STEPHANOPOULOS : Monsieur le Premier ministre, merci beaucoup de nous avoir accueilli chez vous.

JEAN CHRÉTIEN : Je suis ravi d’être avec vous.

STEPHANOPOULOS : Le fossé au sein des Nations Unies semble s’être creusé plus que jamais ce week-end. Comment pourra-t-on le combler ?

CHRÉTIEN : Je ne sais pas s’il sera possible de le combler parce qu’il est assez tard dans le processus. Mais il y a eu un certain mouvement la semaine dernière. Comme vous le savez, les Américains, les Britanniques et les Espagnols ont décidé d’établir une date butoir. C’est ce que nous, les Canadiens, avions recommandé il y a deux ou trois semaines.

Les Français, pour leur part, ont dit que 120 jours, c’est trop. J’avais donc recommandé la fin de mars. C’est donc une question de jours. Je ne sais pas ce qui se passerait. Vous savez, c’est un peu triste, parce que la résolution 1441 a permis d’obtenir de très bons résultats.

Il s’agit maintenant d’une question d’interprétation de ce qui se passe là-bas. En ce qui me concerne, je ne connais pas tous les faits, mais je sais que nous avons fait des progrès avec la position que nous avons présentée aux Nations Unies dans un discours de mon ambassadeur le 19, il y a deux semaines, mais nous avons travaillé là-dessus auparavant.

Vous savez, il s’agissait d’une série d’échéances pour quatre tâches devant être terminées à la fin de mars. Sur deux des quatre points, nous avons fait beaucoup de progrès. Les missiles constituaient l’un de ces points que nous avions prévus. Vous savez, ils sont en train de les détruire aujourd’hui. Ils en ont détruit d’autres au cours des derniers jours. Ils ont arrêté pendant une journée seulement. L’inspecteur responsable El Baradei a dit que la question nucléaire est presque réglée maintenant.

Il restait donc la question des armes biologiques et chimiques. Et tout cela a été rendu possible - vous savez, les gens ne le disent pas souvent, mais je le répète souvent au Canada - parce que les Américains et les Britanniques ont envoyé de nombreuses troupes sur place. Vous savez, je pense que c’est ce qui pousse Saddam à se conformer à ses obligations, sinon il ne l’aurait pas fait. Est-ce qu’il ira jusqu’au bout ? C’est une question d’interprétation.

STEPHANOPOULOS : Vous vous êtes entretenu avec plusieurs membres du Conseil de sécurité.

CHRÉTIEN : Oui.

STEPHANOPOULOS : Un certain nombre d’entre eux, dont le Mexique et le Chili, restent indécis, ni d’un côté ni de l’autre. Qu’est-ce qu’ils vous ont dit et que croyez-vous qu’il faudrait pour qu’ils appuient une résolution ?

CHRÉTIEN : Mais... il faudrait... ils ont tous convenu, vous savez, qu’il y a une limite. Vous savez, nous ne pouvons pas attendre indéfiniment et tous sont d’accord là-dessus. Il est clair en ce moment que Saddam doit désarmer. Vous savez, il s’agit d’une question de désarmement. La résolution 1441 porte sur le désarmement et c’est une question de jours additionnels.

STEPHANOPOULOS : Qu’est-ce qui est raisonnable ?

CHRÉTIEN : Vous savez, en politique, c’est la population qui décide si vous êtes raisonnable ou non. Il s’agit d’interpréter les faits que vous avez devant vous. À mon avis, il faut reconnaître le mérite du Président et de M. Blair. Le déploiement de troupes là-bas a vraiment créé la situation. Selon moi, c’est gagné. Vous savez, le Président a gagné. Je n’en doute pas. Il a gagné.

STEPHANOPOULOS : Que voulez-vous dire au juste ?

CHRÉTIEN : Je veux dire qu’il a créé une situation où Saddam ne peut plus rien faire. Il a des troupes à ses portes et des inspecteurs sur le terrain. Des avions survolent son territoire, et il ne peut rien faire. Alors, il a commencé à détruire des missiles. Il n’y a aucun danger nucléaire là-bas. Il a dû détruire... Ce qui est arrivé, nous ne savons pas exactement ce qui reste. Mais, encore une fois, il a bougé.

Et je maintiens que c’est parce que les Américains ont déployé des troupes en grand nombre, sinon il ne se serait probablement rien passé.

Vous savez, les Américains ont gagné, je le répète sans cesse au Canada, vous avez gagné la guerre froide sans un char, sans un missile et sans perdre une seule vie. (Inaudible)…, URSS.

