La présidente rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment à M. Bouchet.

Mme Nelly OLIN, Présidente - Vous allez, si vous en êtes d’accord, nous faire un exposé d’une quinzaine de minutes afin de permettre ensuite au rapporteur et à tous les membres de la commission de vous poser des questions. Je vous donne bien volontiers la parole.

M. Michel BOUCHET - Madame la Présidente, mesdames et messieurs les Sénateurs, mesdames et messieurs, votre commission m’a fait l’honneur de juger utile mon audition dans le cadre de ses travaux et je vous en remercie.

Je représente devant vous la "Mission de lutte anti-drogue" (MILAD) qui, au cabinet du Directeur général de la police nationale, est chargée de coordonner les directions et services du ministère de l’intérieur et de proposer, avec ceux-ci, une stratégie dans le domaine de la lutte contre les stupéfiants, qu’il s’agisse de trafic, de blanchiment, de consommation ou de prévention. La mission de lutte anti-drogue soutient également la position du ministère de l’intérieur dans les instances nationales et internationales.

Au travers de mon exposé et des réponses que je tenterai d’apporter à vos questions, j’exprimerai donc la politique du ministère de l’intérieur, sous la réserve que cette politique doit également se trouver en cohérence avec les grandes orientations préparées par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie. Toutefois, comme vous le savez, le plan quinquennal que la MILDT est chargée d’établir est actuellement en cours d’élaboration et les ajustements avec le positionnement du ministère de l’intérieur ne sont donc pas finalisés.

Il convient tout d’abord, à mon sens, de dresser un état de la situation dans notre pays, notamment en regard de la consommation de stupéfiants. Je sais que vous êtes déjà largement édifiés sur ce point, mais je tenterai surtout, à partir des réalités que nous vivons, de vous présenter l’approche que peut en avoir le ministère de l’intérieur. Par commodité, j’adopterai un plan simple qui consiste à reprendre une présentation produit par produit.

L’héroïne.

Comme vous le savez, elle nous vient à 80 % d’Afghanistan, via les républiques d’Asie Centrale et la Turquie, pour aboutir en Europe par la route des Balkans, mais aussi par diverses routes qui passent par le nord.

L’usage de ce produit, stabilisé depuis ces dernières années, semble de nouveau à la hausse. Il concerne principalement des hommes de la tranche d’âge 25-35 ans, dont les deux tiers sont sous traitement de substitution, à l’aide d’opiacés de synthèse, la Méthadone et le Subutex.

L’expérimentation de cette drogue chez les jeunes adultes et les adolescents est en augmentation. L’héroïne est maintenant présente dans les événements festifs, notamment les rave parties, où elle est utilisée pour amortir les effets des produits stimulants. Je précise d’ailleurs que, dans les rave parties, la polyconsommation est devenue la règle : on a débuté par une consommation d’ecstasy et, petit à petit, tous les produits ont été introduits dans ces soirées, ne serait-ce que parce que les dealers sont généralement "multicartes".

Selon une enquête récente, près de 4 % des garçons de 16 ans et 1,6 % des filles du même âge ont déjà consommé de l’héroïne au moins une fois dans leur vie, soit trois fois plus qu’il y a dix ans.

S’agissant de la substitution aux opiacés de synthèse, le ministère de l’intérieur observe certaines dérives concernant notamment le Subutex, qui peut être délivré en médecine de ville. Une proportion importante de patients multi-consultants obtiennent en effet d’assez grandes quantités de produits qu’ils destinent à la revente ou au trafic. Je recevais il y a peu de temps un télégramme en provenance du Danemark qui faisait état de l’interpellation de deux jeunes Français en possession de 1 500 comprimés de Subutex.

C’est ainsi que certains consommateurs sont maintenant initiés aux opiacés avec ce produit de substitution dont il conviendrait donc certainement de mieux encadrer la délivrance.

Sur le fond, en accord avec le ministère de la santé, le ministère de l’intérieur approuve le principe de la substitution et de la réduction des risques dès lors que le stupéfiant est injectable et que, de ce fait, particulièrement en raison des risques de transmission du VIH, mais aussi d’autres virus, le risque encouru est supérieur à celui que fait courir le produit lui-même. Ce sont les limites que nous croyons devoir apporter à la substitution.

Cependant, il importe également que la délivrance de produits de substitution ne constitue pas seulement une forme de maintenance, certes utile en termes sanitaires et sociaux, mais qu’elle s’accompagne plus largement d’un suivi orienté vers l’abandon du produit, notamment au travers de centres de post-cure à créer, qui ont été très largement délaissés ces dernières années en France et dont on observe à l’étranger, notamment en Italie, qu’ils obtiennent des résultats assez intéressants en matière d’abandon du produit.

La cocaïne.

En provenance d’Amérique du Sud, elle touche plus largement l’Europe depuis quelques années en raison de la saturation du marché nord-américain. Des quantités importantes transitent, souvent via la Caraïbe, par l’Espagne et les Pays-Bas. C’est pourquoi, le ministère de l’intérieur, avec les autres ministères chargés de l’application de la loi (douane et gendarmerie), a entrepris de renforcer son dispositif dans nos départements d’Outremer, notamment en liaison avec les autorités maritimes, pour le trafic maritime.

Vous avez certainement vu des affaires réalisées à partir d’un transport par chalutier. Ce sont des bateaux qui provenaient de la zone Caraïbes.

En Europe, la France participe à un réseau spécifique de centralisation de l’information permettant de mieux appréhender le gros trafic de cocaïne, avec la collaboration, notamment, de l’Espagne et des Pays-Bas.

La consommation de ce produit dépasse maintenant le cercle habituel des privilégiés et des milieux à la mode pour toucher une population jeune de toutes origines sociales, plus vulnérable aux phénomènes de mode et à l’exemplarité de certaines "élites". Plus de 9 % des jeunes de 16 ans ont déjà expérimenté la cocaïne et, dans certains secteurs, sous sa forme classique ou sous forme de crack, ce produit fait jeu égal, voire dépasse l’héroïne.

Drogues de synthèse.

