La présidente rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment à M. Trouvé.

Mme Nelly OLIN, Présidente. - Nous allons organiser votre audition avec un exposé que vous allez nous faire et qui tiendra environ sur dix minutes pour permettre au rapporteur de vous poser un certain nombre de questions auxquelles vous pourrez répondre et à nos collègues de participer aussi à cette audition.

Je vous donne volontiers la parole.

M. TROUVÉ. - Merci, madame la présidente. Mesdames et messieurs, vous me donnez une nouvelle occasion de m’exprimer devant les parlementaires au sujet de ces problèmes de drogues, de toxicomanies et de produits illicites.

Mme la Présidente. - Je suis désolé de vous interrompre, mais M. le rapporteur a une question à vous poser avant que vous commenciez.

M. Bernard PLASAIT, Rapporteur. - C’est en fait une intervention liminaire que je souhaite faire. En effet, je vous ai écouté dans votre audition devant la commission d’enquête sur la délinquance des mineurs et nous avons le texte de votre intervention. Vous avez évoqué les problèmes de délinquance et de toxicomanie, ce que consomment les délinquants et la manière dont on entre dans la délinquance et la toxicomanie, autant de sujets tout à fait intéressants sur lesquels nous reviendrons sans doute. En fait, je souhaiterais surtout vous poser un certain nombre de questions en complément de ce que vous avez déjà dit, de telle manière que nous puissions avoir quelque chose de très complet.

M. TROUVÉ. -Je vais faire preuve d’une intelligence minimale, dans la mesure où, effectivement, je ne reviendrai pas sur ce qui a été dit la première fois, à moins que nous y revenions lors de la séance des questions.

Je vais me permettre de brosser un tableau de l’évolution de la toxicomanie depuis les années 60, les périodes des siècles précédents ayant été oubliées, à tort à mon avis, car beaucoup d’enseignements pourraient en être tirés.

La leçon que l’on peut tirer de l’expérience d’une cinquantaine d’années est très intéressante. En effet, on constate une nouvelle émergence assez forte des toxicomanies, particulièrement aux Etats-Unis, dans les années 1960-1972, avec des produits qui sont encore consommés de nos jours : je veux parler, malheureusement, de l’héroïne, du cannabis, de la phencyclidine, etc.

Cette vague de toxicomanie touche essentiellement les Etats-Unis au début des années 60 et commence à migrer vers l’Europe, de façon diverse et variée, vers la fin des années 60, pour des raisons que personne n’a oubliées et quisont tout à fait conjoncturelles.

Dans les années 1978 à 1984, cette toxicomanie ne disparaît pas, mais les gens passent à d’autres produits. Il est clair qu’en consommation de drogues illicites, il y a des cycles et des modes, et je crois que c’est un facteur qu’il faut absolument prendre en compte.

Dans les années 1984-1995, on constate, toujours sur le territoire américain, l’arrivée de drogues qui étaient jusqu’alors très peu consommées et qui sont principalement la cocaïne et un certain nombre de dérivés amphétaminiques de synthèse, que l’on désigne sous le vocable "ecstasy" à l’heure actuelle, alors que, comme vous le savez peut-être, ce vocable ne désigne que l’un de ces produits.

La vague de consommation de cocaïne a entraîné un trafic extrêmement violent. J’étais moi-même en poste à New-York à l’époque et j’ai vu le côté absolument délabrant de ce genre de produit pour les populations consommatrices.

Pourquoi ai-je commencé par les Etats-Unis ? Tout simplement parce qu’ils ont été les précurseurs dans la réintroduction de la toxicomanie et dans la consommation à l’échelle planétaire et qu’avec un décalage d’environ dix ans, les problèmes arrivent chez nous, en Europe, et en France particulièrement.

Nous ne sommes plus une exception dans le modèle européen pour diverses raisons, et j’en dirai un mot. En 1995, je rappelle qu’avec un certain nombre de mes collègues et l’aide de parlementaires de cette assemblée et de l’Assemblée nationale, nous avions fortement alerté les autorités sur une diversification potentielle très dure du nombre de produits consommés et des toxicomanies qui arriveraient et qui émergeraient dans les années suivantes.

Malheureusement, il faut constater que nous avions raison puisque, si l’on fait le point en 1998-1999, on s’aperçoit que tous les produits connus circulent sur le marché français, certains étant plus consommés dans certains pays européens que d’autres : il y a eu par exemple une vague de toxicomanie, dans ces mêmes années, aux amphétamines et aux dérivés amphétaminiques au Royaume-Uni. Je vous rappelle qu’il y avait 1 500 000 consommateurs à peu près réguliers de ces produits, ce qui représente une frange de population considérable, et que lorsque les autorités britanniques ont commencé à réagir, la toxicomanie s’est déplacée chez nous, comme par hasard.

Je continue mon parallèle entre les Etats-Unis et la situation européenne, dont la France est un maillon important. Il apparaît que les cycles de consommation, de renouvellement et de disparition des produits se sont accélérés. Alors qu’un cycle, comme vous l’avez compris, durait auparavant une dizaine d’années, on peut dire qu’actuellement, du fait des luttes entre trafiquants, de la répression policière, des goûts des consommateurs, des accidents qui se produisent et des mises en garde sévères que reçoivent certaines franges de toxicomanes, la période a tendance à s’accélérer : dans les années 1995, elle est passée à une base de cinq ans et on peut estimer qu’à l’heure actuelle, on tourne sur deux ou trois ans et que, même à certains endroits, sur le territoire, on trouve des toxicomanies extrêmement différentes, ce qui n’était pas vrai auparavant. Certes, il y avait des lieux dans lesquels on consommait, mais on n’y consommait pas autre chose que ce qui est consommé sur le territoire national.

Le grand problème, c’est que nous sommes maintenant dans une situation européenne dans laquelle les législations et les façons d’aborder la toxicomanie sont tout à fait disparates. Certes, des efforts ont été faits sur l’appréhension et la mise en commun de certains moyens de lutte et de renseignement, mais il n’empêche que les attitudes de certains pays (je n’en citerai aucun pour ne fâcher personne) sont tout à fait dévastatrices et ont des conséquences sur notre territoire national que nous ne pouvons que déplorer.

Mme la Présidente. - Nous allons quand même vous demander de les citer.

M. TROUVÉ. - Je pense clairement aux Pays-Bas, un pays que je connais bien et qui a toujours eu une attitude très ambiguë sur les vraies statistiques de la toxicomanie, les véritables prises en charge et tout ce qui entoure la "gestion", parce qu’il faut l’appeler ainsi chez eux, de la toxicomanie. Soit dit en passant, contrairement à ce que prétendent certains hommes politiques hollandais, si vous allez discuter avec des policiers du cru, vous constaterez qu’ils n’ont plus du tout l’attitude laxiste qu’ils avaient il y a quelques années et qu’ils sont en train de revenir en arrière. Ils ont également agacé certains voisins, dont la Belgique, qui ont commencé à fortement réagir.

L’autre problème que pose la situation européenne, c’est que nous sommes maintenant dans une zone à circulation libre et que des produits qui avaient du mal à passer toutes les frontières il y a dix ans circulent maintenant en au moins 24 heures d’un bout à l’autre de l’Europe avec les conséquences que vous pouvez imaginer.

Je quitte ce volet pour répondre à la question du discours qui a été tenu en France et dans certains pays voisins pendant toutes ces années.

Je suis rentré des Etats-Unis à temps partiel dans les années 89 et, avec l’aide de quelques-uns de mes collègues et d’associations, nous avons commencé à élaborer un discours pour essayer de prévenir ces consommations et mettre en garde les gens contre l’utilisation de certaines de ces substances. Dans les années 90, nous étions à peu près tous d’accord, même si n’étions pas très soutenus, mais j’ai eu le regret de constater qu’à partir de 1995, la situation est devenue extrêmement disparate et qu’ensuite, elle n’a fait qu’empirer.

Je dois dire qu’après avoir accordé mon soutien à de nombreuses associations de lutte contre la toxicomanie, j’ai quitté la plupart pour diverses raisons, dont certaines s’étaient visiblement fait infiltrer et dont l’une avait un président qui se servait des subsides nationaux pour rémunérer sa femme à une hauteur salariale qui a entraîné la démission, en même temps que moi, d’un membre de l’Assemblée nationale parce que nous trouvions cela intolérable. Je suis parti quasiment instantanément d’une association qui a pignon sur rue (et qui, soit dit en passant, n’y est pour rien) parce qu’on a vu arriver au Conseil d’administration une personne dont nous savions pertinemment qu’elle appartenait à l’Eglise de scientologie. Le discours est donc récupéré.

