La présidente rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment à M. Lagrange.

Mme Nelly OLIN, Présidente - Je vous donne volontiers la parole pour votre exposé, que je vous demande de cadrer dans un temps de dix à quinze minutes.

M. Hugues LAGRANGE - Madame la Présidente, mesdames et messieurs, ma communication tourne autour du thème des usages de drogue et de la délinquance parmi les jeunes en France, en abordant les enjeux et, beaucoup plus modestement, parce que je suis moins compétent sous cet angle, les réponses. Je ferai à cet égard cinq remarques.

La première a trait à l’évolution des consommations.

Il me paraît caractéristique de noter, au cours des années 90, une augmentation considérable de la consommation de cannabis. En effet, on est passé de 30 % d’expérimentateurs à 18 ans (c’est-à-dire de jeunes qui avaient consommé au moins une fois de cette substance) en 1993 à plus de 55 % en 2000 pour la même catégorie d’âge.

Les consommations de drogues illicites sont globalement élevées, d’après les enquêtes de bonne qualité dont nous disposons en France grâce aux travaux de l’Office français des drogues et des toxicomanies (OFDT), qui montrent que l’expérimentation, c’est-à-dire le fait d’avoir consommé au moins une fois des stimulants ou des hallucinogènes atteint, en 2000 et toujours à 18 ans, 7 à 8 % des jeunes et que l’expérimentation de la cocaïne ou du crack atteint 1 ou 1,5 %, l’expérimentation de l’héroïne étant plus faible.

C’est la consommation d’héroïne qui a baissé au cours des années 90 et cela semble, d’après les enquêtes, le seul produit pour lequel on constate un tassement ou une baisse de la consommation.

Cette dynamique d’évolution des consommations des drogues illicites en France n’est pas exceptionnelle en Europe. On la retrouve, avec des décalages temporels entre le nord et le sud, dans la plupart des pays d’Europe voisins de la France, avec peut-être une particularité de la France, où la consommation de cocaïne est sensiblement en retrait par rapport à ce qu’elle est chez la plupart de nos voisins.

Deuxième remarque : les caractéristiques des consommateurs.

Plus fréquentes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient il y a une dizaine d’années, les consommations de cannabis et de stimulants, qui sont les deux premières consommations de drogues illicites, bien avant la cocaïne ou l’héroïne, sont aussi plus précoces, c’est-à-dire qu’elles sont le fait de jeunes plus jeunes. Cela ressort particulièrement de l’analyse de quatre cohortes de naissances, de 1981 à 1984, dont l’OFDT a analysé les comportements.

Ces usages de drogues illicites sont environ deux fois plus souvent le fait des garçons que des filles, ce qui n’est pas vrai des médicaments psychotropes licites.

La consommation occasionnelle, au sens d’un usage une fois dans la vie ou très exceptionnel, de cannabis, de stimulants et de cocaïne est plutôt plus élevée parmi les jeunes qui ont suivi des filières d’enseignement général que parmi les élèves de l’enseignement professionnel ou parmi les jeunes qui ne sont plus scolarisés.

En revanche, les jeunes qui sont des usagers problématiques, au sens qu’a retenu l’OFDT et l’Office européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), c’est-à-dire qui consomment du cannabis ou de l’ecstasy plus de dix fois par mois ou des drogues dures, autrement dit de l’héroïne ou de la cocaïne (qui sont deux manières de les définir), sont plus souvent des jeunes qui ne sont pas scolarisés, qui ont redoublé au moins deux fois dans le cours de l’enseignement obligatoire, qui viennent des filières professionnelles et dont les parents sont séparés.

Troisième point : quelles explications ou interprétations, très schématiquement, peut-on avoir de ces consommations ?

Elles sont évidemment complexes. Pour prendre les principaux points, je dirai qu’a longtemps prévalu l’idée que les consommations problématiques reflétaient des tendances dépressives, un isolement social et un manque de goût de vivre. C’est le sens des travaux de ma collègue, Marie Choquet.

L’analyse des enquêtes de l’OFDT et de l’Inserm récemment effectuées montre que, si les usages problématiques, c’est-à-dire les usages répétés ou les usages de drogues dures, sont effectivement corrélés avec de l’anxiété, ils sont aussi le fait de jeunes qui ne sont pas du tout isolés, qui sortent beaucoup, qui ont une sociabilité téléphonique importante, en particulier grâce au téléphone portable, qui assistent souvent à des concerts de rap ou de musique techno, bref de jeunes qui, dans leur milieu, sont localement très insérés.

