La présidente rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment à MM. Parquet et Costes.

Mme Nelly OLIN, Présidente. - Nous allons organiser votre audition dans un cadre de dix minutes, dans un premier temps, pour permettre au rapporteur de vous alimenter de nombreuses questions et obtenir de nombreuses réponses, après quoi nous ouvrirons le débat à tous les sénateurs membres de cette commission, afin que chacun puisse s’exprimer et obtenir le maximum d’informations.

Monsieur le Professeur, je vous donne très volontiers la parole.

M. PARQUET. - Merci, madame la présidence. Madame et messieurs les Sénateurs, l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies a été mis en place à la suite de la réunion du Comité interministériel du 14 septembre 1995, sous la présidence du premier ministre.

Les membres du GIP sont les différents ministères concernés par la lutte contre les drogues et les toxicomanies et la Délégation générale à la lutte contre la drogue et la toxicomanie. Ainsi s’appelait la structure qui, à l’époque, avait pris en charge les drogues et les toxicomanies.

Des personnes morales de droit public ou de droit privé font partie de cette instance. Il s’agit du Réseau national d’information et de documentation et de la Fédération nationale des observatoires régionaux de la santé.

Quel était l’objectif des pouvoirs publics, à cette époque, pour l’installation de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies ? Il s’agissait d’abord de remédier à l’absence de dispositif d’observation et de diffusion de l’information sur les drogues et les toxicomanies auprès des décideurs et des scientifiques. La France, comme la plupart des pays européens, ne disposait alors d’aucun organisme à même de fournir de telles données.

En parallèle, la création de l’OFDT répondait à un règlement de la CEE du 8 février 1993 ayant créé l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, dont les travaux doivent s’appuyer sur un réseau européen, le Reitox (Réseau européen d’information sur les drogues et les toxicomanies), dont il fallait un point focal en France. C’est ainsi qu’a été mis en place l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies.

Depuis 1999, le champ d’activité de l’Observatoire français porte sur l’ensemble des substances psychoactives (drogues illicites, alcool et tabac) mais aussi, ce qui revêt maintenant une importance considérable, sur les médicaments psychotropes. Nous savons qu’en France, la consommation des médicaments psychotropes pose problème à la fois dans le mauvais usage et dans l’ampliation de la consommation de ces substances.

L’OFDT a la spécificité d’être un dispositif d’observation dans le champ des drogues. Son action s’analyse en trois étapes.

Premièrement, c’est un point de convergence de l’ensemble des connaissances, qu’il s’agisse d’une activité de recueil ou d’une activité de production des informations et des connaissances qui semble défaillante.

Deuxièmement, lorsque l’OFDT a rassemblé ces données, cette structure est capable d’assurer leur confrontation et d’en effectuer la synthèse, de repérer la validité des différentes sources et des différentes méthodologies et de voir ainsi si les résultats peuvent être validés scientifiquement. C’est pourquoi l’OFDT est une structure interdisciplinaire dans laquelle il est nécessaire que cette collecte d’informations soit faite par des personnes connaissant l’origine des informations qui sont proposées à la communauté internationale et nationale.

Troisièmement, l’OFDT assure, à travers la publication de ses travaux, la diffusion de ses informations scientifiquement validées et, surtout, régulièrement actualisées, et ce à tous les acteurs et décideurs du champ, notamment aux pouvoirs publics ainsi qu’aux scientifiques.

La spécificité de l’OFDT repose donc sur deux grandes caractéristiques :

produire des informations provenant de la confrontation des sources différentes de production de données en en vérifiant la fiabilité et l’assise scientifique,

concourir à éclairer les décideurs politiques et les acteurs du terrain dans leurs décisions sans jamais prendre part à celles-ci.

C’est une structure autonome au service de l’ensemble des décideurs élus ou administratifs. L’indépendance de l’OFDT est la garantie de la fiabilité de ses travaux.

Le Conseil d’administration, qui groupe les différents membres du GIP, fixe les grandes orientations de travail. L’Observatoire appuie également son action sur un collège scientifique constitué, d’une part, de représentants des principaux organismes producteurs de données et, d’autre part, de personnalités nommées à titre personnel aux compétences reconnues dans les domaines entrant dans son champ d’action.

Quant à ses travaux, dix personnes constituent l’équipe de l’OFDT. Ce sont des spécialistes et des chercheurs venant de différents domaines statistiques : épidémiologie, sociologie, statistiques.

Depuis sa création, l’Observatoire diffuse et valorise par des publications ses travaux de recherche dans le domaine de la toxicomanie et des consommations de substances psychoactives. Il produit notamment, tous les trois ans, "Drogues et Dépendances", un état des lieux du phénomène des drogues en France étudié à travers tous ses aspects : sanitaire, social, légal, pénal. La quatrième édition, parue en 2002, a fait l’objet d’un tirage à 12 000 exemplaires.

L’OFDT publie par ailleurs des rapports d’étude (soixante depuis sa création et douze en 2002), dont, en particulier, ses rapports sur les grandes enquêtes menées en population générale : l’Enquête sur la santé et les consommations lors de l’Appel de la préparation à la défense (ESCAPAD), l’enquête sur les représentations, opinions et perceptions sur les psychotropes, que nous venons de publier, et un rapport annuel sur les tendances émergentes, qui témoigne de notre intérêt relatif aux instruments permettant de prévoir ce qui va se passer.

L’OFDT édite aussi une lettre appelée "Tendances", dont dix parutions annuelles sont habituelles. Elle est diffusée au total à 8 000 exemplaires, elle est gratuite et elle est envoyée à la fois aux politiques, aux professionnels de la santé et à tous les autres décideurs.

L’OFDT, comme l’ensemble des relais nationaux de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, produit chaque année un rapport national. Ces publications sont diffusées gracieusement aux professionnels ainsi qu’aux particuliers qui en font la demande. Les travaux menés par l’OFDT depuis sa création permettent de renseigner et de documenter de nombreuses questions, et c’est ce que le directeur Costes va évoquer devant vous rapidement.

Mme la Présidente. - Monsieur le Directeur, vous avez la parole.