J’ai maintenant un abord du marché de la toxicomanie qui est devenu plus large et plus vaste. Ce marché profite à certains toxicomanes et certains trafiquants ainsi qu’aux gens qui élaborent les substances, mais aussi — si vous me passez ce terme — à une kyrielle d’associations qui sont mal placées pour prendre en charge ce problème et dont les desseins sont divers et variés. Je le dis clairement et j’ai pu le constater par ma présence sur le terrain.

Par ailleurs, vous savez pertinemment que l’on a beaucoup poussé les psychiatres et les psychologues à prendre en compte les problèmes médicaux liés à la toxicomanie. Cela peut se justifier dans certains cas, mais cela ne peut pas être une mesure générale. Je dirai même que, médicalement, cela me paraît assez stupide, même si le terme est un peu dur.

Depuis 1995, on a vu paraître un petit livre que vous connaissez tous, qui a été élaboré par la MILDT et qui est un ouvrage absolument scandaleux (je me répète car je l’avais dit lors de la dernière audition, mais j’accepterai éventuellement de vous prêter ma propre édition avec les commentaires que j’ai ajoutés) et qui est un tissus d’inepties. On essaie de nous faire croire qu’on ne sait rien sur la question alors que j’ai ici un livre de 1993 dans lequel figurent toutes les découvertes qu’on nous cite régulièrement à travers l’Inserm et le discours ambiant et dont la bibliographie est excellente. Il a été écrit par un Américain qui s’appelle Karch et son titre est le suivant : "The pathology of drug abuse". Autrement dit, on nous trompe.

Je ferai également un parallèle avec une lettre que j’ai reçue fin janvier. Elle m’a été envoyée par les parents d’une jeune fille qui est décédée suite à la prise d’ecstasy et je vous en lis un passage :

Monsieur le professeur, nous sommes les parents de la jeune (...) décédée le 10 juin 2002 des suites d’une prise d’ecstasy. Nous connaissons votre engagement dans la lutte contre la drogue. C’est pourquoi nous nous permettons de vous écrire."

Je vous passe les détails techniques des dosages et les aspects médicaux pour en venir aux points agaçants :

"Par ailleurs, notre fille possédait le livre blanc édité par la MILDT, livret toujours en circulation, "Savoir plus, risquer moins". Vous semble-t-il normal qu’à aucun moment, ce livret ne mentionne les risques de décès liés à la consommation de MDMA et se contente de quelques recettes permettant d’atténuer les effets indésirables d’une consommation d’ecstasy ?"

Je vous le dis clairement : tant que nous laisserons circuler ce genre d’ineptie sur le territoire, nous sommes sur la mauvaise voie. J’en resterai là et je vais répondre à vos questions.

Mme la Présidente. - Sous le couvert de l’anonymat, que nous respecterons évidemment, pourriez-vous nous communiquer cette lettre en effaçant les noms des personnes concernées ?

M. TROUVÉ. - Sans aucun problème.

Mme la Présidente. - Ne pensez pas un seul instant que nous mettions votre déclaration ou votre parole en doute.

M. TROUVÉ. - Ne vous inquiétez pas.

Mme la Présidente. - Merci de votre exposé, monsieur le Professeur. Je ne doute pas que nous allons tous réagir avec un certain nombre de questions.

M. PLASAIT. - Monsieur le Professeur, je souhaiterais faire le point après l’audition que nous avons faite de nombreux experts scientifiques et médicaux de tous ordres et, en particulier, à la lumière des plus récentes études, rapports et découvertes.

Tout d’abord, est-il pertinent, selon vous, d’effectuer une comparaison entre les drogues ? J’entends surtout la comparaison entre l’alcool, le tabac et le cannabis. Dans la mesure où chacun de ces produits psychoactifs a des effets propres, est-il possible de les classer sans commettre une erreur ?

M. TROUVÉ. - A l’heure actuelle, la seule classification que l’on puisse faire à peu près correctement de ces produits est purement pharmacologique et n’est d’aucune utilité, malheureusement, pour le commun des mortels. Je suis très clair sur ce point : vouloir engager une comparaison sur les effets ou les dangerosités de ces produits serait vain, puisque tout dépend des individus, des doses, des produits et des fréquences de consommation. C’est une situation extrêmement complexe.

Maintenant, si la question est de savoir si le cannabis est plus dangereux que l’alcool ou le tabac, je répondrai que lorsqu’on fume pendant trente ans, on a une bonne chance de terminer avec un cancer du poumon, sachant que les statistiques sont très claires sur ce point. Par conséquent, la notion de danger vis-à-vis de ces substances ne peut être appréhendée de façon simple qu’en termes de danger immédiat. Encore faut-il être raisonnable.

Je vais vous donner un exemple. Je ne connais personne à qui il soit arrivé quelque chose de fatal en fumant, hormis quelques incendies, alors que l’on peut très bien mourir d’une consommation exagérée d’alcool. De même, on ne connaît personne qui soit décédé des suites d’une consommation vraiment massive et aiguë de cannabis, qui entraîne des psychoses. En revanche, on peut être un danger pour soi-même ou pour d’autres si on prend le volant d’une automobile. Donc tout est relatif.

Cela dit, il existe des substances comme la cocaïne, l’héroïne et certaines amphétamines et dérivés amphétaminiques (je précise que, dans le livre, on a trouvé le moyen de séparer les amphétamines et l’ecstasy, ce qui est remarquable sur le plan pharmacologique) et la lettre que j’ai sous les yeux est l’archétype de ce qu’il ne faut pas faire ni croire. En effet, il est écrit dans le livret de la MILDT qu’en fonction des doses et des produits, on peut gérer la situation, ce qui est faux au moins pour tous les dérivés amphétaminiques. Par exemple, cette jeune fille est décédée avec un taux circulant absolument extraordinaire et je n’ai jamais rien vu d’aussi haut dans la littérature.

Pour autant, alors que le taux en question était de 1 500 nanogrammes par millilitre, je peux vous dire que des gens sensibles à ces substances ont été retrouvés morts avec 50 nanogrammes par millilitre.

Vous voyez donc que les choses ne sont pas si simples et qu’entre les produits, les variations génétiques, les sensibilités individuelles et le reste, il me paraît tout à fait illusoire de vouloir établir une classification de dangerosité des produits. Tout est un problème de contexte et d’appréhension.

C’est pourquoi je me suis toujours battu contre ces distinctions, que je considère comme sans fondement, entre drogues dures et drogues douces.

M. PLASAIT. - Peut-on résumer votre pensée en disant que cette notion de comparaison n’est pas pertinente dans la mesure où ces différents produits (je pense surtout à l’alcool, au tabac et au cannabis) n’ont pas les mêmes effets, ont des effets qui ne se produisent pas au même moment et ne s’adressent pas aux mêmes personnes ?

M. TROUVÉ. - Tout à fait.

M. PLASAIT. - L’écoute des différents experts et la compilation des différents rapports m’ont amené à la conclusion que, finalement, l’ensemble de la communauté scientifique était à peu près d’accord sur l’essentiel et que les différences ne portaient que sur des aspects qui ne sont pas forcément très importants pour la définition d’une politique de santé publique.

C’est pourquoi je voudrais que vous nous aidiez à valider les premières conclusions que nous pourrions avoir sur cette question.

Par exemple, il semblerait que tout le monde soit d’accord sur les dangers immédiats et à court terme du cannabis (sachant que, sur les dangers à long terme, tout le monde est à peu près d’accord sur l’essentiel), les différences portant sur quelques points particuliers.

La première "querelle", si je puis dire, concerne les mots et je vous la pose avec précision : il s’agit de la notion de neuro-toxicité. En effet, dans le rapport Roques, il est indiqué à un moment que le cannabis n’a pas de neuro-toxicité, alors que, lorsqu’on lit le rapport, toutes les caractéristiques de la neuro-toxicités sont rappelées.

Pouvez-vous nous aider à y voir clair et nous dire si, oui ou non, on peut dire que le cannabis n’est pas neurotoxique ?