Et c’est la même chose en Iraq, selon moi. Vous gagnez en grand. À mon avis, vous avez probablement gagné cette fois. Mais, je parle de désarmement. La question d’un changement de régime, c’est autre chose.

Mais, hier ou plutôt vendredi, M. Straw a été clair. Il a dit que les Britanniques sont là pour éliminer les armes de destruction massive.

STEPHANOPOULOS : Pas pour changer le régime ?

CHRÉTIEN : Il a dit que leur politique n’était pas de changer le régime. Il y a donc de la confusion à ce sujet. Il a parlé de désarmement du régime, pas de changement de régime. Ce n’est pas l’objet du débat à l’ONU. J’ai donc concentré là-dessus et j’ai pensé qu’il y avait moyen de concilier les deux positions. Il est probablement trop tard. Mais les Américains, les Britanniques et les Espagnols ont bougé vendredi. Ils devront probablement bouger davantage, c’est mon impression. Mais quand vous êtes dans une situation comme celle-là, vous ne... Vous savez, c’est peut-être la date ferme, le 17 mars. Peut-être que deux semaines de plus seraient utiles, je ne sais pas.

STEPHANOPOULOS : Alors, si le Premier ministre..., le Président du Chili, le Président Fox du Mexique et certains autres de ces pays venaient dire au Président Bush : « Il nous faut une autre semaine, il nous faut deux autres semaines, donnez-nous jusqu’à la fin de mars. » Pensez-vous que le Président Bush accepterait cela ?

CHRÉTIEN : Je ne sais pas. Je ne peux pas porter de jugement là-dessus. Mais je sais que cette situation constitue pour eux un problème politique difficile chez eux. Vous savez, l’opinion publique est fortement opposée et certains comme Fox, vous savez, il est le Président, mais le congrès n’est pas de son bord, alors il doit... Et c’est la même chose au Chili. Ces personnes doivent composer avec la réalité politique chez eux. Mais, ce que j’ai proposé le 19 février, ils l’ont tous trouvé très intéressant. Il y a quelques jours, tous les (inaudible)…, mon ambassadeur au Mexique et à New York, ont examiné la proposition canadienne. Mais il y a plus. Mais ils semblait la trouver acceptable à ce moment-là

Cependant, vous savez, je ne suis pas au Conseil de sécurité, et je ne peux pas prétendre que je pourrais rapprocher les parties. Mais j’ai parlé à chacun d’entre eux, et ils souhaitent tous, vous savez c’est étonnant, tous souhaitent que Saddam désarme. Il ne fait aucun doute que c’est un homme terrible et ainsi de suite. Et nous devons lui enlever toute arme dangereuse. C’était l’entente après la fin de la guerre en 1991, le cessez-le-feu, et il n’en a pas respecté toutes les conditions. Cela ne fait aucun doute.

Mais, quant à moi, vous savez, c’est (inaudible) pourrait régler le problème, parce qu’à toute fin pratique, c’est gagné.

STEPHANOPOULOS : Vous dites que l’Amérique a gagné. Vous savez, compte tenu de cela et en tant que plus proche voisin et ami de l’Amérique, quel conseil donneriez-vous au Président Bush maintenant ?

CHRÉTIEN : Eh bien, il est au courant de ma proposition. Il m’a appelé et nous en avons discuté. De plus, mon ambassadeur à New York s’est entretenu avec votre ambassadeur là-bas, et ainsi de suite, vous savez. Le problème pour lui, c’est qu’il pense, probablement qu’il a peur que les choses traînent trop. Des délais et encore des délais pour retarder le moment d’une décision. Et s’il a une date en tête et qu’il a décidé, comme il semblait le dire à la nation quand il est apparu à la télévision jeudi soir, la semaine dernière, je ne peux pas lui dire grand-chose.

STEPHANOPOULOS : Vous pensez qu’il va y aller ?

CHRÉTIEN : Je n’en suis pas sûr. En ce qui me concerne, je pense qu’il serait possible de préserver la paix là-bas s’il bougeait. Mais je ne sais vraiment pas où il en est dans sa planification et dans sa prise de décision.

STEPHANOPOULOS : Mais il, le Président, semble avoir indiqué au moins qu’il est prêt à y aller avec ou sans l’aval de l’ONU. D’après vous, quelles seraient les conséquences d’une action militaire en-dehors de l’égide de l’ONU ?

