Le 11 avril 2001, le Réseau Voltaire mettait en ligne un site internet dédié à la contestation des licenciements boursiers intervenus dans plusieurs usines du Groupe Danone : « Jeboycottedanone ». Le site relayait l’appel à la « grève des caddies » lancé par l’intersyndicale, invitait les citoyens à prendre l’engagement public de boycotter les produits Danone tant que durerait le conflit, et offrait un forum permettant à chacun de débattre avec les syndicalistes. Répondant à l’émotion suscitée par cette opération, le Parlement se saisissait de la question des licenciements boursiers et adoptait dans un large consensus une loi de modernisation sociale. De son côté, le Groupe Danone maintenait ses licenciements, mais offrait des conditions de départ plus avantageuses aux personnels concernés.

« Jeboycottedanone » fut la première campagne politique nationale qui se soit développée en France à partir d’un site internet.

Au cours du bras de fer qui opposa alors Danone au Réseau Voltaire, la multinationale de l’agro-alimentaire nia que les licenciements aient un mobile spéculatif, mais renonça pourtant à poursuivre l’association en diffamation. Évitant avec soin le débat de fond, elle poursuivit le Réseau Voltaire pour infraction au droit des marques au motif que le site reproduisait en le caricaturant le logo de Danone. Menant tambour battant plusieurs procédures avec une armada de juristes, la multinationale au capital de 150 millions d’euros parvint à contraindre l’association à fermer le site et à la faire condamner en dommages et intérêts, ainsi qu’un de ses partenaires, Olivier Malnuit.

Illustration de la page d’accueil
du site jeboycottedanone
Photo : Marina Redon

Cependant, revenant sur ces décisions, la Cour d’appel du tribunal de Paris a débouté, le 30 avril 2003, la Compagnie Gervais Danone et le Groupe Danone de toutes leurs demandes. Les magistrats ont validé l’analyse du Réseau Voltaire : cette affaire ne relevait pas du droit des marques et il ne pouvait y avoir de « contrefaçon » car il n’y avait pas de promotion de produits concurrents ; elle relevait de la liberté d’expression, laquelle est un droit constitutionnel, consacré par les conventions internationales, et qui ne saurait être limité par le droit des marques.

Cet arrêt se situe dans la ligne de ceux rendus dans l’affaire opposant Elf au collectif de Noël Mamère et François-Xavier Verschave, « Elf ne fera pas la loi en Afrique », et dans l’affaire Esso contre Greenpeace. L’ensemble forme une jurisprudence cohérente. Dans des situations différentes, les magistrats se sont portés garants de la suprématie du droit d’expression dans une société démocratique sur toute forme de droit commercial, qu’il s’agisse du droit de la propriété intellectuelle ou du droit des marques. Cette victoire de la démocratie est un échec cuisant pour certaines grandes entreprises qui, aujourd’hui à travers l’Accord multilatéral d’investissement (AMI) ou l’Accord général sur les services (AGCS), tentent de substituer le pouvoir économique au pouvoir politique.

Illustration sur le site
jeboycottedanone
Photo : Marina Redon

Une des particularités de l’affaire Danone contre Réseau Voltaire aura été de confirmer que, dans une société démocratique, la liberté d’expression est indivisible et s’applique donc indistinctement à toutes les formes d’expression, y compris graphique. En conséquence, la reproduction par des tiers de logos de marques, pour désigner ces marques ou les sociétés qui les exploitent, est légitime quelle que soit l’exclusivité que confère la propriété de ces logos. En outre, dans le cadre d’une expression graphique parodique, il est légitime de caricaturer ces logos. Cette clarification juridique était particulièrement attendue par les dessinateurs, les vidéastes, les webmestres et d’une manière générale tous les spécialistes de l’image.