La consommation des drogues de synthèse, particulièrement l’ecstasy, qui nous vient essentiellement des Pays-Bas ainsi que de Belgique, est devenue très fréquente à l’occasion des soirées raves ou dans les établissements de nuit, mais elle tend maintenant à déborder le cadre de ces milieux festifs. Elle concerne principalement les jeunes adultes, mais son expérimentation s’accroît chez les adolescents : 6 % des garçons et 2,5 % des filles, lycéens âgés de 16 ans, l’ont déjà expérimentée.

Le cannabis.

J’évoquerai en dernier lieu la consommation et le trafic de cannabis, sur lesquels je m’étendrai plus longuement car c’est à la fois, de très loin, le produit illicite le plus consommé en France et celui au sujet duquel un débat s’est engagé, qui prend souvent une tournure idéologique ou passionnelle, sans être réellement éclairé par les réalités.

L’usage de ce produit s’est très nettement étendu dans notre pays et a doublé au cours des dix dernières années, particulièrement chez les jeunes. L’initiation a progressivement touché les adolescents de façon de plus en plus précoce. En revanche, en population générale, toutes tranches d’âge confondues, les choses sont différentes et l’on doit se méfier des chiffres.

La première donnée, celle qui est la plus souvent avancée, est que près de 10 millions de Français auraient déjà expérimenté le cannabis. Cette donnée est fréquemment utilisée par les personnes ou les lobbies dont l’objectif est de souligner que la consommation de cannabis est devenue culturelle et qu’en conséquence, il n’est plus possible de l’interdire mais seulement de la réglementer, à l’instar du tabac ou de l’alcool.

Toutefois, si ce chiffre n’est pas totalement dénué d’intérêt, il ne donne pas un reflet réel et actualisé de la situation : le reflet qu’il donne est en effet largement biaisé. Ainsi, une personne de 60 ans qui aurait consommé un seul joint alors qu’il avait 20 ans entre dans cette statistique, ce qui n’a évidemment pas de sens.

En réalité, les dernières études épidémiologiques validées montrent que nous avons, en France, environ 3,5 millions de consommateurs, dont une bonne moitié fait un usage très peu significatif (de une à dix fois par an), l’autre moitié s’adonnant à une consommation plus répétée (de dix fois dans l’année à plusieurs fois par jour). C’est dans cette seconde moitié que l’on retrouve les 250 à 300 000 consommateurs dépendants ou qui ont fortement centré leur vie autour du produit, ce point ayant été corrélé par le nombre des consultations hospitalières pour toxicomanie à hauteur de 15 % concernant le cannabis. Si mes renseignements sont exacts, ce chiffre continue de s’accroître.

Si ces chiffres restent bien sûr trop élevés et inquiétants, ils ne correspondent pas, pour l’instant, à un phénomène que l’on peut qualifier de culturel en population générale : 95 % de nos compatriotes, fort heureusement, ne consomment pas encore de cannabis. Si l’on compare ces chiffres avec les consommations culturelles telles que l’alcool et le tabac, on retrouve des écarts importants, puisque le tabac compte environ 16 millions de consommateurs et l’alcool plus de 40 millions.

En revanche, c’est chez les jeunes, scolarisés ou non, que les données sont les plus préoccupantes : 50 % d’entre eux ont expérimenté le cannabis, souvent par curiosité ou par pression de conformité, et beaucoup ont abandonné, mais 25 % l’ont intégré dans leur comportement habituel à des degrés variables.

Plus on avance en âge et plus la consommation est problématique ou addictive. Ainsi, alors qu’à 17 ans, les jeunes garçons font un usage journalier répété (c’est-à-dire plusieurs fois par jour éventuellement) à raison de 8 %, le chiffre passe à 16 % quand ils ont 19 ans. Cela montre bien que toute consommation qui débute a vocation, pour un certain nombre d’entre eux, à progresser.

Les dernières études sur le cannabis, notamment le rapport de l’Inserm, mais également d’autres expertises internationales récentes comme les expertises britanniques et australiennes, montrent que les conséquences, tant sanitaires que sociales, ont été très nettement sous-estimées au cours de ces dernières années.

Au plan sanitaire, l’implication du cannabis est maintenant clairement démontrée dans les risques d’affection des voies aéro-digestives : les goudrons de ce stupéfiant sont en effet quatre à cinq fois plus cancérigènes que ceux du tabac à quantité égale. Il faut ajouter que, la fumée de cannabis étant inspirée beaucoup plus profondément et conservée le plus longtemps possible dans les poumons, les effets ne peuvent qu’en être augmentés.

Il en est de même de l’incidence sur la dégradation des états psychiques, notamment sur les terrains fragiles et prédisposés et lorsque la consommation est forte.

En matière d’accidents de la route, les conséquences, que vous connaissez, ont conduit la plupart des pays européens, et la France en dernier lieu, à se doter de textes répressifs spécifiques. On peut penser également que nombre de consommateurs sont également victimes d’accidents à l’occasion de diverses activités professionnelles ou autres qui sont dangereuses ou impliquent une vigilance accrue. Il n’y a aucune raison pour que les accidents se limitent à la conduite des véhicules automobiles. Il est donc évident que les conséquences, en termes d’accidents, ne se limitent pas au respect du code de la route.

Au plan des conséquences sociales, il importe de retenir qu’en milieu scolaire, ce sont parfois près de 10 % des élèves ou plus, appartenant aux dernières classes du secondaire, qui ont une consommation intensive pouvant aller jusqu’à de nombreuses prises journalières et entraînant chez eux des pertes mnésiques et de motivation, susceptibles de les conduire à un échec scolaire qui — nous le savons tous — sera souvent l’antichambre de l’exclusion.

Le corps enseignant se fait fréquemment l’écho de ces observations et les policiers qui font de la prévention entendent les enseignants expliquer qu’ils reconnaissent ceux qui prennent du cannabis parce qu’ils "se fichent de tout" et ceux qui ont pris de l’ecstasy pendant le week-end parce qu’ils ne commencent à émerger qu’à partir du mercredi ou du jeudi.