Par conséquent, ces consommations compulsives ou au moins fréquentes sont loin d’être corrélatives d’un retrait ou de ce que sont les corollaires habituels de la dépression mais traduisent plutôt un mode de vie extra-scolaire où des jeunes cherchent de la reconnaissance et des gratifications ainsi que l’accès à une estime de soi qui ne leur ont pas été accessibles à travers l’école ou une insertion professionnelle, pour les plus âgés d’entre eux.

Cette sociabilité extra-scolaire caractérise aussi les jeunes engagés dans la délinquance en dehors de l’usage des drogues, et c’est cette parenté des conduites que je veux souligner en quatrième point.

En ce qui concerne l’usage de drogues dures et la délinquance, qu’en est-il Outre-Atlantique et au Royaume-Uni ? Le lien entre les abus de drogue, la délinquance acquisitive et la violence est considéré comme un fait incontournable. Longtemps, en France, nous avons eu, dans les milieux de la recherche en sciences sociales, des réticences à admettre ce point de vue. Pourtant, si on se réfère au Royaume-Uni, on voit bien que les situations, au regard de la consommation, des jeunes qui sont délinquants et des jeunes qui ne le sont pas sont très différentes. Ainsi, en 1998, au Royaume-Uni, 11 % des 16-20 ans arrêtés pour un délit en dehors de la drogue ont été testés positifs aux opiacés. Ce sont donc des consommateurs réguliers d’opiacés, puisque la possibilité de le contrôler dans les urines s’efface au bout d’un certain temps.

Si on effectue la même recherche dans la population, on trouve 1,5 % d’expérimentateurs d’opiacés et, si on considère ceux qui auraient donné un test positif, en probabilité, dans les urines, c’est-à-dire des consommateurs réguliers, on en trouve 0,3 % dans la population. Face aux 11 %, c’est un rapport largement de 1 à 30.

Autrement dit, il n’y a une différence extraordinaire quant aux propensions à la consommation de drogues dures entre les jeunes qui sont impliqués dans la délinquance, au Royaume-Uni, et ceux qui ne le sont pas.

En France, le lien entre délinquance et usage de drogues a fait l’objet d’analyses à partir des mises en cause dans des procès-verbaux transmis à la justice, c’est-à-dire non pas à partir d’analyses d’urine mais du fait qu’on avait une bi-implication, c’est-à-dire une implication en tant qu’infractants aux lois sur les drogues et en tant qu’infractants pour d’autres catégories de délit.

Ma collègue, Marie-Danièle Barré, qui a réalisé cette étude au sein du Centre d’étude sur le droit et les institutions pénales, avait trouvé qu’en 1991, 13 % des mises en cause étaient également usagers de drogues dures (cocaïne ou héroïne). Elle a réitéré cette analyse en 1997, dans un endroit différent, au nord de Paris, et a obtenu 4 % de mises en cause, soit un chiffre sensiblement en retrait.

Je passe sur le fait que le protocole est un peu différent de celui qui est utilisé au Royaume-Uni. Le fait est que, si je prends les deux chiffres, 4 et 13 %, et que j’en fais la moyenne, soit 8,5 %, cela signifie que l’on a 8,5 % d’usagers de drogues dures parmi les délinquants.

Si on compare ce même chiffre avec le pourcentage, dans la population masculine (l’idée étant d’établir un terme de référence vraisemblable), d’usagers de drogues dures réguliers, on trouve 0,2 %. Autrement dit, il s’agit, en France, d’une situation proche de celle que l’on observe au Royaume-Uni, c’est-à-dire un rapport de 1 à 40, voire de 1 à 50, entre la proportion d’usagers de drogues dures dans l’ensemble des mises en cause et la proportion d’usagers de drogues dures dans la population générale, en l’occurrence les garçons.

En outre, on observe que ces usagers de drogues sont plus actifs dans la délinquance que la moyenne des délinquants.

Ces considérations m’amènent au cinquième point de mon intervention, qui concerne les enjeux et, peut-être, les orientations d’une politique.