M. TROUVÉ. - C’est un problème de dialectique. Si vous me le permettez, je ferai une très légère digression vers l’ecstasy ou certaines amphétamines, produits sur lesquels, depuis quinze ans, il a été clairement prouvé que l’absorption d’une seule dose de certains de ces produits détruit spécifiquement certains neurones. Quand on parle de neuro-toxicité, parle-t-on de cette neuro-toxicité aiguë qui entraîne la destruction ou, éventuellement, l’impossibilité de synthétiser certains neuro-transmetteurs par certaines de ces cellules, ou bien de la neuro-toxicité fonctionnelle, c’est-à-dire de l’ensemble des symptômes qui apparaissent lorsqu’on a consommé la substance ? En effet, ce n’est pas tout à fait la même chose.

J’ai eu l’occasion, il y a environ trois ans, d’écrire quatre pages sur la neuro-toxicité psychique du cannabis pour aider un condamné potentiel pour meurtre et éclairer le président du tribunal sur les effets, rares, certes, mais tout à fait pervers, dont ce jeune homme avait été apparemment victime. Il avait consommé effectivement du cannabis et avait, de toute évidence, commis un homicide dans des circonstances tellement particulières que je suis retourné à la littérature pour faire ce travail synthétique et expliquer ce qui avait pu se passer.

Si on entend la neuro-toxicités en ce sens, il est clair que le cannabis peut, à court ou à long terme (le court terme étant un délai de quelques heures) entraîner une neuro-toxicité psychique, et donc des changements de comportement qui, pour moi, sont du domaine du toxique. En tant que toxicologue de formation, je peux dire que la toxicité n’est pas le simple fait d’agresser un tissu mais aussi la conséquence d’un changement de fonctionnement général du système nerveux.

Excusez-moi de ne pas répondre de façon tranchée à votre question, mais il faut clairement dire à quel type de neuro-toxicité on pense. C’est un problème de fond. Atteint-on le tissu ou non ? Il n’empêche que les effets fonctionnels sont toxiques.

Mme la Présidente. - Merci. Pour le moment, cela me suffit.

Le deuxième point sur lequel il y a discussion, voire querelle entre les uns et les autres (puisque j’ai lu dans La Recherche, un journal qui vient de paraître, que les idées des uns étaient dénoncées par les autres), c’est la question de la dépendance et du phénomène de tolérance ou du syndrome de sevrage qui sont liés. Je précise que cela n’a pas une importance considérable pour la définition d’une politique, mais il vaut quand même mieux savoir si cela entraîne plutôt une dépendance, comme le disent eux-mêmes les jeunes qui fument, que l’on a interrogés et dont le rapport vient de sortir, c’est-à-dire si on peut se sortir facilement ou non de la consommation, quelle que soit son niveau.

M. TROUVÉ. - La dépendance est un problème de fond. Il est vrai qu’on peut résumer la politique finale à quelque chose de très simple, et je reviens, pour en parler, à mon point de départ. Depuis 1961, l’association des psychiatres américains, qui avait un peu d’avance dans ce domaine, a demandé qu’on abolisse, dans le vocable concernant la dépendance, la distinction que l’on fait entre dépendance psychique et dépendance physique, qui est une ineptie totale et qui, malheureusement, apparaît dans beaucoup de livres, dont celui de la MILDT, dans lesquels on fait cette distinction de façon systématique.

Il faut tordre le cou à cela. Vous connaissez maintenant tous les moyens d’exploration neuro-cérébrale qui sont désormais à la disposition des médecins et des biologistes et il apparaît que c’est un abord de la dépendance qui n’est pas correct.

Maintenant, quant à savoir si les drogues entraînent la dépendance ou non, il ne fait aucun doute que toutes les drogues dont nous sommes en train de parler depuis le début de cette audition entraînent la dépendance, même le cannabis. Cela a été clairement prouvé par des expériences réalisées en 1992, tout simplement parce qu’on a eu les premiers synthétiques anti-récepteurs THC. Cette dépendance avait été prouvée d’une autre façon, mais elle est apparue là de façon directe à travers une expérimentation qui a pu être réalisée parce qu’on disposait d’outils chimiques et pharmacologiques permettant de le faire. Comme vous le savez, en chimie ou en biologie, ce sont souvent les moyens qui gouvernent la découverte.

Autrement dit, il apparaît clairement que, face à toutes ces substances entraînant une dépendance, il faut adapter une politique adéquate. Pourquoi demanderait-on aux fabricants de l’industrie pharmaceutique de prendre des précautions particulières lorsque les produits qu’ils vendent entraînent une dépendance et que nous sommes malheureusement, à titre médical, obligés de les utiliser ? Alors qu’on leur demande une précaution de prescription et de doses, pourquoi en serait-il ainsi d’un côté et non pas de l’autre, bien que la substance soit illicite et consommée largement ?

J’en reviens à quelque chose de choquant dans le livre de la MILDT. Dans l’introduction, Mme Maestracci avait osé écrire en préambule : "Il n’y a pas de société sans drogue ". J’ai donc envie de la prendre par la main et de l’emmener en Suède pour lui montrer que non seulement il n’y en a pas beaucoup, mais surtout qu’il n’y en a plus. Cela a été rendu possible tout simplement à l’aide d’une politique publique adaptée, comme les Suédois nous l’ont prouvé, face à des vagues de consommation extrêmement importantes. Je vous rappelle qu’il y a vingt ans, ils avaient une attitude très laxiste envers certains produits toxicomanogènes et que c’est en voyant les dégâts que cela avait produit dans la population qu’ils en sont revenus à des méthodes plus strictes et plus dures, à tel point qu’une personne qui est prise deux fois à fumer du cannabis va faire six mois d’hôpital jusqu’à temps qu’elle soit vraiment désintoxiquée.

Ce sont peut-être des méthodes extrêmes et je ne dis pas qu’il faut en arriver là, mais il est clair que, de cette façon,on peut sortir une population de la toxicomanie.

Par conséquent, qu’on ne nous dise pas qu’une société sans drogue n’existe pas mais plutôt que l’on peut sortir les gens de la toxicomanie, non pas pour tous ou pour tous les produits et avec des succès divers et variés, mais avec un résultat proportionnel à l’énergie et aux bornes que l’on veut bien y mettre.

M. PLASAIT. - Je vous remercie. J’en viens à une autre question qui est contestée : la notion de relargage ou, plutôt, celle des effets du relargage. Personne ne conteste ni que le THC étant lipophile, il est stocké rapidement dans les graisses, ni qu’il puisse y avoir à certains moments, notamment en cas de stress, relargage de ce THC. En revanche, il y a une relative contestation du fait que ce relargage pourrait produire les mêmes effets que ce THC lorsqu’il est consommé directement.

M. TROUVÉ. - Soyons très clairs sur la question. Je dois dire que j’ai eu des conversations tout à fait intéressantes, voire animées, avec quelques-uns de mes collègues de la société française de toxicologie analytique, des gens très respectables qui nous dosent maintenant tous ces produits.

De mon point de vue de pharmacologue, je pense que l’effet de la substance n’est pas forcément celui de la substance primitive. Je veux parler par exemple, dans le cas du cannabis, du delta 9 tétrahydrocannabinol, qui est dégradé en delta 11 et dans lequel on retrouve du delta 8. Je précise d’ailleurs que presque tous ces composés de dégradation n’ont pas forcément la même puissance que le delta 9 THC mais ont tous des activités sur les récepteurs au THC.

Vous comprenez bien que, lorsqu’on fait l’expérimentation et que l’on injecte un produit, de même que pour les médicaments qui sont testés, on observe les effets dans le temps. Dans ce cas, peu importe la substance finale qui fait effet puisque c’est l’effet qui est intéressant.

Dans le cas du relargage, le delta 9 THC et d’autres dérivés se stockent dans les graisses et, sous l’effet d’un stress, les catécholamines lisent les graisses et relarguent donc du produit. De là à attribuer certains accidents à la présence du THC, ce n’est pas évident, puisqu’il vient d’être surajouté brutalement. En revanche, il ne fait aucun doute que ces substances peuvent avoir un effet psychoactif. Cela tombe sous le sens.

M. PLASAIT. - Je vous remercie. Je passe à un autre point qui est contesté : le lien entre la consommation de cannabis et la schizophrénie.

