La présidente rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment à M. Curtet.

Mme Nelly OLIN, Présidente. - Je vais vous donner la parole pour que vous fassiez votre exposé et si vous pensez qu’à un moment, vous avez envie de vous arrêter au-delà du quart d’heure dont vous disposez parce que vous pensez qu’il sera plus vivant de passer à des questions, n’hésitez pas à le faire.

M. CURTET. - Je vous remercie. Je vais essayer d’être assez bref pour que nous puissions avoir plus de temps pour dialoguer et répondre à des questions plus précises, pointues ou difficiles auxquelles je n’aurai pas songé.

Je vous remercie de m’avoir fait suffisamment confiance pour me demander mon avis. Il faut dire que cela fait trente-deux ou trente-trois ans que je m’occupe des problèmes liés à la toxicomanie et que je sais donc, comme le dirait Godard, "deux ou trois choses à propos de" ce sujet.

En fait, cela tombe bien, dans la mesure où je pense qu’en matière de politique de lutte contre la drogue, nous faisons fausse route depuis quelques années et qu’il serait temps de rétablir le cap.

Je ne vais pas refaire tout l’historique, parce que cela n’aurait pas un grand intérêt, mais nous avons essayé pendant longtemps de tenir compte de l’avis des gens qui étaient sur le terrain et de coller à la réalité, ce qui a donné d’assez bons résultats, du moins sur le plan qualitatif, mais non pas sur le plan quantitatif, parce que jamais, depuis trente ans, les moyens nécessaires et décents pour lutter correctement contre la drogue n’ont été mis en place dans notre pays, quel que soit le régime en place.

Depuis une dizaine d’années, est arrivée en force une sorte d’idéologie qui, en soi, aurait pu ne pas être gênante et qui aurait même pu être un complément astucieux, mais qui est devenue gênante dans la mesure où elle prenait la seule et unique place : la réduction des risques. A partir du moment où cette politique s’est mise en place, il s’agit de promouvoir la réduction des risques prioritairement, si ce n’est exclusivement, et cela s’est fait forcément au détriment de l’efficacité de la lutte contre la drogue.

Je résume la politique de réduction des risques en quelques mots. Cela consiste à dire que, puisqu’on ne peut pas envisager une société où personne ne se drogue, ni sortir d’affaire 100 % des toxicomanes, ni avoir une prévention qui marche à 100 %, ce qui est une évidence, il faut essayer de la gérer, de diminuer les risques encourus par les gens qui prennent la drogue, et de leur apprendre à se droguer propre. C’est, de façon schématique, ce qui la caractérise.

J’ai plus d’ambition pour mes enfants et les gens dont je m’occupe. Je crois en effet qu’on peut aider carrément les enfants à ne pas se droguer du tout ou à quitter complètement la drogue. Si ce n’était pas faisable, je serais d’accord pour qu’on se rabatte sur la réduction des risques au nom de la résignation, en quelque sorte, mais puisqu’on peut mieux faire, je ne vois pas pourquoi on ne s’efforcerait pas d’y arriver.

Voilà pourquoi, depuis quelque temps, on a vu des crédits accordés pour distribuer des produits de substitution, pour faire des actions dans les rave parties ou pour aller distribuer des seringues, ce qui ne me paraît pas forcément inutile si c’est bien fait, mais on ne voit plus de crédits pour créer de nouveaux lieux d’accueil et de consultation.

Il y a une dizaine d’années, je râlais déjà parce qu’il n’y avait même pas mille places en post-cure alors qu’on considère qu’il y a entre 150 000 et 200 000 toxicomanes en France. C’était donc dérisoire et la liste d’attente était déjà très importante. La politique de réduction des risques a abouti à ce que, désormais, on n’a même pas 500 places ! On ferme des post-cures et on retire les crédits pour les familles d’accueil. Du coup, les listes d’attente sont énormes, et je vois des parents totalement désespérés parce qu’ils ne savent plus où s’adresser pour trouver une aide alors qu’il y a, partout en France, de nombreuses personnes d’une qualité exceptionnelle qui se demandent quand on va se décider à faire un véritable travail, à mener un véritable combat et à leur donner les moyens de travail.

Je vais être très schématique pour garder du temps afin de répondre à vos questions. Je citerai trois niveaux de travail en matière de lutte contre la drogue : la prévention, la prise en charge et la répression.

Je commence par la prévention. Tout d’abord, il ne faut pas confondre la prévention avec l’information. J’ai été très surpris par le guide "Savoir plus pour risquer moins", qui, en lui-même, constitue tout un programme. On ne fait pas de la prévention avec 120 pages. C’est un guide d’information très bien fait, mais la prévention nécessite très peu de mots et de messages pour pouvoir passer.

Lorsque je fais de la prévention, je donne souvent une brochure que j’ai rédigée avec la Mutuelle nationale des hospitaliers, qui comporte 25 pages en très gros caractères et dans laquelle les dangers liés à la drogue ne font que deux pages. Il n’y a que cela à savoir, et si vous voulez que les gens le retiennent, il faut que ce soit court. Sinon, ils ne retiendront rien.

La prévention ne peut se faire que si on tient compte des motivations. C’est par la motivation à prendre un produit et par la différence de motivation que vous saurez quelle forme de prévention vous allez faire.

Si vous demandez à quelqu’un pourquoi il a pris telle drogue (qu’elle soit légale ou illégale, douce ou dure, et je serai amené à en discuter plus longuement), les réponses se divisent en deux catégories.

La première correspond à ceux qui vont dire : "je l’ai fait parce que j’étais curieux de savoir ce que cela donnait, parce que c’était agréable, que cela m’a fait plaisir, que j’étais sorti avec des copains : c’était convivial et tout le monde fumait. Je l’ai fait parce que c’est la mode, etc." Ce genre de motivation, qui est de loin la plus fréquente lorsqu’il s’agit d’utiliser des produits tels que le cannabis, ne devrait jamais conduire à étiqueter ces gens de toxicomanes. Ce sont de simples usagers de drogues. Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils ne courent pas de dangers. Selon les produits qu’ils prennent, les dangers sont différents, mais leur mettre l’étiquette de toxicomane serait tout à fait abusif.

La deuxième grande catégorie correspond à ceux qui prennent un produit non pas par plaisir, par curiosité ou parce qu’on le leur a proposé, mais simplement parce qu’ils ne vont pas bien. Ils ne vous diront sans doute pas : "je prends ce produit parce que je vais mal" mais "je le prends parce que cela me permet d’aller mieux". En gros, la drogue leur permet de fuir une réalité insupportable pour eux. Cette réalité peut être insupportable pour des raisons sociales ou relationnelles, parfois pour les deux, mais il est certain qu’ils attendent de la drogue de gommer une situation qui leur est insupportable.

C’est ce que fait la drogue : elle gomme provisoirement, le temps de l’action du produit, la situation qui est insupportable, mais quand le produit a terminé son effet, la situation revient exactement telle qu’elle était auparavant, majorée par les problèmes liés à la drogue, et on n’a rien réglé. C’est d’ailleurs le piège majeur de la drogue : cela crée l’illusion de résoudre quelque chose alors que la seule vérité qui existe à ce sujet, c’est que cela ne résout jamais rien, et certainement pas le moindre problème relationnel.

Ceux-là sont des toxicomanes, dès lors qu’il y a une conduite de fuite à laquelle s’associe une démesure que l’on comprend assez vite. Lorsqu’on n’est pas bien, qu’on prend un produit et qu’on s’aperçoit qu’artificiellement, pendant un certain temps, ce malaise, cette angoisse ou cette douleur que l’on vivait disparaît, on est tenté de renouveler cette prise le plus souvent possible, et quand on s’habitue à un produit, on a envie de prendre un produit qui "largue" encore plus loin. C’est ainsi que se passe l’escalade.

Les seuls qui feront l’escalade sont ceux qui prennent un produit pour fuir. S’il n’y a pas de conduite de fuite, il n’y a pas d’escalade, sauf cas très rares d’entraînement avec l’alcool, lorsqu’on est voyageur de commerce ou barman, qui sont des métiers exposés dans le cadre desquels on propose de boire du matin au soir. Sinon, l’escalade n’a lieu que lorsqu’on prend un produit pour fuir. La toxicomanie est donc une conduite de fuite.

On en déduit une chose sur le plan préventif. Pour la première catégorie, il faut essentiellement expliquer aux gens, en particulier aux jeunes mais également aux adultes (il est fondamental qu’à ce titre, les parents en sachent autant que leurs enfants), quels sont les dangers les plus importants, les plus graves et les plus fréquents de chaque produit. Il ne sert à rien d’en mettre une longue tartine, mais il faut dire l’essentiel sans jamais exagérer ni minimiser. Il faut dire la vérité.