M. COSTES. - Merci, madame la Présidente, de nous donner l’occasion de présenter, devant cette assemblée d’acteurs de la décision publique, la nature et les principaux résultats de nos travaux.

Comme l’a souligné le professeur Parquet, les travaux menés par l’OFDT s’appuient à la fois sur une équipe, dont il amentionné le caractère pluridisciplinaire, sur son collège scientifique et aussi sur les standards européens. Nous travaillons beaucoup avec les standards européens, quand ils existent, qu’il s’agisse de ceux qui sont développés par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies ou de ceux du Groupe Pompidou, au Conseil de l’Europe, ou de l’OMS.

Je ne pourrai pas, dans le temps imparti, vous faire un tableau général de la situation des drogues, des toxicomanies et des dépendances en France, mais je vais essayer de vous donner quelques grandes tendances ou données générales autour des questions principales que nous essayons de documenter à travers notre activité :

qui consomme en France et comment ?

quels sont les principaux dommages sanitaires et sociaux induits par ces consommations ?

quels sont les produits, en nous focalisant sur le cas particulier de l’ecstasy ?

quelles sont les opinions et perceptions des Français sur les drogues ?

Je commence par la première question, qui est fondamentale et qu’on nous a posée à la création de l’Observatoire : qui consomme en France des drogues illicites et comment ? Je me permettrai à cet égard de vous laisser un certain nombre de documents et de publications.

Mme la Présidente. - Je me permets de vous interrompre, monsieur le Directeur. Nous allons essayer d’aller à l’essentiel, en vous priant de nous en excuser, parce que je ne doute pas que le rapporteur a un certain nombre de questions, de même que nos collègues, qui vont vous amener à compléter forcément nos informations. Par conséquent, s’il y a un manque dans votre présentation du fait du temps, nous pourrons y revenir dans nos questions.

M. Bernard PLASAIT, Rapporteur. - J’ajoute, monsieur le Directeur, que nous sommes bien entendu des lecteurs assidus des publications de l’OFDT, que nous avons déjà un certain nombre d’informations et que d’autres experts qui ont été auditionnés nous ont fait aussi un état des lieux.

Je vous prierai donc de bien vouloir résumer votre propos, de ne pas hésiter à nous laisser une contribution écrite quipréciserait les grandes lignes que vous allez nous donner et de nous laisser le temps de vous poser des questions.

M. COSTES. - Je vais vous donner uniquement les grandes lignes et revenir sur les supports écrits, sachant que certains résultats ne sont pas encore publiés : je voulais en effet vous livrer la primeur d’un certain nombre de données d’une enquête récente qui font partie des tableaux joints.

Concernant la question : "Qui consomme et comment ?", on peut retenir les grandes tendances suivantes.

Premièrement, en France, la principale drogue illicite consommée est le cannabis. Je vous donne deux chiffres clés : 23 % de la population générale a expérimenté le cannabis et, d’après un chiffre tiré de l’enquête dite ESCAPAD sur la Journée de préparation à la défense, 50 % des jeunes Français à l’âge de 18 ans ont expérimenté le cannabis.

Deuxième tendance : cette consommation concerne essentiellement les jeunes et les jeunes adultes, c’est-à-dire qu’après 35 ans, elle devient très marginale.

Troisième tendance : cette consommation est principalement expérimentale ou occasionnelle, d’une nature que l’on pourrait qualifier de festive, mais un certain nombre d’enquêtes menées auprès des jeunes montrent qu’il existe une part de consommation à caractère plus régulier, voire quotidien, qui est non négligeable. Ainsi (ce sont des données toutes récentes que nous n’avons pas encore rendues publiques), à 18 ans, en 2002, 4 % des filles et 11 % des garçons ont une consommation quotidienne de cannabis.

Quatrième constat : la consommation de cannabis est très largement associée à la consommation du tabac et de l’alcool.

Cinquième constat : malgré le manque d’outils au début des années 90, quand on retrace l’évolution de la consommation de cannabis, on constate une progression constante, depuis 1993, première enquête de référence dont on dispose, jusqu’à 2002, de la consommation de cannabis, notamment chez les jeunes.

Sixième constat : quand on essaie de positionner la France par rapport aux autres pays européens, on peut dire que notre pays s’inscrit dans des tendances plus larges et relativement convergentes au niveau européen, même s’il y a parfois des exceptions : c’est notamment le cas pour les pays nordiques. On constate un double mouvement, dans les années 90, au niveau européen : les pays qui avaient un niveau de consommation de cannabis relativement élevé, ce qui était le cas de la Grande-Bretagne, l’ont vu faiblement progresser ou se stabiliser au cours des années 90 d’alors que des pays qui, tels que la France, l’Allemagne ou le Danemark, avaient des niveaux de consommation de cannabis relativement plus faibles au début des années 90 ont vu leur niveau rejoindre ceux des pays ayant les consommations les plus élevées, donc fortement progresser au cours des années 90.

On note une particularité : la France se situe aujourd’hui dans la fourchette haute des pays de l’Union européenne en matière de consommation de cannabis, notamment chez les jeunes.

Enfin, pour parler d’autres produits que le cannabis, il est vrai que les consommations d’autres drogues illicites, chez les jeunes comme en population générale, sont plus marginales. Néanmoins, il faut ressortir le cas de l’ecstasy puisque, sur la même source, à 18 ans, on constate que 4,6 % des filles et 8,4 % des garçons ont expérimenté ce produit. Il ne faut donc pas oublier le cas de l’ecstasy.

J’en viens à la deuxième partie sur les dommages sanitaires et sociaux.

Un constat général tout d’abord : de ce point de vue, le système d’information est très déficient, c’est-à-dire que l’on n’arrive pas, loin de là, à documenter l’ensemble des dommages sanitaires et sociaux. Nous pouvons dire néanmoins que les produits principalement impliqués dans les problèmes d’abus ou de dépendance sont les opiacés et la cocaïne. A la fin des années 90, c’est ainsi que nous avons pu estimer, en suivant le standard européen que nous avons participé à élaborer, à une fourchette entre 150 000 et 180 000 le nombre de toxicomanes en France.

La moitié de ces usagers de drogues, qui ont des problèmes importants, bénéficient d’un traitement de substitution à ce jour et c’est une chose que nous pouvons également documenter, le produit principal, en France, étant à cet égard la buprénorphine.