Je pense que la différence dans les modes de consommation et dans les enjeux de consommation est tout à fait considérable entre, d’une part, ce qu’on pourrait appeler un usage de drogues illicites festif ou récréatif, voire de performance, pour reprendre le terme utilisé par mon collègue Alain Ehrenberg, que vous avez entendu, usage qui est le fait de jeunes venant de tous les milieux, y compris les plus favorisés, et qui est, dans la plupart des cas, financé par des moyens licites, et, d’autre part un usage problématique de drogues illicites qui est le fait de jeunes qui sont issus de familles ayant des difficultés et qui sont eux-mêmes en difficulté scolaire ou en difficulté d’insertion professionnelle.

J’ajoute qu’à mon sens, cet usage problématique et plus répété de drogues illicites est aussi un phénomène qui est lié à la crise de l’identité masculine, c’est-à-dire que la surconsommation des garçons par rapport aux filles est importante et ne s’est pas réduite.

C’est deux dimensions du problème des drogues chez les jeunes en France appellent à mon sens des réponses complémentaires. En effet, on observe en Europe une tendance à distinguer, dans le traitement pénal, le cannabis des autres drogues illicites, mais, surtout, une tendance — cela me paraît plus important — à distinguer les simples usagers des autres contrevenants. Cette distinction est faite aujourd’hui au Portugal, au Luxembourg, au Royaume-Uni, en Belgique et aux Pays-Bas, avec une préférence, dans ces pays, pour des sanctions administratives par rapport à des sanctions pénales.

Il me semble qu’aujourd’hui, une politique cohérente de lutte contre les drogues doit reposer sur la conjonction d’une action préventive et d’une action répressive mieux ajustées à la différence des comportements, et je reprendrai ces deux points pour conclure.

A mon sens, il faut mener une action répressive visant les filières du deal et, d’une façon plus générale, le business qui, dans les quartiers défavorisés, est associé au deal de drogues illicites. Sur ce plan, je suis frappé par le fait que la lutte contre le recel, dans notre pays, ne semble pas assez efficace. Or, sans une action déterminée et volontaire contre le recel et l’économie parallèle, la lutte contre la répression des drogues illicites ne pourra pas être menée de manière efficace.

L’autre dimension est une action de prévention plus conséquente. Il faut, à mon avis, oser parler du danger des drogues au lycée et même au collège. Il faut souligner les risques d’abus et de dépendance et, sans doute, distinguer les produits dans le discours préventif. Je ne crois pas que l’on soit crédible auprès des jeunes quand on parle de la drogue comme si c’était un tout ou sans voir que les modes d’usage, de même que pour l’alcool ou le tabac, peuvent être nocifs, des abus et des formes de dépendance.

Je me demande donc s’il ne serait pas judicieux, dans ce domaine, de mobiliser dans des actions de prévention d’anciens toxicomanes à côté des acteurs de santé, et non pas à leur place, parce qu’ils sont capables, par le témoignage qu’ils apportent de leur expérience, de faire sentir quelque chose que, sinon, on ne comprend que trop tard.

Il est clair que la prévention ne peut avoir d’écho que si une action vigoureuse est entreprise en faveur des jeunes les moins diplômés, parce que, comme je l’ai dit, l’alternative existe entre une insertion par des voies légales et la recherche d’argent par des voies illicites.

Mme la Présidente - Nous vous remercions beaucoup de cet exposé extrêmement riche qui va permettre à M. le Rapporteur de vous poser un certain nombre de questions.

M. Bernard PLASAIT, Rapporteur - Merci de votre exposé, monsieur Lagrange. Je vais vous poser des questions auxquelles vous avez peut-être déjà largement répondu, ce qui nous permettra de mieux comprendre et de mieux cerner le problème.

A travers ce que vous avez dit, dans le vieux débat qui tourne autour du rôle du produit et de la motivation, pour prendre le problème autrement, il serait bon de savoir quelle est la proportion de consommateurs de cannabis qui, après avoir essayé, deviennent des usagers plus ou moins réguliers et la proportion de ceux qui deviennent un jour vraiment dépendants et qui rentrent donc dans la catégorie de la toxicomanie ou que l’on pourrait ranger sous l’appellation de consommations à risques.

Quelle est la proportion de ceux qui fument sans conséquences graves pour leur santé et qui vont, pour une part importante, décrocher entre 25 et 35 ans, et ceux qui vont continuer à être des consommateurs réguliers et qui auront une consommation à risques ? De même, quel est, selon vous, le nombre de fumeurs réguliers et quotidiens de cannabis, mais aussi de consommateurs d’autres drogues, car il est intéressant de le savoir ?