Vous pouvez évidemment discuter plus longuement sur les conduites à risques ou sur la façon de réagir dans une réunion de groupe, mais, en gros, ce sera centré sur les dangers des produits. Si c’est bien fait, notamment en distribuant un petit dépliant de deux pages, cela peut suffire pour conduire les gens, si on ne leur a pas menti, à se dire qu’ils ne vont pas prendre un risque pareil avec tel produit, que c’est trop dangereux et qu’ils vont s’en passer.

La deuxième catégorie est tout à fait différente. Dans le cas des gens qui vont tellement mal qu’ils sont prêts à prendre n’importe quel produit, on peut dire que leur philosophie de vie se résume à trois mots : "à quoi bon ?" Or ils ont en moyenne 16 ou 17 ans. C’est vous dire le désespoir qui les anime. Si vous leur dites que ce qu’ils prennent est très dangereux, ils s’en fichent éperdument. Ce n’est pas ce qui fonctionnera, sachant qu’ils connaissent ces dangers la plupart du temps et qu’ils ont besoin de frôler la mort pour savoir qu’ils vivent.

Si on veut faire une prévention pour éviter qu’ils soient tentés de fuir avec un produit, on tombe sur un problème éducationnel, directement lié à l’ambiance familiale qu’ils ont connue et donc aux parents, et il faut centrer toute la prévention sur les parents, chose que l’on a oubliée de faire depuis des années ! Cela a l’air très simple, mais c’est très compliqué.

Plus cela va, plus je m’aperçois que le métier le plus difficile au monde, c’est celui de parents, celui auquel on nous prépare le moins. Bien évidemment, il n’y a pas de recette, mais j’ai retrouvés tellement souvent les mêmes éléments en voyant des milliers et des milliers de "toxicos" au fil de ma vie que je m’aperçois que certains points sont centraux . Il faut aider les parents, car il n’est pas question de les culpabiliser ou de leur dire que c’est de leur faute : ils font ce qu’ils peuvent avec leur histoire. Il faut donc les aider, les accompagner, les consoler et les conseiller, et certainement pas les culpabiliser.

Dès qu’ils ont un enfant, il faut essayer de leur dire que la toxicomanie n’est pas une maladie qu’on attrape à l’adolescence mais que cela se prévient depuis qu’on porte un enfant et depuis qu’il est né. Si on se décide à ne le faire qu’à 12 ou 13 ans, on peut y arriver, mais on a un peu compliqué les choses : c’est beaucoup plus tôt qu’il fallait s’y prendre.

Il faut dire aux parents : "cet enfant, vous l’aimez. Donc dites-le lui, montrez-le lui. Il a besoin de preuves d’amour, autant que vous, dans votre couple, vous aviez besoin qu’on vous dise qu’on vous aimait. Vous lui faites confiance et vous avez besoin de le lui dire et de l’assurer de cette confiance. S’il se sait aimé et s’il sait qu’on a confiance en lui, il s’aimera lui-même suffisamment, il aura confiance en lui-même et il sera plus fort".

Le troisième point, le plus crucial de tous, c’est qu’il faut lui donner le droit d’avoir des défaillances de toutes natures : scolaires, universitaires, professionnelles intellectuelles ou sentimentales. Quand il a des passages à vide ou quand il rate des choses, il ne faut jamais qu’il ait le sentiment qu’il est exclu, qu’on se moque de lui, qu’on cesse de l’aimer, qu’on cesse de lui faire confiance et qu’il aurait donc besoin de faire comme si cela allait bien en prenant un produit. Il faut qu’il puisse exprimer ce qui ne va pas, dire ses émotions, oser pleurer. Il ne faut pas dire à un petit garçon qu’un homme ne pleure pas : il a des glandes lacrymales comme les femmes et il doit exprimer ses émotions. Il convient donc de dire aux parents : "Il faut qu’il sache que, même dans les caps difficiles, vous l’accompagnerez jusqu’au moment où il va reprendre position. Comme il a pu exprimer ce qui n’allait pas, il n’aura pas besoin de fuir la situation".

Le quatrième point essentiel, c’est qu’il faut oser lui poser des limites justifiées. Il est hors de question de rester sur le constat de mai 68 : "Il est interdit d’interdire". Cela ne sert pas à grand-chose. C’est une formule très jolie, mais, en pratique, cela crée beaucoup de problèmes. Il est fondamental de mettre des limites, mais en les expliquant, en les justifiant et en disant pourquoi c’est l’intérêt de l’enfant. Certes, il va peut-être transgresser ces limites, mais il va au moins se situer par rapport à elles et cela me paraît très important.

Je préfère garder de mai 68 la phrase : "L’imagination au pouvoir", même si, malheureusement, on ne peut pas dire qu’on l’ait souvent exploitée. Cela me paraît en tout cas un slogan plus intéressant.

Enfin, il faut réfléchir, en tant que parents, au modèle qu’on lui présente pour ne pas tomber dans le sketch de Coluche, avec le père qui s’est soûlé au whisky qui explique que le "hakik" est très dangereux, et en lui parlant des valeurs qu’on lui transmet. Certes, il aura droit à ses valeurs personnelles, mais il s’agit de dire aux parents que le modèle que l’on montre et les valeurs que l’on transmet ne sont pas anodins.

Cela peut paraître simpliste et très simple à appliquer, mais c’est horriblement difficile en pratique. Nous sommes dans une société d’apparence et de performance et on nous parle souvent de la prévention des conduites à risques, mais je n’utilise jamais ce terme, tout d’abord parce que ces conduites font partie intégrante d’un passage de la jeunesse à l’adolescence et, ensuite, parce que tout est fait pour les valoriser à la télévision. Par exemple, vous voyez des magazines de l’extrême qui fleurissent partout. Je vous défie de trouver un seul magazine à la télévision qui s’intitule "le sens de la mesure".

Par conséquent, il n’est pas facile d’avoir cette attitude. Certes, ce n’est pas une recette, mais plus on se rapproche de cela, plus on peut espérer qu’un enfant qui sait que, s’il ne va pas bien et qu’il a des difficultés, on lui fait confiance, on l’aime, on lui donne le droit au marasme et il peut exprimer ses émotions, évite de fuir avec un produit. Il sera peut-être tenté, par curiosité, d’essayer un produit, pas trop dangereux j’espère, mais il me paraît impensable qu’il puisse fuir avec un produit.

Voilà pour la prévention. Je pourrai vous détailler ce qu’on peut faire en milieu scolaire, pour lequel je travaille énormément et qui est un moment idéal, à condition qu’on n’ait pas oublié que la priorité, ce sont les parents. Il ne faut pas se débarrasser sur l’école d’une chose qui relève du rôle des parents.

J’en viens à la prise en charge. S’il s’agit de simples usagers de drogues, c’est-à-dire la première catégorie dont je vous ai parlé, il n’y a pas de prise en charge à avoir. A moins de vouloir psychiatriser la vie quotidienne, il n’y a aucune raison de faire la moindre prise en charge pour des gens qui sont des simples usagers de dogues. A moins qu’une dépendance physique se mette en place ou qu’ils aient pris des produits très dangereux, qui sont des cas très particuliers et très rares, il n’y a pas de prise en charge à prévoir pour un simple usager de drogues.

En revanche, un toxicomane, quel que soit le produit qu’il prend et même s’il en est au stade d’une drogue telle que le cannabis, nécessite une prise en charge. On ne va pas attendre qu’il nous lance un SOS monumental avec l’héroïne pour se dire qu’il faut écouter son malaise. Dès lors qu’il fuit avec un produit, il se trompe ; il a un vrai problème auquel il apporte un mauvais remède et une mauvaise solution. Il faut donc évidemment l’aider.

La meilleure aide que l’on puisse lui apporter (une fois de plus, c’est très simple à dire mais plus compliqué à faire), c’est que, puisqu’il veut fuir une chose qui lui est insupportable, il faut lui donner l’occasion d’exprimer ce ou ces "quelque chose" qui sont insupportables, mettre les choses à plat, oser en parler doucement et, progressivement, apprendre à les résoudre, à les régler, à les intégrer et à ne plus avoir besoin de fuir.

Cela prend beaucoup de temps. Cela suppose tout d’abord de créer une confiance extraordinaire avec un jeune ou un adulte qui croit peut-être qu’on ne l’écoutera plus jamais. Il faut vraiment qu’il soit en confiance pour oser raconter des choses qui sont parfois très douloureuses pour lui, puisqu’il a préféré se droguer plutôt que d’en parler. Cela prendra, selon les cas, entre un et cinq ans.