Il convient d’ajouter que, dans les établissements du secondaire, le coût qu’implique une forte consommation et qui peut entraîner des dépenses mensuelles de plus de 400 ¤ constitue, à lui seul, une des explications de la violence que connaît la vie scolaire (rackets, recels et trafics divers).

Le développement de l’économie souterraine dans les cités, dont découle une part de l’insécurité et des tensions dont elles sont le théâtre, repose très largement sur le trafic de cannabis. A cet égard, il faut noter que la croissance de l’offre dérive directement de celle de la demande et que, s’il y a une interaction entre l’offre et la demande et si l’offre alimente la demande, il est évident que la demande elle-même est un très puissant moteur de l’offre. On le voit actuellement avec des livraisons de très grandes quantités : on a affaire à des jeunes trafiquants qui sont devenus des gros trafiquants et qui, au contact du grand banditisme, installé au sud de l’Espagne, remontent des quantités de 300 à 400 kilos, tout simplement sur la banquette arrière du véhicule, avec des voitures qu’on appelle des "go fast", qui passent sur toutes les routes à 200 km/h en convoi et dont il est impossible de s’emparer, sauf à faire courir des risques très importants au reste de la population sur la route. On emploie d’autres méthodes qui s’avèrent efficaces.

Cette consommation résulte de déterminants multiples, mais elle est aussi très influencée par le discours et la sémantique très étudiés, teintés souvent d’alibis écologiques, de certains lobbies qui développent un véritable marketing de promotion du cannabis au travers de différents supports : Internet, publications littéraires, manifestations diverses, etc.

Cette consommation est aussi influencée par l’expression médiatisée des représentants de certains milieux, qui ne mesurent pas toujours les conséquences, compte tenu de leur notoriété, qu’entraînent leurs propos dans l’esprit de très jeunes gens. Je fais allusions aux personnalités connues de la vie artistique ou autre.

Il n’est pas exceptionnel, par ailleurs, que certains institutionnels, qui ne semblent pas toujours se situer réellement dans une démarche de réduction de la demande, joignent leur voix à ce discours. Nombre de médias, de leur côté, ne manquent pas de relayer les propos de cette nature, parfois avec une certaine complaisance. Il est surtout inquiétant que la complaisance soit très souvent la règle dans les publications destinées aux jeunes.

La politique publique de ces dernières années, dont tout n’est pas à rejeter, privilégiant surtout la réduction des risques et l’orientation sanitaire des cas jugés les plus problématiques, a accordé une place congrue à l’application de l’interdit social et pénal pesant sur l’usage.

Le choix d’une option, qualifiée de "pragmatique", a débouché sur une politique de gestion de la consommation plus que de réduction de celle-ci.

Les doctrines sur lesquelles elle s’est appuyée, notamment le rapport sur la dangerosité des drogues, qui, il faut bien le dire, a d’ailleurs été parfois mal interprété, ont conduit progressivement, concernant notamment le cannabis, à une quasi acceptation d’un usage simple, prétendument non nocif, au risque d’une intégration des consommations présentées comme "sanitairement et socialement admissibles" dans notre paysage social, oubliant en cela qu’il existe une corrélation certaine et constante entre la masse des consommateurs et des usagers dits "simples" et celle de ceux qui sont problématiques ou dépendants.

En terme de prévention, cette option a débouché sur le principe d’une éducation à une consommation "modérée, maîtrisée et dédramatisée". De puissantes actions de communication ont, dans le même temps, contribué à modifier les représentations des Français dans ce sens.

L’introduction des produits licites dans la problématique des stupéfiants (alcool, tabac, médicaments) était certainement justifiée par les réalités et souhaitable au plan de la prévention. Cependant, présentée comme un point central de la politique publique, elle a jeté la confusion entre l’illicite et le licite dans l’esprit de la population. Il n’a pas été suffisamment expliqué à celle-ci que si les consommations culturelles ne peuvent guère qu’être réglementées, même vigoureusement, celles qui ne le sont pas doivent rester prohibées afin, justement, de ne pas favoriser leur évolution vers un statut culturel et concourir à une plus grande banalisation.

Face à la situation décrite, le rôle premier du ministère de l’intérieur reste, bien sûr, de réprimer toutes les formes de trafic de stupéfiants, et la police nationale, comme vous le savez, consacre à cet objectif une grande part de son énergie. A cet égard, pour l’année 2002, les premières estimations avant finalisation des états statistiques font apparaître un saut qualitatif et quantitatif important dans la répression qui devrait assez largement dépasser les 10 %. Je pense même qu’il sera beaucoup plus élevé.

Pour apporter une meilleure réponse à la délinquance et aux trafics qui se sont développés dans les cités et qui sont le fait d’individus difficiles à confondre, le ministère de l’intérieur a institué, en mai 2002, les Groupes d’intervention régionaux (les GIR), qui mettent en oeuvre de façon pluridisciplinaire toutes les synergies des administrations concernées (police, douane, gendarmerie, services fiscaux, etc.).

Les GIR peuvent, huit mois après leur création, se prévaloir d’un bilan exceptionnel dont le détail a d’ailleurs fait l’objet d’une communication en Conseil des ministres le 29 janvier dernier : 209 opérations d’envergure ont été réalisées, aboutissant à l’interpellation et au placement en garde à vue de 1 488 personnes. Outre les nombreuses armes et véhicules volés retrouvés, 649 kilos de résine de cannabis ou dérivés, près de 20 000 comprimés d’ecstasy et 3 kilos et demi de doses d’héroïne et de cocaïne ont été retrouvés.

Cette action s’accompagne d’une utilisation plus rigoureuse et plus constante des textes, notamment l’article 222-39-1 du Code pénal (qui est devenu l’article 405) qui permet de poursuivre les organisateurs sur la base de leur enrichissement frauduleux alors même qu’ils ne participent pas directement au trafic.

S’agissant de la délinquance des mineurs, de plus en plus impliqués, les textes, tant au stade de la procédure judiciaire qu’à celui de l’exécution de la sanction, devraient conduire à une application plus ferme des interdits, mais, surtout, à une prise en charge mieux orientée vers leur amendement et leur réhabilitation.

