La présidente rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment à M. Bot.

Mme Nelly OLIN, Présidente - Monsieur le Procureur, nous allons vous laisser faire votre exposé comme vous l’entendez, sur une durée d’environ dix à douze minutes, comme il vous sied, après quoi M. le Rapporteur vous posera un certain nombre de questions qui donneront lieu à un premier échange. Ensuite, nous procéderons au questionnement des sénateurs membres de cette commission.

Monsieur le Procureur, je vous donne très volontiers la parole.

M. Yves BOT - Merci, madame la Présidente.

En matière de drogues illicites, je ferai d’emblée une remarque vraiment banale que vous avez dû entendre à plusieurs reprises : la première chose que l’on doit dire, c’est que le phénomène d’usage, et donc de trafic qui entoure ce phénomène, ne fait que croître d’une façon particulièrement inquiétante.

Cela entraîne évidemment des conséquences dommageables à l’échelle mondiale, puisque cela génère un argent illicite qui finit par gangrener l’économie ; il suffit de se reporter aux travaux du GAFI et des autres institutions internationales qui ont, depuis longtemps, tiré la sonnette d’alarme dans ce domaine.

Ensuite, si on passe au niveau national et même au niveau individuel, on constate que cela entraîne incontestablement, chez ceux qui utilisent ces drogues, une inadaptation au sein de la société qui engendre des dysfonctionnements de leur comportement et qui les amène soit à une marginalisation, ce qui serait, si on peut dire, l’hypothèse la plus basse, soit à l’accomplissement d’actes de délinquance ou de criminalité pour se procurer les ressources nécessaires à leur approvisionnement.

Au niveau local et sur le plan d’un quartier, pour ceux qui trafiquent sur des drogues que l’on qualifie en général de "douces", c’est-à-dire les moins nocives de toutes, comme le cannabis, le trafic sur le cannabis peut, dans un quartier d’une ville de la région parisienne, générer en quelques mois des profits qui se calculent en centaine de milliers d’euros.

L’une des dernières affaires qui illustre particulièrement cet état de chose a été relatée dans la presse il y a quelques semaines : il s’agit de l’interpellation d’un deal sur une cité de la ville de Colombes. Cette intervention policière et judiciaire a permis de mettre en lumière le fait que les responsables de ce deal étaient titulaires de sommes extrêmement importantes, de l’ordre de celles que j’ai indiquées, et propriétaires de biens immobiliers relativement conséquents, sachant que le plus fortuné d’entre eux avait un âge qui ne devait pas dépasser, si ma mémoire est bonne, les 25 ans.

Pour ceux qui utilisent ce type de drogue, il faut noter la déstabilisation que cela entraîne et, pour ceux qui les approvisionnent, les profits que cela induit. Du même coup, cela constitue un exemple déplorable pour les jeunes qui les voient, puisque c’est l’absence de travail ou l’absence d’insertion et, au contraire, le trafic et la vie en marge de la société qui sont générateurs d’un niveau de vie enviable.

Encore une fois, au risque de me répéter et de vous lasser, je dirai que la remarque la plus importante est celle qui consiste à mettre l’accent sur l’importance du phénomène, sa gravité et ses effets déstabilisants en cascade.

L’autre caractéristique de ce phénomène, c’est qu’il accentue la fracture sociale. A cet égard, l’exemple de Colombes (vous voyez que je ne vais pas chercher des exemples dans les trafics internationaux, mais simplement locaux) est tout à fait éclairant. Je me permets d’en parler parce que, comme vous le savez, j’étais en poste à Nanterre avant de prendre mes fonctions et que j’avais initié cette affaire de Colombes en juin 2002 avant de partir. Je ne donne pas cette précision pour me parer d’un mérite qui n’est plus le mien, mais pour montrer que, sur une cité, un immeuble et même une cage d’escalier d’une cité, il a fallu une enquête qui s’est déroulée de juin 2002 à février 2003 pour arriver à sortir une procédure judiciairement exploitable.

On comprend ainsi combien ces trafics sont enkystés dans un urbanisme qui devient, pour les trafiquants, une véritable forteresse, que les forces de police et de gendarmerie ont toutes les peines du monde à investir.

Au sein de ces forteresses, dans ces cités et autour de ces cages d’escalier, il y a des appartements dans lesquels vivent des personnes de condition modeste qui sont souvent les otages de ce trafic. Dans ces cités (le phénomène existe bien sûr ailleurs qu’à Colombes), on assiste à des comportements qui consistent, pour ceux qui sont là et qui dealent aux alentours, à s’inviter chez les gens : on entre chez le couple de retraités qui vit là et on s’inquiète de savoir ce qu’il y a à manger pour le soir, c’est-à-dire que l’on vit sur l’habitant. Il y a là une sorte nouvelle et, jusqu’alors, assez peu connue de racket, qui fait naître à l’évidence le sentiment d’insécurité et, ce qui est pire, le sentiment de spoliation.

Il m’arrive de m’inviter à l’improviste dans les réunions de quartier des cités au cours desquelles les habitants disent que la seule chose qu’ils ont pu économiser au cours de leur vie de travail, c’est le remboursement de leur appartement et ils ajoutent : "Avec ce qui se passe aujourd’hui, notre vie est intenable et nous ne pouvons pas partir car notre appartement est invendable. Nous avons donc tout perdu". C’est évidemment une chose qu’il est extrêmement dur d’entendre. Si on a affaire là à des gens assez résignés, on ne peut s’empêcher de penser, tout d’abord, que ce n’est pas une solution et, surtout, que, pour leurs enfants, c’est un exemple d’incapacité de l’Etat à assurer la sécurité et donc l’égalité des personnes devant les dangers qui peuvent les menacer. On se demande ainsi quel exemple cela peut représenter pour leurs enfants et, par ricochet, quel respect ils peuvent avoir pour un Etat qui n’est pas capable de leur assurer le minimum de justice et de sécurité.