Il ne faut surtout pas appeler cela une psychanalyse. Il serait aberrant d’installer sur un divan quelqu’un qui a déjà du mal à raconter son histoire et auquel, dès qu’il prononce un mot, on dit : "hum, hum, qu’en pensez-vous vous-même ?" Dans ce cas, on est certain qu’il va se faire un "shoot" dans l’heure qui suit tellement il est angoissé ! Il faut s’impliquer, discuter avec lui, lui répondre et l’accompagner. D’après mon expérience, quasiment les deux tiers des gens dont je me suis occupé de cette façon sont sortis d’affaire, sachant que beaucoup disparaissent et vivent peut-être heureux et cachés, comme le dit le proverbe, et que la proportion de décès est de moins de 10 %, ce qui est évidemment déjà trop pour moi : comme ce sont des gens qu’on aime bien, on aimerait que cela ne se produise pas.

En tout cas, quand on voit le nombre de personnes qui peuvent se sortir d’affaire si on prend le temps de les aider, on se dit qu’il est vraiment dommage de ne pas le faire. On peut faire ces entretiens sous forme ambulatoire si les problèmes d’angoisse ne sont pas trop importants, mais si l’angoisse est trop importante et s’il ne peut pas se contenter de ces parenthèses qu’on lui fournit dans la semaine et risque donc de rechuter à tout moment, la seule solution est de lui proposer d’aller dans un centre de post-cure, c’est-à-dire un lieu ou, 24 heures sur 24, il peut aborder, au moment où il le veut, les problèmes qui se posent, et ce pendant des mois et des mois. Cela a un rôle essentiel.

Enfin, s’il ne parvient pas à vivre en collectivité, il faut trouver une famille d’accueil dans laquelle il peut parler avec des gens à tout moment.

Voilà, schématiquement, ce qu’il faut faire dans le cadre de la prise en charge.

Je dirai un mot sur le sevrage physique. S’il suffisait d’y recourir pour arriver à une solution, on aurait déjà sorti d’affaire tous les toxicomanes de France et de Navarre ! Aider quelqu’un à décrocher physiquement prend une semaine s’il est à l’héroïne et un mois et demi s’il est sous drogue de substitution ; au bout de ce temps-là, physiquement, son organisme n’en a plus besoin. En revanche, s’il prend ces produits pour affronter une réalité insupportable, le manque est énorme. C’est donc évidemment sur les problèmes relationnels et psychologiques que la prise en charge sera difficile.

Mon dernier point concerne la répression.

Ayant travaillé onze ans en prison, j’ai appris à travailler en étroite collaboration avec les magistrats, la police, la douane, la justice et l’administration pénitentiaire et je pense vraiment que nous en sommes arrivés à un stade où, de toute évidence, mettre en prison un usager de drogue ou un toxicomane est aberrant. Cela ne sert à rien ! Ou bien il n’a pas de problème, auquel cas on ne voit pas pourquoi on le punirait ; ou bien il a des problèmes relationnels et ce n’est pas en prison qu’il les réglera. Autant je peux faire des choses bille en tête avec des gens qui sont dehors, autant, en prison, avec des gens qui sont seuls 22 heures sur 24, on mobilise très prudemment les angoisses, car la personne risque de se suicider à tout moment. Il faut donc être extrêmement prudent et savoir que la prison n’est absolument pas un lieu thérapeutique.

À côté de cela, autoriser la drogue, c’est-à-dire ôter l’interdit, serait une aberration totale, du moins pour la quasi-totalité des drogues, parce que cet interdit est bien là pour protéger des gens en leur disant que ces produits sont plus ou moins dangereux et qu’ils ne vont pas les aider à régler quoi que ce soit. Cet interdit est donc totalement justifié.

Cela donne surtout une légitimité à un adulte, qui peut être un policier ou un magistrat, pour poser la question suivante à une personne : "Alors que c’était interdit, pour quelle raison avez-vous pris ce produit ?" Selon la réponse qu’il donne, on retombe dans ce que je disais au départ : soit c’est un simple usager et il faut donc lui donner l’information utile et nécessaire pour qu’il se rende compte des risques qu’il courait et qu’il cesse de les courir ; soit c’est un toxicomane, auquel cas il faut l’orienter vers la structure la plus adaptée pour lui.

Il faut donc utiliser l’interdit comme un tremplin, soit pour l’informer, soit pour l’aider, tout en laissant l’aspect pénal. Ce n’est donc pas une dépénalisation mais une alternative systématique. Pour ma part, je suis prêt à participer, s’il le fallait, à un travail d’élaboration avec les juges des enfants, dont le rôle est de protéger les mineurs plutôt que de les punir. On pourrait donc s’inspirer de la manière dont ils travaillent pour voir ce que l’on pourrait faire pour les toxicomanes et inventer quelque chose.

Evidemment, s’il s’agit de trafic ou de délits de droit commun (comme le gars qui casse une pharmacie), il est tout à fait normal que la loi s’applique, en sachant quand même que si c’est parce qu’il est toxicomane qu’il a commis ces délits, il faudrait lui donner l’occasion de sortir assez vite, parce que, s’il règle sa toxicomanie, il réglera en conséquence sa délinquance.

Ce n’est pas toujours le cas. Quand je travaillais en prison, j’avais fait une enquête qui montrait que, dans un cas sur quatre, ils étaient délinquants avant d’être toxicomanes.

Il reste un point : le cas du cannabis, qui est particulier, mais comme j’ai parlé trop longtemps, je vais m’arrêter là pour vous permettre de me poser des questions.

Mme la Présidente. - M. le Rapporteur allait justement vous interroger sur ce point.

M. Bernard PLASAIT, Rapporteur. - Tout d’abord, j’ai lu votre livre, monsieur Curtet, que vous terminez en disant, dans la conclusion, que vous l’avez écrit "pour opposer aux idées toxiques des idées toniques" et qu’en gros, il faut faire ce qui est déjà bien illustré dans notre histoire, c’est-à-dire "organiser la résistance".

Bravo et merci pour ce discours tonique qui consiste à dire qu’il n’y a pas de fatalité de la drogue et qu’on n’a pas le droit de baisser les bras. C’est bien parce que nous avons cette conviction que nous avons constitué cette commission d’enquête pour faire le point et déboucher sur des possibilités d’actions et de politiques publiques ou autres qui soient vraiment efficaces pour lutter contre ce fléau. Si vous le permettez, je vais donc vous poser quelques questions et ouvrir également une discussion.

Vous avez cité le petit fascicule publié par la MILDT "Savoir plus pour risquer moins" et vous avez dit qu’il constituait "déjà presque un programme". Dois-je comprendre que vous considérez que ce titre est déjà un message de démission ?

M. CURTET. - Bien sûr. Je pense qu’il faut savoir plus pour risquer rien du tout ! J’avais d’ailleurs été très surpris de voir que le tout dernier colloque qui avait été organisé par le ministère portait sur l’abus et la dépendance mais que le mot "usage" avait disparu, c’est-à-dire que le simple usage était considéré comme désormais acquis. Pour moi, ce n’est pas le cas.

M. PLASAIT. - Vous avez justement fait la distinction entre l’usager, c’est-à-dire le consommateur, et le toxicomane. C’est peut-être ce qui permet de ne pas vous opposer, comme je l’avais cru tout à l’heure, au docteur Hovnanian, votre prédécesseur à cette table, qui nous parlait du débat sur la cause de la toxicomanie qui oppose les tenants de la motivation à ceux du produit comme cause principale. En réalité, vous n’avez pas de désaccord, dans la mesure où, quand on ne parle que de consommateurs, l’importance du produit est évidente mais où, lorsqu’on parle de toxicomanes, pour le coup, c’est la motivation qui est la plus importante. Vous ai-je bien compris ?

M. CURTET. - Tout à fait, si ce n’est que la motivation est toujours la plus importante, puisque c’est en lui posant la question : "pourquoi avez-vous pris ce produit ?" qu’on saura dans quelle catégorie il se trouve. C’est pourquoi, quand Mme Maestracci m’avait demandé de faire partie de la mission de prévention afin d’élaborer un guide de la bonne prévention, j’ai dit qu’on ne pouvait pas faire de la bonne prévention si on ne prenait pas en compte les motivations, ce à quoi elle a répondu que, pour réduire les risques, on n’avait pas besoin de connaître les motivations des gens. J’ai rétorqué que, hormis la réduction des risques, il était important de faire de la prévention en tenant compte des motivations et elle a alors répété que les motivations n’étaient pas importantes.

J’ai quitté le groupe ce jour-là parce que je ne pouvais pas cautionner une chose qui me semblait inacceptable, de la même manière que j’avais quitté, il y a quinze ou vingt ans, la commission des stupéfiants lorsqu’elle avait refusé d’intituler "stupéfiant" un produit qui faisait lui-même l’objet d’un contrat avec un laboratoire qu’on ne voulait pas rompre pour ne pas lui faire de la peine. J’ai dit alors que je n’étais pas là pour cautionner des tricheries.