CHRÉTIEN : Eh bien, ce serait plutôt mauvais, parce que vous le savez, les Américains sont la seule superpuissance en ce moment. Et tout le monde, il faut être réaliste, cela rend certains nerveux. Vous savez, même si moi je ne me plains pas - j’ai d’excellentes relations avec les États-Unis et avec le Président, et ce n’est pas un problème pour moi. Mais d’autres ne veulent pas vous croire sur parole, vous savez, trop facilement. Ils veulent poser des questions et ils ont peur d’avoir une seule superpuissance. Ils craignent que ce soit dangereux pour eux.

STEPHANOPOULOS : Ça semble être la position de la France.

CHRÉTIEN : Oui, et d’autres. L’ONU peut effectivement être utile aux États-Unis. Vous savez, prenez par exemple le père de George, George Senior, quand il a fait la guerre en 1990, il avait obtenu une résolution de l’ONU. Et je me souviens très bien que c’était la position du Canada. Mon prédécesseur, M. Mulroney avait déclaré : « Le Canada sera avec vous et il vous faut une résolution de l’ONU et nous serons avec vous. »

J’ai dit la même chose il y a un an au Président George W., que…, vous savez, la même position.

STEPHANOPOULOS : (Inaudible) avoir une résolution de l’ONU, si le Canada ne (inaudible)…, forces ?

CHRÉTIEN : En ce moment, nous ne sommes pas rendus là, parce que nous avons la résolution 1441, et nous ne savons pas ce qui va arriver. C’est donc une question purement hypothétique. Mais c’est la position que je maintiens depuis le début et cela demeure la position du gouvernement du Canada.

Mais à l’époque, vous savez, quand vous êtes allés au Kosovo, par exemple, là nous avions une résolution, mais les Russes s’y étaient opposés parce que c’était la Serbie et il s’agissait de la même religion, et ainsi de suite, les gens considéraient que c’était un veto spécial. Tous étaient d’accord, mais nous y sommes allés quand même sous l’égide de l’OTAN et nous avons réussi, parce que nous y sommes allés pour faire cesser le génocide.

STEPHANOPOULOS : Mais votre position actuelle c’est que le Canada combattra en Iraq seulement s’il y a une résolution de l’ONU ?

CHRÉTIEN : C’est la position du Canada depuis le premier jour, et c’était la position du Canada en 1990, mais je ne suis pas confronté à cette décision. En ce moment, nous n’avons reçu aucune demande parce que nous déployons un nombre assez important de troupes. Nous avons trois navires dans le Golfe à l’heure actuelle, et cet été nous allons aller remplacer des troupes à Kaboul, en Afghanistan, parce qu’ils considèrent que les Canadiens sont le groupe qu’il convient d’envoyer en ce moment.

Voilà donc notre position à l’égard de l’Iraq. Vous savez, ils ont leurs troupes sur place en ce moment et nous avons des navires là-bas qui jouent un rôle utile, mais...

STEPHANOPOULOS : Vous parlez des conséquences pour les Nations Unies si les États-Unis vont de l’avant sans les Nations Unies, quelles sont précisément vos préoccupations ? Sera-t-il plus difficile, par exemple, pour les Nations Unies de parvenir à une position unifiée sur la Corée du Nord ?

CHRÉTIEN : Peut-être, parce que le Président (inaudible)…, essayer de faire la même chose. C’est une des préoccupations qu’ont beaucoup de gens, vous savez. La Chine pourrait dire : « Nous avons un problème quelque part, et vous savez, nous n’aimons pas le régime et nous allons changer le régime. C’est pourquoi c’est dangereux. Vous savez, tout le monde va se servir de cela comme prétexte.

Parce qu’il existe une notion aux États-Unis que je trouve un peu surprenante. Ils disent que nous sommes allés au Kosovo pour changer le régime. Ce n’est pas vrai du tout. Nous y sommes allés pour mettre fin au génocide. Il n’y a pas eu de changement de régime là-bas. Le régime a été changé en Serbie par un vote, lorsque Milosevic a perdu l’élection. Mais, la guerre était déjà terminée et il était encore président au moment de l’élection. Il a été défait par son propre peuple. C’était la solution parfaite.

La raison était probablement le fait que nous avons fait cesser le génocide au Kosovo (inaudible)…, vous savez, cela l’a rendu très impopulaire auprès de son propre peuple, mais même alors, il a contesté les élections. Mais...

STEPHANOPOULOS : Alors, quand je parle de changement de régime, ce sont des propos dangereux ?