Au point de vue des dommages sanitaire, pour ce qui est de la question de la mortalité, la France se situe dans une tendance à la baisse depuis 1994 par rapport à la tendance européenne. Il s’agit d’un résultat un peu contradictoire puisque la tendance européenne moyenne est en légère hausse.

En matière de VIH, on peut constater une tendance à la baisse de la prévalence de ce virus, mais si on met ce résultat en perspective du niveau européen, on constate que la France reste dans la moyenne haute de l’Union européenne en matière de prévalence du VIH pour les usagers de drogues.

Enfin, en ce qui concerne le VHC, comme dans l’ensemble des pays de l’Union européenne, la situation est relativement grave, dans la mesure où les taux de prévalence de ce virus pour la population d’usagers de drogues, notamment par voie intraveineuse, sont extrêmement élevés en France.

Voilà quelques données de cadrage sur les dommages sanitaires et sociaux. Vous voyez qu’on ne peut en illustrer que quelques-uns.

Pour ce qui est maintenant des produits, je ne donnerai que quelques tendances par rapport à un produit sur lequel, il y a encore quelques années, nous avions de grandes incertitudes, ne serait-ce que sur sa nature. C’est le cas de l’ecstasy.

Si on pose la question : "qu’est-ce que les jeunes Français, sous le terme "ecstasy", consomment-ils réellement ?", on peut répondre aujourd’hui que, premièrement (ce sont des données toutes récentes, sachant que nous avons maintenant, dans notre base de données, constitué plus de 5 000 échantillons de pilules d’ecstasy ou de drogue de synthèse), seulement deux tiers des produits vendus sous le terme "ecstasy" correspondent réellement à l’appellation, c’est-à-dire qu’ils ne contiennent que le produit actif désiré, la MDMA, le tiers restant pouvant posséder de la MDMA mais aussi d’autres produits actifs, et un certain nombre d’autres produits étant médicamenteux.

Deuxième constat : le dosage en MDMA est extrêmement variable d’une pilule à l’autre, d’un ordre de 1 à 10.

Troisième constat : le logo qui, pour les consommateurs, pourrait représenter une information sur la composition du produit ne correspond pas du tout à cette réalité, puisque la dispersion des dosages ou des compositions sous le même logo est extrêmement importante.

Le dernier point, parmi les grandes questions que l’on peut se poser, concerne les questions sur les opinions et les perceptions. On peut aussi mettre en avant quelques constats très généraux.

Premièrement, les Français sont en accord avec les grandes orientations de la politique de santé publique en matière de drogue et de dépendance, notamment avec une adhésion majoritaire à la politique dite de réduction des risques.

Deuxièmement, on constate qu’ils sont majoritairement favorables aux mesures d’interdiction des produits.

Enfin, du point de vue de la perception des produits, ils classent comme extrêmement dangereux des produits comme l’héroïne, la cocaïne et l’ecstasy, avec, au cours des trois dernières années, une plus grande appréhension de la dangerosité de l’ecstasy.

En revanche, ils ont une attitude plus équivoque vis-à-vis du cannabis, les points de vue étant beaucoup plus partagés avec deux variables principales dans les opinions à la fois sur la dangerosité et le statut légal du cannabis que sont l’âge et le rapport au produit, c’est-à-dire le fait ou non d’avoir expérimenté le produit.

Ce que je dis est très bref et très schématique par rapport à une description du phénomène des drogues et des toxicomanies en France, mais voilà, en quelques mots, les tendances principales que je pouvais faire ressortir.

Mme la Présidente. - Nous vous remercions beaucoup, monsieur le Directeur. Monsieur le Rapporteur, je vous donne volontiers la parole.

M. PLASAIT. - Monsieur le Directeur, je reviens tout de suite sur votre dernière information. En effet, j’aimerais que vous nous donniez quelques éléments chiffrés sur cette opinion des Français au sujet de la dangerosité et de la possibilité d’aller vers quelque chose de plus libéral en matière de distribution et de consommation.

En effet, j’ai cru comprendre qu’il y avait une progression, en population générale, de 17 à 24 %, en quelques années, de ceux qui pensent qu’on pourrait aller vers une libéralisation, ce qui permet à certains de dire que c’est une tendance lourde dans la société française, mais j’observe quand même que cela laisse 76 % de Français qui considèrent, d’une part, que c’est dangereux et, d’autre part, qu’il ne faut pas libéraliser.

M. COSTES. - C’est vrai. Quand on interroge les Français sur ce point, on prend la précaution de le faire en leur proposant un certain nombre de possibilités. Par exemple, plutôt que de proposer en binaire s’ils sont pour ou contre la dépénalisation du cannabis, on leur demande s’ils souhaitent une autorisation sous condition, c’est-à-dire une réglementation de l’accès au cannabis, ou sa légalisation, c’est-à-dire sa mise en vente libre.

Sur les trois dernières années, la part de ceux voulant une autorisation sous condition est restée stable. Entre 1999 et 2002, la proportion reste la même, c’est-à-dire que deux tiers des Français sont opposés à cette solution et qu’un tiers des Français y est favorable. La seule différence significative que l’on a pu constater entre 1999 et 2002 est une légère progression pour ceux ayant une position plus radicale en faveur de la légalisation du cannabis : ils sont passés de 19 à 24 %.

Ce sont les deux constats que l’on peut faire sur cette question.

M. PLASAIT. - En l’occurrence, nous sommes en population générale. Si on prend des tranches d’âge plus jeunes, y a-t-il une différence ?

M. COSTES. - C’est ce que j’ai voulu dire dans mon propos liminaire. Autant il se dégage un relatif consensus sur toutes les autres questions, autant, sur la question du cannabis, qu’il s’agisse du statut légal ou même de la perception du danger du cannabis, il n’y a pas de consensus mais vraiment deux blocs.