Les mesures envisagées dans le cadre de l’avant-projet de loi relatif à l’adaptation des moyens de la justice aux évolutions de la criminalité portent notamment sur un élargissement des moyens d’investigation des policiers et sur l’entraide pénale entre les Etats.

Enfin, au plan opérationnel, l’Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS), appartenant à la Direction centrale de la police judiciaire, tient maintenant dans ses rangs un officier de gendarmerie et un fonctionnaire des Douanes pour éviter, particulièrement à l’occasion d’affaires importantes, les chevauchements préjudiciables à la bonne administration de la répression.

Je vous donne ces éléments parce qu’on entend parler de façon parfois redondante de la guerre des polices et que tout cela est porté au préjudice d’une bonne administration de la répression, ce qui est un discours qui date maintenant quelque peu.

A l’étranger, 200 commissaires et officiers de police ou de gendarmerie sont implantés dans 73 pays. Ils ont une vocation généraliste, mais ne manquent pas de faire l’interface entre les services spécialisés dans le domaine du trafic de stupéfiants. L’OCRTIS, de son côté, dispose de 17 officiers exclusivement dédiés à cette fin dans les pays les plus sensibles en termes de production ou d’implication dans l’approvisionnement de la France.

Mais il n’y aurait pas de cohérence à réprimer sévèrement le trafic si, dans le même temps, l’attitude des pouvoirs publics donnait le sentiment d’une forme de tolérance concernant la consommation. Trafic et consommation ne sont en effet que deux aspects de la même problématique et si, de toute évidence, les sanctions doivent être différenciées, il ne peut y avoir un langage et une action forts sur l’un et faibles sur l’autre.

C’est pourquoi le ministère de l’intérieur tient très fermement à marquer l’interdit qui pèse sur la consommation. Ainsi, pour l’année 2002, les interpellations d’usagers de stupéfiants ont augmenté dans les mêmes proportions que celles des trafiquants et leur nombre s’élève à plus de 80 000.

Cette politique répressive n’est pas, bien au contraire, en contradiction avec la nécessité du développement de la prévention.

Sur ce point, le dispositif, déjà important, mis en oeuvre par la police et la gendarmerie nationales pour informer sur les drogues et en prévenir l’usage, particulièrement à l’endroit de la communauté scolaire, sera prochainement intensifié, rationalisé et systématisé. Dans cette perspective, une formation commune sera mise en place entre la police et la gendarmerie nationales.

En ce qui concerne la loi et son application, le ministère de l’Intérieur estime que les comportements de consommation des drogues, notamment le cannabis, doivent continuer à justifier d’être pris en compte au titre de l’interdit social et pénal. Un interdit non sanctionné devient rapidement une permission, génératrice d’un accroissement du phénomène.

La consommation des stupéfiants ne devient constitutive d’une maladie qu’au stade de la forte dépendance. C’est surtout cette situation que visait la loi de 1970, qui avait pour premier objectif l’orientation sanitaire des héroïnomanes dépendants, si nécessaire par la contrainte. Actuellement, environ 90 % des consommateurs n’en sont pas à ce stade. On peut qualifier leur comportement à la fois de ludique et transgressif. N’étant pas dépendants, ils ne justifient pas d’un traitement sanitaire mais, plutôt, d’un accompagnement psychosocial préventif et d’une sanction pénale adaptée à laquelle ils sont d’ailleurs accessibles du seul fait qu’ils n’ont pas centré leur vie autour du produit. Ces deux approches, psychosociale et pénale, ne sont d’ailleurs nullement contradictoires.

Ces observations nous conduiront certainement à entamer une réflexion sur une évolution des textes législatifs permettant de mieux appréhender cette transgression de masse à laquelle il conviendrait d’apporter une réponse pénale modernisée, mieux adaptée, en même temps que plus systématique, plus homogène et, finalement, plus efficace. Bien sûr, ne seraient pas éludées les nécessités relatives aux orientations sanitaires et sociales.

Comme vous le voyez, madame la Présidente, mesdames et messieurs les Sénateurs, le ministère de l’intérieur souhaite résolument orienter son action dans le sens de la réduction de l’offre et de la demande, à la fois par la dissuasion, qui découle d’une application réelle des interdits, mais aussi par un élargissement des actions de prévention qui peuvent être menées.

Si "une société sans drogue, ça n’existe pas", ainsi qu’on pouvait le lire en introduction d’un opuscule institutionnel largement diffusé voici quelques années, le développement de la consommation des stupéfiants n’est pas une fatalitéirréversible. Il n’est pas du rôle de l’Etat d’accompagner ou de valider les déviances ou les transgressions sanitairement et socialement dommageables, mais plutôt de mener une politique pénale et préventive propre à les réduire. Il importe aussi, pour que l’action du gouvernement en ce sens soit efficace, qu’elle suscite l’adhésion de la plupart.

Mme la Présidente - Je vous remercie de votre exposé et je donne tout de suite la parole à M. le Rapporteur.

M. Bernard PLASAIT, Rapporteur - Je vous remercie beaucoup de votre exposé très complet. J’ai néanmoins un grand nombre de questions précises à vous poser, même si vous avez répondu à certaines d’entre elles. Je vais me contenter de vous en poser certaines, pour laisser à nos collègues la possibilité d’intervenir, et, si vous le voulez bien, je vous remettrai une liste des questions restantes en vous demandant d’y répondre par écrit aussi précisément que possible.

Si je vous ai bien compris, vous nous avez dit que la politique d’interpellations et la politique d’arrestations des dealers montaient en puissance de la même façon. Cela veut dire qu’il y aurait donc, dans les premières résultats de la politique, une nette différence avec ce que nous avons pu observer au fil des dernières années. En effet, en dix ans, on a vu le nombre d’usagers interpellés augmenter de 185 %, ce qui était l’indication d’une explosion de la consommation, mais le nombre de trafiquants interpellés n’augmenter que de 26 %.

Autrement dit, vous êtes en train de faire passer le nombre d’arrestations au même niveau que le nombre d’interpellations.

M. Michel BOUCHET - Il semble que nous soyons en train de les mettre au même niveau cette année. Cela dit, à chaque fois qu’une augmentation se manifeste sur la base d’un chiffre plus important qu’un autre, elle correspond à des masses plus importantes.