A partir de cette question, selon vous, pour la plus grande partie de ces consommateurs, le rôle du produit est-il important, en supposant qu’ils deviennent consommateurs parce qu’un jour, ils sont mis en contact avec le produit sous la pression des amis ou du mode de vie ? Inversement, le mal-être, c’est-à-dire la motivation et la situation personnelle du consommateur, n’est-il déterminant dans sa consommation à risques que pour cette fraction de consommateurs ?

M. Hugues LAGRANGE - Pour tenter de répondre à votre question, on peut donner les chiffres que l’OFDT a établis en ce qui concerne l’expérimentation, l’usage occasionnel et la dépendance.

En ce qui concerne le cannabis, on compte plus de 7 millions d’expérimentateurs, de l’ordre de 2 millions d’usagers occasionnels et, sans doute, environ 300 ou 400 000 usagers dépendants du cannabis. Cela montre combien l’écart est important entre l’entrée de l’entonnoir et le point où on a vraiment un usage très problématique, de l’ordre de 1 à 20.

Par conséquent, sachant qu’un individu a une fois fait l’expérience du cannabis, on a une information faible sur sa probabilité à devenir un consommateur dépendant. Même quand on sait qu’il a été un utilisateur occasionnel et qu’il en a pris quelques fois par an pendant ses jeunes années et un peu moins ensuite, la probabilité qu’il passe à la dépendance reste encore bien peu expliquée par cette information.

Il y a donc des éléments qu’il faut chercher certainement du côté de la situation sociale, de la biographie, voire de ce que les psychologues appellent "une problématique toxicomane" pour construire, à partir de cette expérience, un usager dépendant, voire un toxicomane, et j’admets volontiers qu’il y a des usagers dépendants du cannabis et des problématiques d’usage de ce produit.

Ce qui me frappe, c’est qu’on arrive déjà à fermer un peu l’entonnoir des causes en prenant en compte certaines caractéristiques biographiques et certaines caractéristiques de situations sociales : les situations de familles dissociées ne sont pas suffisantes (aucun des facteurs n’est suffisant) mais sont des facteurs contributifs ; il en est de même pour les manques de cohésion familiale.

On peut citer aussi des échecs scolaires qui aboutissent à un manque de valorisation de soi à l’école ou le fait de se trouver dans un milieu ou un contexte de vie dans lequel le deal ou l’usage apparaissent banals. Tous ces éléments ferment déjà sensiblement l’éventail des possibles et poussent donc fortement les individus.

Il reste, pour faire un consommateur dépendant, un certain nombre de chemins qui dépendent de problématiques plus personnelles.

M. le Rapporteur - Evidemment, vous avez répondu sur les typologies, mais pouvez-vous nous en dire plus ? Trouve-t-on vraiment les consommateurs réguliers, les consommateurs festifs ou récréatifs et les consommateurs dépendants dans tous les milieux ?

M. Hugues LAGRANGE - Sur le plan de la maîtrise, ce qui m’a frappé dans plusieurs études (j’en ai fait auprès de prostituées toxicomanes et de consommateurs que l’on a rencontrés sur des lieux d’usage d’autres produits que le cannabis, notamment l’héroïne, et aussi dans les lieux dits festifs, comme les lieux de la nuit), c’est que, dans des conditions d’accessibilité des produits identiques ou très semblables, des jeunes qui avaient finalement un capital scolaire et une situation familiale assez cohésive étaient susceptibles de maîtriser des consommations, de continuer à les contrôler et d’échapper à la plongée dans la dépendance, alors que des jeunes qui étaient moins soutenus familialement, qui avaient peu de capital scolaire et, finalement, peu de perspectives auxquelles ils pouvaient se rattacher perdaient beaucoup plus rapidement la maîtrise.

J’ai vu vraiment des jeunes de milieux aisés, y compris dans leur façon d’aborder les choses, expliquer qu’ils avaient envie d’explorer les limites sur le plan psychique, qui le faisaient de façon délibérée et dont la plupart ne sont devenus ni des utilisateurs dépendant du cannabis, ni même des utilisateur d’héroïne ou de cocaïne.

Je suis donc tenté de penser (mais vous me direz que c’est un trait sociologique et que le sociologue aime bien ce genre d’explication) que ce degré de maîtrise cognitive, mais aussi de son horizon temporel, cette façon de se projeter dans le temps, cette ouverture des possibles, cette compréhension de sa place qui est plus ouverte sont autant d’éléments qui favorisent très fortement la maîtrise et font que, malheureusement, là aussi, certains sont plus égaux que d’autres.

