Après les communes de Vancouver, Toronto, Québec, Oxford, Melbourne et Vienne, le Conseil de Paris vient de déclarer sa ville « hors-AGCS ». Il s’agit d’un nouveau revers pour l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) et, au-delà, pour l’Organisation mondiale du commerce au sein de laquelle se renégocie cet accord. Que contient l’AGCS pour amener des élus de plusieurs pays à s’opposer catégoriquement à son application ?

Le 1er juillet 1944, sur invitation des puissances alliées, quarante-quatre pays se réunissent pour une conférence à Bretton Woods. Il s’agit de créer trois organisations internationales avec pour objectif de stabiliser le monde de l’après-guerre. La Banque mondiale (BM) chargée de la reconstruction et du développement, le Fond monétaire international (FMI) qui doit garantir la stabilité monétaire et l’Organisation internationale sur le commerce (OIC) pour réglementer le commerce international. Les deux premières institutions voient le jour. Mais l’OIC achoppe sur plusieurs points et les États-Unis se retirent presque immédiatement de la structure, créée le 10 octobre 1947 par la Charte de la Havane. Ils parviennent à entraîner avec eux vingt-trois pays dans les premières négociations de ce qui deviendra l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), dont le statut juridique reste flou puisqu’il s’agit d’un accord provisoire.

Du GATT à l’AGCS : vers la libéralisation totale de 160 secteurs de services

Huit cycles de négociations se succèdent, jusqu’en avril 1994, date à laquelle le GATT est remplacé par l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Outre son statut d’organisation internationale reconnue, elle présente l’avantage de posséder un pouvoir coercitif, via son Organe de règlement des différents (ORD).
En ratifiant la loi 94-1137, le 14 décembre 1994, le Parlement français reconnait la création de l’OMC et entérine les 28 textes annexés constituants les Accords de Marrakech. Parmi eux, le fameux Accord général sur le commerce des services.

L’AGCS concerne à lui seul 160 secteurs de services (aménagement urbain, recherche et développement, tourisme, services postaux, distribution, environnement, énergie, culture, éducation, santé, etc.). Les dépenses de santé mondiale représentent, selon l’OMC, 3 500 milliards de dollars, les dépenses liées à l’éducation 2 000 milliards de dollars.

A l’origine de l’AGCS se trouvent trois personnes, James Robinson III (Pdg d’American Express), Hank Greenberg (Pdg d’American International Group - AIG) et John Reed (Pdg de Citycorp) qui décident en 1979 qu’inclure les services dans les négociations du GATT serait du plus grand intérêt. Hank Greenberg ayant l’oreille du président James Carter, il leur suffit alors de convaincre le Congrès des États-Unis. Une campagne de lobbying bien orchestrée, doublée d’une campagne de presse digne des plus belles opérations psychologiques, y parvient. De sorte qu’en 1982, lors de la conférence ministérielle du GATT, l’ambassadeur américain William Brock déclare que les négociations sur les services sont une priorité pour les États-Unis. L’instrument principal de lobbying utilisé est l’US Coalition of Service Industries (USCSI) qui regroupe une soixantaine d’entreprises.
Les lobbies d’affaires n’ayant pas obtenu entière satisfaction lors de la signature de l’AGCS en 1994, de nouvelles négociations (ou révisions) sont programmées jusqu’à son aboutissement final, la libéralisation totale des 160 secteurs de services. La première révision a démarré en février 2000 sous le nom « d’AGCS 2000 ».

Un accord sponsorisé par des multinationales

L’étendue des domaines à négocier se décide lors des conférences ministérielles qui doivent se tenir au moins tous les deux ans (Genève 1998, Seattle 1999, Doha 2001). La conférence ministérielle de 1999 a révélé qu’elles étaient en partie financées par des firmes multinationales. Un comité d’accueil pour Seattle, le Seattle Hosting Organisation (SHO) a été créé pour l’occasion. Les firmes privées se voient attribuer, suivant les montants versés, les titres de « sponsor de diamant » (150 000 à 200 000 $US), « d’émeraude » (au delà de 250 000 $US), etc. Sponsors d’émeraude en 1999 : Boeing, Microsoft, General Motors, Ford, Deloitte & Touche qui obtiennent tous un accès direct aux ministres.
Les négociations proprement dites se déroulent au siège de l’OMC à Genève. En théorie les décisions y sont prises au consensus, mais dans la réalité, les pays regroupés au sein de la Quad (USA, Union européenne, Canada, Japon) parviennent généralement à imposer leur volonté.

Robert Zoellick
Représentant spécial de la Maison-
Blanche pour les négociations
commerciales internationales,
Robert Zoellick est par ailleurs
professeur de Sécurité nationale
à l’École navale des États-Unis.