La motivation, au départ, est importante, mais, dès lors qu’il s’agit de simples usagers, on va évidemment centrer la prévention sur les produits. S’il s’agit de la toxicomanie, on va centrer la prévention sur le relationnel.

M. PLASAIT. - Merci. J’ai bien compris.

Une question liée à la dernière : y a-t-il une typologie des consommateurs qui deviennent des toxicomanes ? Y a-t-il des différences selon leur âge, leur milieu, leur profession ou les lieux où ils habitent ou cela touche-t-il tout le monde et tous les milieux ?

M. CURTET. - Cela touche tous les milieux. On note une petite prédominance pour les milieux défavorisés, conséquence inévitable de la crise économique que nous connaissons depuis longtemps maintenant, mais cela touche tous les milieux, parce que le problème social n’est pas le seul à se poser. S’il ne s’agissait que d’un problème social, tous les gosses qui vivent dans les cités dortoirs seraient toxicomanes, ce qui n’est pas le cas, de même qu’ils ne sont pas tous suicidaires ni délinquants.

Le problème relationnel est donc essentiel et, en l’occurrence, il peut se présenter dans n’importe quel milieu. Arriver à discuter avec son enfant, prendre le temps de la disponibilité et oser lui dire qu’on l’aime sont des choses qui ne sont pas liées à la fortune que l’on possède et cela peut se produire dans tous les milieux.

On voit souvent des enfants dont les parents sont des gens très bien, qui les aiment assurément et qui leur font confiance mais qui ont des problèmes de disponibilité, dont les parents sont architectes, médecins, journalistes, politiques ou PDG, travaillent beaucoup, ne sont pas souvent présents et passent parfois des week-ends entiers à travailler. Ils laissent de l’argent pour le week-end, mais cela ne remplace pas la présence ; un gosse a besoin avant tout d’une présence. Tous les milieux sont donc représentés.

Une chose m’a toujours frappé et j’ai rarement vu mes collègues en parler : alors que la drogue est présente très équitablement, il y a, en moyenne, une toxicomane fille pour trois garçons. J’ai longuement réfléchi sur ce point et je vois deux grandes raisons à cela, même s’il y en a évidemment beaucoup d’autres (on ne résume pas les choses à deux seules raisons).

La première, c’est que, justement, l’expression des émotions est infiniment plus admise chez les filles que chez les garçons : on ne dit pas à une petite fille : "une petite fille ne pleure pas". Elles osent donc exprimer leurs émotions, ce qui n’est pas le cas des garçons.

En milieu scolaire, je fais travailler les élèves à l’avance sur une rédaction anonyme (ils peuvent ne mettre qu’une phrase s’ils le veulent) en posant la question : "un homme peut-il pleurer ?" Les réponses sont extraordinaires : 70 % des garçons, qui ont 16 à 17 ans disent : "un homme, ça ne pleure pas, ou bien il faut vraiment que ce soit grave et qu’il se cache parce qu’un homme, ça doit être fort" ; et 70 % des filles disent : "un homme peut pleurer, bien sûr, et c’est même ce qui m’attire parce qu’il faut du courage pour pleurer et que cela prouve qu’il est sensible".

Quand on leur rapporte ce qu’ils ont dit, on obtient le silence. Ils ont beau être 150 en face de vous, ils vous écoutent et se disent : "on a tout faux". Ils s’aperçoivent qu’ils se trompent à 17 ans.

Cette expression de la sensibilité, qui se modifie un peu avec les nouveaux pères mais qui a encore beaucoup de chemin à faire, peut expliquer déjà que les femmes, plus volontiers que les hommes, peuvent arriver à passer les caps, parce que, quand cela ne va pas, elles peuvent pleurer alors que les hommes doivent "faire comme si cela allait bien", la drogue permettant parfois de donner ce petit coup de pouce chimique pour ce faire.

La deuxième raison, qui n’est vraiment pas glorieuse, c’est que, malgré l’émancipation de la femme et toutes les modifications qui ont pu survenir dans notre pays, lorsqu’il y a des périodes de marasme que connaît un jeune, si c’est une jeune fille qui, pendant un ou deux ans, "pédale vraiment dans le yaourt", n’arrive pas à trouver sa voie, redouble ses années, ne trouve pas de boulot, se cherche et ne se définit pas, une pression va sans doute s’exercer sur elle, mais elle sera infiniment moins grande que sur un garçon, parce qu’elle aura présente à l’esprit une phrase dont il n’y a pas de quoi se vanter et qui n’est pas forcément formulée mais qui reste dans l’inconscient collectif : "Au pire, elle se mariera et elle aura des enfants", une chose que l’on ne prononce jamais à l’égard d’un garçon, sur lequel la pression est très forte et auquel on dit : "tu ne vas pas rester à glandouiller !", ce qui l’amènera à faire comme si cela allait bien et donc à prendre un produit pour cela.

Voilà pour la différence entre garçons et filles.

Enfin, je suis très frappé également par un phénomène récent qui date de trois ou quatre ans et qui est consécutif à la sortie du rapport Roques, qui était destiné avant tout à dire que le hachisch était moins dangereux que l’alcool et le tabac, ce qui est à la fois vrai et faux. En effet, si vous fumez ce soir un paquet de cigarettes entier et si vous prenez votre voiture ensuite, vous préparerez votre cancer pendant vingt ans, certes, mais vous pourrez conduire tranquillement, alors que, si vous fumez deux joints, je ne monte pas dans votre voiture ! Les dangers ne sont pas les mêmes et ne surviennent pas au même moment.

Toujours est-il que les enfants les plus jeunes, ceux qui ont 13 à 14 ans et qui ont entendu cela, fument du matin au soir (ce sont les éducateurs de rue qui le disent et qui trouvent cela effarent) en disant : "J’ai entendu le ministre dire que c’était beaucoup moins dangereux que l’alcool et le tabac. Donc je ne vois pas pourquoi je n’en prendrais pas" ! Comme ils en sont à l’âge où on abuse plutôt qu’à celui où on use, cela donne des mômes de 13 à 14 ans qui abusent vraiment du cannabis. Cela me préoccupe beaucoup.

M. PLASAIT. - J’en viens à la question, que vous avez évoquée tout à l’heure, de la banalisation, de la dépénalisation ou de la légalisation. Vous avez dit un jour à la radio : "Cela m’arrache l’âme et c’est à mon corps défendant, mais je crois qu’on ne pourra pas éviter la légalisation". J’ai d’ailleurs trouvé cette phrase dans votre livre à la page 82. Cela dit, en page 91 de ce même livre, vous démontrez que cette légalisation est impossible.

J’aimerais donc que vous nous donniez votre position là-dessus. J’ai en effet le sentiment que vous considérez que ladépénalisation ou la légalisation est impossible parce qu’elle n’est pas acceptable et que cela reviendrait à ouvrir la porte, mais il me semble qu’en même temps, vous estimez que l’évolution des choses est telle et que c’est devenu un tel phénomène de société que c’est sans doute irréversible. Il y a donc une petite contradiction que je ne m’explique pas et qui, surtout, me pose problème, parce qu’il faut bien que l’on débouche sur quelque chose de concret, notamment en matière législative.

M. CURTET. - Je vais essayer d’être clair sur cette histoire de légalisation, mais ce n’est pas facile et cela prend un peu de temps à expliquer. Il est effectivement clair que, depuis plus de trente ans, je me suis battu comme je pouvais pour éviter que l’on banalise la drogue, en me disant qu’on était déjà assez embêté avec l’alcool, le tabac et les médicaments sans avoir besoin du cannabis en plus. Le problème, c’est qu’il se trouve que tout le monde n’a pas eu la même attitude que moi, puisque certaines personnes très haut placées, avec un grand impact médiatique, ont tout fait pour le banaliser.

On en est arrivé maintenant à un stade dans lequel, pour la majorité des jeunes, le cannabis est considéré comme leur apéritif, en comparaison à l’alcool, qui serait l’apéritif des parents. Cela ne veut pas dire que la majorité des jeunes prennent du cannabis, mais si on faisait un "micro trottoir" sur ce point, je pense que plus de la moitié des jeunes répondraient que, pour eux, c’est l’équivalent de l’apéritif de leurs parents et que c’est même moins dangereux.

Autrement dit, je crains que ce soit intégré culturellement et que cette intégration culturelle est vraiment irréversible. Si c’est le cas, je ne vois pas comment nous pourrions nous permettre de nous couper de nos enfants lorsqu’ils nous disent : "Ecoute, papa, je ne vois pas bien pourquoi, si je fume un joint, je risque de me retrouver en prison alors que si tu bois une coupe de champagne, on ne te dira rien, sachant que le joint n’est pas plus dangereux !"