La variable principale est évidemment l’âge, mais, quand on contrôle les autres variables, c’est plutôt la variable de rapport au produit qui est prise en compte. Grossièrement, les gens ayant déjà expérimenté le cannabis sont majoritairement favorables à une autorisation sous condition du cannabis et ne pensent pas majoritairement que le cannabis est dangereux dès qu’on l’essaie. En revanche, les gens ne l’ayant jamais expérimenté estiment dans leur majorité qu’il est dangereux d’en fumer dès le départ et sont aussi très massivement contre toute modification du statut légal du cannabis.

M. PLASAIT. - Merci. Je m’adresse toujours à vous, monsieur le Directeur, puisque vous êtes en charge depuis quelques années de cet observatoire. Si j’ai bien compris, l’OFDT a été chargé par l’actuel gouvernement de faire le bilan de l’application du plan triennal 1999-2001. Pouvez-vous nous exposer dans les grandes lignes les conclusions de cette étude de ce bilan et, éventuellement, nous en laisser une contribution écrite ?

M. COSTES. - Au sujet de l’évaluation du plan triennal 1999-2001, nous avons reçu effectivement du Comité interministériel un mandat pour procéder à l’évaluation du plan triennal 1999-2001 et nous sommes en phase de finalisation du rapport que nous allons prochainement adresser à la MILDT pour une remise au Comité interministériel. Dans la procédure, il était en effet prévu que le Comité interministériel, qui est le commanditaire de cette évaluation, puisse se prononcer sur le rapport.

Ce rapport a été élaboré sous la direction d’une commission issue du collège scientifique, sous la direction de Michel Sitbon. C’est pourquoi il me semblerait pertinent, si vous en avez le temps, que vous puissiez auditionner Michel Sitbon qui pourra, en toute compétence, vous donner les grandes lignes de cette évaluation.

Je peux néanmoins vous dire que l’évaluation ne va pas porter sur la pertinence du plan, en termes techniques, c’est-à-dire sur l’adéquation éventuelle entre les objectifs qui avaient été déterminés à l’époque et les enjeux, mais sur ce qu’on appelle l’effectivité, pour déterminer le degré de réalisation des objectifs du plan triennal affichés au départ.

M. PLASAIT. - L’un des objectifs du plan triennal était de mettre en place un programme d’évaluation des politiques publiques. Cela figure-t-il au bilan comme étant réalisé ?

M. COSTES. - Le rapport précédemment mentionné va prendre en compte dans son ensemble le plan triennal mais aussi un certain nombre de dispositifs qui avaient été jugés comme prioritaires. L’effort d’évaluation a porté prioritairement sur ces dispositifs et c’est l’ensemble qui va être retracé dans le cadre de ce rapport.

M. PLASAIT. - A la louche, avez-vous une explication au fait que, malgré la politique mise en place, suivie et appliquée depuis quelques années, nous soyons en tête, ou dans la fourchette haute, disiez-vous, des pays de l’Union européenne pour la consommation de cannabis ?

M. COSTES. - Certaines équipes se sont penchées sur l’éventuel impact des législations, voire des politiques, notamment en matière de prévention, sur les niveaux de consommation. A ma connaissance, cela a été réalisé. Ce n’est pas un travail que nous avons mené directement, mais je citerai deux organismes de référence sur ce sujet : l’Inserm et l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies. Les deux organismes ont conclu sur l’absence de lien entre législation et niveau de consommation.

Si on prend en compte les niveaux actuels de consommation en Europe, on constate (cela fait partie des supports que j’ai amenés, avec notamment une carte présente dans le rapport 2002 de l’OFDT) que, dans les prévalences de l’usage actuel du cannabis, les variations peuvent être parfois importantes. Dans certains pays, la législation sur le cannabis est ferme, comme en Suède ou en France, avec des niveaux de prévalence du cannabis très différents. De même, les pays qui se sont dirigés vers des législations plus ouvertes par rapport à l’accès aux produits peuvent avoir des niveaux de prévalence tout aussi disparates.

Par conséquent, sur le premier niveau de cette question, c’est-à-dire sur le lien et non pas sur l’impact, ce lien lui-même n’est pas documenté actuellement.

M. PLASAIT. - Merci, monsieur le Directeur.

Je m’adresse maintenant à vous, monsieur le Président. Quelles orientations avez-vous définies, en tant que nouveau président de l’Observatoire, pour les prochaines années ?

M. PARQUET. - Premièrement, il semble important d’essayer d’avoir une pérennisation des indicateurs. En effet, nous ne pouvons avoir une idée du phénomène dans ses déterminants, de l’impact des différentes actions, qu’il s’agisse de politiques législatives ou sanitaires, ou de l’impact sur les représentations que si nous avons une continuité. Je pense que l’intérêt de l’OFDT est d’assurer cette continuité, quels que soient les aléas de la vie de notre pays.

Deuxièmement, il faut pouvoir prévoir. Un certain nombre d’indicateurs nous font penser que des dommages que nous ne suspectons pas maintenant pourraient apparaître. Par exemple, on sait que le fait de fumer du tabac donne des ennuis dus à la nicotine. En revanche, on oublie souvent que les lésions du myocarde ne sont pas dues à la nicotine mais à l’oxyde de carbone qui est produit par la combustion du tabac. De la même manière, on ignore souvent, lorsqu’on brûle du cannabis, combien est importante la production d’oxyde de carbone et donc les lésions ultérieures sur le myocarde. Dans ce cas, ce n’est pas le produit qui est en cause mais les méthodes et les manières de consommer.

De semblables éléments sont susceptibles d’avoir des conséquences dramatiques par la suite. Quand on fait la corrélation entre les pathologies cardiaques et la consommation de tabac, on peut penser que l’on observera des attitudes du même ordre puisque c’est le fait de fumer qui pose problème. Or on sait déjà que la combustion du cannabis est beaucoup plus difficile que celle du tabac. C’est pourquoi les consommateurs ajoutent souvent du tabac pour faciliter la consommation.

Nous avons aussi besoin de connaître les dispositifs mis en place, non seulement les dispositifs législatifs ou réglementaires, mais aussi l’offre d’aide qui est faite au public.

Nous avons également besoin de travailler sur les représentations. En effet, il ne sert à rien de mettre à la disposition du public des dispositifs d’une grande performance si on n’a pas déclenché la capacité à demander l’aide des personnes consommant vis-à-vis de ces dispositifs.