Il est probable que le nombre des trafiquants s’accroisse, mais aussi que le nombre des consommateurs s’accroisse plus que celui du nombre des trafiquants. C’est un premier point.

Deuxièmement, il faut savoir que, voici quelques années, une personne qui était interpellée en possession de 50, 100, 150 ou 200 grammes de cannabis était considérée comme détentrice et non pas consommatrice et qu’au plan statistique, elle apparaissait, en ce qui concerne les poursuites, comme un trafiquant, même s’il était petit.

Or j’ai bien remarqué qu’au fil des années, ces mêmes personnes soit faisaient l’objet d’une transaction douanière aux frontières du nord, soit n’étaient plus considérées, en un autre point du territoire, comme des trafiquants mais comme des consommateurs. Fatalement, l’approche judiciaire de ce problème a fait qu’on a eu une baisse relative des trafiquants alors que, pour nous, cela restait des trafiquants. On a même vu une personne interpellée (je crois que c’était à Rennes) avec 400 grammes de résine de cannabis, ce qui commence à représenter quelque chose d’important, qui a été uniquement poursuivie du chef d’usage.

C’est l’une des explications de ce différentiel, outre le fait qu’il semble que la progression de la consommation des stupéfiants est plus forte que celle du trafic, comme je l’ai déjà dit. Je ne parle pas des quantités mais des individus.

M. le Rapporteur - Vous avez répondu par anticipation à une question que je voulais vous poser, mais je souhaiterais néanmoins avoir une précision. J’imagine que lorsque vous dites que quelqu’un a été interpellé avec 400 grammes de résine de cannabis sur lui et qu’il n’a été poursuivi que pour simple usage, c’est parce que le procureur a décidé de déférer ou non, mais que, pour ce qui est de l’interpellation, cela n’a rien changé.

Cela dit, dans les instructions que vous donnez à vos policiers, avez-vous un seuil à partir duquel on va considérer qu’il ne s’agit pas d’un simple usager mais d’un usager dealer ?

M. Michel BOUCHET - Non, d’abord parce que la loi ne le prévoit pas et, ensuite, parce que le seuil est d’une interprétation jurisprudentielle.

M. le Rapporteur - Cela veut-il dire aussi que les imprécisions de la loi ne vous facilitent pas la tâche ?

M. Michel BOUCHET - En termes statistiques, les imprécisions de la loi peuvent entraîner des données variables en fonction des interprétations jurisprudentielles. Cela dit, les exemples que je vous ai donnés sont extrêmes et les choses ont évolué au fil des années. Pour ma part, j’ai été longtemps chef d’un service opérationnel et j’ai connu la période où, pour quelques grammes, on était considéré comme trafiquant, ce qui était par ailleurs peut-être excessif.

M. le Rapporteur - Vous avez évoqué le cas de Français qui ont été arrêtés dans un pays du nord avec un nombre impressionnant de cachets de Subutex. Etaient-ils allés chercher ces cachets là-bas ou les avaient-ils apportés d’ici ?

M. Michel BOUCHET - Ils les avaient apportés de France.

M. le Rapporteur - Cela veut donc dire que le trafic de Subutex en France, notamment à Paris, dont on nous parle, est une réalité.

M. Michel BOUCHET - C’est une réalité, et les autorités sanitaires le reconnaissent. Elles le chiffrent à environ 15, 20 ou même 30 % selon les régions et il est évident que les "consultants migrants" deviennent des trafiquants. Le danger, c’est qu’un certain nombre de jeunes s’initient aux opiacés par ce biais, ce qui est plus grave, outre le fait que, comme vous le savez, le Subutex peut maintenant être dilué et injecté et que l’on fait donc là bon marché de la politique de réduction des risques.

Pour l’instant, je ne sais pas si on atteint un taux inadmissible, même s’il augmente, mais je pense en tout cas qu’il sera important d’envisager des mesures propres à délivrer ce produit sous une surveillance accrue.

M. le Rapporteur - Sur les nouvelles drogues de synthèse, êtes-vous attentifs et équipés pour anticiper et intervenir assez loin en amont ?

M. Michel BOUCHET - Oui. Nous avons un dispositif dit d’alerte rapide qui permet de nous alerter mutuellement, entre pays européens, sur l’arrivée sur le marché de nouvelles drogues de synthèse et, éventuellement, de les classer très rapidement. Vous savez en effet que l’AFSSAPS, chez nous, s’emploie à classer les produits assez rapidement. C’est ainsi que nous avons classé assez rapidement tous les champignons hallucinogènes alors qu’un certain nombre de pays ne l’ont pas encore fait et que les instances internationales n’en ont classé que certaines espèces, ce qui permet une vente par Internet de ces champignons hallucinogènes qui ne peut pas être poursuivie du fait que la législation du pays où se trouve le site Internet ne le prévoit pas.

M. le Rapporteur - J’ai une dernière question : quel est le rôle de la MILAD dans la coopération internationale que nécessite la lutte contre le trafic ? La situation actuelle de l’Union européenne, dans laquelle les conventions internationales ont été signées par pratiquement tous les pays mais où, en même temps, les législations sont différentes selon les pays, de même que les pratiques, qui sont parfois différentes des législations en vigueur dans certains pays, ne pose-t-elle pas fondamentalement un problème qui demanderait une mise en ordre européenne ?

M. Michel BOUCHET - Il s’agit du problème de l’harmonisation des législations européennes auquel nous essayons de nous attaquer. Nous avons essayé, ces derniers mois, de définir une sorte de socle commun, au moins pour le trafic, ce qui fait l’unanimité. La MILAD représente le ministère dans les instances à Bruxelles dans ce domaine et participe, au SGCI, à l’élaboration du positionnement français, mais il est évident que cette harmonisation est loin d’être finalisée du fait des obstacles qui sont mis. Les Pays-Bas, notamment, n’ont pas voulu entrer en poursuite pour ce qu’ils appellent les "petits détenteurs".

Mme la Présidente - Merci. Si vous en êtes d’accord, nos collègues sénateurs vont maintenant poser leurs questions, après quoi vous répondrez en bloc.