C’est donc un vrai problème qui, à mon avis, doit dépasser assez largement ce que je me permets d’appeler les querelles de doctrine qui entourent le point de savoir si, finalement, c’est telle drogue qui est plus déstabilisante que l’autre ou telle autre qui l’est moins que la première.

Finalement, dans l’usager qui va permettre au trafiquant de faire sa fortune, il y a très souvent, au départ, un problème d’insertion et d’adaptation, un déséquilibre ou une souffrance personnelle et donc un état de faiblesse qui est utilisé par le trafiquant. Il y a là un abus de la faiblesse et c’est aussi une méthode de lâcheté de la part du trafiquant vis-à-vis de quelqu’un qui est faible et qui est une proie facile.

Pour terminer mon exposé afin de laisser du temps aux questions, je voudrais prendre un exemple à partir du cannabis. Personnellement, je dois dire que, si quelqu’un fume un joint de temps en temps, je ne vais pas forcément sortir mon code pénal pour cela. Ce n’est pas le problème.

En revanche, ce qui m’intéresse, ce sont les mineurs. Dans les Hauts-de-Seine (et je compte bien continuer sur Paris), nous avions mis au point, avec la DDASS, un système qui, en gros, reposait sur les principes suivants : tout mineur faisant usage de stupéfiants faisait l’objet d’une injonction thérapeutique, avec, bien entendu, toute la souplesse que l’âge demandait, le but de cette procédure de l’injonction thérapeutique étant de mettre en présence de psychologues des jeunes qui étaient en souffrance.

Il est extrêmement intéressant de constater qu’au bout d’un certain nombre d’années de fonctionnement de ce système, ces équipes sont arrivées à la conclusion que, parmi ces jeunes, environ un tiers utilisaient le cannabis comme une espèce d’auto-médication qui les apaisait face à leurs angoisses personnelles et qu’une autre part beaucoup plus importante (50 %) était clairement dans une démarche que les médecins qualifient d’addictive, c’est-à-dire dans un état de dépendance. Je n’ai plus exactement les chiffres en tête, mais je ne dois pas être loin de la vérité en disant que, dans ces 50 %, il y en avait à peu près un tiers chez lesquels cela s’accompagnait d’une déscolarisation totale.

Lorsque les contacts pouvaient être fructueux entre l’équipe et le jeune, on débouchait évidemment tout de suite sur un problème qui concernait toute la famille. C’est pourquoi les actions qui étaient entreprises incluaient les parents afin d’essayer de voir quel était le problème : si c’était un problème de chômage, auquel cas les services les orientaient vers les structures susceptibles d’apporter l’aide dans ce domaine, ou si c’étaient des problèmes de tension intrafamiliale, auquel cas les éducateurs étaient sollicités pour essayer d’apaiser ou de diminuer ces tensions.

Autrement dit, on débouchait, à partir d’une procédure qui avait au départ un caractère répressif, sur une démarche d’assistance éducative et donc de prévention. Les chiffres que j’ai donnés démontrent que cette démarche de prévention était tout à fait nécessaire et qu’elle n’était possible que parce que, au départ, l’usage du cannabis est, en principe, prohibé par la loi. En effet, c’est parce qu’il est prohibé par la loi que je suis légitime à faire faire des contrôles et, ensuite, à proposer une démarche d’injonction thérapeutique. Le jour où l’usage du cannabis ne serait plus prohibé par la loi, je ferais une voie de fait en procédant ainsi et je ne pourrais donc plus faire cette prévention.

Devant la réalité des choses, il faut être pragmatique et aussi savoir faire confiance aux magistrats, en ayant bien à l’esprit que nous ne sommes pas tous, loin s’en faut, dessinés sur le modèle de Marcel Aymé et que nous essayons de faire une application égale, mais aussi distributive, en fonction de la spécificité des cas, des possibilités que nous donne la loi.

Je m’arrête là et je suis évidemment à votre disposition pour toute question qu’il vous plaira de me poser.

Mme la Présidente - Monsieur le Procureur, nous vous remercions de votre présentation, qui évoque des points surlesquels nous n’avions pas été encore interpellés, mais qui posent des problèmes de conscience de société. Vous avez fait référence à des gens qui ont acquis des biens dans des conditions extrêmement difficiles, de par leur labeur, et qui sont contraints quelque part de se taire, d’être résignés et de savoir que les sacrifices qu’ils ont faits pour acquérir ces biens sont mis à mal parce que l’environnement fait que c’est ainsi et qu’ils n’ont que le droit de se taire.

J’ai été particulièrement intéressée par vos propos, d’autant plus que je suis le maire d’une ville dite sensible, commecertains de mes collègues ici, et que nous voyons bien souvent ce genre de situation face auxquelles nous ne baissons pas les bras, car nous n’avons pas le droit de le faire, mais qui nous interpellent quant à la façon dont on doit appréhender les événements. Voilà ce que je tenais à vous dire.

Monsieur le Rapporteur, c’est très volontiers que je vous donne la parole.

M. Bernard PLASAIT, Rapporteur - Monsieur le Procureur, merci de vos premières informations très intéressantes. Ce n’est pas la première fois, en effet, qu’on nous dit — cela nous a été dit déjà par un magistrat — que la possibilité d’interpeller, c’est la possibilité de donner des informations qui n’ont pas été données auparavant.

J’ai évidemment un certain nombre de questions auxquelles vous pourrez peut-être répondre par écrit par la suite, parce qu’elles portent sur des statistiques : nous aimerions savoir par exemple quelle est la part des infractions à la législation sur les stupéfiants dans la délinquance totale, quelle est son évolution ou quelles sont les conséquences — vous les avez évoquées — du développement de la toxicomanie sur la délinquance.