L’actuel négociateur en chef états-unien, Robert Zoellick, travaille en étroite relation avec l’ISAC (Industrie Sector Advirory Committee), comité consultatif installé directement dans les locaux du département du Commerce afin de connaître les orientations à donner aux négociations. Robert Zoellick est par ailleurs professeur de Sécurité nationale
à l’École navale des États-Unis.
Son proche ami, Pascal Lamy, est le négociateur pour l’Union européenne à l’OMC. Cet ancien directeur de cabinet de Jacques Delors, a été trésorier de Transparency international France. Il a occupé des fonctions dans la branche européenne de la Rand Corporation (le principal think tank du lobby militaro-industriel états-unien). Il a aussi collaboré avec l’East-West Institute dont le président d’honneur est George Bush père.
Dans les faits, Pascal Lamy - qui est conseillé par l’European Services Forum (ESF, regroupant les plus gros industriels européens) - et Robert Zoellick s’entendent sur la très grande majorité des dossiers. Les rares différents entre eux relèveraient davantage de la mise en scène que d’une réelle opposition.

La totalité de la filière énergétique en négociation

Pascal Lamy
Négociateur pour l’Union européenne,
Pascal Lamy a collaboré à la Rand
Corporation, le principal think tank du
lobby militaro-industriel états-unien.

Un important dossier est actuellement sur la table des négociations. Les États-Unis demandent l’inclusion dans l’AGCS de la totalité de la filière des services relatifs à l’énergie (prospection, extraction, production, transport, distribution, commercialisation et gestion de la totalité des combustibles et produits énergétiques). Les compagnies pétrolières obtiendraient ainsi la possibilité de s’installer dans chaque pays membres de l’OMC qui céderait à cette demande (art. 16 - accès au marché) et y bénéficieraient du même traitement que les entreprises nationales (art. 17 - traitement national).
Pour les négociateurs états-uniens, mais aussi européens, cette négociation est de la plus haute importance car l’Arabie Saoudite doit tout prochainement adhérer à l’OMC.

Par exemple, si le Qatar, engageait son secteur énergétique dans le cadre de l’AGCS, il aurait le droit, dans un premier temps, de poser certaines restrictions à l’ouverture de son marché ainsi qu’au traitement national. Mais selon le processus de négociations successives, il serait inévitablement conduit à les éliminer. Par ailleurs, ses réglementations propres au secteur pourraient à tout instant se voir attaquées au motif qu’elles seraient « plus restrictives que nécessaire pour le commerce » (art. 6-4 - réglementation intérieure). Si le pays n’amendait pas les textes de lois incriminés, les États-Unis, ou tout autre pays, seraient légitimement fondés, dans la défense des intérêts de leur complexe pétrolier, à demander à un panel de l’Organe de règlement des différents de juger le litige.
Le Qatar condamné se verrait appliquer des mesures de rétorsion, principalement douanière.
Dans le cas où le panel jugerait, en revanche, la réglementation nationale « nécessaire pour parvenir à un objectif politique légitime », le pays plaignant pourrait alors invoquer l’article 23-3. Autrement appelé « plainte en cas de non violation » cet article permet à un membre dont les avantages escomptés se trouvent annulés ou diminués par une réglementation pourtant conforme aux règles de l’AGCS de porter plainte. Le pays visé devrait, in fine, soit verser des compensations, soit abolir sa réglementation.

Les documents interdits d’accès aux parlementaires

Cette intrusion de l’OMC dans les domaines législatifs et réglementaires de l’environnement, de l’éducation, de la santé ou encore de la culture inquiète un nombre grandissant d’élus. Malgré leurs demandes répétées, ceux-ci n’ont toujours pas accès aux documents de négociation.
Selon les députés européens Caroline Lucas et Jean Lambert, un seul parlementaire de chaque groupe politique du Parlement européen est autorisé à consulter les documents confinés dans un local fermé à clé. Les députés n’ont pas le droit de prendre de notes ni de commenter ce qu’ils ont lu avec les autres élus.

Toutefois les méthodes de négociation ne sont pas le seul motif de polémique. Les parlementaires s’interrogent sur leur capacité future à légiférer.
L’article 1 de l’AGCS stipule en effet : « Le présent accord s’applique aux mesures des membres qui affectent le commerce des services. Les mesures des membres s’entendent des mesures prises par des gouvernements et administrations centraux, régionaux ou locaux, et des organismes non gouvernementaux lorsqu’ils exercent des pouvoir délégués par des gouvernements ».
Selon le secrétariat de l’OMC : « Le mot mesure est défini très largement dans l’AGCS et inclus les lois, les règlements, les décisions et même les pratiques non écrites ».
Refusant la remise en cause de leur rôle, des élus ont lancé le 3 décembre à l’Assemblée nationale, un « appel pour la suspension des négociations sur les services au sein de l’OMC ». Au 1er mars cet appel à déjà recueilli 147 signatures.

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