Que voulez-vous répondre à cela ? Si c’est effectivement interdit, vous êtes coincés, mais si une modification de la loi arrive, vous pouvez alors dire à votre enfant : "tu me dis que c’est ton apéritif et je vais donc te faire remarquer une chose : tout d’abord, je ne prends pas d’apéritif tous les soirs ; ensuite, quand j’en prends, je n’en prends pas deux ou trois d’affilée ; enfin, je n’en prends jamais à midi et encore moins le matin avant d’aller travailler. Par conséquent si, pour toi, c’est un apéritif aussi, il faut arrêter de fumer un joint avant d’aller en classe" et lui expliquer les dangers qu’il court.

De cette façon, on commence à avoir des arguments et il ne peut plus dire qu’il y a deux poids deux mesures.

Je vous donne un deuxième argument que m’a expliqué l’un de mes collègues, Robert Bresse, un type remarquable qui travaille à Montpellier. Il m’a dit qu’un jour, en allant au Zénith de Montpellier assister à un concert de rock, il ne voyait même pas la scène tellement tout le monde fumait des joints et des pétards. Comme tout le monde se connaît là-bas, il s’est dit qu’il fallait bien qu’il fasse quelque chose. Il a alors tapé sur l’épaule du gars qui était à côté de lui et qui tirait tranquillement sur son joint et lui a montré une pancarte indiquant "Défense de fumer", ce à quoi le jeune a répondu : "ce n’est pas du tabac que je fume" !

Cette réflexion résume en elle-même où nous en sommes. Cela veut dire que les jeunes considèrent que cela ne lesconcerne plus. Ils sont persuadés, pour beaucoup, que c’est toléré ou même autorisé et, de fait, un grand nombre de magistrats, de policiers ou de gendarmes n’interviennent pas quand ils voient un jeune qui fume en se disant qu’il n’y a pas d’intérêt de l’arrêter puisqu’il sera libéré le lendemain et qu’on cherche surtout les revendeurs.

Autrement dit, voilà des gosses qui se demandent pourquoi ils seraient punis parce qu’ils utilisent un produit dont le danger est équivalent à celui d’un autre, et voilà surtout des gosses qui vivent avec une loi qui n’est pas appliquée. Il n’y a rien de pire ! Si vous dites à votre enfant : "je veux bien que tu sortes à cette soirée, mais tu dois rentrer à minuit et si tu rentres plus tard, tu seras privé de Loft" alors que le lendemain, puisqu’il est rentré à 2 heures du matin, vous le laissez regarder Le loft, vous n’êtes plus crédible ! C’est exactement la même chose avec une loi.

Il y a une loi et, si elle est là, il faut l’appliquer, mais si elle n’est pas applicable parce qu’on s’est aperçu qu’on est dépassé par la situation et qu’elle a évolué, il faut savoir modifier la loi.

Mon idée serait (et je répète que ce serait à contrecoeur) de légaliser carrément le cannabis, mais de l’interdire formellement aux mineurs et d’en profiter pour interdire formellement la vente de tabac et d’alcool aux mineurs et de faire enfin cette politique de santé publique et de prévention à l’égard des jeunes qu’on n’a jamais faite.

A l’heure actuelle, alors que la loi prévoit qu’un enfant n’a pas le droit d’aller dans une grande surface acheter un pack de bière, il le fait tous les jours sans que cela pose problème. Il faudra donc avoir le courage, contre les grandes surfaces et les cigarettiers, de faire fermer une grande surface, par exemple, si un gosse en sort avec un pack de bière. C’est ainsi que l’on redevient crédible.

Il faut savoir qu’à l’heure actuelle, les gosses n’écoutent plus que les gens qui trichent, ceux qui ont des idées toxiques, qui les flattent dans le sens du poil en leur disant : "Vous pouvez fumer un joint, ce n’est pas grave ; cela ne m’a pas empêché de devenir ministre"... Excusez-moi, mais entre la motivation de l’un et de l’autre, il y a un gouffre !

Il faut donc reprendre le terrain et protéger les mineurs coûte que coûte. Quant aux majeurs, on leur donnera une information exacte. On peut en effet espérer que, comme ils sont majeurs, ils sont enfin capables d’user sans abuser ou même de ne pas user du tout, sachant que ce sont les mineurs qu’il faut protéger. Voilà l’état d’esprit dans lequel j’ai proposé cela.

M. PLASAIT. - Je comprends. Ne croyez-vous pas que le seul fait d’annoncer une politique comme celle à laquelle vous songez et que vous venez de nous exposer renforcerait l’idée, répandue chez les jeunes, que le cannabis est moins dangereux que l’alcool ou le tabac ? Evidemment, il y aura une hypocrisie supplémentaire à laquelle ils ne comprendraient pas grand-chose : le fait qu’on l’autorise aux adultes et non pas aux enfants alors qu’il conviendrait, pour aller tout à fait dans votre sens, de rétablir la vérité, c’est-à-dire de faire passer enfin le bon message.

Certes, on a, d’un côté, le bon message qui consiste à décrire les dangers du cannabis et à dire que le fait de fumer un joint n’est pas innocent et que cela a des conséquences graves pour soi et pour autrui et, d’un autre côté, la loi qui n’est pas appliquée. Cependant, cela peut se transformer : on peut en effet constater que la loi n’est pas appliquée, dire pourquoi et donc la changer sans pour autant la dénaturer.

A cet égard, j’aimerais que vous me donniez votre avis sur l’idée de la loi de 1970 qui était très intéressante et révolutionnaire puisqu’elle consistait à donner une alternative à la sanction. On pourrait ainsi reprendre une idée de loi qui serait celle de 2003, pour le nouveau siècle, dans laquelle on réaffirmerait l’interdit, on assortirait cet interdit de sanctions qui seraient acceptables, c’est-à-dire qui tiendraient compte de l’échec et de la nocivité de la prison, et on la supprimerait par conséquent.

On trouverait ainsi une autre façon de sanctionner la transgression de l’interdit et on pourrait aller vers une politique de santé publique, comme vous l’appelez de vos voeux, dans laquelle il y aurait effectivement l’application de toutes les lois, dans le cadre de la santé publique, qui concernent les différentes drogues. Sur le tabac, on appliquerait la loi Evin ; sur l’alcool, on appliquerait l’interdiction de la vente aux mineurs ; et, sur le cannabis, on appliquerait la nouvelle loi de 1970 qui interdit la consommation mais qui, pour le coup, assortit sa transgression de sanctions applicables et effectivement appliquées.

M. CURTET. - Bien sûr, on peut faire cela, mais je tiens à nuancer ce que vous dites. Vous avez raison de dire qu’il est fondamental que les dangers soient énoncés et qu’il n’y ait pas de message hypocrite ou, du moins, ambigu, mais il suffirait à mon avis de dire très précisément que c’est autorisé pour les majeurs et interdit pour les mineurs en indiquant pourquoi et en donnant les deux grands dangers du cannabis (il n’y en a pas plus) :

 la diminution des réflexes et de la vigilance, ce qui fait que la conduite d’un véhicule après avoir pris du cannabis est aussi dangereuse qu’après avoir trop bu ;

 la démotivation.

J’ai eu hier au téléphone une mère qui voulait m’amener son gosse de 16 ans parce qu’il fume du cannabis, qu’il a des moins bons résultats et que son professeur de violon dit qu’il va rater son examen alors qu’il était jusque là passionné.

Autant, pour reprendre les comparaisons que j’ai données, si vous fumez du tabac ce soir alors que vous avez un texte à écrire, vous pourrez le faire tout à fait tranquillement, autant, si vous avez fumé plusieurs joints, vous ne serez pas clair pour faire votre travail et, surtout, vous n’en aurez pas envie ; cela vous démotivera, vous enlèvera "la pêche".

On peut donc dire aux gosses : "Si on vous l’a interdit à vous, c’est parce que vous savez bien que vous êtes à l’âge où vous avez envie de tout essayer, où vous voulez toujours plus que ce qu’on vous propose. Ce n’est pas par hasard qu’on a décidé que c’était à partir de 18 ans que vous pourrez enfin conduire un véhicule et non pas à 13 ou 14 ans. C’est parce qu’il faut avoir un sens des mesures et des responsabilités que vous allez acquérir en grandissant. Au moment où vous êtes en pleine scolarité, en pleine puberté et en pleine modification de votre corps, où vous tirez à hue et à dia et dans tous les sens, on veut vous protéger de ces dangers."