Il importe surtout de comprendre le bilan de l’application de la circulaire du 17 juin 1999 qui prévoyait que l’emprisonnement ferme à l’égard d’un simple usager, auquel on ne peut pas reprocher de délits connexes, ne soit utilisée qu’en ultime recours. Quelle est, à cet égard, la politique que vous menez à Paris ?

M. Yves BOT - Quand on est en présence d’un usager simple, on peut dire qu’il n’y a pas besoin de circulaires pour nous dire que l’incarcération n’est pas adaptée : c’est clair.

Néanmoins, on fait comparaître certaines personnes pour usage à l’égard desquelles le parquet demande de l’emprisonnement ferme. Dans ce cas, ce sont des trafiquants que l’on "rattrape" de cette façon. C’est d’ailleurs une pratique résiduelle, car il existe une disposition dans le code pénal qui permet maintenant de sanctionner l’aide à la consommation. C’est donc préférentiellement la manière de rattraper le trafiquant dont on n’a pas pu prouver la culpabilité.

J’ai donné tout à l’heure un exemple de la difficulté de ces enquêtes pour prouver le trafic, parce qu’évidemment, on n’a aucun témoignage : la conformation des lieux est telle que, souvent, un policier, même en civil, est repéré à trois kilomètres ! C’est souvent la quadrature du cercle pour faire la preuve judiciaire du trafic.

La politique pénale que l’on suit dans ce cas est légitimée et sous-tendue par la volonté de mettre en échec l’argument utilisé par le trafiquant sur lequel on trouve une certaine dose et qui dit qu’il s’agit de sa consommation personnelle.

M. le Rapporteur - Je précise la question, parce que, bien entendu, c’est celle-là qui est la plus intéressante : quel est le seuil et à partir de quelle quantité portée par l’interpellé considère-t-on qu’il n’est plus un simple usager mais un trafiquant ?

M. Yves BOT - Si une personne porte sur lui une quantité qui est manifestement incompatible avec une consommation personnelle journalière, il y a déjà un élément objectif. Quand certaines personnes tentent de faire croire que les doses d’héroïne qu’elles portent sur elles correspondent à une consommation personnelle alors que la dose est létale, c’est manifestement faux.

Dans le cas que j’indique, le choix de la poursuite ne se fait pas tant à partir du poids ou de la quantité de la dose qu’à partir des renseignements fournis par la police sur l’intéressé. S’il s’agit d’une personne qui est connue pour faire du trafic et dont on n’arrive pas, pour les raisons que j’ai indiquées, à caractériser le trafic, le jour où on la prend avec une dose importante sur elle, on a réussi.

C’est plus la connaissance que l’on a des personnes qui sont sur un site de trafic que la quantité en elle-même qui sert de discriminant, et cela suppose, bien sûr, que l’on soit en liaison avec la police et que les magistrats du parquet connaissent les secteurs sur lesquels ils sont positionnés.

M. le Rapporteur - Vous évoquiez tout à l’heure l’importance du cannabis dans certaines cités. On s’aperçoit que ce trafic local de cannabis prend parfois une ampleur considérable et qu’il est le fait de jeunes gens de plus en plus aguerris qui, sans être de grands professionnels, sont de plus en plus souvent adossés à la grande criminalité. Y a-t-il une évolution de ce type ? Peut-on parler de grand banditisme pour ces trafics très importants dans les quartiers sensibles et y a-t-il une politique nouvelle particulièrement adaptée à cela ?

M. Yves BOT - Dans un certain nombre de cas, les trafiquants sont eux-mêmes le grand banditisme. On constate que les circuits d’approvisionnement en matière de cannabis, pour l’expérience personnelle que j’en ai, sont effectués par des groupes relativement restreints d’hommes jeunes qui n’hésitent pas à utiliser la violence d’emblée. Rien que la manière dont le trafic se fait est frappante.

Par exemple, le système consiste à voler ou à louer une voiture de cylindrée extrêmement puissante, une Ferrari, une Porsche ou une Audi (Audi était à un moment la marque qui tenait la cote parce que son système de suspension permettait de charger très lourdement la voiture sans que cela se voit : on passait les contrôles sans un signe apparent d’anomalie ; il est vrai que lorsqu’on transporte plusieurs centaines de kilos, il faut évidemment avoir une voiture avec une suspension qui s’y prête), à quitter la région parisienne et à descendre en Espagne à 250 ou 300 km/h sur l’autoroute, c’est-à-dire à une vitesse telle qu’on sait bien qu’on va se faire repérer mais que les forces de police et de gendarmerie n’oseront pas faire d’interpellation. Cette façon de faire est en elle-même une violence potentielle. Ces trafiquants se disent : "ils n’oseront pas ; ils n’auront pas le culot de nous interpeller".

Ensuite, ils quittent l’autoroute par un péage en empruntant soit la bretelle précédente, soit l’antépénultième (ils en changent régulièrement), afin d’être sûrs de ne pas se faire attraper par une habitude trop marquée, et ils font la même chose au retour.

Ils sont évidemment armés et ils utilisent même quelquefois les méthodes de protection de la police elle-même, c’est-à-dire que la voiture qui transporte la substance est couverte par une suiveuse.

On n’est plus du tout dans l’optique de la bande structurée façon "caïds marseillais". Il s’agit de bandes extrêmement mobiles qui peuvent changer de composition d’une semaine à l’autre, même s’il reste éventuellement un petit noyau : un jour, X est avec Y et Z, et, le lendemain, Z est avec B et C, d’où un organigramme très difficile à faire. C’est une technique d’enquête extrêmement complexe.