Enfin, je donnerai un dernier exemple : le fait extrêmement important de travailler sur les représentations et les attitudes. Tout à l’heure, le directeur Costes disait que le seuil de dangerosité était perçu comme variable en fonction de la fréquentation de la molécule. Il est intéressant de constater (nous avons déjà documenté ce point depuis très longtemps, notamment dans un rapport que j’avais fait en 1982) que le seuil de dangerosité de l’alcool dépend de la quantité absorbée : si vous avez consommé trois verres, le seuil sera à 5 ou 6, si vous en consommez cinq, le seuil passera à 10, et ainsi de suite. Il en est de même pour le tabac. Cela veut dire qu’il y a des présentations univoques sur les modalités de fonctionnement.

Lorsque j’ai insisté, dans l’un de mes rapports, sur la différence qu’il fallait faire entre un usage habituel, qui était une conduite à risques, l’usage nocif, qui était une consommation qui entraînait des dommages sanitaires, sociaux et citoyens, et le fait qu’il existait une dépendance, je voulais montrer que nous ne sommes pas furieusement documentés sur ces différentes variétés et modalités. En effet, il est probable que les dommages seront très différents. Il y a donc là une diversité d’offres.

Le problème qui se pose à l’OFDT, c’est que le champ est considérable et que nous sommes face à un besoin de données scientifiques et à la nécessité de les confronter, car un seul expert ne fait pas la vérité. Il faut que l’ensemble des experts y soit confronté, ce qui est une originalité.

M. PLASAIT. - Monsieur le Professeur, vous évoquez justement une question que je voulais aborder avec vous. Dans votre rapport de 1997 qui était intitulé "Pour une politique de prévention en matière de comportement de consommation de substances psychoactives", vous faites la distinction entre l’usage, l’usage nocif et la dépendance. La première question que je voudrais vous poser sur ce point est la suivante : peut-on dire qu’il y a simple usage, c’est-à-dire usage non nocif ? Tout usage n’est-il pas forcément au moins un peu nocif ?

M. PARQUET. - Tout usage est probablement nocif et la probabilité de voir survenir des dommages est présente puisqu’on peut dire que la molécule est susceptible d’induire une dépendance et, agissant sur la totalité de l’organisme, d’induire des dommages somatiques. A cet égard, les dommages ne sont pas encore manifestes mais sont potentiels. C’est pourquoi, dans le livre intitulé "Pratiques addictives" que j’ai publié chez Odile Jacob, nous avons pensé qu’il s’agissait d’introduire la consommation de toutes les substances psychoactives comme un usage à risques. C’est ainsi que, dans le guide "Repères", auquel j’ai contribué pour l’Education nationale, on met cela dans les conduites à risques.

M. PLASAIT. - Dans la préface à ce rapport, Mme Maestracci disait qu’un grand pas avait été franchi en prenant acte des faits tels qu’ils sont et non comme on voudrait qu’ils soient. Je comprends donc qu’il vous paraisse tout à fait capital de faire cette distinction et j’en admets l’intérêt. Cette distinction n’a-t-elle pas, malgré tout, l’inconvénient d’oublier un facteur qui me semble important : la vulnérabilité physiologique individuelle, qu’on ne peut pas déceler a priori et qui va conduire, selon les cas, le jeune consommateur à ne pas pouvoir contrôler ni maîtriser le passage de l’usage à l’usage nocif, voire à la dépendance ?

M. PARQUET. - Ce que vous venez de citer visait surtout à faire la différence entre l’usage nocif et la dépendance pour la simple raison que l’ensemble du dispositif sanitaire, social, réglementaire et législatif français avait comme unique référence la dépendance comme figure emblématique du grand alcoolique et du grand héroïnomane. C’est pourquoi j’ai voulu attirer l’attention de chacun sur la notion d’usage nocif, c’est-à-dire sur les personnes qui n’ont pas les critères de la dépendance, qui ne se reconnaissent pas dépendants, qui ne sont pas perçus par les dispositifs sanitaires et par leur environnement comme dépendants mais qui connaissent néanmoins d’énormes problèmes.

Quand on regarde ce qui se passe, on peut penser que les personnes dépendantes, quel que soit l’ensemble des produits en France, représentent 2 à 5 % environ, alors que les personnes qui paient un dommage à leur consommation représentent 45 à 50 % de la population française : si, à la suite d’une seule consommation d’alcool trop importante un soir, vous prenez votre voiture, c’est un usage nocif.

Il faut donc bien envisager le phénomène sous cet angle particulier. Quand j’ai dit qu’il ne fallait pas regarder les choses comme on les imaginait ou comme on les voulait, c’est parce que, à ce moment-là, la politique française n’était centrée que sur les problèmes de la dépendance.

M. PLASAIT. - Dans votre rapport, vous prônez ce que vous appelez une approche nouvelle centrée sur l’homme et non pas sur le produit. Je voudrais donc avoir une explication là-dessus, parce qu’il me semble que, si l’homme, le comportement et la motivation sont évidemment particulièrement importants dès que l’on est dans l’usage nocif et que l’on s’approche de la dépendance, le rôle du produit dans le premier contact avec celui-ci est particulièrement important et ne peut pas être négligé, tout d’abord parce que de très nombreux consommateurs ne passeront jamais à la dépendance, et ensuite parce que, d’après ce que disent les jeunes eux-mêmes à travers un certain nombre d’enquêtes, ils ont fumé la première fois du cannabis à cause des copains ou de la pression ambiante bien avant les motivations.

Le rôle du produit n’est-il pas négligé, de même que, dans la foulée, le manque de campagnes d’information sur la dangerosité des produits, notamment du cannabis ?

M. PARQUET. - Je pense, monsieur le Sénateur, que vous avez tout à fait raison, d’autant plus que, tout à l’heure, vous avez répondu en partie dans la question que vous m’avez posée et que je n’ai pas reprise. Il ne convient en aucune manière de négliger le génie pharmacologique des molécules. Pour ma part, j’ai stigmatisé une approche exclusive du produit qui consisterait à considérer que le produit ferait tout et à désigner une personne comme "un héroïnomane" ou "un cocaïnomane". On ne peut pas être résumé à cela.