M. Paul GIROD - M. Bouchet a répondu assez largement à l’une des questions que je voulais poser et qui concernait le patchwork européen en matière de réglementation.

Monsieur le Directeur, vous avez dit tout à l’heure qu’il y avait un glissement qui, si j’ai bien compris, ne recueille pas votre assentiment, entre la notion de détenteur pour sa consommation personnelle et le critère de détermination du fait d’être trafiquant. A votre avis, cette évolution a-t-elle couvert le phénomène de la pénétration d’un certain nombre de drogues dites douces à partir des Pays-Bas dans notre pays ou est-il complètement déconnecté de cette source interne européenne de production, en particulier de cannabis ? C’est ma première question.

Ma seconde question concerne le trafic du Subutex. Si Subutex il y a, c’est qu’en principe, il a été prescrit. Avez-vous un moyen de repérer le consommateur itinérant qui fait quarante médecins pour avoir quarante prescriptions ou le médecin qui maintient des personnes sous Subutex, avec des doses excessives, sur des périodes allant jusqu’à dix ou quinze ans ? Avez-vous un moyen de cerner le phénomène ?

M. Michel BOUCHET - Pour répondre à votre deuxième question, il y a deux cas de figure possibles. Le cas de figure le plus rare est celui de médecins dévoyés qui donnent du Subutex larga manu parce que c’est dans leur doctrine ou, surtout, parce que c’est un moyen de se débarrasser de toxicomanes qui sont dans leurs cabinets et qui sont parfois difficiles à supporter.

Au-delà, je pense que la plupart des médecins, dans ce domaine, sont sérieux. On leur a dit qu’il fallait prescrire du Subutex et la plupart le font sérieusement, notamment dans les réseaux ville/hôpital, mais il me semble qu’ils n’ont pas de moyens (je le dis bien sûr sous réserve de l’avis du ministère de la santé, parce que je ne suis pas dans mon domaine), notamment sur le plan informatique, de déceler les multi-consultants.

Cela étant, les multi-consultants pourraient employer divers détournements, notamment des fausses identités, pour essayer d’avoir le produit, mais on pourrait au moins essayer de réduire cette tendance, notamment dans les réseaux qui sont déjà organisés, ce qu’on appelle les réseaux ville/hôpital, qui sont prescripteurs de ces produits, en envisageant des prescriptions plus courtes. La prescription est actuellement à 27 jours, si je ne me trompe pas, et on pourrait peut-être envisager des prescriptions plus courtes. Le ministère de la santé voulait la réduire ou l’a même peut-être déjà fait.

Mme Michelle DEMESSINE - Je souhaiterais approfondir les questions qui se posent autour des trafiquants. Vous avez parlé de l’augmentation des arrestations de trafiquants en évoquant ceux qui transportent autour de 400 grammes de cannabis et je souhaiterais que l’on aille un peu plus loin.

Au cours d’un travail que nous avions fait au Sénat dans les années 1994 et 1995 autour de ces questions, nous avions bien identifié les grandes filières d’approvisionnement et les choses ont sûrement évolué depuis cette période, notamment pour le cannabis.

Connaît-on aujourd’hui les grandes filières d’approvisionnement ? On les localise souvent autour du Maroc et des Pays-Bas, mais connaît-on bien aujourd’hui les circuits et localise-t-on mieux les gros bonnets ? Je pense en effet que, s’agissant des trafiquants, il faut aller jusqu’aux gros bonnets et qu’il est important de démanteler les grosses filières.

On a parlé tout à l’heure des difficultés d’harmonisation des législations, ce qui est un handicap pour la localisation des gros bonnets. Etant originaire du département du Nord, c’est un sujet que je connais bien du fait de la proximité des Pays-Bas. A l’époque, on avait mis en avant très fortement la solution que constituait Europole. Où en est-on de la lutte contre les grands trafics à l’aide de cette structure ?

Par ailleurs, je souhaite évoquer le Subutex, que l’on a autorisé dans une vision de réduction des risques et dont il faut reconnaître l’efficacité. Dans un département comme le mien, il a considérablement fait reculer le trafic d’héroïne et, de ce point de vue, je ne dis pas que l’on a fait disparaître complètement l’héroïne, mais, à côté de ce qu’elle représentait dans les années 1992 à 1995, on a fait de grands progrès. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons beaucoup moins de morts par overdoses. De même, je connais des jeunes qui sont sous Subutex depuis quelques années et que l’on a réussi, alors qu’ils étaient pratiquement perdus, à réinsérer : ils sont aujourd’hui mariés et ils travaillent.

Le problème du Subutex, c’est qu’il ne permet pas d’aller jusqu’au bout et que l’on est sous Subutex toute sa vie, ce qui n’est pas une solution, parce que cela fait circuler des produits et que les problèmes de santé sont énormes.

Cela dit, on se doutait dès le départ que, comme il y avait eu du trafic de Méthadone, il y aurait du trafic de Subutex, mais je pense que l’une des solutions est de faire en sorte qu’un jour, on n’ait plus besoin de Subutex pour éradiquer complètement les trafics de Subutex.

Mme la Présidente - Pouvez-vous en venir à votre question, madame Demessine ?

Mme Michelle DEMESSINE - Ce n’était pas une question, mais simplement un commentaire à ce sujet.

M. Roland MUZEAU - Vous avez évoqué, monsieur le Directeur, l’évolution des statistiques en matière de nombre de trafiquants arrêtés, de nombre et d’âge des consommateurs et de modalités de trafic à l’échelle de notre pays. Pour autant, la législation n’étant pas uniforme sur l’ensemble des pays européens, quelles ont été, sur la même période d’observation que vous avez rappelée tout à l’heure pour notre pays, les évolutions sur ces mêmes domaines dans les pays européens à législation différente ?

M. Jacques MAHÉAS - J’ai deux questions courtes et techniques à vous poser.

Premièrement, en tant que maires, alors qu’il y a quelques années, nous avions des informations spécifiques concernant les difficultés liées à la drogue, nous ne les avons plus du tout. Cela a-t-il fait partie des réflexions de votre Mission ? Peut-être s’agit-il, dans des circonstances particulières, de villes qui ont signé des contrats locaux de sécurité, mais, pour ma part, je n’en ai pas encore signé.