Sur l’adaptation des moyens et des techniques d’enquête, l’arsenal législatif, à l’heure actuelle, compte tenu des dernières réformes ou de celles qui sont en gestation, me paraît adapté, à quelques aménagements près. Le problème, c’est qu’il faut investir pendant longtemps beaucoup de forces de police, de gendarmerie ou des douanes et que lorsqu’on se heurte à un problème global qui relève évidemment de l’effectif général et théorique de ce que doit être la police, la gendarmerie ou les douanes dans ce domaine, il arrive forcément un moment où on atteint un plafond.

M. le Rapporteur - Si je vous ai bien compris, contrairement, à ce que je vous disais en posant ma question, ce sont les jeunes eux-mêmes qui sont des grands professionnels et qui constituent une nouvelle forme de grand banditisme ?

M. Yves BOT - Bien sûr. Le phénomène est le même dans un autre domaine qui est celui des attaques des convoyeurs de fonds. Pour revenir sur l’évasion qui a eu lieu récemment dans l’établissement pénitentiaire que vous connaissez, je vous rappelle que le nommé Ferrara, qui s’est évadé, a 27 ou 29 ans. On a un commando de quatre lascars qui tirent à la roquette, comme au ball-trap, sur les miradors !

M. le Rapporteur - Monsieur le Procureur, nous avez tout à l’heure évoqué le délit de facilitation d’usage et je voulais donc vous interroger sur la bonne exploitation qui est faite de l’arsenal judiciaire, de la boîte à outils. Cette exploitation est-elle bonne ? Nous avons un certain nombre de possibilités que donne la loi : la loi du 17 janvier 1986, qui permet en particulier la comparution immédiate des usagers revendeurs, la loi de 1996, qui réprime le proxénétisme de la drogue, et l’article L 630 de la loi de 1970, qui réprime l’incitation à usage. Or ce sont souvent des délits avérés qui ne sont pas poursuivis. Je pense en particulier, en ce qui concerne l’incitation à usage, à ce qu’on peut lire parfois dans des journaux ou voir à la télévision. Ce sont manifestement des incitations à usage, notamment de cannabis. Quel bilan pouvez-vous faire de l’exploitation ou de la non-exploitation de ces ressources judiciaires ?

M. Yves BOT - L’incitation à usage est effectivement une infraction très peu utilisée. Le témoignage des services d’enquête serait à mon avis important sur ces points parce que le problème, c’est qu’une technique ne peut être utilisée que si on a, en fin de compte, une chance de résultat judiciaire raisonnable. Il faut que l’enquête soit faite dans l’optique d’un débouché.

Or il est plus facile, et donc plus efficace et plus pragmatique, de se tourner vers la facilitation de l’usage à autrui plutôt que vers l’incitation, qui est une chose beaucoup plus difficile à établir.

Si, en constatant beaucoup de ces faits quand on se promène dans certains quartiers, on estime qu’il n’y a pas beaucoup de poursuites, je suis d’accord avec vous sur ce constat, mais je vous ai déjà fourni un certain nombre d’explications. En revanche, quand les infractions sont caractérisées et de nature à permettre efficacement les poursuites, je ne pense pas qu’il y ait là un taux de classement très fort. Au contraire, la politique pénale sous ma responsabilité consiste quasiment toujours, dans ce cas, à un classement zéro et à un déférement.

Si vous me le permettez, je vais évoquer un autre domaine qui y est lié. Il faut savoir aussi que, lorsqu’on étudie, les unes à la suite des autres, les différentes formes de délinquance grave de notre pays, on se dit que chacune doit avoir un classement zéro et un déférement systématique, à quelques exceptions marginales près. Pour autant, lorsqu’on est dans la salle de permanence, la "salle de commande" d’un parquet, une chose entre en ligne de compte : la capacité — et je parle sous l’angle matériel des choses — d’une juridiction pour évacuer les affaires dont elle peut être saisie chaque jour.

Une juridiction atteint à partir d’un certain nombre d’affaires sa capacité maximale de jugement par 24 heures pour un certain nombre de raisons. Je ne vais pas vous faire un couplet sur le manque de bras et autres difficultés. Je considère d’ailleurs que, ne serait-ce que pour des questions de cohérence et de jurisprudence, on ne peut pas non plus augmenter continuellement le nombre de magistrats, mais c’est un autre problème.

Cela vient aussi du fait que les procédures se compliquent de plus en plus et que, dans le même temps, comme on souhaite aussi, ce qui est légitime, apporter le maximum de garanties et limiter le nombre des décisions qui vont aboutir à une incarcération immédiate, cette complication de la procédure retarde le cours de celle-ci. Il arrive une heure à partir de laquelle on peut être obligé de dire : "on jugera demain, mais si ces la même chose, il faudra faire des choix.

Ce que je vous dis vous choque peut-être, mais vous avez droit à la vérité et je vous la donne : je ne parle pas la langue de bois. Cela se passe dans tous les tribunaux et tous les parquets de France et de Navarre. D’où la difficulté et la signification de ce qu’est une politique pénale, qui consiste justement à faire des choix.

Je saisi cette occasion pour dire qu’à mon avis, il est justement utile, comme les choses sont en route à l’heure actuelle, d’avoir des procédures rapides d’évacuation par une voie qui ne soit pas aussi solennelle que la comparution en justice, comme le "plaider coupable", par exemple, pour pouvoir évacuer et ne pas laisser sans réponse des faits qui sont des infractions importantes et choquantes pour la loi, pour lesquels les victimes ont droit à la réparation et les auteurs doivent avoir une sanction, tout en réservant le système judiciaire lourd aux infractions, qui sont elles-mêmes les plus lourdes que l’on rencontre dans le traitement quotidien.