Tout à l’heure, vous avez évoqué les facteurs de vulnérabilité qui sont liés à la personne. Prenons quelques exemples à cet égard.

On peut parler de ceux qui sont génétiquement déterminés par l’appétit de sensations fortes, par l’"Ushuaia système". C’est une chose que l’on rencontre chez les différentes races de souris et chez les différentes personnes, un trait caractéristique de notre personnalité.

De même, on peut détecter la recherche de nouveauté chez les nouveau-nés : certains sont explorateurs du monde et d’autres des poussins tranquilles. On a donc des facteurs de vulnérabilité génétiquement déterminés.

On peut aussi avoir des facteurs de vulnérabilité qui sont liés à l’histoire de la vie. Les ruptures précoces des relations familiales et le sentiment d’insécurité dans la relation affective sont des facteurs de vulnérabilité et ils appartiennent bien à la personne.

De même, on peut citer le facteur d’identification au groupe, le facteur clanique. Vous avez évoqué le fait que l’on peut commencer à consommer des produits parce que l’ensemble des gens qui sont autour de soi le fait. C’est l’un des problèmes les plus importants sur lesquels il faut insister. Moins il y a de consommateurs, moins la probabilité d’avoir des personnes qui entrent en consommation est forte. C’est la loi de Lederman, que nous avons mise en place en alcoologie depuis belle lurette.

M. PLASAIT. - Vous voulez dire que plus un produit est à disposition de tous, plus il est consommé ?

M. PARQUET. - Tout à fait. L’alcool représente la figure emblématique pour illustrer cette loi de Lederman.

C’est pourquoi on peut faire une prévention tout à fait différente qui ne comporterait pas que l’information sur les produits et leur dangerosité, car il y a aussi un facteur de protection : la capacité à s’insérer dans le milieu scolaire, à demander de l’aide, à avoir une évaluation de ses compétences ou de ses incompétences, la capacité à comprendre ou à lire les informations qui sont données ou la capacité de trier les informations entre celles qui sont pertinentes et celles qui sont fantaisistes et qui visent à augmenter le commerce des substances psychoactives.

Parmi les facteurs de protection, on peut considérer aussi le dispositif législatif et réglementaire. Je pense personnellement qu’un Etat a comme fonction, au travers de ses lois et réglementations, d’aider les personnes à faire des choix éclairés, notamment en matière de consommation d’un produit : on peut faire un transfert de consommation des produits quand on est compétent à en voir la nécessité.

Il reste un point important qui s’adresse à la personne : il faut que l’ensemble des actions de prévention sur la nutrition, la vie affective et sexuelle, la violence et les substances psychoactives soit cohérent, car la personne sera la destinatrice de l’ensemble de ces actions de prévention. Il faut donc une cohérence dans la prévention et l’éducation, et c’est pourquoi, au-delà de la prévention, il faut favoriser l’éducation pour la santé en développant les compétences bio et psychosociales.

M. PLASAIT. - J’ai une dernière question. Quand on essaie de faire le bilan des politiques qui ont été menées, on s’interroge sur la politique de réduction des risques en en voyant bien les aspects très positifs, mais en se demandant aussi si elle n’a pas eu un effet pervers qui a consisté à ne plus accorder la priorité à empêcher qu’on se drogue par des campagnes d’information et de prévention, mais à accepter le phénomène de la drogue et à le gérer au mieux.

Cela n’a-t-il pas eu comme effet de participer à la banalisation ? A cet égard, nous nous sommes interrogés à plusieurs reprises sur la signification du titre du livre qu’avait publié la MILDT, "Savoir plus pour risquer moins", qui est assez symbolique de cette attitude et qui aurait peut-être dû être remplacé par "En savoir plus pour ne pas se droguer".

M. PARQUET. - Il faut savoir ce que sont les politiques de santé. Je suis un peu gêné de l’expliquer devant les sénateurs, mais, dans ce cas particulier (et je tire mon expérience de ma longue participation au Comité de santé publique), je pense que la politique de prévention doit avoir plusieurs objectifs qui doivent être menés ensemble. La diversité des modalités de la consommation nous permet de le faire.

Par exemple, je fixe dans le rapport l’objectif consistant à essayer de reculer la date de la première consommation. Voilà un objectif de prévention qui est précis et qui se base sur la formation, sur l’éducation pour la santé et sur des actions de prévention polythématiques. En particulier, une information qui ne porterait que sur le cannabis, sur l’alcool ou sur le tabac serait désuète et non pertinente.

Faire en sorte d’éviter la survenue des dommages, ce qui ne concerne qu’une toute petite partie de la population, est un autre objectif, de même que la nécessité de traiter et de prendre en charge plus tôt les dépendants.

Il me semble donc qu’une politique de santé en général doit essayer d’être adéquate non pas à la population considérée comme homogène mais à la population dans sa diversité. Il faut donc, dans une telle politique, que des actions visent à éviter la primo-consommation et à faire en sorte que, dès qu’il y en a une, on puisse mettre en place des dispositifs d’aide pour qu’elle s’arrête le plus rapidement possible, des dispositifs qui visent à réduire la survenue des dommages et des dispositifs pour la prise en charge des dépendants.

La politique de réduction des risques est l’un des objectifs dans une politique générale. J’ai donc essayé de faire passer le fait qu’autrefois, on était placé devant l’alternative suivante : éviter la primo-consommation ou attendre avec une patience infinie que les gens deviennent dépendants pour pouvoir les prendre en charge et les faire entrer dans les dispositifs. Quand j’ai fait mon rapport sur la prise en charge des consommateurs d’héroïne dans les milieux hospitaliers, j’ai constaté que 32 % d’entre eux n’avaient eu un premier contact avec le dispositif sanitaire que lorsqu’ils étaient devenus dépendants.

Cela veut dire que les objectifs doivent correspondre à la diversité des populations, et je pense donc que la sagesse d’une politique doit consister à n’éliminer aucune des populations susceptibles d’en bénéficier.

Il est très difficile à faire comprendre que ces modalités de consommation et ces populations sont extrêmement diverses et que ces populations doivent avoir des dispositifs législatifs et réglementaires qui correspondent à leurs besoins et à leurs attentes.

