23. L’ex-URSS joue, dans le débat sur la défense antimissile, un rôle important pour deux raisons. Tout d’abord parce que la Fédération de Russie est le seul pays à disposer aujourd’hui d’un système antimissile stratégique opérationnel. Ce système, qui a été amélioré à plusieurs reprises au cours des trois dernières décennies, est autorisé par le Traité ABM. Il ne couvre en effet qu’une région limitée, centrée sur Moscou, à la différence du système américain qui vise à protéger l’ensemble du territoire des Etats-Unis. En second lieu, parce que la prolifération balistique dont les Américains, Russes et Européens prétendent contrer les dangers est assez largement le fait de l’ex-URSS.

24. La défense ABM russe a été déployée en deux étapes. Une première étape, dans les années 1970, donna naissance au premier système ABM (A35), basé sur une détection par des radars effectuant une veille en nappe (Hen-House) qui permettaient de désigner des radars centraux peu sophistiqués (Dog-House et Cat-House) chargés de conduire le tir d’intercepteurs balistiques (Galosh). En 1972, le Traité ABM autorisait 200 intercepteurs sur deux sites, mais le protocole de 1974 les a limités à 100 sur un site (ICBM ou capitale). Les Russes choisirent alors Moscou. Mais le dispositif ne pouvait intercepter qu’une dizaine d’ICBM, était facile à saturer et n’avait pas un degré de sophistication suffisant pour répondre à des contre-mesures. L’intercepteur utilisait de plus des têtes nucléaires de plusieurs mégatonnes. L’A35 eut finalement pour conséquence d’augmenter les capacités offensives américaines, britanniques et françaises.

25. Afin d’améliorer la précocité de l’interception, et de permettre ainsi une défense en couche, une seconde génération vit le jour dans les années 1990, utilisant un nouveau système à deux échelons (A135). Pour cette architecture, la détection précoce est alors fournie par des satellites IR (Infrarouge) - Oko et Prognoz - qui permettent la désignation de grands radars à réseaux en phase situés à la périphérie du territoire (LPAR - Large Phased Array Radar). Les informations issues de ceux-ci permettent d’engager, au plus tôt, les intercepteurs balistiques exo-atmosphériques SH-11 Gorgon de 400 km de portée10. Une deuxième couche de défense utilise les informations du radar central (Pill-Box) qui assure la conduite des intercepteurs balistiques moins véloces (SH-08 Gazelle11 et S-300V). Les intercepteurs Gorgon et Gazelle sont situés dans des silos souterrains pour réduire leur vulnérabilité. Ils sont composés de lanceurs de 4 à 33 tonnes, multi-étages et dotés de charge militaire nucléaire. Le nouveau dispositif comprend aussi des améliorations des radars Pill-Box - réseau de radars à large bande - et des radars Hen-House. Ce système antimissile, qui peut être utilisé contre des satellites à très basse altitude, permet en principe l’interception de missiles balistiques de longue portée pourvus d’aides à la pénétration.

26. Afin de déployer une défense ABM de type américain, la Russie tente actuellement de moderniser son arsenal. Ainsi, le S-400 Triumph (SA-20), le plus récent de l’arsenal russe, semble avoir une portée de 120 km et peut intercepter des cibles jusqu’à une altitude de 35 km. Le système plus performant S-500 pourrait viser des missiles cibles jusqu’à 3 500 km. Il semblerait, toutefois, que la Russie ne se soit pas lancée dans la phase de développement du S-500 en raison de ressources financières insuffisantes. Elle aurait proposé aux Etats-Unis un développement conjoint de ce système. Par ailleurs, la Russie mise sur le développement de satellites d’observation optique d’orbites basses, type LEO de SBIRS (par exemple Brilliant Eyes) ; de fusées-sondes d’observation optique et d’intercepteurs exo-atmosphériques non nucléaires, de type ERIS, et enfin, de nouveaux radars centraux, avec des avions d’observation optique, de type AST, et des intercepteurs endo-atmosphériques non nucléaires, de type HEDI.

27. La pérennité de la défense ABM russe ne semble donc plus aujourd’hui faire le moindre doute. Néanmoins, alors même que la Russie accuse aujourd’hui les projets américains de défense antimissile de remettre en question - au moins partiellement - le Traité ABM, deux éléments peuvent conduire à poser la question du respect par Moscou de ce traité : la couverture du système au-delà de la capitale, sujet sur lequel les doutes sont anciens12 et la position des radars d’alerte en dehors du territoire russe depuis l’éclatement de l’URSS. En outre, la vocation du radar de Kranoïarsk, qui ne fonctionne plus aujourd’hui, a longtemps été interprétée comme le début d’un nouveau système de défense, incompatible avec le traité. Ces éléments ont aujourd’hui perdu de leur importance stratégique, mais, en termes strictement juridiques, la Russie n’est pas nécessairement le bon élève qu’elle prétend être à l’égard du Traité ABM.