M. TROUVÉ. - Si vous allez sur la base médicale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), vous trouverez la description de quelques cas très intéressants. Ils sont rares, mais ils existent.

M. PLASAIT. - Il reste un point important : tout ce qui touche à la conduite automobile. En effet, une loi a été votée récemment, mais il reste des discussions et, là aussi, certaines querelles, les uns considérant qu’on ne peut pas prouver le lien de causalité entre la consommation du cannabis et l’accident constaté après lequel on décelait la présence du principe actif dans les urines ou le sang. Je voudrais que vous nous aidiez à faire le point à ce sujet.

M. TROUVÉ. - On peut répondre aux mêmes interlocuteurs que personne n’a jamais établi non plus la causalité entre la consommation d’alcool et l’accident. Pour autant, nous savons que des expérimentations ont clairement démontré, dans les deux cas, une atteinte de la vigilance et un ralentissement des réflexes, mais, surtout, pour le cannabis (je vous revoie à la publication sur l’expérience de Leirer menée sur les pilotes d’avion, que j’avais donnée en référence lors de ma dernière audition parce qu’elle est spectaculaire) à une incoordination spatio-temporelle, ce qui est grave, due à cette substance. On a en effet une mauvaise appréciation de l’environnement et, surtout, du temps, même à l’échelle de quelques secondes.

Quand on doit prendre une décision de freinage, si on suppose que la situation l’exige, je pense qu’on n’a pas besoin d’aller chercher la causalité : les effets sont connus. Il me paraît donc outrancier de vouloir aller sur cette voie. Sinon, je pense qu’il faut également supprimer le texte de loi sur l’alcool vu ce que je viens de vous dire.

M. PLASAIT. - Il est intéressant de disposer de tests comme celui dont vous venez de parler. A votre connaissance, y en a-t-il d’autres qui montrent que le cannabis entraîne des modifications des éléments spatio-temporels ? Cette expérience dont vous parlez a-t-elle eu lieu une fois ou a-t-elle été renouvelée ? En existe-t-il d’autres qui auraient été faites sur simulateur pour la conduite automobile ou autre ?

J’en connais une que j’ai vue à la télévision, comme tout le monde, à l’occasion de l’émission Zone interdite, dans laquelle on voit, en Hollande, une femme qui accepte de fumer et de conduire sa voiture. Elle est entourée de différents capteurs et on voit sur l’écran la trajectoire de la voiture qui est tout à fait significative, puisqu’on constate un écart considérable entre la trajectoire de la voiture quand la conductrice est en situation normale et quand elle est sous l’emprise du cannabis.

Pourrait-on s’appuyer sur un certain nombre d’éléments similaires pour trouver la vérité ?

M. TROUVÉ. - Je ne suis pas un expert dans le domaine de la conduite automobile et je sais que certaines personnes de mes relations qui se penchent plus souvent que moi sur ce point seraient certainement capables de vous indiquer des études. Parmi les études publiées qui ont fait date, je n’en connais pas de récentes. En revanche, l’expérience sur les pilotes d’avion n’est pas si vieille, puisque la dernière a un peu plus de dix ans et que ce n’est pas parce qu’elle a dix ans qu’il faut la renier. Elle a été répétée trois fois, dans des conditions sensiblement différentes et, à chaque fois, les mêmes conclusions en ont été tirées.

M. PLASAIT. - Je pense qu’elle portait sur l’atterrissage, c’est-à-dire sur l’écart par rapport à l’axe de la piste au moment de l’atterrissage, mais aussi sur la gestion de la descente.

M. TROUVÉ. - Absolument. Deux constatations ont été faites à cet égard.

Premièrement, concernant la trajectoire en vol, quand la charge de travail augmente (je vous rappelle que ce sont des pilotes professionnels, c’est-à-dire des gens qui sont entraînés à gérer des situations relativement stressantes), la situation en vol normal donnait lieu à des petits écarts que les gens qui n’avaient pas consommé (et qui étaient les mêmes, dans une autre session) ne faisaient pas.

Deuxièmement, en matière d’atterrissage aux instruments, qui est une chose assez difficile, la trajectoire de descente aussi bien que la trajectoire dans le plan par rapport à la piste étaient mal gérées. De plus, alors que la trajectoire de descente se gère à travers la gestion de l’altitude et donc avec le moteur, sur ce type d’approche, il avait été constaté assez nettement que les pilotes non intoxiqués attendaient patiemment, ayant fait leur correction, que l’effet de la correction se produise alors que, lorsqu’ils avaient fumé des doses de cannabis relativement modérées par rapport au commun de ce qui se consomme actuellement, ils n’attendaient pas et avaient des actions complètement désordonnées.

C’est dû effectivement à la distorsion temporelle, c’est-à-dire à cette incapacité à évaluer le temps, même à l’échelle de quelques dixièmes de seconde ou de quelques secondes. C’est assez grave pour quelqu’un qui est au volant, qu’il s’agisse d’une voiture ou d’un avion.

Mme la Présidente. - J’ai une question à vous poser. Au travers de ces expériences, quelles ont été, s’il y en a eu, les réactions des compagnies aériennes ?

M. TROUVÉ. - Elles ont été très claires : des règles ont été mises en place, d’abord aux Etats-Unis (cela peut se comprendre puisqu’ils étaient les premiers concernés), avec des tests inopinés, même à l’embarquement de l’équipage. Je vous signale que le dernier cas de débarquement d’équipage date de quelques semaines, tout simplement parce qu’on a découvert que ces personnes avaient consommé des substances illicites.

Mme la Présidente. - Est-ce la même chose en France ?

M. TROUVÉ. - Je sais qu’Air France fait des tests de dépistage systématiques : cela fait partie du suivi médical du personnel. Je ne crois pas trahir un secret en disant que j’ai eu un ami qui, à une époque, il y a encore quelques années, était en poste au ministère des transports et qui suivait ce genre de dossier. Il est clair que certains pilotes ont été mis à l’écart un certain temps, si je puis dire, pour leur faire comprendre la chose.

Le plus dramatique dans l’impact de la toxicomanie et de la consommation actuelle, c’est que, parmi les candidats au concours d’entrée pour les écoles de pilotes de ligne, où Air France, comme d’autres, recrutent massivement, on a vu au cours de ces dernières années beaucoup de candidats se faire recaler pour consommation de cannabis. Les gens n’en connaissent pas la cinétique ; ils n’imaginent pas que, lorsqu’ils ont fumé huit jours avant, on va le déceler relativement facilement, surtout s’ils fument régulièrement. Si vous pouvez-vous procurer ces statistiques, vous verrez qu’elles sont absolument démonstratives.

Mme la Présidente. - Vous nous avez parlé d’Air France, qui est la compagnie nationale, mais qu’en est-il des autres qui volent régulièrement ?

M. TROUVÉ. - Le suivi médical est général.

Mme la Présidente. - Vous nous rassurez.

M. TROUVÉ. - Il n’empêche que, comme je vous l’ai dit, certains se font prendre quand même. De temps en temps, il doit bien y avoir quelques dérapages.

M. PLASAIT. - La question de Mme la Présidente est particulièrement importante, parce que nous avons à nous déplacer pour cette commission... (Rires.)

En revenant sur votre dernier propos, je souhaiterais savoir ce qu’il en est des méthodes de dépistage, notamment de celles qui sont utilisées pour les pilotes d’avion, en vous posant la question suivante : ces tests de dépistage tiennent-ils compte de ce qui nous a été dit sur la différence de temps qu’il y avait entre la présence du produit dans le sang ou dans les urines et ses effets ?

Par ailleurs, y a-t-il des expériences à l’étranger et des législations en place qui pourraient nous servir d’exemple pour le dépistage ? Je parle ici du dépistage d’une façon générale, c’est-à-dire des expériences sur les pilotes d’avion, la conduite automobile ou certaines professions à risques.

M. TROUVÉ. - D’énormes progrès ont été faits en quinze ans sur les tests et les méthodes de dépistage. Maintenant, il faut être raisonnable, sachant que certains d’entre eux sont potentiellement peu coûteux et peu fiables, ce qui implique de les écarter, au moins dans certains domaines.

Je me verrai mal, par exemple, recommander de tester un pilote au départ à l’aide de ces espèces de lingettes enduites pour tester la sueur ou avec les systèmes utilisés pour la salive (encore que, pour la salive, cela ne fonctionne pas si mal), car les réponses sont parfois ambiguës. Une fiabilité de 60 %, en biologie, ne fait pas plaisir.