Tout à l’heure, vous me demandiez de fixer, parmi les objectifs de l’OFDT, l’analyse des besoins et attentes de l’ensemble de la population dans sa diversité et je considère que c’est un objectif très important.

Mme la Présidente. - Le rapporteur ayant posé ses questions, je vais donner la parole aux autres sénateurs en groupant les questions, si vous le voulez bien, ce qui vous permettra, monsieur le Professeur et monsieur le Directeur, de répondre globalement.

M. MAHEAS. - Monsieur le Professeur et monsieur le Directeur, vous avez en partie répondu à ma question, mais je souhaiterais que nous ayons une réflexion plus approfondie. Vous êtes partis d’une constatation : l’absence de lien entre législation et consommation, plus particulièrement sur le cannabis, puisque notre commission axe sa réflexion sur ce point.

Vous avez fait une deuxième constatation (ce n’est pas la première fois qu’on l’entend) : le fait que cette consommation de cannabis chute très nettement avec l’âge.

Ma question est donc la suivante : avez-vous pu faire des analyses selon les niveaux intellectuels des gens et est-il vrai de considérer que quelqu’un qui a une éducation plus importante qu’un autre s’arrête beaucoup plus facilement une fois que la vie lui a donné des responsabilités ? Autrement dit, existe-t-il des classes sociales dans lesquelles il s’agit de "péchés de jeunesse" ?

Mme PAPON. - Monsieur le Professeur et monsieur le Directeur, je crois savoir que l’Observatoire a été chargé, dans ses travaux en cours, de réaliser une enquête sur les violences envers les femmes en France. Attribuez-vous cette situation, qui, malheureusement, prend de l’ampleur, à la consommation accrue de l’alcool ou à la consommation conjuguée de l’alcool et des drogues ?

M. PARQUET. - Nous savons, dans tous les domaines de la prévention et de la pathologie, que la capacité à intégrer les informations dépend du niveau de culture. Je vous donne un exemple : lorsqu’il existe une possibilité de faire une mammographie, on sait que, majoritairement, ce sont les femmes d’un niveau élevé qui vont faire les mammographies, mais cela ne suffit pas, parce qu’on sait parfaitement bien que, même avec un niveau élevé, sur cent femmes sur lesquelles on dépiste une lésion potentielle à la mammographie, seulement 60 s’inscrivent dans la continuité de la chaîne sanitaire.

Cela veut dire que l’accès à l’information et au changement est déterminé en partie par le niveau de capacité d’information et donc de capacité culturelle, mais cela ne veut pas dire obligatoirement que l’on va passer à l’acte ultérieurement.

Nous savons que les classes les plus favorisées du point de vue culturel sont les plus sensibles aux campagnes d’arrêt du tabac et que, par voie de conséquence, ce déterminant est important. C’est un facteur de protection.

Un troisième facteur est tout à fait important : la lisibilité du dispositif d’aide et la capacité de l’information à être donnée au plus près de la réalité des personnes. Souvent, les informations qui sont données sont très loin des préoccupations et peu adaptées. C’est pourquoi j’estime que la prévention doit être faite par des professionnels qui ont cette habitude particulière.

De même, sur les politiques publiques, sur lesquelles je vais demander à M. Costes de prendre la parole, depuis ma participation au Comité d’étude et d’information sur l’alcoolisme, il y a plus de 25 ans, j’ai vu régulièrement décroître les consommations d’alcool des Français. A cet égard, il faut savoir que, même si cela a été variable suivant les politiques qui ont été menées, le degré d’inflexion a été relativement faible.

En revanche, les actions de cet ordre permettent de travailler sur les représentations, et ce n’est que secondairement que l’on voit les choses se faire.

M. COSTES. - Avant de répondre à la deuxième question, je vais compléter la réponse à la première en ajoutant trois points liés à l’observation épidémiologique.

Premièrement, la consommation de cannabis touche tous les milieux sociaux. Cela apparaît très clairement dans toutes les enquêtes que nous menons actuellement.

Deuxièmement, on note effectivement un effet d’âge extrêmement important dans la consommation de cannabis, mais il est intéressant de mettre en perspective et de regarder l’ensemble des produits, puisque vous avez une courbe complémentaire entre la consommation régulière ou quotidienne de cannabis et la consommation régulière ou quotidienne d’alcool qui, elle, progresse très nettement après 25 ou 30 ans pour devenir beaucoup plus importante à 45 ou 50 ans. Il est donc intéressant d’analyser l’ensemble des produits psychoactifs.

Quant aux politiques publiques, même si le tabac et l’alcool ne sont pas l’objet du propos d’aujourd’hui, si on peut faire des hypothèses relativement raisonnables de ces politiques publiques, notamment en matière de restriction de l’offre, sur le niveau des consommations, c’est beaucoup plus difficile dans le domaine du cannabis, bien évidemment, puisque le jeu sur l’offre est beaucoup plus limité par le fait que, par définition, il s’agit d’un produit illicite. Même si on sait qu’en France, l’accessibilité au cannabis est très facile, on ne peut pas dire que la France mène une politique d’ouverture sur le marché du cannabis qui permet à ce produit de pénétrer facilement sur le territoire français.

Nous avons cette première difficulté.

Deuxièmement, on peut mettre en regard la remarquable constance de la progression de la consommation de cannabis pendant les années 90, avec des politiques publiques qui ont pu fortement varier. Je vous rappelle que la caractéristique de la politique publique française, au début des années 90, était particulière par rapport à la moyenne européenne, puisqu’elle portait principalement sur le concept de l’abstinence, qu’il y a eu une prise en compte de la réduction des risques au milieu des années 90 face au problème extrêmement important du sida, et qu’à la fin des années 90, nous avons connu une approche dite globale de prise en compte de l’ensemble des produits.

Pour schématiser les choses, on peut dire que certaines politiques ont eu des modulations relativement importantes ou significatives mais qu’en regard, en matière de cannabis, on observe une courbe de régression rectiligne au cours des années 90. Je ne veux pas dire par là qu’une politique n’a pas d’impact. Pour autant, sur le plan épidémiologique, on ne peut pas, dans un premier temps, établir un lien entre politique publique et niveau de consommation.