28. Au-delà de son expérience unique en matière de défense antimissile, la Russie se distingue également par son rôle dans la prolifération balistique des pays du tiers monde. A l’origine des programmes balistiques actuels, qu’il s’agisse de l’Egypte, de l’Irak, de la Corée du Nord, de l’Iran ou de la Syrie, on trouve en effet toujours des missiles d’origine soviétique (Frog ou Scud). Or, ce sont eux qui sont la source des missiles irakiens Al Hussein (600 km de portée), des missiles nord-coréens No-dong (1 000 à 1 300 km) et Taepo-dong (1 500 à 2 000 km), et indirectement, via la Corée du Nord, des missiles iraniens Shehab (1 000 à 1 300 km) et des missiles pakistanais Ghauri (1 000 à 1 300 km). Ce sont eux qui ont été utilisés par centaines pendant la guerre Iran-Irak et pendant celle du Golfe. Ces missiles Frog (de 70 km de portée) ou Scud (de 300 km de portée), construits par les Soviétiques dans les années 1950, ont été vendus aux pays du Pacte de Varsovie et aux alliés comme l’Egypte, puis plus largement dans le tiers monde.

29. Aujourd’hui, ils sont disséminés dans de nombreuses régions du monde et ont fait l’objet de perfectionnements qui modifient leur rôle potentiel. Les bénéficiaires ont noué des liens entre eux (la Syrie, le Pakistan et l’Iran, par exemple) pour maximiser leurs chances de modernisation et d’acquisition de pièces essentielles à l’étranger. Ils sont aussi souvent devenus eux-mêmes des exportateurs. C’est en particulier le cas de la Corée du Nord. Un certain nombre de pays - l’Inde, la Corée du Sud, l’Egypte et les Emirats arabes unis - sont actuellement intéressés par l’achat du système russe SA-12, que la Russie présente comme un système comparable au Patriot. La Chine a, quant à elle, déjà importé entre 100 et 200 systèmes SA-10 déployés autour de Pékin et serait intéressée par la production de SA-10 sous licence. En outre, le missile chinois HQ-18 serait une copie du SA-12 russe, même si cela ne peut être confirmé, et aurait une capacité antimissile. Une partie des problèmes plus récents provient également de Moscou, dont la politique de non-prolifération a été une des grandes victimes des différentes réformes économiques entreprises depuis dix ans.

30. Ces ventes de technologies balistiques en Corée du Nord et au Moyen-Orient font l’objet de débats acrimonieux avec Washington. La possibilité d’attaque ou, plus encore, de chantage balistique par un nombre croissant de pays annule en effet une des principales protections du passé à l’égard de la plupart des pays du monde : la distance. C’est une réalité avec laquelle l’Europe doit compter, en raison de sa situation géographique et de son alliance avec les Etats-Unis. Mais les dangers de la prolifération balistique ne sont pas limités aux pays occidentaux : ils sont lents à apparaître, mais, le moment venu, ils peuvent aussi menacer les pays proliférants. C’est la conclusion implicite des nombreux propos russes qui reconnaissent périodiquement, sans toujours en tirer les conséquences, l’existence d’une menace balistique de nouveaux pays : c’est même la justification avancée pour le déploiement d’ABM 3.

31. Afin de mieux lutter contre ces menaces, la Russie et les Etats-Unis ont, au cours des pourparlers de 1997 sur la distinction entre les systèmes antimissiles stratégiques et les systèmes non stratégiques, élaboré un éventail de mesures de confiance, comprenant : la notification réciproque des lancements de missiles d’interception et de stations d’essai à partir desquelles des missiles pourraient être lancés ; l’échange d’informations concernant le mode et les formes d’implantation des systèmes antimissiles non stratégiques et le nombre de tels systèmes ; l’échange de données sur le concept d’exploitation des systèmes antimissiles non stratégiques et sur les caractéristiques techniques des intercepteurs et des radars antimissiles non stratégiques, renseignements qui permettent d’en évaluer les caractéristiques balistiques et de vol. En outre, il a été prévu que l’une ou l’autre des parties procéderait (de son plein gré) à des démonstrations d’exploitation de systèmes et d’éléments antimissiles non stratégiques, l’autre partie ayant la possibilité de surveiller de tels essais. En juin 2000, les deux pays ont ainsi décidé de conduire des exercices militaires communs sur le thème de la défense contre des missiles de courte et moyenne portée à Fort Bliss, au Texas. Deux exercices du même type avaient d’ailleurs déjà eu lieu : à Moscou en 1996 et au Colorado en 1998. De plus, les parties se sont engagées à déclarer unilatéralement chaque année qu’elles n’ont pas l’intention de mettre au point des systèmes antimissiles non stratégiques dont les paramètres excéderaient les valeurs convenues ni de mettre à l’essai des systèmes antimissiles stratégiques sur des missiles à têtes multiples indépendamment guidées.