M. le Rapporteur - Pensez-vous, compte tenu de tout ce que vous nous avez dit, qu’une libéralisation du cannabis est envisageable dans certaines conditions ou que, d’après la loi qui montre que plus un produit est en circulation, plus il est consommé, ce serait la porte ouverte à la continuation de cette augmentation très importante que l’on constate chaque année ?

M. Hugues LAGRANGE - J’ai été frappé, il y a quelques années, de constater qu’en dépit de la diversité des législations en Europe, les structures de consommation ne correspondent pas ou n’ont pas d’homologie évidente avec ces législations. Si je prends le cas des Pays-Bas, par exemple...

M. le Rapporteur - Je me permets de vous interrompre une seconde, parce que votre prédécesseur ici a répondu à une question comparable qu’il faut penser à la législation mais aussi à la façon dont elle est appliquée.

M. Hugues LAGRANGE - Je suis tout à fait d’accord. Certains pays incriminent l’usage et d’autres ne le font pas. Néanmoins, il y a partout un seuil, qui varie d’un pays à l’autre, en matière de détention de petites quantités de cannabis (je pense que cela varie de 5 à 30 grammes) à partir duquel on procède à une incrimination qui est évidemment liée au motif que ce n’est plus de l’usage mais l’indice d’une activité qui est de l’ordre de la cession. On comprend assez bien que tous les pays cherchent à se protéger et à protéger les jeunes contre la cession, c’est-à-dire la vente de cannabis.

Ce qui me frappe, c’est effectivement la divergence dans la législation et la plus grande convergence dans la mise en oeuvre des législations : en pratique, on emprisonne peu de simples utilisateurs de cannabis. Au fond, si on considère les différences de taux d’utilisation en Europe, on s’aperçoit que, sur le cannabis, elles ne seront pas très fortes mais que, sur les autres drogues, elles sont plus importantes.

Le seul facteur qui soit corrélé à ces différences d’utilisation de façon significative est le suivant : les pays qui sont aujourd’hui parmi les plus consommateurs sont à la fois le Royaume-Uni et les pays du sud de l’Europe, comme l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Ce sont des pays dans lesquels, au cours des vingt dernières années, on a eu soit un affaiblissement, soit une faiblesse plus structurelle du système de protection sociale et de prise en charge. Ce que ce qui me paraît caractéristique, c’est que les pays nordiques, dans lesquels s’étaient développées de façon plus précoce, parmi les jeunes, des consommations de drogues, y compris de drogues dures, ont connu, au cours des années 80 et 90, une progression relativement plus faible.

Le Royaume-Uni est intéressant à ce point de vue. En effet, c’est un pays du nord qui a connu une évolution dans laquelle la protection sociale a vu sa place diminuer dans le produit intérieur brut. C’est sans doute une explication très générale, mais il me semble qu’il y a, aujourd’hui, à travers les usages de drogue chez les jeunes, quelque chose qui est de l’ordre d’une demande de protection.

Mme la Présidente - Merci beaucoup. Le rapporteur n’ayant plus de questions, je vais laisser la parole à M. Barbier, à M. Chabroux et à Mme Demessine, après quoi vous pourrez répondre globalement..

M. Gilbert BARBIER - Vous avez fait une présentation qui me choque un peu. Vous parlez en effet de 7 millions d’expérimentateurs et de 300 000 qui posent problème. L’augmentation des expérimentateurs, qui a pratiquement doublé au cours des dix dernières années, ne produit-elle pas l’augmentation des consommateurs à problème ou a-t-on suffisamment de documents statistiques qui permettraient de dire que ces 300 000 que vous avez cités étaient déjà 300 000 il y a dix ans ? Autrement dit, ces 300 000 n’augmentent-ils pas du fait que 7 millions expérimentent les produits ?

J’en viens à ma deuxième question. Vous avez fait une classification qui, je l’espère, n’est que schématique, entre la consommation festive ou récréative et celle qui serait due à des problèmes personnels, familiaux ou scolaires, mais n’y a-t-il pas des passerelles importantes ? Le phénomène de la poule et de l’oeuf ne joue-t-il pas ? Ces difficultés scolaires, familiales ou professionnelles ne sont-elles pas dues précisément à la consommation de drogues ? A-t-on des données statistiques sur des cursus qui se sont détériorés au cours de la vie scolaire ou de la vie professionnelle, à un moment où ces jeunes ont commencé à consommer ?