Ces dangers sont réels. On peut espérer que les adultes tiendront compte de ces dangers et, du coup, s’abstiendront de prendre ce produit et que si, par malheur ou par hasard, ils en prennent quand même, ils le feront dans des conditions telles que cela ne serait pas trop dangereux pour eux et autrui.

Je pense que c’est un discours qui peut passer et que ce n’est pas incompatible avec cette fameuse information que vous voulez donner et que je souhaite, comme vous, donner aux jeunes pour qu’il n’y ait pas la moindre équivoque possible.

En revanche, pour reprendre ce que vous disiez sur l’alternative à la prison, quand je vois le nombre de villages abandonnés dans notre pays, je me dis qu’il serait vraiment utile, parfois, d’envoyer des gens reconstruire un village avec l’aide d’artisans, parce que, du coup, ils apprennent à faire quelque chose avec leurs deux mains, ce qui est très positif. Quand ils reconstruisent un mur, ils se reconstruisent eux-mêmes en même temps et, au bout du compte, soit ils auront envie de s’implanter sur place, soit ils pourront revenir dans la société avec une chose qu’ils auront construite.

Cela se fait de temps en temps, mais c’est une goutte d’eau dans la mer et on pourrait l’organiser de manière beaucoup plus systématique. C’est une idée.

M. PLASAIT. - La dernière question que je vous poserai concerne justement la valeur ajoutée de la vie associative et des communautés thérapeutiques dans le traitement des problèmes de toxicomanie.

M. CURTET. - La valeur ajoutée de la vie associative est indiscutable. Je connais bien les associations qui travaillent sur le terrain de la toxicomanie et, quand j’avais créé le Trait d’union, il y a maintenant très longtemps (cela ne s’appelait pas "le point final" et j’étais donc là pour m’articuler avec les autres), je suis allé voir la manière dont fonctionnaient les autres et je peux vous dire qu’il y avait des gens formidables, sauf de très rares cas de gens qui profitaient de la toxicomanie pour s’enrichir sur la détresse des gosses, comme le Patriarche ou d’autres groupesmoins connus.

On a quand même mis longtemps à faire coincer le Patriarche, dont j’ai parlé pour ma part il y a 25 ans. Dès le premier jour, j’avais dit au professeur Olivenstein : "tu ne peux pas soutenir ce mec ; c’est un escroc, un mégalo-parano !", ce à quoi Olivenstein me répondait qu’il était bien qu’il y ait de la diversité. Je lui disais alors : "Je veux bien, mais il y a une certaine limite qu’il ne faut pas dépasser !"

Par conséquent, dans les associations, il y a des gens formidables en France, mais il est vrai qu’ils travaillent dans des conditions très dures et qu’ils sont très mal payés : leur salaire atteint pratiquement le SMIC. Souvent, ce sont aussi des bénévoles. Je n’ai rien contre les bénévoles, mais quand on fait un travail aussi dur que celui qui consiste à s’occuper des toxicomanes, je me demande toujours comment on se paie. Je préfère donc que ces gens soient payés, ce qui a le mérite de la clarté.

Dans les associations, on trouve des gens qui ont tout à fait compris le besoin de chaleur humaine des toxicomanes. Quand j’ai commencé la psychiatrie, on m’a expliqué que les psychothérapies devaient se faire avec une neutralité bienveillante. La bienveillance, d’accord, mais la neutralité, c’est autre chose. Si vous vous occupez d’un psychotique, je suis d’accord, mais avec un toxicomane, si vous ne vous impliquez pas un peu, cela ne fonctionnera pas. Il faut que ce "toxico" sache que vous l’aimez bien et qu’il vous aime beaucoup parce que vous saurez le faire décrocher.

Quant aux communautés thérapeutiques, c’est une chose particulière différente des post-cures. Il s’agit d’un conceptqui nous vient des Etats-Unis — avec toute la défiance que je peux avoir vis-à-vis de ce qui se fait là-bas —, qui voulaient nous l’exporter il y a trente ans. J’étais allé voir ce qui se passait à Phoenix House, dont le principe est le suivant : ce sont d’immenses structures dans lesquelles on entre en tant que toxicomane et où, par le biais de programmes de réhabilitation et, en particulier, de très nombreuses séances d’humiliation, qui me paraissent insupportables, on se réhabilite progressivement, on monte des paliers et on passe du statut d’ex-toxico au statut d’encadrant, comme si le fait d’avoir fait l’expérience du produit donnait la qualité de thérapeute.

Au Trait d’union, j’avais deux ex-toxicos parmi les soignants. Je ne les ai pas pris pour cela, mais parce qu’ils avaient une qualité d’écoute exceptionnelle. L’expérience du produit est absolument inutile pour faire un bon thérapeute.

Je me méfie donc de ces structures trop hiérarchisées avec des "programmes". Le mot "programme" m’a toujours paru aberrant en matière de toxicomanie parce que, avec les toxicomanes, chaque individualité est différente. Vous ne pourrez jamais faire du prêt-à-porter ; vous ferez toujours du sur-mesure et le mot "programme" est incompatible avec cela.

Mme la Présidente. - Merci, monsieur Curtet. C’est maintenant au tour de nos autres collègues de vous poser des questions.

M. BARBIER. - Vous avez jeté un certain trouble dans notre esprit, il y a quelques instants, monsieur Curtet, lorsque vous avez dit qu’il fallait dépénaliser le cannabis en l’autorisant chez les majeurs et en l’interdisant chez les mineurs, certes en donnant des explications.

Malheureusement, nous avons quelques exemples et nous savons très bien qu’aujourd’hui, pour le cinéma, il suffit que le film soit interdit aux moins de 16 ans ou de 12 ans pour que la volonté des gamins soit de voir ce qui est interdit et non pas ce qui est autorisé.

Si la dépénalisation intervient à 18 ans, je pense que ce serait extrêmement dangereux pour des gamins de 16 ou 17 ans qui ont un comportement d’adultes et se considèrent comme tels.

Est-ce bien ce que vous avez voulu nous dire : envisager d’autoriser le cannabis à partir de la majorité et essayer de l’interdire, avec l’alcool et le tabac, pour les mineurs ? C’est une question qu’il faudrait que vous précisiez de manière très nette.

Par ailleurs, pensez-vous que, pour un certain nombre d’enfants, cette utilisation des drogues en général fait partie des troubles obsessionnels de l’adolescence qui sont des maladies en tant que telles ? Je n’ai pas bien compris où vous situez la limite, chez l’adolescent notamment, entre l’usager et le toxicomane. La frontière est à préciser. Est-elle nette ou ne faut-il pas l’affiner ?

J’ai une troisième question. Vous avez dit que le fait de mettre un usager en prison ne sert à rien. Comme vous avez travaillé en milieu carcéral, pouvez-vous dire, à l’inverse, que le fait de mettre de la drogue chez les prisonniers sert à quelque chose ?

Enfin, alors que vous parlez de l’oubli des parents, que pensez-vous de l’attitude des grandes associations de parents d’élèves, que ce soit du public ou du privé, devant ce problème de lutte contre la drogue ? Faut-il avoir forcément recours à des associations spécialisées dans la lutte contre la drogue et n’est-ce pas à ces grandes associations d’être sensibilisées et d’agir elles-mêmes pour cette action ?

M. CHABROUX. - Je rejoins M. Barbier sur les deux premiers points qu’il a soulevés. Vous faites en effet des distinctions intéressantes, monsieur Curtet, même si j’ai beaucoup appris dans ce que vous avez dit, qui me semblent difficiles à appliquer. Entre le simple usager et le toxicomane, par exemple, je m’interroge sur la limite. Vous dites que, dans le cas du simple usager, il n’y a pas grand chose à faire alors que, dans le cas du toxicomane, il faut mettre en oeuvre des actions importantes. Je ne saisis pas bien quelle est la limite.

Je suis aussi interpellé par la distinction que vous faites entre les jeunes et les adultes. Vous avez dit vous-même, de même que le rapporteur, qui a cité votre livre, qu’il y avait un mouvement irréversible porté par les jeunes, et le professeur Nordmann nous a dit en début d’après-midi que 15 % des jeunes de 19 ans fumaient du cannabis de façon intensive. Je ne sais pas très bien quelle en est la proportion ensuite chez les adultes (cela mériterait d’être précisé), mais ce sont les jeunes qui demandent la légalisation ou la dépénalisation et on l’accorderait donc pour les adultes et non pas pour les jeunes ? Je pense que nous risquons de nous heurter à un mur : il sera extrêmement difficile de convaincre les jeunes.

Par ailleurs, vous avez parlé beaucoup d’amour, à juste titre, et du rôle des parents et de la famille, qui est évidemment important, mais comment pourrait-on faire accepter que les parents fument et que les jeunes ne puissent pas le faire ? Je n’arrive pas à le comprendre, même si on leur explique que c’est pour leur bien, comme on le leur dit toujours, et on en voit le résultat.