M. le Rapporteur - Je comprends parfaitement votre réponse sur l’incitation à usage. Ce qui est regrettable, c’est que, lorsque des incitations sont fortes, même si elles sont insidieuses et difficiles à caractériser, tout le monde les comprenne comme une participation à la banalisation de l’usage du cannabis.

Je reviens sur un autre point que vous avez évoqué : les signes extérieurs de richesse, pour le dire simplement. Vous en avez donné un bon exemple dans l’affaire de Colombes, mais ne trouvez-vous pas que cela n’est pas suffisamment utilisé ou que l’utilisation qui en est faite est récente et qu’on pèche un peu par là ?

M. Yves BOT - A l’heure actuelle, dans un très grand nombre de cas, ce n’est déjà plus le bon critère, parce que, désormais, ils se méfient. On en a trop parlé et, les quelques fois où cette idée a été utilisée, la leçon a été assimilée. Ils sont très réactifs et nous essayons de l’être autant qu’eux, mais nous avons parfois du mal... (Rires.) Comme toujours, c’est la lutte de l’arme et de la cuirasse.

Dans l’exemple de Colombes que je donne, les renseignements que je vous fournis viennent d’un travail qui a été fait par les services fiscaux ou par les douanes, en perçant à jour des comptes en banque qui ne leur appartenaient pas en propre. Faire le beau dans la cité avec le 4 x 4 flambant neuf, c’est à peu près fini. On arrive maintenant dans une bagnole un peu déglinguée afin de ne pas se faire repérer, justement. Ils apprennent vite !

M. le Rapporteur - Quelles sont les évolutions dans la législation que vous appelleriez éventuellement de vos voeux en faisant le bilan, depuis 1970, de l’application des différentes dispositions ?

M. Yves BOT - Sur les dispositions répressives concernant le trafic, l’arsenal est au point. Il est peut-être même parfois un peu surdimensionné pour une véritable efficacité. Je pense aux infractions criminelles, c’est-à-dire au trafic international. Sur le plan des principes, il est tout à fait normal que cela relève de la cour d’assise. En revanche, les difficultés que nous connaissons pour effectuer des enquêtes au niveau international font que ce sont des procédures qui durent et qui traînent, ce qui entraîne des détentions qui ne peuvent pas être repoussées jusqu’au jour du jugement.

Il arrive un moment où on casse arbitrairement le fil, sans même tenter la remontée au-delà des frontières, parce qu’on veut faire juger détenues les personnes que l’on a arrêtées. Là aussi, il y a des conditions de pragmatisme qui sont celles de la mise en oeuvre d’une politique pénale. Cela peut expliquer les raisons pour lesquelles les condamnations pour faits criminels de trafic sont relativement peu importantes.

M. le Rapporteur - Je poserai une dernière question, si vous me le permettez, monsieur le Procureur. J’aimerais savoir quelle appréciation vous portez sur la coordination des différents services de police, de gendarmerie et de douane sur Paris et la région.

M. Yves BOT - En matière de stupéfiants, elle me paraît bonne, tout d’abord parce que, dans ce domaine, l’habitude de concertation et de coordination est ancienne, et, ensuite, parce qu’il y a vraiment tellement de matière pour tout le monde qu’il n’y a pas de risque de voir un service se disputer avec un autre pour prendre une saisine. Je ne veux pas dire que c’est la seule raison et je ne veux pas être réducteur pour les services de police et de gendarmerie, mais c’est vraiment un domaine dans lequel, à l’heure actuelle, il n’y a vraiment pas de risque de guerre des polices : il y en a vraiment pour tout le monde.

Mme la Présidente - Merci, monsieur le Rapporteur et monsieur le Procureur. Je vais donner successivement la parole à M. du Luart, M. Muzeau et M. Lanier.

M. Roland du LUART - Monsieur le Procureur, vous avez été cinq ans procureur de la République à Nanterre. J’aimerais savoir quels étaient vos sentiments sur ce qui se passait à la maison d’arrêt de Nanterre au sujet de l’introduction de drogue.

Il y a quelques jours, notre commission s’est rendue à la prison de la Santé et nous avons été un peu surpris de ce que nous y avons entendu, dans la mesure où nous avons eu l’impression que les drogues dites douces ou les drogues plus fortes entraient comme elles voulaient dans la prison, probablement avec des complicités de l’administration pénitentiaire.

Avez-vous eu le sentiment analogue à Nanterre ou était-ce une maison vraiment fermée ?

M. Roland MUZEAU - Monsieur le Procureur, je me suis bien évidemment retrouvé dans vos propos, puisque nous avons eu l’occasion, dans notre département, de travailler sur ces questions, et l’affaire de Colombes est à la fois illustrative de ce que je connais dans ma ville, dans laquelle vous avez travaillé activement et efficacement, et dans nombre de communes du département des Hauts-de-Seine.

Vous avez évoqué dans votre propos, de manière brève, ce que comprends puisque ce n’est pas votre rôle, l’aspect relatif à la santé publique et au suivi des jeunes. Vous y portez une attention importante, mais je sais que vous-même et vos services étaient un peu déçus ou désappointés de l’absence de suivi et de signalement, du fait d’un manque de moyens humains : on pense souvent à la PJJ, aux éducateurs et au rapport difficile, voire quasiment inexistant, avec l’Education nationale, notamment sur l’absentéisme scolaire. J’aimerais donc avoir votre sentiment sur cette question, qui n’est pas de votre compétence directe, professionnellement, mais dont vous avez à connaître, puisque si aucun effort n’est fait dans ce domaine, ce sont des gens que vous revoyez très vite.