Sur le plan sociologique, je pense que c’est important, parce que, d’après votre exposé, il semblerait que ce n’est pas de la faute des jeunes s’ils consomment mais de la faute de la société qui n’a pas su les récupérer, à un moment donné, dans leurs difficultés, qu’elles soient d’ordre familial ou autres.

M. Gilbert CHABROUX - J’ai suivi avec intérêt votre exposé, monsieur Lagrange, qui était très bien construit et très clair, et je partage l’essentiel de ce que vous avez dit en ce qui concerne l’évolution des consommations. Je partage aussi ce que vous avez dit sur l’usage. Vous avez d’ailleurs repris ce que nous a dit M. Alain Ehrenberg, qui a parlé d’un "usage festif, récréatif ou de performance", comme cela a été répété, ou d’un "usage problématique", et vous avez bien fait la différence.

Cela dit, M. Alain Ehrenberg n’a pas établi de frontière entre les drogues illicites, qui font l’objet de cette commissiond’enquête, et les drogues licites. Il a même élargi encore plus en nous parlant de l’anorexie, qui cause autant de morts que l’héroïne. Partagez-vous ce point de vue ? Vous avez parlé de l’héroïne, de la cocaïne et du cannabis, mais vous n’avez rien dit sur l’alcool ou sur le tabac ni sur les drogues de synthèse.

Y a-t-il des limites ou non ? N’y a-t-il pas des problèmes de polyconsommation ? Je voudrais savoir comment vous voyez les choses par rapport à l’ensemble des drogues.

J’aurais aussi voulu avoir quelques précisions sur la dimension psychiatrique. Lors de nos visites, j’ai constaté qu’il y avait un accompagnement psychiatrique important et j’ai été frappé par le nombre de maladies et de troubles psychopathologiques qui préexistent et que la toxicomanie ne fait que révéler. Pouvez-vous aussi donner votre point de vue sur cette relation entre la toxicomanie et certaines maladies psychiatriques ?

Mme Michelle DEMESSINE - L’essentiel de votre propos a pour but d’attirer notre attention sur le fait que le volume des 400 000 personnes dépendantes du cannabis (même si ce n’est pas tout à fait la même dépendance que les opiacés, je suis d’accord avec vous pour dire que c’est une autre forme de dépendance) touche plus fortement les populations en détresse sociale, voire familiale (les choses vont souvent de pair) et que cela accompagne les phénomènes de déstructuration sociale.

Vous avez parlé en même temps d’une crise de la représentation masculine. Alors que cette crise est aujourd’hui un vrai sujet sur lequel il faudra bien se pencher, est-elle plus prégnante dans ces zones ou est-ce un phénomène qui toucherait toutes les populations ?

Par ailleurs, vous avez évoqué le problème du recel, ce qui est une très bonne chose. J’y ai souvent pensé pour ma part, car je pense que le recel, dans ces conditions, est quelquefois plutôt assimilé aux bonnes affaires qu’à une infraction pour les personnes qui rachètent des produits.

Avez-vous une idée de ce qu’il faudrait faire, en dehors de la répression pure et simple ? La loi prévoit des sanctions, évidemment, mais s’il fallait commencer à l’appliquer, je pense que ce serait un voeu pieux parce que cela demanderait des moyens extrêmement importants. Y a-t-il d’autres manières d’attirer l’attention de nos concitoyens sur le recel ?

Mme la Présidente - Monsieur Lagrange, je vous redonne très volontiers la parole pour cette série de questions et d’interrogations.

M. Hugues LAGRANGE - Je ne serai pas capable de répondre à toutes les questions. Je vais essayer néanmoins d’apporter des éclaircissements sur certains points.

Tout d’abord, j’ai centré mon exposé, peut-être à tort, sur les drogues illicites parce que je croyais que c’était l’objet central.

Mme la Présidente - C’est tout à fait cela. La commission d’enquête porte bien sur les produits illicites, mais il n’empêche que nous pouvons aborder ces points.

M. Gilbert CHABROUX - On peut élargir.

M. Hugues LAGRANGE - Je dirai un mot de leur contexte.

Pour moi, dans les drogues illicites, on a le cannabis qui fait masse, bien sûr (on estime qu’à 18 ans, 60 % des garçons l’ont expérimenté et il y a une grande banalisation), mais ma préoccupation personnelle, à travers les contacts que j’ai eus avec des jeunes non consommateurs mais aussi avec des jeunes consommateurs, est plutôt du côté des stimulants et de la cocaïne.