« Nous sommes fiers d’avoir une fois de plus défendu la liberté et fait avancer le droit dans un domaine d’activité nouveau comme l’expression politique sur le Web », a déclaré Thierry Meyssan, président du Réseau Voltaire. « Cette affaire n’est pas terminée pour autant, a-t-il poursuivi. Au cours de l’opération jeboycottedanone, notre site internet a été déconnecté illégalement par des intermédiaires techniques, puis attaqué par les pirates d’une milice patronale. Nous avons réussi à identifier les auteurs de ces attaques et nous avons porté plainte contre eux. Un juge d’instruction a été désigné qui ne devrait plus tarder à entendre un des directeurs du Groupe Danone, ainsi que le directeur d’un cabinet d’intelligence économique. Des journalistes, des associations, des syndicats et des parlementaires qui se sont exprimés sur le site et qui ont été, eux aussi, victimes de ces attaques ont annoncé qu’ils se portaient parties civiles à nos côtés. Pour que la liberté d’expression soit effective, il faut encore sanctionner ceux qui détruisent les outils d’expression. »

 Mémoire conclusif du Réseau Voltaire dans l’affaire « Danone contre Réseau Voltaire »
 L’intégralité de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 30 avril 2003 déboutant Danone

Extrait de l’Arrêt de la Cour d’appel :

« [...] Considérant que le principe à valeur constitutionnel de la liberté d’expression, par ailleurs reconnu tant par les traités et conventions internationales rappelés par l’association RESEAU VOLTAIRE, implique que cette association et Olivier MALNUIT puissent, sur les sites internet litigieux, dénoncer sous la forme qu’ils estiment appropriée les conséquences sociales des plans de restructuration mis en place par les intimées ; que si cette liberté n’est pas absolue, elle ne peut néanmoins subir que les restrictions rendues nécessaires par le respect des droits d’autrui ;

Considérant qu’à cet égard, les sociétés COMPAGNIE GERVAIS DANONE et GROUPE DANONE ne sauraient invoquer les dispositions de l’aI1icle L 713-3 du Code de la propriété intellectuelle, dès lors que, par les modifications apportées à la marque DANONE par l’adjonction du pronom et du verbe "jeboycotte" et les textes qui l’accompagnent, l’association RESEAU VOLTAIRE et Olivier MALNUIT montrent clairement leur intention de dénoncer les pratiques sociales des sociétés mises en cause et les risques pour l’emploi, sans induire en erreur le public quant à l’identité des auteurs de la communication ;

Que, en effet, même s’il est fait, pour partie, référence aux marques verbales et à la reproduction des marques semi-figuratives appartenant à la société COMPAGNIE GERVAIS DANONE, à la seule différence tenant à la substitution d’un trait noir dans la partie inférieure du cartouche au trait rouge de l’original, les signes jeboycottedanone.net et jeboycottedanone.com ne visent manifestement pas à promouvoir la commercialisation de produits ou de services, concurrents de ceux des sociétés intimées, en faveur de l’association RESEAU VOLTAIRE et de Olivier MALNUIT mais relève au contraire d’un usage purement polémique étranger à la vie des affaires ; qu’il résulte des éléments du dossier que, d’une part, la référence à la marque DANONE était nécessaire pour expliquer le caractère politique ou polémique de la campagne et, d’autre part, que, contrairement aux allégations des sociétés GROUPE DANONE et COMPAGNIE GERVAIS DANONE, leurs produits n’étaient nullement dénigrés ni même visés, puisque, sur les sites litigieux, on relève, tout au contraire, des mentions telles que « on aime nos produits. On a envie de continuer à les fabriquer, on a envie que les gens continuent à les acheter » ;

Considérant qu’il s’ensuit que les appelants avaient, en créant les sites litigieux, inscrit leur action dans le cadre d’un stricte exercice de leur liberté d’expression et dans le respect des droits des sociétés intimées dont les produits n’étaient pas dénigrés et que, d’autre part, aucun risque de confusion n’était susceptible de naître dans l’esprit des usagers ; [...] ».