32. Toutefois, un système d’interception en phase de propulsion visant des pays spécifiques semble plus attirer la Russie que des défenses antimissiles à longue portée limitées, qui pourraient être élargies pour neutraliser la dissuasion nucléaire russe. C’est pour cette raison qu’elle a proposé de travailler avec l’OTAN sur un projet conjoint de défense antimissile. En février 2001, la Russie a soumis au Secrétaire général de l’OTAN, Lord Robertson, et à plusieurs gouvernements européens, une proposition de défense contre les missiles balistiques : l’Euro-ABM. Une des particularités de ce projet est qu’il respecte le Traité ABM en permettant aux Russes de coopérer avec les Européens sur l’alerte et la défense active contre les missiles non stratégiques. Au même titre que le projet de défense antimissile actuellement étudié par l’OTAN, l’Euro-ABM n’offre donc pas de protection contre des missiles d’une portée de plus de 3 500 km. Ce projet s’adresse en fait plus aux Européens qu’aux Américains et aux Canadiens, puisqu’il vise une défense de l’Europe incluant la Russie mais pas l’Amérique du Nord13.

33. Les Etats-Unis se disent néanmoins prêts à examiner les propositions russes. Ils cherchent en effet par tous les moyens à obtenir l’accord des Russes et des Chinois pour se retirer du Traité ABM afin de lancer leur programme MD en toute légalité. Ils ont donc tout intérêt à soutenir l’initiative russe. A cette fin, le Président Bush a ainsi rappelé à son homologue russe, au cours de la réunion de l’APEC de Shanghai, les 20 et 21 octobre derniers, que les attentats du 11 septembre imposent de poursuivre des recherches sur le déploiement d’un bouclier antimissile afin de protéger les Etats-Unis et leurs alliés contre toute attaque terroriste menée avec des vecteurs balistiques équipés d’armes de destruction massive. M. Poutine a alors fait preuve de scepticisme, déclarant qu’il lui semblait difficile de croire que des terroristes puissent être capables de s’emparer de missiles intercontinentaux et de les lancer. Le Traité ABM reste pour lui un important élément de stabilité pour le monde. Mais il a conclu qu’il était néanmoins nécessaire de se projeter dans l’avenir et de réagir en fonction des menaces possibles. Les deux chefs d’Etat ont ainsi fait état de " progrès " dans leurs discussions sur le sort du Traité ABM ; ils se retrouveront pour un nouveau sommet, les 11 et 12 novembre prochains, à Washington et dans le ranch personnel de M. Bush à Crawford14.

34. Quant aux Européens, même s’ils n’ont pas encore donné leur réponse, cette proposition leur permet dans tous les cas d’améliorer considérablement leur position de négociation face aux Etats-Unis. Cette proposition a, en outre, comme avantage de laisser entrevoir la possibilité de mettre en place une défense antimissile efficace tout en tenant compte des préoccupations russes. Elle pourrait aussi aider à préserver le processus de réduction des armements stratégiques et à atténuer les conséquences négatives du déploiement de défenses antimissiles à longue portée. Une coopération OTAN/Russie permettrait également un meilleur contrôle des exportations russes de missiles balistiques et de technologies associées et ainsi une réduction des risques de lancements de missiles balistiques accidentels ou non autorisés, tant redoutés par les Américains. L’engagement russe dans une défense antimissile balistique et de théâtre commune pourrait donc contribuer à améliorer le climat des relations entre la Russie, les Etats-Unis et les pays occidentaux en général.


10 Le nouveau système comprend trois douzaines d’intercepteurs exo-atmosphériques Gorgon.

11 Le nouveau système comprend plus de cinq douzaines d’intercepteurs endo-atmosphériques Gazelle de 100 km de portée (SH8).

12 Voir Les défenses antimissiles, la France et l’Europe, Groupe X-Défense, FEDN, Paris, 1986 : " La modernisation en cours de ce système concerne notamment des radars qui, une fois en fonctionnement, pourraient fournir une contribution déterminante à une défense ABM capable de protéger une zone beaucoup plus vaste que la seule région de Moscou. Par ailleurs, les Soviétiques sont désormais dotés d’un réseau de radars d’alerte avancée qui, tel qu’il est constitué, pourrait représenter un maillon essentiel d’un système ABM protégeant une partie du territoire soviétique d’une superficie très supérieure à celle que permet le Traité ABM de 1972 (150 km de rayon). "

13 Le 16 juin 2000, à Berlin, le Président Poutine a repris l’idée d’un bouclier antimissile paneuropéen, " qui couvrirait de façon fiable toute l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural ".

14 Selon le Herald Tribune, du 23 octobre 2001, M. Bush aurait également profité de cette rencontre pour faire savoir au ministre des affaires étrangères russe, Igor Ivanov, que les Etats-Unis étaient prêts à procéder à d’importantes réductions de leur arsenal nucléaire. Cette décision, qui n’a pas encore été rendue publique, serait en deçà du chiffre suggéré par les Russes, à savoir 1 500 têtes nucléaires. Néanmoins, un représentant du gouvernement américain a indiqué que les Russes ont été satisfaits de ce résultat.


Source : Assemblée parlementaire de l’Union de l’Europe Occidentale (UEO) http://www.assemblee-ueo.org/