Je suis de ceux qui, pour avoir observé ce qui s’est passé aux Etats-Unis avec ce qu’on a appelé la guerre du crack, considèrent qu’il y a eu là un phénomène d’une extrême gravité et qu’on ne comprend pas la montée de l’homicidité aux Etats-Unis, qui est passée chez les jeunes noirs (c’est-à-dire chez les jeunes habitants des centres-villes déshérités des grandes villes américaines) de 125 pour 100 000 à 330 pour 100 000 entre 1985 et 1992, sans voir l’effet spécifique du crack, une drogue très accrocheuse. J’ai vu aussi de véritables descentes en enfer chez les prostituées toxicomanes utilisatrices du crack.

On a annoncé dix ou vingt fois en France que le crack allait y déferler, du moins à partir de 1995, mais je constate que ce n’est pas le cas. Je n’en connais pas toutes les raisons, mais nous ne pouvons que nous en féliciter, parce que c’est vraiment une chose qui aurait des conséquences extrêmement graves.

En ce qui concerne les stimulants, on peut parler à la fois de la cocaïne et de tout ce qui tourne autour de l’ecstasy et des amphétamines. Je suis préoccupé par cette évolution.

Vous avez peut-être lu des choses terribles à propos de la Thaïlande et des utilisations de métamphétamines, qui semblent encore peu répandues dans notre pays. Vous avez peut-être aussi entendu, à propos des Etats-Unis, que, récemment, alors que les usages de drogues y sont plutôt stabilisés à un niveau, en ce qui concerne la cocaïne, qui est de quatre ou cinq fois le nôtre, voire plus, on assiste à un développement, particulièrement dans les zones rurales, des métamphétamines, ce qui a eu des conséquences globales sur la remontée de la délinquance.

Je tiens donc à dire combien je pense qu’il est important de se préoccuper de produits dont les dynamiques se sont révélées graves, en particulier les stimulants. Je ne dis pas cela en pensant que le cannabis n’est pas un problème, mais ne confondons pas sa diffusion avec l’importance du problème social qu’il constitue, sans vouloir la méconnaître, évidemment.

Vous avez raison de dire que je fais des classifications schématiques parce qu’il faut aller vite. Je suis adepte des analyses les plus fines possible, mais il faut bien, à un moment, résumer ses conclusions. Cependant, monsieur Barbier, je suis convaincu -et j’ai vu beaucoup d’analyses dans ce sens- que jamais, dans aucune analyse multivariée, l’utilisation de drogue est intervenue comme un facteur significatif pour expliquer l’échec scolaire. J’ai vu des kilos d’analyses sur l’échec scolaire et jamais on peut dire que l’utilisation de drogue a été prise en compte en tant que variable importante.

En outre, quand on examine la dynamique de l’échec scolaire (j’ai travaillé sur ce point), on s’aperçoit que, malheureusement, il commence beaucoup plus tôt que toutes les consommations de drogue, notamment par des difficultés et des redoublements qui se situent la plupart du temps en primaire.

Par conséquent, ni l’étiologie, ni l’analyse en coupe des données sur l’échec scolaire ne justifient l’idée que les usages de drogue serait un facteur important.

En ce qui concerne la frontière entre drogues licites et illicites, tabac et alcool, je ne suis pas un spécialiste du tabac et de l’alcool, mais j’ai observé, parce que je travaille depuis longtemps avec ce qu’était le Centre français d’éducation pour la santé et ce qui est maintenant l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES), que les consommations de tabac, qui avaient diminué jusqu’à la loi Evin (il ne s’agit pas d’y trouver là une corrélation mais une coïncidence) sont aujourd’hui stabilisées, voire remontent un peu, mais que le progrès a donc cessé de ce point de vue et que le tabagisme est préoccupant parmi les jeunes.

Quant à l’alcool, sans avoir d’envolée, il est préoccupant de constater, d’une part, l’accroissement de la consommation des filles et, d’autre part et surtout, un changement de la figure des consommations problématiques. On n’a plus une consommation d’alcool festive à l’occasion de réunions mais des consommations d’alcool de fin de semaine ou exceptionnelles qui se font en dehors de toute sociabilité et qui concernent des jeunes qui consomment parfois le matin. Quand on voit un jeune qui consomme de l’alcool le matin, on est sûr d’avoir là une situation grave, même si le produit est, pour nous, relativement banal.

