence au fait que les Etats-Unis pourraient faire le choix de ne pas protéger leurs alliés européens, n’étant eux-mêmes pas menacés. Le recours à ce thème traditionnel de la relation stratégique atlantique est contestable. Sur la forme tout d’abord, il accrédite l’idée très répandue aux Etats-Unis que les pays européens vivent encore au rythme des concepts de la guerre froide. Sur le fond surtout, il témoigne d’une incompréhension profonde de la perspective dans laquelle les Etats-Unis placent aujourd’hui leurs projets de défense antimissile. Ainsi, autant l’IDS s’inscrivait dans une optique isolationniste traditionnelle, autant la MD que les Etats-Unis conçoivent aujourd’hui répond à des buts interventionnistes : elle est considérée, au Congrès notamment, comme la garantie de la capacité des Etats-Unis à intervenir où et quand ils le veulent, et non comme un bouclier visant à protéger une forteresse. Unilatéralisme ne signifie pas, aujourd’hui, isolationnisme, mais interventionnisme. Dans cette perspective, découplage ne signifie plus refus des Etats-Unis d’intervenir mais obligation pour les Européens qui seraient liés à la défense antimissile d’intervenir avec leur allié américain, même lorsqu’ils jugeraient l’intervention injustifiée. En ce sens, il serait plus judicieux d’évoquer un risque de " surcouplage ", donc contraire par nature à la notion d’alliance.

En dépit d’une utilisation erronée de la notion de découplage, les réticences des alliés n’ont pas été sans effet sur la politique américaine qui s’est considérablement infléchie dans le sens d’une consultation accrue des alliés. Il existe deux tendances aux Etats-Unis sur l’attitude à tenir face aux alliés, même si chacune s’accorde à dire qu’il s’agit d’un programme national concernant la sécurité des Etats-Unis et que nulle puissance étrangère ne saurait interférer dans une décision souveraine des Etats-Unis. La première tendance considère le rôle des alliés de l’OTAN comme négligeable : cette ligne dure se rencontre au Congrès, dans les rangs républicains. Une deuxième tendance, plus modérée, est apparue au fur et à mesure que les réticences des alliés se manifestaient. Elle s’est traduite par le lancement, tardif, de consultations par l’administration Clinton. Aujourd’hui, l’administration en place, même républicaine, est convaincue de la nécessité d’un processus de consultation développée avec les alliés, ayant compris qu’au-delà des réticences alliées, la question de la défense antimissile " dont les ramifications touchent la plupart des questions stratégiques et de sécurité auxquelles les alliés doivent faire face, s’est rapidement révélée comme pouvant conduire à un grave désaccord transatlantique, avec des conséquences incalculables pour l’avenir de l’Alliance dans son ensemble "3. Cette prise de conscience de la nécessité d’associer étroitement l’Alliance à ce dossier est confortée par l’attitude de la Russie, dont les propositions aux Européens en matière de défense de théâtre sont interprétées aux Etats-Unis comme autant de tentatives de susciter des divisions dans l’Alliance. Notons à ce propos que la proposition russe a pu contribuer à pousser les Etats-Unis, désireux de ne pas laisser l’initiative à la Russie, à revenir sur leur attitude vis-à-vis de leurs alliés.


Source : Assemblée nationale (France) : http://www.assemblee-nationale.fr