M. Lucien LANIER - Monsieur le Procureur, nous avons eu dans cette même enceinte, très récemment, de la part de personnages fort importants du point de vue de leurs responsabilités, des propos peu amènes vis-à-vis de l’efficacité d’Interpol et de son organisation. La question qui se pose est donc de savoir si vous ne pensez pas qu’on en a fait assez sur le plan de la coordination judiciaire européenne, dans le cadre de l’Union, sur ces problèmes de drogue.

Ma deuxième question est la suivante : tout cela est-il possible tant que subsisteront des traitements aussi différents entre les Pays-Bas et la France, par exemple, sur le problème de la drogue, et même des conceptions diamétralement opposées ? Faut-il y porter remède et de quelle façon ?

Mme la Présidente - Merci. Monsieur le Procureur, je vous rends la parole pour répondre à cette première série de questions.

M. Yves BOT - Concernant la maison d’arrêt de Nanterre, c’était effectivement un établissement très bien tenu. Cela dit, il s’agissait d’une maison d’arrêt stricte, c’est-à-dire avec des détenus en courtes peines, qui circulent assez rapidement, ce qui évite les copinages qui peuvent entraîner des résultats dommageables.

Néanmoins, la drogue entrait dans la maison d’arrêt de Nanterre, notamment par le biais des parloirs, c’est-à-dire par les familles. Périodiquement, nous faisions des opérations style "coup de poing", c’est-à-dire que, brusquement, à l’heure où les familles étaient rassemblées, on bouclait les issues et on passait avec le chien anti-drogue entre les personnes pour voir. Cela a provoqué une certaine insécurité chez les candidats au passage, si je puis dire, et nous avons peut-être un peu limité le système, mais je ne suis pas sûr qu’on l’ait complètement évité.

De toute façon, il y a tout ce qui passe par-dessus les murs d’enceinte, non seulement de la drogue, mais aussi des portables et des armes.

Concernant maintenant la question sur les services de santé et sur le suivi qui est fait, nous trouvons effectivement toujours que le suivi devrait être plus long et plus assidu. Cela étant, nous portons sur ce point le jugement du profane. En revanche, nous pointons souvent le problème des carences constatées en matière de dépistage de manière globale. En effet, le trouble dans le comportement d’un enfant peut être aussi accompagné d’utilisation de substances nocives indépendamment de la manière dont il se comporte.

Même si les choses s’améliorent, nous regrettons que cela n’aille pas plus vite. Il manque surtout une politique de décloisonnement et nous essayons vraiment de lutter contre cela. En effet, plus on signale précocement à la DDASS ou à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) les situations d’enfants qui sont en difficulté et qui fument dans la cour ou à la sortie du lycée, même si ce n’est qu’un petit joint de temps en temps, ainsi que d’autres comportements (je ne me focalise pas sur l’utilisation du joint), plus rapidement les mesures de prévention peuvent être mises en place.

A cet égard, il est vrai que les personnes qui sont les mieux à même de faire de la prévention en le signalant sont souvent les intervenants de l’Education nationale. Il ne faut pas oublier qu’en matière de mineurs, la loi confère à 50 % aux procureurs de la République une mission de protection de l’enfance. La preuve, c’est que nous avons un pouvoir de placement d’un mineur en urgence, et ce dans le cadre d’une mesure d’assistance éducative.

Cependant, le message selon lequel il faut, le plus tôt possible, faire l’évaluation de la famille et du jeune pour essayer de trouver tout de suite la mesure dont la mise en oeuvre sera beaucoup moins difficile et beaucoup moins coûteuse pour tout le monde que trois ans plus tard est effectivement difficile à faire passer et à faire entendre, mais nous ne nous décourageons pas et nous continuons à le dire.

Quant à Interpol, je n’ai pas de jugement.

Mme Michelle DEMESSINE - Ne vouliez-vous pas parler d’Europol, monsieur Lanier ?

M. Lucien LANIER - J’ai bien parlé d’Interpol.

M. Yves BOT - Nous travaillons très peu avec ce service. Interpol est un service administratif qui, à l’heure actuelle, nous sert essentiellement (certes, il y a la circulation du renseignement, mais elle doit se faire par d’autres voies maintenant) à la diffusion internationale, en dehors de l’Union européenne, des mandats d’arrêt ou des pièces de justice.

Cependant, on constate quand même — c’est le deuxième aspect de votre question — une disparité entre les législations des pays de la communauté européenne, notamment entre celles des pays qui constituent le noyau dur historique et qui devraient être les plus proches les uns des autres. Je ferai une petite allusion aux Pays-Bas en citant un élément, parmi d’autres, qui ne manque pas de sel : nous nous faisons parfois reprocher, nous, Français, par les autorités néerlandaises de ne pas faire suffisamment de répression en matière de trafic de stupéfiants !... (Rires.)

Les Pays-Bas ont légalisé l’usage dans une certaine mesure, et cela soulève effectivement des questions : au sein de la communauté, cela ne risque-t-il pas d’apparaître, pour d’autres pays de la communauté, comme un manque de solidarité ? En effet, on introduit le produit ainsi et on le diffuse ailleurs. Il y a là un petit point d’éthique communautaire que suis heureux d’avoir eu l’occasion de souligner.

Mme la Présidente - Merci, monsieur le Procureur. Je donne la parole à M. Mahéas.

M. Jacques MAHÉAS - Je suis un élu de Seine-Saint-Denis, maire depuis vingt-cinq ans, et j’ai manifestement un problème de présence de la justice dans tout ce qui a un rapport avec la délinquance, en règle générale, notamment cette petite délinquance et ces drogues illicites.

Ma première question est la suivante : pensez-vous que le législateur peut imposer cette présence et ce travail en commun et comment peut-il le faire ?

J’ai une deuxième question. Vous nous avez dit que, pour l’instant, la législation actuelle est adaptée, mais nous constatons une augmentation manifeste de prise de cannabis et d’autres drogues illicites, ce qui nous interroge en tant que législateurs, puisque, malgré une législation qui convient, on n’arrive pas à juguler cette augmentation de consommation.