En revanche, en ce qui concerne les autres types de dépistage comme l’analyse d’urine ou les tests sanguins, quand le dépistage doit être réalisé sur le plasma, par exemple, la plupart des tests dont nous disposons à l’heure actuelle sont extrêmement fiables et parfaitement applicables. Le seul problème, c’est qu’ils sont plus chers, plus lourds à réaliser et plus contraignants, comme vous pouvez le comprendre. Cela dit, on pourrait arriver à des règles assez simples.

J’en viens au deuxième volet de votre question qui concerne le délai. Pour ma part, j’ai une attitude très simple, qui est celle du pharmacologue. J’ai effectivement entendu — je vais citer son nom puisqu’il est passé sur une chaîne publique — le professeur Got dire qu’on ne peut pas prouver dans quel délai une personne a consommé et en quelle quantité. Ma réponse est très simple : cela revient à essayer de noyer le poisson, parce qu’en fait, je cherche à connaître la quantité présente et les éventuels effets de cette quantité et que je me fiche du reste !

M. PLASAIT. - C’était l’objet de ma question de tout à l’heure. Alors que l’on vient de légiférer sur la question de la conduite sous l’emprise de stupéfiants, faut-il trouver des seuils et faut-il en fixer un, sachant qu’il reste aussi à trouver les modes de dépistage ? De même qu’en est-il, dans d’autres domaines, du point de vue de la législation ?

On vient de parler des pilotes d’avion. L’attitude de la compagnie qui consiste à suivre ces pilotes et donc à leur faire passer un test est-elle fondée sur un texte législatif ? Autrement dit, a-t-elle le droit de le demander et de l’imposer ou bien, pour poser la question à l’envers, le pilote aurait-il le droit de le refuser ?

Je pose la même question pour les métiers à risques. Quelqu’un qui était à votre place nous a dit que, lorsqu’on faisait des tests chez des personnes qui font un métier à risques, comme ceux qui ont des postes de responsabilité dans les centrales nucléaires, on constatait que le nombre de consommateurs de cannabis était de plus en plus important. L’entreprise a-t-elle la possibilité de demander ou d’exiger quelque chose et que se passe-t-il en cas de refus ?

M. TROUVÉ. - La législation actuelle ressemble à une mosaïque. Dans le cas des pilotes d’avion, il existe des règles internationales très claires qui interdisent à tout pilote de consommer certains types de substances plus de 24 heures avant un vol. Par conséquent, la compagnie peut exiger de plein droit que ces tests soient faits et le pilote le sait. Quand il s’engage dans cette carrière, il sait qu’il peut être contrôlé à tout moment.

Cependant, dans d’autres types de domaines, la législation n’est pas très claire. Pour un employeur, le fait de demander un test sur un lieu de travail parce qu’il a des doutes n’est pas facile et cela risque même de prendre un certain temps, auquel cas le problème n’existe plus, comme vous pouvez le comprendre.

Sur des professions à risques, il serait sage — mais il faudra faire preuve de la plus grande sagesse sur ce point, et je vais vous expliquer pourquoi — d’inciter à au moins une détection périodique. Le fait de donner dans l’urgence la possibilité à un employeur d’intervenir me paraîtrait également très sage, mais, comme vous le comprenez, sur le plan législatif, ne serait-ce que pour obtenir un prélèvement biologique contre la volonté de l’individu, vous savez que les règles sont très strictes et que ce n’est pas facile.

Pourquoi faudra-t-il être très sage ? Tout simplement parce que, si on observe qu’une personne a pris de la cocaïne, à part un traitement médical que l’on identifiera très facilement à travers un interrogatoire et en remontant à la source, cela ne pourra pas être caché et on dira qu’elle a consommé de la cocaïne.

Maintenant, si vous trouvez un seuil de 20 nanogrammes pour du delta 9 THC, ou le dérivé dosé concernant le cannabis, je me demanderai s’il s’agit d’un fumeur passif ou s’il a consommé il y a longtemps. Il va donc se poser ce problème de seuil, effectivement.

Quitte — je le dis clairement et j’abonde dans un sens inhabituel — à ne pas inquiéter quelqu’un qui est consommateur potentiel, je pense que, pour certaines substances que l’on peut consommer accidentellement, par exemple en étant fumeur passif, il faudra retenir un seuil que je ne qualifierai pas de relativement élevé mais qui paraît sage du point de vue des effets physiologiques potentiels et qui n’exposent pas l’individu à quelques représailles alors qu’il n’est pas responsable de la situation. Il faudra être très sage à cet égard.

M. PLASAIT. - Vous attirez notre attention sur un point particulier et délicat.

J’ai une dernière question avant de laisser nos collègues vous poser les leurs. Pourriez-vous nous parler rapidement des drogues de synthèse, que vous n’avez fait qu’évoquer tout à l’heure, en précisant leur origine et leur composition chimique ? Quelle est l’ampleur de la consommation actuelle ? Nous avons quelques idées sur ce point, mais j’aimerais que vous le précisiez.

En particulier, quels sont les effets de l’ecstasy ou de ce que ce vocable recouvre, notamment lorsqu’il fait l’objet d’une poly-consommation, par exemple avec l’alcool.

M. TROUVÉ. - Parmi les drogues de synthèse qui circulent le plus à l’heure actuelle, nous avons le LSD, qui est un grand classique mais qui a fait un retour en force. On observait régulièrement sa disparition environ tous les dix ans à cause des accidents que vous connaissez certainement : ces effets de flash-back qui effrayaient tout le monde. On mettait donc cela dans les placards.

M. PLASAIT. - Cela voudrait-il dire que le discours sur la dangerosité est payant ?

M. TROUVÉ. - Tout à fait, ne serait-ce que parce que les toxicomanes observent les effets par promiscuité.

J’évacue aussi tout de suite la phencyclidine, ce dérivé anesthésique utilisé maintenant en médecine vétérinaire et qui réapparaît. Nous savons qu’il en traîne des traces, voire certaines quantités dans certains comprimés dits d’ecstasy, parce que ceux-ci contiennent parfois bien d’autres choses, comme vous le savez, que de l’ecstasy.

Je peux vous parler de l’acide gamma-hydroxybutyrique (GHB), cette fameuse "drogue du viol", telle qu’on la surnomme, un produit sans couleur et sans odeur, un peu comme le LSD, qui connaît à l’heure actuelle une consommation assez importante.

J’en viens à l’ecstasy qui n’est qu’un dérivé amphétaminique sur lequel, par manipulations chimiques, les gens ont essayé de faire un mélange entre une molécule psychoactive et une molécule d’amphétamine, peu psychoactive, bien qu’elle ait des effets.

Ces substances ne sont pas nouvelles, puisque le MERC avait obtenu un brevet pour la MDMA, donc l’ecstasy, en 1914. Le problème, c’est que, depuis les années 60, sont apparues des variables et nous sommes confrontés à l’heure actuelles à des variantes de variantes sans savoir comment endiguer la situation.

Cela pose aussi un autre problème. Certes, les effets de cette famille de produits ont une communauté d’action, mais chacune de ces substances peut avoir des propriétés particulières, comme vous pouvez l’imaginer, ce qui pose un problème de gestion et de détection.

Le législateur s’y intéresse particulièrement et les Nations-Unies se sont prononcées pour l’interdiction de vente et de commerce des produits de synthèse, ce qui résout une partie des problèmes, mais il n’empêche que ces produits sont souvent relativement faciles à fabriquer et qu’une personne qui a des connaissances de chimie élémentaire peut tout à fait les synthétiser sans le faire forcément comme il le faut, ce qui explique d’ailleurs les accidents, parce que des dérivés de synthèse toxiques peuvent être contenus dans ces produits.

Cela pose en tout cas un problème de fond : quand on est face à un comprimé d’ecstasy, on ne sait jamais ce qu’il contient : de la strychnine, de la caféine ou rien du tout. On sait également que, dans certains comprimés que l’on peut acheter, particulièrement en Hollande, on cache un peu d’héroïne ou de cocaïne pour renforcer la dépendance afin de favoriser le commerce à travers la toxicomanie qui peut s’installer encore plus rapidement.