Mme la Présidente - Nous n’avons pas plus ces informations avec les CLS.

M. Jacques MAHÉAS - Je voudrais donc savoir si ce sujet fait partie de vos réflexions, sachant que tout le monde doit être concerné par cette lutte contre les drogues illicites en règle générale, sans parler seulement du cannabis. Faute d’informations, nous avons tendance, en tant qu’élus, à dire qu’il ne se passe rien dans nos villes, ce qui n’est sans doute pas vrai.

Mme la Présidente - Pardonnez-moi de vous interrompre, mon cher collègue, mais vous n’allez plus signer des CLS mais des CLSPD.

M. Jacques MAHÉAS - Cela va sans doute tout changer.

J’ai une deuxième question très courte qui concerne le cannabis et le fait que l’on demande à nos commissariats et à nos gendarmeries d’être très opérationnels. La personne qui est interpellée parce qu’elle fume un joint étant un fait constaté et un délit élucidé, a-t-on une idée de la proportion dans laquelle rentre ce type de constatation ? Vous comprenez bien que, pour nous, cela reviendrait un peu à fausser la réalité des choses, parce qu’on fait très facilement du chiffre dans nos banlieues (je suis élu de la Seine-Saint-Denis) avec un joint fumé et donc un délit constaté. Je n’aimerais pas que nous ayons de fausses informations quant à l’efficacité de notre police ou de notre gendarmerie.

Mme la Présidente - Je vous remercie, mes chers collègues, et je vous rends très volontiers la parole, monsieur Bouchet.

M. Michel BOUCHET - Je vais reprendre chacune de ces questions.

Les gros bonnets sont à la fois un mythe et une réalité.

C’est une réalité parce que certaines personnes relevant du grand banditisme, s’agissant du trafic de cannabis, jouent un rôle important et sont notamment implantés au sud de l’Espagne, à l’interface entre le Maroc et la France. Un grand nombre d’entre eux ont été arrêtés en collaboration avec les services espagnols, mais, bien sûr, nous n’avons pas totalement vidé l’abcès.

C’est d’autant plus grave, que, comme je vous l’ai expliqué tout à l’heure, les petits dealers des cités vont directement au contact de ce grand banditisme pour obtenir des quantités très importantes qu’ils remontent directement dans la cité, selon le mode que je vous ai expliqué tout à l’heure, pour l’approvisionner, ce qui nous pose des difficultés au plan technique.

Les gros bonnets sont donc une réalité, et un travail sérieux est fait à leur sujet en commun avec les services espagnols. Il existe même des équipes communes d’enquête entre les services français et les services espagnols. Vous savez en effet qu’avec l’Espagne, dans ce domaine comme dans d’autres, nous avons la collaboration la plus efficace possible. Nous avons par ailleurs des officiers de liaison et l’OCRTIS, notre service de coordination opérationnelle, a des officiers en poste à Malaga avec leurs homologues espagnols.

Pour autant, le banditisme français n’est pas quelque chose de pyramidal et de type mafieux. Il existe peut-être quelques pyramides plus ou moins importantes, mais il ne s’agit pas d’un système unique et pyramidal comme on pourrait le constater dans un certain nombre de pays, où l’organisation du trafic est avant tout une organisation de type mafieuse et totalement pyramidée. Ce n’est pas le cas : il règne une sorte d’anarchie ambiante dans ce trafic qui fait que certains sont importants, que d’autres le sont moins et qu’ils sont plus ou moins organisés, mais il ne s’agit pas d’un approvisionnement mafieux.

Sur la question du Subutex, comme je vous l’ai dit, ce qui m’importe avant tout, c’est que les jeunes abandonnent les produits addictifs, qu’il s’agisse d’un opiacé classé en tant que stupéfiant ou d’un opiacé de synthèse, puisque le corps médical s’accorde pour dire qu’il y a également une addiction aux opiacés de synthèse.

Certes, je fais une différence en termes d’implications sanitaires et sociales, dans la mesure où on constate une diminution des overdoses, ce dont je suis bien conscient et ce qui est une bonne chose, du fait de l’utilisation des médicaments opiacés, mais, sur le plan de l’individu, il est évident qu’on ne peut avoir pleine satisfaction que s’il abandonne le produit, qu’il s’agisse d’un stupéfiant ou d’un produit remboursé par la Sécurité sociale.

Par conséquent, il est important qu’au-delà des prescriptions et du traitement de Subutex, on débouche sur une prise en charge à caractère sanitaire ou psychosocial qui puisse entraîner un abandon du produit. Je pense que c’est ce qui a été perdu de vue et ce qui est souhaitable à mon sens. A cet égard, je ne considère pas simplement le point de vue du ministère de l’intérieur, même si cela a des répercussions sur notre action ; je me place tout simplement à partir du point de vue du citoyen puisque, encore une fois, cela ne fait pas partie de mon domaine.

S’agissant de l’évolution des législations européennes, on peut noter d’importantes variations. Alors que la Suède avait libéralisé, elle a fait largement marche arrière et s’en trouve bien. D’autres pays, face à certains lobbies et à un certain nombre de pressions, ont tendance à se libéraliser pour les petites quantités (c’est le cas de l’Allemagne ou de la Belgique), bien souvent parce qu’ils sont dépassés par les événements. Les événements sont tellement nombreux qu’il devient très problématique et très coûteux d’essayer de les réduire et on préfère donc les accepter dans notre vie sociale. Est-ce un bon choix ? Je n’en suis pas certain, puisque je vous ai exposé le contraire tout à l’heure, surtout avec ce que l’on connaît maintenant du cannabis, notamment en termes d’accidents de la route.

Un certain nombre de pays ont vécu dans leur décision sur une idée un peu floue du cannabis et ils s’apercevront peut-être qu’au plan des conséquences sociales, la consommation prendra une dimension telle qu’il faudra un jour faire marche arrière. C’est le cas de la Suède.