A cet égard, on peut réfléchir sur deux grandes idées : soit on va vers une régulation (et non pas une dépénalisation) de ces ventes qui deviennent licites, comme l’alcool et le tabac, ce qui évite tout le marché parallèle ; soit on a une attitude extrêmement coercitive et répressive. Que pensez-vous de ces deux attitudes ?

M. Yves BOT - Dans le domaine des marchés parallèles, la notion de régulation ne me parle pas du tout. Je ne vois pas comment on peut réguler un marché illicite ; soit on le légalise, soit on ne le légalise pas. Le danger que je vois dans des situations en demi-teinte, c’est que, justement, ces situations cachent ensuite des trafics plus graves.

L’une de nos difficultés est toujours de lutter contre ce que j’appelle les paravents qui nous masquent la réalité des choses et nous rendent tout à fait aveugles. Au milieu de tout cela, il y a le trafic, et donc le profit qu’on en tire et le problème, en aval, du blanchiment de cet argent.

Théoriquement, une législation répressive est adaptée, mais on ne peut pas, parce que l’infraction est grave, gommertoute la difficulté mais aussi l’essence du procès pénal. Le jour où l’affaire vient devant le tribunal, il faut que j’apporte la preuve, c’est-à-dire que je sois capable de le démontrer au tribunal, que c’est bien telle personne qui a importé telle ou telle chose.

C’est cette difficulté matérielle de faire la preuve qui est la conséquence des situations que je décrivais tout à l’heure (problèmes d’urbanisme, pression sur les gens au sein desquels on se trouve, règne de la terreur, disparition des témoins, etc.) et de l’inefficacité pratique d’une législation théoriquement adaptée.

Je n’ai pas la recette pour faire disparaître cette difficulté pratique, notamment parce qu’à partir du moment où on touche au processus pénal, on touche évidemment aux libertés individuelles et à la présomption d’innocence. Si autant le Conseil constitutionnel que la Cour européenne de Strasbourg admettent les présomptions de culpabilité, c’est quand même de manière très encadrée et dans des domaines restreints, notamment contraventionnnels, comme le dit le Conseil constitutionnel français. Je ne suis donc pas sûr qu’il y ait une marge d’efficacité à trouver dans le domaine de la procédure.

Il n’en reste pas moins que, théoriquement, le droit pénal de fond me paraît adapté. Durcirait-on le code en multipliant par trois les peines qu’il porte à l’heure actuelle, on n’aurait sans doute pas davantage de personnes arrêtées ni déférées devant les tribunaux.

Il faut savoir aussi que la solution d’un certain nombre de problèmes ne peut être trouvée qu’en dehors des frontières de l’hexagone, voire de l’Europe. Nous connaissons l’économie mondiale qui existe autour de la drogue. Il suffit de voir ce que certains ont appris à propos de ce que représentait la culture du pavot, sur le plan non seulement économique mais géopolitique, au moment de la guerre en Afghanistan. On découvre des choses qui sont hors de portée du code pénal français.

Cela n’empêche pas qu’à l’intérieur des frontières, la lutte doit être évidemment menée. Encore une fois, il faut faire attention aux paravents. C’est la raison pour laquelle, personnellement, avec toutes les nuances que j’ai essayé d’introduire tout à l’heure, je pense qu’il est utile que l’usage du cannabis reste en principe une infraction pénale parce que, justement, cela permet de dépister autre chose.

Sinon, cela va être un domaine non pas sanctuarisé mais en dehors de la répression, et donc en dehors de l’investigation. Si ce n’est plus une infraction, tout le domaine de la commercialisation du cannabis va être en dehors de l’investigation policière et judiciaire. Sous couvert de cela, il peut se passer beaucoup de choses qu’on ne verra plus et qu’on ne découvrira plus, notamment sur le plan individuel : ce sera la fin de la prévention que j’ai essayé de décrire tout à l’heure.

C’est un vrai problème. Nous nous le posons presque chaque jour, mais je pense que nous sommes vraiment dans un domaine dans lequel il ne faut pas baisser la garde, surtout quand on voit que tous ces trafics, qui en alimentent d’autres, ne forment qu’un tout avec ce qu’on appelle l’économie souterraine. Ces bandes qui traficotent dans le shit le font tout autant dans les faux polos Lacoste...

M. Jacques MAHEAS - ...et dans le trafic de cigarettes.

M. Yves BOT - Tout à fait. En outre, on est en train de découvrir que la porosité entre certains de ceux qui se livre à un tel trafic et des mouvements islamistes est une réalité.

Je suis peut-être un peu pessimiste ou alarmiste, mais nous sommes vraiment devant un phénomène déstabilisant pour notre société et c’est pourquoi je pense qu’il est important (encore une fois, il ne s’agit pas de se comporter comme des brutes) de ne pas baisser la garde en matière de réponse à ces phénomènes.

Mme la Présidente - Merci. M. Barbier a aussi demandé la parole.

M. Gilbert BARBIER - Dans votre présentation, monsieur le Procureur, vous avez dit : "Il faut que le cannabis reste en principe dans le domaine de la sanction pénale", ce qui nous interpelle. Je ne sais pas si vous pourriez nous fournir des statistiques de classements sans suite, mais il semble qu’un certain nombre de vos collègues ont, pendant des années, considéré que le simple usage n’était pas répressible. C’est ainsi qu’une espèce d’habitude s’est créée dans un certain nombre de parquets, peut-être pour alléger la charge des magistrats, de ne pas poursuivre alors que les enquêteurs avaient démontré ces affaires.