Quant à la deuxième question, nous avons effectivement contribué à cette enquête sur la violence envers les femmes qui montrait le rôle massif joué par les produits psychoactifs, en particulier par l’alcool, qui est le produit principalement consommé et concerné.

Cela dit, nous sommes en train de mener une investigation spécifique sur cette question portant sur l’ensemble des produits psychoactifs, et donc également sur les drogues illicites, au titre des dommages sociaux, parmi lesquels figurent la violence conjugale mais aussi la violence envers les enfants.

Mme la Présidente. - Merci infiniment. Je redonne la parole au rapporteur.

M. PLASAIT. - J’ai encore deux questions à vous poser.

La première porte sur les données chiffrées. Quand on dit que 6 ou 7 millions de personnes en France fument du cannabis, la réalité n’est pas celle-là, puisque cela veut dire que l’on a 6 à 7 millions de personnes qui, au moins une fois, ont eu un contact avec le cannabis.

Je cherche à savoir quelle est la quantité de consommateurs soit uniques, soit qui s’y adonnent à plusieurs reprises pour arriver à quelque chose de quotidien. Tout à l’heure, vous nous avez indiqué que les consommations quotidiennes concernaient 4,6 % des jeunes filles et 11 % des jeunes hommes. Si on prend une moyenne de l’ordre de 8 %, pour une classe d’âge d’environ 700 000 personnes, cela signifierait que 50 000 consommateurs d’une classe d’âge s’adonnent au cannabis de façon quotidienne. Est-ce bien cela ?

M. COSTES. - Vous avez tout à fait raison, monsieur le Sénateur. Il convient de bien préciser ce qu’on appelle l’expérimentation. Dans notre jargon, c’est la consommation au moins une fois au cours de la vie. Comme je l’ai dit, en ce qui concerne le cannabis, beaucoup de personnes s’arrêtent à cette première expérience ou vont avoir une consommation très occasionnelle et vont l’interrompre. C’est la majorité des consommations.

Si on utilise cet indicateur, on obtient environ 10 millions de Français qui ont expérimenté, c’est-à-dire consommé au moins une fois du cannabis, dont une grande majorité n’aura fait que l’expérimenter.

Quand on descend au niveau de la consommation régulière, l’ordre de grandeur passe à plusieurs centaines de milliers, voire un million, sachant que nous n’avons pas une estimation précise faute d’un degré de précision suffisant pour le faire.

Dans la dernière enquête qui a été menée en population générale, on constate que le taux de consommation régulier, c’est-à-dire de dix usages au cours du mois, chez les 18-75 ans, est de 1,4 %. Cela vous donne l’ordre de grandeur : quelques centaines de milliers d’individus.

Evidemment, si on ne considère que les 18-25 ans, le pourcentage est de 6,3 % et si on ne retient que les 18 ans, on a les chiffres que je vous ai donnés.

Il est toujours important de raisonner par sexe et âge donnés, parce que la structure des consommations est très différente selon le sexe et l’âge. Selon les données toutes récentes de l’enquête 2002, à 18 ans, vous avez 61,2 % des garçons qui ont fait au moins une fois l’expérience du cannabis, alors que les consommations quotidiennes sont de 10,9 % et les consommations régulières (au moins dix fois dans le mois) de 12,7 %.

On peut donc graduer les renseignements. On constate ainsi que, chez les jeunes, la part des consommateurs réguliers ou quotidiens est non négligeable mais ne correspond pas à la majorité de l’expérience qu’ils peuvent avoir eue du cannabis.

M. PLASAIT. - Une dernière question, monsieur le Professeur. Notre souci a été d’essayer de comprendre quels étaient les effets dangereux du cannabis. Au départ, nous avons cru qu’il y avait une polémique grave et importante et nous nous avons finalement constaté qu’à part deux ou trois domaines sur lesquels il y a une sorte de querelle d’experts ou des insuffisances d’information reconnues par tout le monde, chacun était à peu près d’accord sur les principaux dangers du cannabis à court ou long terme.

J’ai cru comprendre que l’OFDT participait actuellement, avec l’équipe du professeur Reynaud, à l’organisation d’une enquête destinée à améliorer le repérage de l’usage problématique du cannabis. En dehors du fait que je suis choqué par la terminologie "repérage de l’usage problématique" (c’est une considération personnelle), je voudrais savoir en quoi consiste vraiment cette enquête, qui nous intéresse beaucoup parce qu’elle peut apporter des précisions qui manquaient quand on a fait la synthèse des connaissances datant d’un ou deux ans. Dispose-t-on de quelques premiers résultats ?

M. PARQUET. - Sur la conduite de l’enquête, M. Costes va vous renseigner, mais je tiens à dire une chose très importante. Si on considère les personnes qui ont expérimenté et celles qui consomment plus de dix fois par mois, il faut que nous puissions disposer d’outils pour déterminer si on est dans une phase d’évolution vers la consommation régulière.

Pour cela, de la même manière que nous disposons d’un index de sévérité de la dépendance, nous avons élaboré des tests psychologiques qui peuvent être passés par des infirmières, par exemple en milieu scolaire, et qui permettent de détecter, selon un certain nombre de critères, les comportements qui peuvent faire penser que l’on va évoluer vers une conduite de consommation régulière. C’est extrêmement facile.

De la même manière, pour l’alcool (et je regrette beaucoup que, dans notre pays, on ne fasse pas de plus grandes campagnes à cet égard), nous avons rédigé quatre questions qui permettent de faire penser qu’on est potentiellement en danger avec ce produit. Nous retenons exactement le même modèle en essayant d’avoir deux dispositifs, dont un dispositif d’appréhension indiquant une consommation, éventuellement régulière, surtout du fait des facteurs associés. Je rappelle que les consommateurs qui passent à la consommation régulière ont, pour 35 % d’entre eux, des comorbidités soit psychologiques, soit sociales.

Mme la Présidente. - Monsieur le Président et monsieur le Directeur, nous vous remercions infiniment de votre contribution au travail de cette commission. Nous sommes désolés que le temps qui nous est imparti soit si court, parce que je sais que c’est un sujet important et grave pour l’avenir de notre société.


Source : Sénat français