Je n’arrive pas à comprendre cela. Il me semble que le comportement des parents doit être exemplaire, de même que celui des professeurs. Pour eux, ce serait permis et les jeunes ne le pourraient pas ? Cela me pose problème et, à mon avis, il faut penser un peu plus aux jeunes qu’aux adultes.

M. PLASAIT. - Je me pose exactement la même question en ces termes. J’ajoute que, si c’est interdit, cela veut dire que la transgression de l’interdit entraîne une sanction, même si elle reste à définir, et que, face à cela, vous auriez un gamin de 17 ans et demi qui fumerait et qu’il faudrait alors sanctionner parce qu’il n’a pas le droit de le faire alors que, six mois plus tard, ayant atteint la majorité, il aurait le droit de le faire. Vous n’y arriverez jamais ! C’est totalement inapplicable !

M. CURTET. - C’est effectivement difficilement applicable. Je vous ai donné le fruit d’une réflexion que je me fais depuis très longtemps. Je me dis qu’il faut sortir de l’hypocrisie dans laquelle on s’est installé et que nous reprochent les gosses. On est piégé ! Quand les gosses nous sortent : "Je ne comprends pas cette histoire ; tu sais bien que si je fume un joint, c’est moins dangereux que ton whisky", il faut bien trouver un argument !

M. PLASAIT. - Vous pouvez commencer par lui dire que ce n’est pas vrai, qu’il se trompe.

M. CURTET. - Pas complètement. L’alcool, quantitativement, cause 20 000 morts par an alors que le cannabis crée indirectement des accidents de la route qui vont commencer à être quantifiés. On n’est pas dans la même logique ni dans la même gravité. A côté de cela, ce n’est pas moi qui vais dire qu’il faut fumer un joint avant de conduire ou que c’est une bonne solution. Je trouve qu’il y a énormément de choses plus intéressantes à faire dans la vie plutôt que de fumer un joint et d’être complètement abruti.

A cet égard, je reprendrai la formule de Gustave Parking qui disait : "Pétard du matin, poil dans la main, pétard du soir, perte de mémoire !" Je préfère ce genre de discours aux formules banalisantes.

A côté de cela, je pense très précisément qu’il faut dire que c’est autorisé à partir de 18 ans et donner les dangers que cela fait courir. On n’a pas d’autre choix. Tôt ou tard, on sera obligé de le faire. On ne peut pas laisser le discours sur la drogue et la légalisation de la drogue (je précise que je n’ai pas parlé de dépénalisation mais de légalisation) à certaines personnes ou à certains courants.

J’ai été très frappé par l’attitude des écologistes. A peine arrivés, ils ont dit qu’il fallait absolument dépénaliser le cannabis. Il me semble qu’en matière d’écologie, il y a d’autres priorités, comme la pollution des mers et d’autres dangers. C’était la première chose qui a été dite ! Pour moi, c’était de la folie ! Ils ne sont pas les seuls à utiliser cet argument pour des raisons essentiellement démagogiques, tout simplement parce que cela plaît aux jeunes. Certes, ce sont les jeunes qui le réclament, mais c’est une chose soutenue par de très nombreux adultes.

Vous me demandez également comment on peut réagir quand le parent aurait le droit de fumer et non pas son enfant, mais je vous répondrai que j’ai le droit de conduire ma voiture, ce qui n’est pas le cas de mon fils qui a 14 ans et à qui je dis : "je t’explique les choses, tu peux voir comment je fais et je t’apprendrai à conduire, mais tu ne pourras le faire qu’à 18 ans parce que, pour le moment, tu n’as pas les réflexes pour y arriver". Il suffit de lui dire qu’il y a un temps pour tout, un âge pour tout et préciser : "Je te signale que la grande différence entre toi et moi, c’est que, lorsque je prends un verre de vin, je le fais pour accompagner un repas, parce que je trouve cela agréable et que cela se marie bien avec ce que je mange, mais je ne vais pas boire une bouteille entière, parce que je n’ai pas du tout envie de me saouler, et surtout parce que, si j’ai des problèmes, ce n’est certainement pas avec cela que je vais les régler !"

Une fois que tout cela est appris, on peut lui donner une explication au niveau familial. Je parle de l’alcool parce qu’on ne peut pas faire l’impasse sur ce produit dans notre pays. Quand je vois le nombre de débats sur la toxicomanie qui se terminent par un vin d’honneur, je trouve cela assez cocasse !

Mme la Présidente. - Je vous rassure : il n’y en aura pas ici...(Rires.)

M. CURTET. - Tant mieux. Je crois réellement que l’on doit entendre l’argument des jeunes qui explique que cela fait partie de leur univers et que, même s’ils n’ont pas envie d’en consommer, ils ne comprennent pas pourquoi ils seraient punis sur ce point. Il devient tellement criant qu’il faut trouver une réponse.

Cela ne me fait pas du tout plaisir. Je peux vous dire qu’avant de me décider à écrire ce que j’ai écrit à la page 82 de ce livre, je me suis vraiment posé des questions. Simplement, je me suis dit qu’on n’avait pas d’autre solution. En effet, on ne peut pas laisser le terrain vide à des tricheurs. Or, actuellement, les gens qui parlent aux jeunes et qui sont écoutés par eux sont des tricheurs et ils les incitent à quelque chose de grave.

Maintenant, je vais essayer de préciser la différence entre le toxico et celui qui ne l’est pas et répondre sur la question de la maladie.

Tout d’abord, sachez que la toxicomanie n’est pas une maladie. Je me suis mis en colère contre une personne connue — je préfère ne pas citer de noms par prudence — qui a dit que la toxicomanie est une maladie chronique au même titre que le diabète, à traiter à vie avec des produits de substitution. Il est scandaleux d’oser dire cela ! Le diabétique à qui on ne donne pas son insuline meurt alors qu’un "toxico" à qui vous ne donnez pas sa drogue vivra. Cela n’a jamais été une maladie.

Cela deviendra une maladie chronique si un mauvais soignant la rend chronique, c’est-à-dire s’il distribue trop facilement le Subutex, comme c’est le cas de certains médecins généralistes qui prescrivent du Subutex sans rien demander d’autre à un patient qui prétexte l’absence de son médecin traitant habituel. Ce n’est pas du boulot ! On se demande même pourquoi il a fait sept ans de médecine pour se conduire comme un dealer !

Le vrai travail du médecin est de dire : "Je veux bien vous donner votre produit de substitution, parce que cela peut être une bonne solution, mais nous prenons le temps de discuter d’abord pendant une demi-heure des raisons pour lesquelles vous prenez de la drogue". Dans ce cas, cela devient un support pour accrocher quelqu’un que, jusque là, on n’arrivait pas à apprivoiser.

Par conséquent, je tiens à dire que ce n’est pas une maladie, que tous les jeunes, à un moment de l’adolescence, vont être tentés, par curiosité, de prendre ce qui est interdit et que, quitte à ce qu’ils le fassent, je préfère qu’ils trempent les lèvres dans une coupe de champagne (même si, à mon avis, ils vont le faire dès la première communion qui s’est passée chez eux). Je préférerais bien sûr qu’ils ne prennent pas de produits dangereux, mais je préfère surtout qu’on leur explique bien les choses, parce qu’actuellement, ils mélangent allègrement la dangerosité du cannabis à celle de l’ecstasy et du LSD, qui sont très différentes. Le LSD est horriblement dangereux : c’est comme si on prenait un aller simple pour la folie ; on n’est jamais certain de revenir du voyage, quoi qu’il arrive.

Ils seront tentés de faire des expériences, mais c’est justement l’entourage familial de qualité qui devra dire : "Tu vas aller dans une soirée dans laquelle on va peut-être te proposer des produits ; je te demande de ne pas en prendre pour telles raisons". C’est là qu’il faut bien expliquer les choses. Si on sait qu’on ne ment pas, il n’y a pas de raison d’échouer.

Vous avez parlé de modèles. Je ne suis pas un modèle, du moins je ne suis pas un héros, mais je me suis arrêté de fumer pour mon fils. Presque tous les enfants souhaitent cela de leurs parents vers l’âge de 5, 6 ou 7 ans. Il m’avait vraiment touché parce qu’il sentait qu’à lui tout seul, il n’arriverait pas à me convaincre. Pour faire sa "manif", il avait donc attaché tous ses nounours les uns après les autres, derrière lui, pour dire : "Papa, on ne veut pas que tu meures !" C’était tellement craquant que j’ai décidé d’arrêter. J’ai trouvé la bonne méthode : je lui ai offert cela, entre autres, comme cadeau d’anniversaire, parce qu’un cadeau ne se reprend pas. Du coup, grâce à lui, je n’ai pas repris depuis sept ou huit ans.