Le fait que vous ayez dit — je ne sais pas si c’est par inadvertance ou non — qu’il fallait qu’en principe, le cannabis reste dans le domaine de la répression pénale nous interpelle un peu, parce que les principes s’usent.

M. Yves BOT - Le "en principe" n’est pas un accident de langage, et cela fait partie des nuances que j’essayais d’introduire. La répression pénale du cannabis est souvent présentée par ses détracteurs comme étant l’incarnation d’une philosophie du tout répressif. Or j’essaie de m’attacher à démontrer que la répression pénale du cannabis, au contraire, débouche, dans un nombre important de cas, sur de la prévention, qui n’est possible que parce que l’usage du cannabis est un délit. Sinon, comme je le disais tout à l’heure, je n’ai pas le droit d’aller faire des contrôles.

Pour autant, le fait qu’un nombre important d’infractions pour simple usage soient classées sans suite ne veut pas dire qu’elles sont sans réponse. C’est l’une des matières sur lesquelles il y a incontestablement de la marge pour ce qu’on appelle le rappel à la loi et l’orientation. Quand on oriente une personne vers une injonction thérapeutique, cela se traduit judiciairement, si celle-ci est menée jusqu’au bout, par un classement. Cela fait d’ailleurs partie du système légal et cela correspond au marché suivant, pour le dire de manière triviale : "Je ne te poursuis pas, mais tu te soumets à l’injonction thérapeutique". Si on nous dit ensuite que cela s’est bien passé, on classe l’affaire et on ne poursuit pas. Dans ce cas, il y a eu une réponse.

Désormais, dans la politique pénale moderne des parquets, le classement ne signifie pas obligatoirement une absence de réponse. Il peut parfaitement y avoir des réponses : c’est le problème du rappel à la loi, de la médiation et de tout ce qu’on appelle la troisième voie, qui est contenu dans l’article 41 du code de procédure pénale et qui permet justement d’éviter les classements secs.

Les personnes qui prônent la dépénalisation du cannabis disent que ce n’est plus qu’un principe, mais je crois que le principe est important.

M. le Rapporteur - Vous venez de parler de l’injonction thérapeutique, monsieur le Procureur, et ma question porte justement sur ce point, car elle est souvent une mesure d’assistance à personne en danger. Ma question est donc la suivante : dans quelle mesure est-elle souvent prononcée et appliquée et quelle en est la forme : cure de sevrage, produits de substitution, etc. ? Je voudrais savoir aussi quel suivi en est fait et si le magistrat est tenu au courant du suivi et des résultats de l’injonction thérapeutique.

M. Yves BOT - Le magistrat est tenu au courant du résultat dans la mesure où le secret médical est préservé. Cela veut dire qu’il sait si la personne s’est soumise à l’injonction thérapeutique ou non. Si elle ne s’y est pas soumise, la logique est de poursuivre la personne. Dans ce cas, on a notamment le fait que l’usage est une infraction, mais on a en plus la violation de la parole donnée, ce qui donne la légalité et l’opportunité pour poursuivre.

Cependant, nous ne savons pas ce qui s’est passé, ce qu’a fait l’équipe médicale ou médico-psychologique, ni le traitement qu’elle a prescrit. Je dois dire que cela ne me paraît pas anormal.

En revanche, on peut se demander, en termes de politique pénale, dans quels cas on soumet une personne à l’injonction thérapeutique et ce qui peut la forcer à venir, sachant que c’est une procédure assez complexe. La personne qui est soumise à une injonction thérapeutique est constatée par la police en infraction d’usage de stupéfiants et c’est ensuite le parquet qui va décider (il le fait neuf fois sur dix) une mesure d’injonction thérapeutique. Cela suppose ensuite que la personne se rende à la convocation qui lui est donnée, tout d’abord par le magistrat et, ensuite, par le médecin.

Pour ma part, j’avais mis en place à Nanterre (et, encore une fois, je compte également le faire sur Paris) la pratique suivante : lorsque la personne était interpellée, en même temps qu’on lui notifiait d’avoir à se présenter pour une procédure d’injonction thérapeutique, on lui notifiait une date d’audience à laquelle elle serait jugée si elle ne se présentait pas.

La personne se présentait et elle était alors toujours reçue d’abord par un de mes substituts, c’est-à-dire par un magistrat qui lui rappelait la loi, qui parlait avec elle et qui lui expliquait ce que signifiait l’injonction thérapeutique, pour que le contrat de confiance soit clairement posé. Ensuite, la personne quittait le bureau du substitut pour aller dans le bureau de la DDASS qui avait fort heureusement pu être aménagé, à Nanterre, juste à côté.

Cette proximité géographique n’est pas toujours possible, non pas pour des questions de doctrine mais pour des raisons de place. Quand on est obligé de pousser les murs, il est évident, qu’on doit trouver d’autres solutions, mais il importait d’éviter toute rupture dans la démarche psychologique de l’intéressé, toute solution de continuité dans le processus. L’idée est de dire : "Tu viens ou tu ne viens pas. Si tu ne viens pas, c’est la correctionnelle ; si tu viens, tu ne me quittes pas tant que tu n’as pas vu le médecin".

Mme la Présidente - Monsieur le Procureur, je tiens à vous remercier infiniment au nom de la commission. Vous nous avez apporté différents éclaircissements sur la façon dont vous appréhendez les choses, en particulier en matière de suivi des consommateurs. Tout cela sera de nature à faire avancer nos travaux.

M. le Rapporteur - Une petite question complémentaire : l’injonction thérapeutique peut-elle être prononcée autant dans le cas de la consommation de cannabis ou d’une drogue de synthèse ?

M. Yves BOT - Bien sûr. On peut le faire à partir du moment où on est dans le cadre d’une drogue illicite.

Mme la Présidente - Merci, monsieur le Procureur.


Source : Sénat français