Ce sont ces situations qui me paraissent problématiques.

Quant à l’aspect des troubles psychopathologiques qui préexisteraient, je serai largement d’accord avec vous. Vous avez certainement entendu des gens infiniment plus compétents que moi sur ce plan, mais je peux relever un point : ayant examiné les enquêtes régulières menées par l’Inserm sur la nosographie des prises en charge dans le secteur psychiatrique, je n’ai pas observé une dynamique d’explosion ; j’ai remarqué qu’elles étaient relativement stables. Je ne sais pas bien pourquoi ; c’est plutôt à la frontière de ma compétence.

En tout cas, il est très clair qu’en matière d’usage de drogues illicites, on a assisté à un accroissement considérable et indiscutable dans les années 90, vérifié tant dans les interpellations policières que dans les enquêtes alors qu’on n’a pas constaté un mouvement aussi important, sous réserve de me tromper, en ce qui concerne les prises en charge psychiatriques.

Par conséquent, si le noyau des consommations graves correspond bien à des situations pathologiques sur un plan psychiatrique, il semble qu’il y ait, autour de ce noyau, une expansion de consommation qui ne relève pas exclusivement de ces aspects, mais, encore une fois, je ne peux répondre qu’avec prudence étant donné ma relative incompétence sur ce point.

Quant à la question de la crise de la masculinité, c’est un sujet sur lequel j’ai eu plus le loisir de réfléchir. Je suis convaincu que cette crise est plus prégnante parmi les jeunes qui habitent les quartiers d’habitat social. Pour des raisons qui ne sont pas métaphysiques mais très précises et finalement pragmatiques, ces jeunes des quartiers d’habitat social sont plus souvent en échec scolaire ou en difficulté scolaire, la différence entre les garçons et les filles étant particulièrement marquée. On a donc des situations dans lesquelles cette construction de soi est difficile.

Elle est rendue encore plus difficile par le facteur suivant : dans notre société qui s’oriente autour de la connaissance, alors qu’autrefois, un garçon sans bagage scolaire avait accès à une quantité d’activités dans lesquelles il retrouvait une identité, un salaire, un revenu et la possibilité d’avoir des relations normales avec les filles, s’il se trouve aujourd’hui en l’absence de diplômes, de valorisation scolaire et de perspective d’emploi (sachant que, pour une part, c’est son échec, et que je ne cherche à exonérer personne ni à réduire l’échec scolaire à une détermination sociale absolue, mais qu’il est plus fréquent dans certains milieux que dans d’autres), ce garçon qui se trouve démuni à la fois de diplôme et de ressources est dans une situation dans laquelle les métiers classiques manuels étant moins accessibles, il connaît un vrai déficit de gratification et un problème de construction de l’estime de soi qui, malheureusement, dans les dix dernières années, est passé à la fois par de la violence à l’égard des filles et par des consommations problématiques de drogue.

J’en suis convaincu, et les analyses montrent bien qu’alors que les consommations de drogue traversent l’ensemble des couches de notre société, les consommations problématiques sont plus concentrées dans les quartiers d’habitat social.

Enfin, il reste la question sur le recel. Que faut-il faire ? Beaucoup de spécialistes pourraient dire des choses plus précises que moi sur ce point, mais je pense que le travail des brigades financières devrait et pourrait être plus important. Il faut un travail spécialisé de police, non pas un travail de police de sécurité publique, mais un travail d’investigation plus spécialisé. C’est certainement la chose la plus importante.

Quant au dispositif législatif, autant que je m’en souvienne, les dispositions existent.

A mon sens, il faudrait par ailleurs mener un travail de prévention sur le recel. En effet, des choses très élémentaires comme le fait, pour un gamin, de rapporter un blouson ou un objet qu’il n’a manifestement pas pu acheter avec l’argent qu’on lui a donné, sont prises comme une banalité. Je pense qu’à cet égard, il faudrait effectuer un travail d’éducation dans les familles. Dans la banlieue de Nantes, j’ai vu des actions qui ont été menées sur ce point et qui, semble-t-il, ont été fructueuses.

Mme la Présidente - Il nous reste à vous remercier. Au nom de la commission, je vous transmets ces remerciements. Cela enrichit nos débats et nous permet de continuer à travailler. Merci et bon retour.


Source : Sénat français