Par conséquent, le rôle de modèle peut jouer et on peut expliquer des choses aux enfants. Même si le cannabis est légalisé un jour, je serai tout à fait capable d’expliquer à mon fils pourquoi ce n’est pas utile pour devenir ingénieur. Un jour, ma fille, qui est beaucoup plus âgée que mon fils, m’a dit que, lorsqu’elle avait du mal à dormir, elle fumait un joint ! Je lui ai répondu que si elle avait du mal à dormir, il fallait qu’elle aille discuter avec qui elle voulait (non pas avec moi qui suis trop proche) pour trouver ce qui lui pose problème, mais qu’il ne fallait surtout pas prendre un produit pour le régler, que le cannabis n’est pas fait pour s’endormir, que ce n’est pas le but du jeu. On peut expliquer les choses.

Mme la Présidente. - Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit, monsieur Curtet. Il est vrai que vous insistez beaucoup sur la référence familiale et que c’est de là que part en général le bonheur ou le malheur, mais, à ce jour, dans notre société, je crains que les références familiales soient difficiles à mettre en oeuvre, dans la mesure où on vit des situations familiales difficiles (familles mono-parentales, familles déstructurées, familles qui n’ont plus d’emprise sur leurs enfants) et que ce poids que vous donnez à l’appui des parents n’est plus si puissant aujourd’hui que vous voudriez bien le faire passer.

Sur cent familles, on peut dire qu’il y en a au moins vingt, en étant optimiste, qui ne seront pas capables de transmettre le message que vous faites passer à vos enfants. Par conséquent, le débat est faussé à l’origine.

Ensuite, il faut compter avec les problèmes de l’Education nationale : manque de formation, de suivi et de moyens.

Certes, le message de la famille est un bon point, mais à combien de familles et d’enfants va-t-on le faire passer ? Il est vrai que je suis pessimiste, mais il faut le dire aussi.

M. CURTET. - Vous êtes réaliste et je le suis également : on ne va pas avoir 100 % de succès. Je considère que, dans notre société, on a environ 60 % de gens qui flottent et qui aimeraient bien être plus solidaires, plus généreux, plus proches et avoir des relations plus vraies mais qui n’osent pas parce qu’ils ont peur d’être ridicules et que lorsque l’occasion se présente, ils sont ravis. Quand il y a des grèves, ils disent que c’est formidable parce qu’ils peuvent enfin discuter. Ils aiment ces situations parce qu’ils peuvent se retrouver entre eux. On peut agir déjà sur ces 60 %.

Quant aux autres, il est vrai qu’on ne peut pas se substituer à des parents complètement défaillants. Il faut donc faire quelque chose. Je ne l’ai pas dit tout à l’heure, mais il faudrait créer des lieux où, d’une part, les parents peuvent venir parler s’ils le veulent et où, d’autre part, les jeunes peuvent venir parler de n’importe quoi, non pas des maisons des jeunes et de la culture, mais des endroits où on trouve des baby-foot, des boissons non alcoolisées et autres.

Mme la Présidente. - C’est ce qu’on appelle les points "écoute parents" ou "écoute jeunes" qui existent aujourd’hui dans certaines villes.

M. CURTET. - Tout à fait. Il y a 25 ou 30 ans, il existait un café à Bordeaux qui était devenu le lieu où les jeunes pouvaient venir discuter. Quelques éducateurs étaient toujours là, on discutait à brûle-pourpoint et on disait des choses parfois essentielles. La patronne laissait faire, mais lorsqu’un type allait vers les toilettes et menaçait d’aller se faire un "shoot", je peux vous assurer qu’elle veillait au grain et qu’elle intervenait tout de suite. Ce n’était pas un endroit pour se défoncer mais pour parler. Bêtement, le préfet de police local a changé, il a dit qu’il ne pouvait pas supporter un endroit pareil et il l’a fait fermer, ce qui était stupide.

Ce sont des choses comme cela qu’il faut inventer. Le jeune qui ne pourra pas trouver ce soutien et ce dialogue que vous avez décrits dans sa famille doit les trouver dans d’autres lieux.

J’ai discuté un jour avec Richard Bohringer dans le cadre d’une émission et il m’a expliqué que celui qui avait été décisif pour lui était un flic qui l’avait arrêté, qui avait tapé sur la table et qui lui avait parlé. Il m’a dit : "Il m’a parlé comme j’aurais voulu qu’un père me parle". Cela se passe comme cela. Il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui prenne le relais à un moment donné.

Je voudrais dire un petit mot pour finir, parce que cela me tient vraiment à coeur. Vous m’avez demandé s’il me paraissait judicieux ou astucieux de donner de la drogue en prison. C’est une chose qui me révolte profondément. Quand je suis arrivé en prison, je peux vous dire que nous n’étions que deux à y travailler : il n’y avait que Christian Brunet et moi, alors qu’il y avait déjà beaucoup de toxicos en prison et qu’on n’arrivait jamais à tous les voir. Mon record était d’avoir vu 32 personnes dans la journée alors que j’avais toujours au moins 70 demandes. Dans ce cas, à chaque fois que l’on part, on espère qu’il n’y ait pas de suicides.

En tout cas, la première chose que j’avais faite avait consisté à interdire le Mandrax (un médicament qui n’existe plus), de même que tous les produits que l’on pouvait dévier de leur usage à des fins toxicomanogènes. Il n’était pas question de ne pas leur donner de médicaments, à condition qu’il s’agisse de médicaments contre la douleur, l’angoisse ou l’insomnie avec lesquels on ne se défonce pas.

C’est ainsi qu’en l’espace de quinze jours ou trois semaines, les gars ont été décrochés physiquement, à tel point que, lorsqu’ils arrivaient à l’audience, les magistrats disaient qu’ils étaient en pleine forme et qu’ils étaient guéris. On leur répondait alors que, tout d’abord, ils n’étaient pas malades et que, deuxièmement, ils allaient mieux physiquement mais que leur problème était entier. Il est vrai que je ne leur donnais pas de drogue sur place.

Certes, il y avait parfois une pression importante des autorités pénitentiaires qui me demandaient, en tant que médecin, de les abrutir pour éviter qu’ils mettent tout sens dessus dessous, ce que je refusais de faire en disant que, pour moi, un détenu qui bouge pourra se réinsérer, ce qui risque de ne pas être le cas d’un détenu qui est content sur place et qui ne bouge plus, comme ceux qui, lorsqu’on leur donne une permission et alors qu’ils doivent rentrer à 18 h 00, frappent déjà à la porte à 16 h 00, tellement ils sont mal dehors. Cela arrive régulièrement et on n’a d’ailleurs pas le droit de leur ouvrir parce que ce serait une détention arbitraire.

Par conséquent, une fois passé le manque physique, je ne leur donnais pas de produit, sauf s’ils étaient vraiment très déprimés, parce qu’il n’était pas question de laisser un homme se suicider.

Face à cela, c’est un énarque qui m’a dit un jour : "Quand les gens vont en prison, ils décrochent physiquement et quand ils sortent, s’ils ont envie de se droguer, ils risquent d’avoir une overdose dès le soir de leur sortie ; il me paraît donc essentiel, avant qu’ils sortent, de les remettre à la drogue pour éviter l’overdose à la sortie !" Je peux vous dire que, celui-là, je l’aurais bien étranglé !

C’est ainsi que l’on a décidé de donner du Subutex systématiquement, dans certaines prisons, à un mois de la sortie. Certains médecins chefs le font, d’autres disent qu’il est hors de question de le faire. De toute façon, certains détenus disent : "vous êtes fou ? Je suis décroché ; je n’en veux pas !", mais d’autres sont très contents. Il est vrai qu’ils ont la paix avec cela.

Betty Brahmy, qui travaille à Fleury-Mérogis, m’a expliqué que lorsqu’elle discute avec les détenus sous Subutex, elle a un vrai dialogue car ils sont plus apaisés mais qu’elle se rend compte que le dialogue a lieu a Fleury sans savoir ce qui se passe ensuite. Il faut savoir qu’ensuite, s’ils tombent sur ces médecins qui distribuent le Subutex sans prendre le temps de parler, on a créé une toxicomanie légale.

Je suis très hostile à ces distributions de drogue légale en prison.

Mme la Présidente. - Monsieur Curtet, nous vous remercions infiniment. Vous avez compris que nous étions particulièrement intéressés par votre exposé, vos questions et vos réponses. Cela va nous aider à continuer à avancer dans un domaine bien difficile, dont nous avons compris que vous-même l’appréhendiez par moment avec difficulté. Merci beaucoup. Je vous souhaite un bon retour et une bonne soirée.


Source : Sénat français