M. PLASAIT. - A votre connaissance, cela n’existe pas avec le cannabis ?

M. TROUVÉ. - Non, absolument pas. Le cannabis est très souvent agrémenté de nombreuses substances qui ne sont pas du cannabis, mais je n’ai entendu parler que deux fois de cannabis qui avait été dopé, une fois à la cocaïne et une autre fois à l’héroïne, pour les mêmes raisons, mais cela me paraît assez rare. Le plus souvent, l’édulcoration tient plutôt de la supercherie à la vente que du désir délibéré d’entraîner une dépendance et de ramener le toxicomane. La dépendance doit être suffisante, apparemment.

Quels sont les effets de ces substances prises comme un tout ? Elles entraînent très souvent une hyperthermie — c’est la caractéristique des amphétamines —, ce qui explique certains accidents, en particulier dans les lieux de consommation courants, les boîtes de nuit, peu aérés, où il fait chaud et où on boit souvent autre chose que de l’eau, sachant que l’alcool renforce les effets toxiques de l’amphétamine ou des dérivés amphétaminiques.

On constate régulièrement des problèmes d’hépatite fulminante, c’est-à-dire des gens qui font des hépatites massives entraînant le décès, ou des problèmes de défaillances rénales aiguës. Quant à la neuro-toxicité, je ne vous en parle pas : nous avons des kilos de littérature sur ce point.

Viennent derrière des accidents plus rares de défaillances cardio-vasculaires ou d’accidents vasculaires cérébraux à cause d’une hypertension, certains sujets étant très sensibles à ces substances. Voilà les grands tableaux.

Effectivement, entre le petit livre et la réalité, il y a une marge. Ce sont des substances potentiellement très dangereuses pour certains individus. Dans une fourchette qui n’est vraie que pour les amphétamines et l’ecstasy, parce que ce n’est pas tout à fait exact pour les autres produits, la sensibilité à la dose d’une personne moyenne va de 1 à 20. Cela veut dire que cela ne fera rien à l’une et qu’elle pourra supporter vingt fois la dose, alors que l’autre est en danger de décès potentiel à la première dose. Ce sont des substances très "vicieuses".

M. PLASAIT. - Merci beaucoup. Madame la Présidente, j’en ai terminé.

Mme la Présidente. - Si vous êtes d’accord, nous allons grouper les questions des sénateurs et vous pourrez y répondre globalement.

M. CHABROUX. - Monsieur le Professeur, j’ai suivi votre exposé avec intérêt et je souhaiterais avoir quelques précisions. Au début, vous avez parlé de cycles et des Etats-Unis en précisant que ces cycles étaient de plus en plus courts ; vous avez aussi parlé de modes et de goûts. J’aimerais donc savoir où on en est aux Etats-Unis actuellement après ces différents cycles.

Par rapport à l’Europe, vous avez dit que les législations sont disparates et que cela pose des problèmes, notamment à la France, par rapport à des pays comme les Pays-Bas, que vous avez cités. Je voudrais donc vous poser une question à ce sujet. Nous avons entendu, en début d’après-midi, le président et le directeur de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies qui nous ont dit que la législation n’influait pas sur le niveau de consommation, en particulier pour le cannabis. Je m’interroge donc sur ce que vous avez dit et ce qui nous a été dit précédemment au sujet des relations entre la législation et le niveau de consommation, avec des cycles et des modes. S’il s’agit de cycles qui se déroulent d’eux-mêmes, la législation joue-t-elle un rôle ou a-t-elle une influence et comment cela se passe-t-il ? Cela modifie-t-il la durée du cycle ?

Vous avez parlé également d’associations infiltrées par les sectes, ce qui est inquiétant, et vous avez cité un cas. Pouvez-vous préciser ? Cela se rencontre-t-il assez souvent ? Je ne connais pas ce phénomène en dehors de quelques exemples très rares et je souhaiterais donc en savoir un peu plus sur ce sujet.

Au sujet de la politique de réduction des risques et du petit livre dont vous avez parlé, vous avez cité un cas dramatique, mais ne peut-on pas citer le nombre de morts qui ont pu être évitées ? Je pose la question en ayant à l’esprit les problèmes de contamination par le VIH. Cela n’a-t-il pas joué aussi dans l’autre sens et ne peut-on pas faire un bilan un peu plus équilibré ? Peut-être pourrez-vous également nous apporter quelques précisions à ce sujet.

Enfin, vous dites qu’une société sans drogue peut exister et qu’il faut aller en Suède pour la trouver. Je ne sais pas si on peut vraiment idéaliser les choses à ce point, mais je m’interroge par rapport à l’alcool, sachant que vous avez vous-même évoqué le sujet. Est-ce une drogue ou non ? Certes, l’alcool fait partie de notre culture et, en France, on dit que ce n’est pas grave parce que c’est bien français, mais pourra-t-on éradiquer l’alcool ? Pourra-t-on, en France, après avoir éradiqué les autres drogues, éradiquer l’alcool ?

Mme la Présidente. - Si vous avez besoin de répondre tout de suite, monsieur Trouvé, nous n’allons pas vous obliger à attendre que nos autres collègues aient posé leurs questions. Vous pouvez le faire tout de suite.

M. TROUVÉ. - Je vais essayer d’être bref.

En ce qui concerne la situation aux Etats-Unis, on observe depuis trois ans une baisse de la consommation de cannabis. Je n’en connais pas la raison, mais c’est un fait des statistiques qui sont assez bien établies et suivies. En revanche, on a constaté la montée de la consommation d’ecstasy et de dérivés amphétaminiques.

Ces cycles sont souvent dus à des réactions locales (je vous ai parlé tout à l’air de la réaction britannique face à la consommation d’ecstasy) et il faut savoir que, lorsqu’on commence à réagir quelque part, les trafiquants vont ailleurs.

Quant à dire que la législation d’un pays n’influe pas sur la consommation, cela revient encore une fois, si vous me permettez de le dire, à jeter le bébé avec l’eau du bain. C’est assez comique et il est ahurissant de déclarer des choses comme cela. Je vais être très précis. Si vous me dites qu’il y a une législation et qu’elle n’est pas appliquée, vous n’influerez effectivement pas sur la consommation des produits. Le problème n’est pas dans le fait d’avoir ou non une législation, sachant que, si on n’en a pas, on est démuni et on risque de prendre l’effet maximal.

De même, si on a une législation que l’on n’applique pas ou que l’on n’applique que de façon laxiste, on sera peut-être dans la même situation.

Pour autant, si on a une législation qui est appliquée, je pense que la différence pourra se voir. Il ne s’agit pas d’idéaliser mais de savoir à quel niveau d’application de la législation on se place, ce qui est un problème tout à fait différent.

Je partage tout à fait l’avis des gens de l’OFDT en ce qui concerne le problème de la législation, mais, entre le fait qu’elle existe ou non — vous comprenez le problème —, c’est surtout le niveau d’application de la législation qui est fondamental.

Quant à l’alcool, soit dit en passant, les Suédois — vous le savez peut-être — sont parfois mal placés pour en parler et donner des leçons à cet égard. Même si nous nous penchons ici sur les drogues illicites, je vous répondrai que c’est une drogue licite jusqu’à un certain point, malheureusement. Il est clair que l’alcool entraîne, dans une bonne frange de la population, un phénomène de toxicomanie, puisqu’on peut estimer que 10 à 15 % des consommateurs d’alcool sont des toxicomanes à l’alcool, que cela pose un problème de santé publique que vous connaissez et que si, comme dans certains pays, on limitait la consommation par diverses mesures, on aurait aussi des résultats. Cela ne fait aucun doute.

La frange la plus consommatrice serait sans doute la plus difficile à convaincre ou à contrôler, et je veux bien souscrire à cette idée, mais il ne fait pas de doute que, si on avait la possibilité de prendre des mesures dans ce domaine, on aurait des résultats démonstratifs en santé publique.

M. PLASAIT. - Cela veut-il dire que vous considérez comme une bonne chose que la MILDT soit chargée de la coordination de toutes les politiques contre la consommation des drogues, licites ou non ?

M. TROUVÉ. - Cela ne me dérange absolument pas, bien au contraire, parce qu’il y a une convergence de fait et qu’il faut donc une logique d’action.