CHRÉTIEN : C’est quelque chose qui me rend mal à l’aise, et je l’ai dit au Canada et je l’ai dit à tout le monde, parce que cela s’arrête où ? Vous savez, s’il est acceptable de faire cela à cet endroit, pourquoi pas ailleurs ?

Et vous savez, la position britannique exprimée vendredi, ou jeudi, par le ministre des Affaires étrangères était très claire à cet égard. Ils vont en Iraq pour arrêter Saddam Hussein et l’obliger à détruire ses armes de destruction massive.

STEPHANOPOULOS : Il y a une divergence entre les États-Unis et le Canada, mais pensez-vous que ce soit une divergence sérieuse ? Quel effet ce désaccord aura-t-il sur les relations entre les États-Unis et le Canada ?

CHRÉTIEN : Oh, pas grand-chose. Nous avons toujours été très près des Américains. Nous sommes allés au Kosovo avec eux et nous avons été en Bosnie. Nous y sommes encore, et ainsi de suite. Nous avons toujours été des gardiens de la paix. Le Canada est toujours prêt à participer au maintien de la paix. Vous vous souvenez de la fois où les Américains sont allés à Haïti, quand ils ont voulu partir, ils avaient besoin de quelqu’un, et le Président Clinton m’a demandé d’envoyer, m’a demandé si je ne pourrais pas aller remplacer les Américains parce que le pays ne voulait plus de la présence des Américains. C’était plus facile pour nous. Parce que c’était pratique, nous avons envoyé des soldats francophones remplacer les Américains et c’était ce qui convenait à ce moment là.

Alors, quand nous..., en général, nous n’avons absolument aucun problème là. Vous savez, le Président connaît clairement la position du Canada depuis un an.

STEPHANOPOULOS : Pouvez-vous imaginer un rôle pour le Canada dans le cadre d’une future force de maintien de la paix en Iraq ?

CHRÉTIEN : Je pense que nous sommes toujours quelque part, vous savez, nous sommes très forts là-dessus. Toujours, parce que vous savez, nous devons être prêts pour cela. Les Canadiens sont toujours volontaires. Vous savez, quand nous parlons..., le plus gros problème qui se pose à nous collectivement est probablement celui de la Palestine et d’Israël, où nous devrions..., la communauté internationale devrait faire quelque chose pour régler..., seuls les Américains peuvent le faire.

(Inaudible)…, Chypre, vous vous souvenez ce qui s’est produit à Chypre il y a 40 ans environ. Le Canada a été là pendant environ 28 ans. Vous savez, la communauté internationale était intervenue et avait dit voici la partie sud de Chypre pour les Grecs et le Nord pour les Turcs. Et nous avons simplement construit un mur à cet endroit, et les soldats canadiens et d’autres étaient là à l’époque.

Vous vous souvenez dans ce temps-là, c’était toujours..., je devrais (inaudible)…, aux nouvelles tous les soirs, il y avait des morts ici et là. Or, la communauté des nations est allée imposer la paix.

STEPHANOPOULOS : Sentez-vous maintenant que la guerre est inévitable en Iraq ?

CHRÉTIEN : Pour moi, elle n’est jamais inévitable. Vous savez, si Saddam Hussein était intelligent, il bougerait ce week-end. Vous savez, il a bougé en ce qui concerne les missiles. Je ne sais pas pourquoi il ne fait pas comme en Afrique du Sud et ne dit pas : « Venez voir ça les gars. » Mais je crois qu’il est fou aussi.

Malheureusement, je ne crois pas qu’il est ..., vous savez qu’il agit... Il a attaqué son propre peuple avec des agents biologiques et ainsi de suite. Alors, il n’est pas, il ne semble pas être très rationnel. C’est son propre peuple qui va en payer le prix. Vous savez, ce n’est pas... Je crois que les Américains sont beaucoup trop forts pour eux. Ce n’est pas une partie égale. Et pourquoi vient-il prendre ce que nous avons, je veux dire... Vous savez, Blix affirme qu’il fait des progrès. Je ne sais pas pourquoi ça prend tant de temps. Mais, à vrai dire, il est pris au piège et ne peut pas bouger. Deux cent cinquante mille soldats américains et britanniques qui attendent là. Je vous dis que si j’étais dans ses bottes, je tremblerais.

STEPHANOPOULOS : Monsieur le Premier ministre, merci beaucoup.

CHRÉTIEN : Ça m’a fait plaisir d’être avec vous, Monsieur.