Ce n’est donc pas forcément un bon choix. En tout cas, ce n’est pas le choix que, manifestement, se sent obligé de suivre le gouvernement français dans ce domaine.

Les pays qui ne choisissent pas une politique de réduction de la demande ne peuvent pas choisir une politique cohérente sur le trafic. En effet, si vous avez le droit de consommer, c’est que vous avez le droit d’acheter quelque part, et si vous avez le droit d’acheter, c’est que, peu ou prou, quelqu’un a le droit de vendre. C’est la contradiction dans laquelle se trouvent les Pays-Bas. C’est ainsi que, de proche en proche, par la consommation, on valide le trafic international.

La porte de sortie consisterait à décider de ne pas valider le trafic international et d’organiser sa propre production, à l’instar du tabac. Dans ce cas, l’Etat prendrait la responsabilité d’ajouter culturellement un nouveau produit qui est mauvais, en termes de santé et de société, à la masse déjà difficile à gérer que représentent, à l’intérieur de ses frontières, l’alcool et le tabac.

C’est l’alternative. Je pense qu’une politique qui ne s’oriente pas vers une réduction de la demande est forcément critiquable, jusqu’à l’appréciation que l’on peut avoir en termes de trafic.

M. Roland MUZEAU - Ma question portait sur le constat des évolutions en France, que vous avez parfaitement donné, mais également sur les mêmes évolutions dans les autres pays européens qui ont des législations différentes. Le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie ont-ils connu des évolutions identiques, avec des législations différentes, à celles que nous avons connues sur la même période ?

M. Michel BOUCHET - Il faut se méfier des législations, comme vous le savez bien, parce qu’il faut compter avec la législation et l’application qui en est faite. La législation française est dure pour l’usager, mais neuf interpellés sur dixne sont pas poursuivis. Donc ne prenons pas seulement pour base la législation mais également son application.

C’est la raison pour laquelle j’esquissais un schéma concernant la loi qui permettrait peut-être, ultérieurement, à la fois d’abaisser les seuils et de déboucher sur une application plus homogène, plus constante et, finalement, plus dissuasive, qui peut être de nature administrative, à base de suspensions de permis ou d’interdictions de le passer pour les mineurs, par exemple. Quand j’avais 17 ans, si on m’avait dit que je ne passerais pas mon permis exactement à 18 ans j’aurais été fortement navré, parce que la voiture est un moyen de liberté.

C’est ainsi que la loi sur la conduite sous stupéfiant commence à être intégrée par les jeunes et que le secteur hospitalier, que je connais bien, me renvoie des réflexions des usagers de cannabis qui s’interrogent très fortement sur leur avenir de conducteurs.

Je pense donc que la politique publique est faite pour cela. On le voit pour la sécurité routière : les décisions de politiques publiques ne sont pas sans influence sur le comportement des individus, a fortiori si la loi devient applicable et si elle est appliquée.

Mme la Présidente - Merci beaucoup, monsieur le Directeur.

M. Jacques MAHÉAS - Excusez-moi, madame la Présidente, mais je n’ai pas eu la réponse à mes deux questions.

M. Michel BOUCHET - Je vous prie de m’en excuser et de bien vouloir reformuler la première.

M. Jacques MAHÉAS - La première est très simple. Alors que nous avions, en tant que maires, des informations concernant les drogues il y a deux ou trois ans, nous n’en avons plus aucune aujourd’hui.

Mme la Présidente - Je ne voudrais pas insister sur ce point, mais cela fait belle lurette que je n’en ai plus du tout alors que je suis maire d’une ville difficile de 40 000 habitants, à savoir Garges-lès-Gonesse.

M. Jacques MAHÉAS - C’est peut-être parce que nous sommes classés au RU que nous avons plus d’informations.

Mme la Présidente - Nous sommes en GPV, zones franches, etc.

M. Jacques MAHÉAS - En tout cas, nous avions auparavant ces informations et cela nous permettait, d’une part, d’y être sensibilisés et, d’autre part, de le signaler.

Ma deuxième question portait sur le fait que, pour faire parfois du chiffre, l’interpellation d’un fumeur de joint pouvait être un fait constaté et correspondre à un délit élucidé.

M. Michel BOUCHET - J’avais retenu cette deuxième question.

Je commencerai par les états concernant les interpellations pour usage et trafic. L’Office central pour la répression du trafic illicite de stupéfiants a un fichier national des infractions à la législation des stupéfiants (le FNAILS), qui est établi chaque année et envoyé, autant que je m’en souvienne, à tous les préfets et à tous les procureurs généraux, et je me ferai un devoir dès que celui-ci sera établi, madame la Présidente, de vous en faire parvenir plusieurs exemplaires.

Mme la Présidente - Je vous en remercie infiniment.

M. Michel BOUCHET - Sur ce document, on trouve les interpellations dans tous les domaines, classifiées par produit, dans vos départements et non pas nécessairement dans vos communes, ce qui ne serait pas facile sur le plan statistique, et vous pouvez donc vous y référer. Je précise qu’il ne s’agit que des interpellations, qui ne sont qu’une partie des réalités, mais en termes d’évolution, c’est un document qui me paraît parlant.

S’agissant maintenant des interpellations pour usage de cannabis, je précise qu’elles sont intégrées dans ce document propre à la statistique sur les stupéfiants en matière d’usage et de trafic. Cela dit, elles sont certainement intégrées dans ce qu’on appelle les états 4001, qui sont les états globaux de toute la délinquance recensée au ministère de l’intérieur et le fait de l’activité de tous les services répressifs. Je suppose donc que cela rentre également dans les états.

Pour autant, depuis un certain nombre d’années, nous en sommes au niveau d’environ 80 000 interpellations (cela avait baissé l’an passé et c’est remonté) pour usage de stupéfiants et il n’y a donc pas chaque année une progression qui serait de nature à fausser les états statistiques globaux, d’autant que les stupéfiants ne sont qu’une partie de l’activité répressive du ministère de l’intérieur et des ministères répressifs.

Mme la Présidente - Monsieur Bouchet, je vous remercie infiniment au nom de la commission. Votre audition va contribuer à nous faire réfléchir.


Source : Sénat français