Il me reste à répondre à la question sur les associations et la politique de réduction des risques. Si j’ai cité l’Eglise de scientologie, ce n’est pas par hasard. Vous connaissez en effet ses méthodes, sachant que cela a été largement débattu également dans les assemblées : toutes les personnes qui sont en situation de fragilité, quelles qu’elles soient, deviennent des cibles potentielles et la présence dans les associations a d’abord pour but de tenir un discours lénifiant, que vous connaissez, et, ensuite, de cibler les futures victimes. Pour moi, cela ne fait aucun doute.

Je pense donc réellement qu’il se pose là un problème important et qu’il faudrait peut-être que l’on s’y penche de façon sérieuse.

En ce qui concerne la réduction des risques, je vais vous faire la réponse que j’ai toujours faite à l’Académie de médecine, par exemple : montrez-moi les statistiques de départ et nous comparerons les statistiques d’arrivée. Comme on a cassé le thermomètre au départ, on a hurlé pour avoir une politique de réduction des risques qui n’a pas été mise en place de façon sérieuse. Je ne dis pas que rien n’a été fait ; je dis qu’on ne connaît pas les données de départ et qu’en revanche, dans les hôpitaux parisiens, on connaît les données d’arrivée actuelles, avec une recrudescence des maladies vénériennes et autres à cause de certains comportements.

Il est illusoire de vouloir dire à certains types de toxicomanes qu’ils doivent se "droguer propre". Quand on consomme certains types de substances par voie intraveineuse, le cadet de leur souci est de savoir s’il faut de droguer propre ou non. En tout cas, je vous répète que l’on a cassé le thermomètre au départ et qu’on ne peut plus prendre la température à l’arrivée. Je ne dis pas que cela n’a aucun effet, mais simplement que nous ne saurons jamais la vérité.

Mme la Présidente. - Merci. Monsieur Barbier, je vous donne très volontiers la parole.

M. BARBIER. - J’ai écouté avec attention votre exposé, monsieur le Professeur. En ce qui me concerne, je suis à la recherche, vis-à-vis des pharmacologues, de données un peu plus précises, sur le plan scientifique, au sujet d’un certain nombre de problèmes, notamment en matière de teneur en principes actifs. On sait que, pour l’alcool, le taux a été fixé à 0,50 g pour la conduite, mais on n’a pas grand chose pour le cannabis et on sait maintenant qu’il existe des formes de cannabis ayant des teneurs de principes actifs incomparables de l’une à l’autre. Le pharmacologue a-t-il fait un certain nombre d’études sur ce point et y a-t-il des données scientifiques dans les littératures ?

Vous ne nous avez pas non plus parlé des problèmes de potentialisation. En effet, on sait bien que, dans les comportements des jeunes, la prise de cannabis n’est souvent pas faite de manière isolée et qu’elle est souvent associée à l’ecstasy, sous ses différentes formes, à l’alcool ou au tabac. A cet égard, nous n’avons pas d’éléments suffisamment précis, en documentation scientifique, qui permettraient d’y voir clair.

Certes, vous évoquez des tests pour les pilotes d’avion, mais un gamin de 16 ans qui fume du cannabis va dire qu’il a une modeste mobylette et que ce n’est pas son problème.

Vous avez aussi quelque peu brouillé mon esprit en introduisant une nouvelle donnée, la neuro-toxicité psychique. La neuro-toxicité est anatomique, fonctionnelle, réversible ou non, mais il faudra nous donner une définition de la neuro-toxicité psychique. Il se pose là un problème de rigueur scientifique qui gêne un peu le législateur, même si nous avons eu beaucoup d’auditions sur ce point. Peut-être faut-il faire des expériences randomisées et organisées par l’Etat pour aboutir à des données incontestables, car nous sommes pris entre les uns et les autres et nous sommes un peu gênés sur le plan des résultats.

M. TROUVÉ. - Je réponds tout d’abord sur les doses de produits. Vous avez cité l’alcool, pour lequel le taux qui a été fixé reste relativement élevé. C’est mon sentiment personnel que je me permets de vous livrer.

Il est vrai qu’il faudra faire très attention — je vous ai mis en garde à ce sujet tout à l’heure — sur les taux qui seront fixés pour diverses substances. Je vous signale quand même que, contrairement à ce qui se raconte particulièrement en France, nous avons maintenant cinquante années de littérature scientifique disponible sur le cannabis et ses dérivés et que, si vous voulez avoir des renseignements sur ce point, il vous suffit d’interroger l’université du Mississipi, aux Etats-Unis, qui dispose de 20 000 références. Je pense qu’il est donc parfaitement inutile de refaire certaines études.

Maintenant, vous me dites que certains cannabis sont beaucoup plus dosés que ceux que nous avons connu il y a vingt ou trente ans, ce qui est tout à fait exact, mais il suffit de savoir quelle est la dose résultante circulante en produit psychoactif pour fixer les règles du jeu et savoir ce qui va se passer. Ce n’est qu’un problème de taux circulant.

Quant à l’association des produits, je vais être très clair, parce que le rôle du pharmacologue n’est pas de noyer le poisson. Le cannabis, l’alcool et le tabac sont dangereux et ce n’est qu’un problème de temps et de façon de consommer. Maintenant, en ce qui concerne la potentialisation, il est exact que, dans certaines circonstances, l’association de certaines de ces substances représente un danger encore plus important que la consommation d’une seule d’entre elles.

Par exemple, le mélange ecstasy/alcool est beaucoup plus dangereux que l’ecstasy ou l’alcool pris de façon isolée. Pire encore, en cas d’un mélange alcool/cocaïne, on sait qu’il se forme un dérivé toxique spécifique qui s’appelle la coca-éthylène et qui est extrêmement toxique. C’est encore une affaire très spécifique.

Quant au mélange alcool-cannabis, il est vrai que, dans certains accidents de la route, on se retrouve face à des cas de poly-consommation, ce qui n’exclut pas la responsabilité d’un quelconque de ces produits. Il faut donc être assez clair sur ce point.

Cela dit, est-il nécessaire de faire ou de refaire des études sur ces cas d’association de produits ? Vous voyez que nous avons un certain nombre de choses à notre disposition, mais que la science est loin d’avoir tout fait. Il faudrait donc effectivement engager des études un peu plus précises, au moins sur certains types d’association, parce que ce sont des données qui datent, pour la plupart, des dix dernières années, ce qui est très récent en sciences biologiques, comme vous pouvez l’imaginer.

Je suis vraiment désolé d’avoir mis le doute dans votre esprit avec l’affaire de la neuro-toxicité psychique. Je peux vous le dire autrement. Vous m’expliquez que c’est anatomique ou fonctionnel, ce qui est vrai, mais si vous constatez une neuro-toxicité psychique, c’est tout simplement parce qu’à tel ou tel endroit, les neuro-transmetteurs ont été perturbés, ce qui est bien du fonctionnel. Cependant, vous en voyez la résultante sous une forme qui n’est pas locale, comme dans le cas des destructions de neurones du fait de l’ecstasy ou de certains dérivés amphétaminiques qui ont été exposés dans un certain nombre d’articles, mais ce sont des perturbations de neuro-transmissions à "bas bruit" dont la résultante globale entraîne un comportement tout à fait étrange. Effectivement, il y a un fondamental fonctionnel à cette situation.

M. BARBIER. - Nous avons entendu, quelques heures avant vous, que, pour le cannabis, après 30 ou 35 ans, la consommation est pratiquement nulle. Cela constitue un argument pour les jeunes qui disent qu’il n’y a pas de neuro-toxicité anatomique. Est-il prouvé que l’on récupère totalement une fois que l’on arrête la consommation ?

M. TROUVÉ. - Sur la neuro-toxicité, je ne vous répondrai pas parce que nous n’avons aucune preuve actuellement. En revanche, je vous mettrai en garde contre une chose à laquelle ils ne veulent pas penser. Je vous rappelle en effet que l’une des principales toxicités du cannabis, à long terme, est de nature pulmonaire. Une cigarette de cannabis moyennement dosée équivaut à dix ou vingt cigarettes du point de vue de la potentialité cancérigène.

Un certain Tashkin, aux Etats-Unis, a étudié cela en long, en large et en travers depuis trente ans, et il est tout à fait illusoire de se dire que si on commence à fumer à 15 ans et qu’on s’arrête à 35 ans, il ne se passera rien et que tout ira bien. A mon avis, fumer du cannabis pendant vingt ans vaut certainement cent ans de consommation de tabac et c’est sur ce point qu’il faut alerter les jeunes et les mettre en garde. Ce n’est pas si simple.

Je me permettrai de vous faire un dernier petit commentaire. L’un des grands problèmes actuels de la toxicomanie — cela faisait partie de l’alerte que nous avions envoyée aux politiques en 1995 —, c’est l’émergence de poly-toxicomanies. Les gens ne consomment plus une substance ou ne passent plus dans cette fameuse gradation décrite à une époque qui commençait par le cannabis et qui se terminait à l’héroïne, que tout le monde a largement utilisée et décrite. A l’heure actuelle, on peut entrer en toxicomanie ou en consommation de substances illicites par n’importe quelle porte, sachant que c’est une question d’opportunité. On peut constater que la plupart des jeunes ou des toxicomanes consomment souvent plusieurs produits associés ou de façon séquentielle. Du point de vue physiologique, on est capable, au bout de quelques jours ou d’une semaine, de constater ou de détecter les effets associés de ces substances, mais cela pose des problèmes de fond et de toxicologie obscurs pour le moment. Je vous le dis très sincèrement.

Mme la Présidente. - Je vous remercie. Pour ma part, j’avais deux questions à vous poser qui rejoignent celle que M. Chabroux a posée en ce qui concerne les associations. Il est effectivement inquiétant de voir que des associations qui font un travail important et difficile puissent être infiltrées et que d’autres, si vous me passez l’expression, s’en soient fait un fonds de commerce. Il faudra peut-être, à l’avenir, mettre en place des garde-fous quant aux associations qui devront s’occuper de la toxicomanie, parce que ce n’est pas un mince problème. Comme je l’ai compris dans mon département, ces associations ne peuvent être gérées que par des professionnels.

Ma deuxième question m’est venue à la suite de l’intervention de la personne qui vous a précédé et d’un constat sur le terrain. Aujourd’hui, on connaît deux traitements de substitution : la Méthadone, un traitement qui semble contrôlé et ne pas faire l’objet de trafic (je le dis sous réserve), et le Subutex qui n’est pas très contrôlé, aujourd’hui, dans sa délivrance et qui donne lieu d’une manière certaine à un trafic. Je voudrais savoir ce que vous en pensez.

M. TROUVÉ. - Il s’agit là uniquement de la prise en charge des toxicomanes aux opiacés ou à l’héroïne, puisque les autres toxicomanes n’auraient pas à prendre ce genre de substances qui seraient parfaitement inefficaces.

A mon avis, cette approche de la substitution n’a pas fait l’objet d’une réflexion suffisante et elle a même été idéologique. Rassurez-vous, la France n’est pas le seul pays du monde où l’erreur a été commise : à New-York, on connaît les boutiques qui distribuent la Méthadone.

Que peut-on retenir de l’utilisation de la Méthadone ? Je pense clairement que c’est une camisole chimique qui consiste à substituer un toxique à un autre. J’ajoute que, contrairement à toutes les prévisions des laboratoires pharmaceutiques, des chimistes très aguerris ont réussi, malgré les astuces qui avaient été développées pour la mise en forme de la Méthadone, à en isoler des fractions actives. Il s’agit bien d’un produit largement trafiqué, en particulier en Belgique, un pays voisin. Je vous signale par ailleurs que nous avons des décès à la Méthadone et non plus à l’héroïne, parce que les gens se sont rendu compte qu’une injection massive de Méthadone pouvait tout à fait rappeler les effets obtenus avec la substance princeps qui est l’héroïne ou tout dérivé opiacé. La situation n’est donc pas si simple.

Je vous rappelle aussi qu’en 1995, dans Lancet, un journal médical anglais assez sérieux, était parue une étude (les Anglais avaient un tour d’avance sur nous à cette époque dans la substitution à l’héroïne) sur la comparaison entre le nombre de décès dus simplement à la consommation d’héroïne et le nombre de décès dus à la consommation d’héroïne et de Méthadone. Il n’y a aucune différence. On peut donc en conclure que, de ce point de vue, c’est un échec.

Ensuite, quels peuvent en être les effets, les avantages et les inconvénients ? Il est clair que cela ne doit jamais être la première voie à utiliser pour essayer de sortir quelqu’un d’un problème de toxicomanie aux opiacés. C’est une absurdité. La première chose à faire, comme on le fait à Sainte-Anne ou à l’hôpital Cochin, consiste à sevrer le toxicomane dans un environnement correct. Il n’est pas question de le laisser souffrir comme cela se faisait à une époque, sachant que l’arsenal médical est maintenant suffisant pour que cela se passe très bien. En revanche, la substitution de cette façon est une abomination puisqu’on ne fait que substituer une toxicomanie à une autre.

On pourrait réserver le traitement à la Méthadone — et j’y souscris clairement — à cette frange de toxicomanes à l’héroïne qui ont connu un, deux voire trois échecs à travers ces programmes de sevrage. Pour les gens qui sont en échec, cela devient en effet la dernière bouée. C’est bien pour eux-mêmes et également pour la société, parce qu’il faut reconnaître que, tant qu’ils sont sous Méthadone et qu’on arrive à contrôler étroitement leurs programmes d’administration, ils ont une tendance à se tenir relativement tranquilles pénalement parlant, si vous voyez ce que je veux dire.

J’en viens au Subutex. J’ai fait partie, il y a quelques années, des experts qui avaient interpellé la Commission du médicament sur la délivrance du Subutex pour la substitution aux opiacés. Tout d’abord, alors que nous savions qu’il y aurait des accidents, ceux-ci se sont produits. Je vous rappelle qu’une instruction est en cours sur des décès dus au Subutex en association au benzodiazépine alors que nous avions clairement lancé une mise en garde à ce sujet. En effet, le Subutex n’étant pas une substance récente, une littérature existait largement sur le sujet et on savait pertinemment que cela finirait par arriver.

Je ne connais pas le nombre exact de décès : 27 à coup sûr, peut-être 72. Certes, ce n’est pas un chiffre énorme, mais ces décès n’auraient jamais dû survenir.

Quant à l’efficacité de la substance, il est certain que cela aide les toxicomanes à "se tenir tranquille" dans la journée et à ne pas ressentir de phénomène de manque. Cependant, je peux vous dire que les consommations de Subutex qui sont faites par ces personnes dépendantes aux opiacés sont très élevées, que certains médecins, pour être tranquilles et parce qu’ils ont parfois peur du toxicomane dans leur cabinet, prescrivent du Subutex larga manu, que cette substance n’est plus contrôlée, qu’il en est fait une consommation invraisemblable, qu’elle fait l’objet d’un trafic et qu’on est maintenant capable d’écraser des comprimés, de faire des solutions liquides et de récupérer uniquement la fraction agoniste, c’est-à-dire celle qui donne les mêmes effets que l’héroïne, contrairement à ce qui nous avait été dit, d’ailleurs, par les experts de l’Agence du médicament.

Six mois après la mise sur le marché en France, ce genre de procédé existait déjà, et si vous allez sur Internet, vous pourrez retrouver toutes les recettes de cuisine possibles et imaginables.

Par conséquent, je pense que la substitution telle qu’elle est pratiquée en France ou dans d’autres pays n’est certainement pas une approche sage, au moins comme premier réflexe. Il faut absolument mettre en place des programmes de sevrage corrects et médicalement assistés qui, quoi qu’on en dise, donnent des résultats quand ils sont correctement menés.

M. PLASAIT. - J’ai une dernière précision à vous demander. Quelqu’un avant vous nous a dit que, lorsqu’on prenait du Subutex, on n’éprouvait aucun plaisir. Pouvez-vous le confirmer ?

M. TROUVÉ. - Si vous prenez cette substance dans les conditions prévues, il est vrai qu’on n’éprouve aucun plaisir. Il faut comprendre que le Subutex est en fait un opiacé qui a à la fois des propriétés anti-opiacées et pro-opiacées.

Cela dit, il existe deux racémiques de la forme de cette molécule et un chimiste entraîné peut très bien trier les molécules. Par conséquent, je vous réponds affirmativement si cela se passe dans des conditions normales, mais je répète que des gens savent en faire autre chose.

Mme la Présidente. - Monsieur le professeur, nous vous remercions infiniment de votre contribution à nos travaux et nous vous souhaitons une bonne soirée.


Source : Sénat français