La présidente rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment à M. Tcholakian.

Mme Nelly OLIN, Présidente. - Nous allons procéder de la manière suivante : après votre intervention, qui pourra être contenue dans un délai de dix à douze minutes, M. le Rapporteur vous posera des questions, ainsi que les membres de la commission. Je vous donne très volontiers la parole.

M. Gérard TCHOLAKIAN. - Merci. Je représente aujourd’hui le Conseil national des barreaux (CNB), une institution qui a été créée en 1991 et qui représente la profession d’avocats, en ce sens qu’elle représente 41 000 avocats qui procèdent tous les trois ans à des élections et qui élisent les 80 membres d’une sorte de parlement des avocats, dont la fonction essentielle est d’être ou de tenter d’être l’interlocuteur de la profession d’avocat auprès des pouvoirs publics et des institutions, qu’elles soient nationales, européennes ou internationales. Dans ce cadre, le Conseil national des barreaux se réunit pratiquement tous les mois avec différentes commissions pour aborder divers problèmes qui traitent directement de la profession ou qui en sont à la périphérie.

Je le dis tout de suite à votre commission : le Conseil national des barreaux, à ce jour, n’a jamais eu de réflexion particulière et étoffée sur le problème de l’usage des drogues illicites.

Il m’est donc aujourd’hui difficile de représenter à la fois la profession dans son ensemble et le CNB sur cette question parce que nous n’avons pas eu, sur ce point, de réflexion ou de délibération qui pourrait me conduire à être mandaté de façon précise sur tel ou tel point. C’est donc plus sous l’aspect d’un praticien qui représente une profession directement concernée que je ferai mon intervention de quelques minutes, après quoi je serai évidemment à votre disposition pour répondre à vos questions.

Le quotidien des avocats, c’est essentiellement le contentieux pénal, mais on sait qu’il existe d’autres contentieux, notamment le contentieux douanier : la profession d’avocat intervient régulièrement dans ce type de contentieux.

Nous avons à traiter différents problèmes, et j’ai décidé arbitrairement de les sélectionner sous plusieurs angles qui suivent la procédure pénale dans laquelle nous intervenons.

Le premier stade de la rencontre de la problématique des stupéfiants a lieu souvent dans nos cabinets avec des familles qui viennent nous voir et qui peuvent intervenir à différents titres, mais qui sont souvent désemparées parce que, pour beaucoup d’entre elles, elles découvrent que l’un des membres de cette famille se trouve impliqué dans une "affaire" de stupéfiants. Souvent, cela va de pair avec la découverte de l’usage des stupéfiants par l’un des membres de cette famille.

Qu’il s’agisse des familles les plus honorables ou les plus démunies ou de celles qui ont déjà eu affaire à ce type de contentieux, nous avons souvent le sentiment, nous, avocats, de ne pas pouvoir répondre à leur attente immédiate s’agissant de l’usage qu’elles ont découvert. C’est pourquoi je pense que le CNB, à la suite de notre rencontre, aura une réflexion sur la formation des élèves avocats, dans les centres, à la problématique de l’usage des stupéfiants et à la manière d’aider ces familles et celui qui sera, quelque temps après, notre futur client.

Souvent, nous ne savons pas bien orienter ni répondre à des questions, qu’il s’agisse de la toxicomanie, de l’orientation que nous pouvons éventuellement donner ou des conseils que nous pouvons apporter en termes d’orientation, sachant que, sur le plan de la procédure pénale, les choses sont différentes.

C’est le premier constat. En dehors de quelques confrères très spécialisés qui peuvent éventuellement donner des conseils judicieux sur des choix d’orientation, la profession, sur ce point, n’est pas équipée du fait d’un manque de formation à la fois initiale et continue.

Dans le cadre de la réforme de la formation continue des avocats qui va être élaborée, je pense que, là aussi, le CNB pourrait orienter cette réforme vers cette formation en matière d’usage illicite de stupéfiants.

Le deuxième stade, dans le parcours des avocats, c’est souvent la première rencontre avec l’intéressé en détention. A cet égard, j’ai appris à l’instant que vous aviez reçu un responsable des services pénitentiaires. Le regard extérieur de l’avocat aux côtés de son client dans le monde pénitentiaire, à ce stade de la procédure qui nous préoccupe, c’est souvent aussi le constat d’un avocat démuni. Il y a en effet, à l’intérieur du monde pénitentiaire, des psychologues et des personnes qui sont chargés de gérer ces problèmes, mais le constat que nous faisons tous, c’est le manque de moyens à l’intérieur des prisons pour un suivi thérapeutique dans la phase de l’instruction et de l’incarcération provisoire et, surtout, dans un deuxième temps, dans la période post-pénale et la détention.

Avec mes confrères de Paris et de la couronne parisienne, je constate que ces grandes maisons d’arrêt de Paris et de l’Ile-deFrance sont souvent démunies de praticiens qui pourraient apporter une assistance utile, en sachant que nous avons une autre problématique : la volonté de frapper à la porte du thérapeute pour être assisté et aidé. Il y a là un différentiel que les intéressés doivent aussi prendre en compte.

La procédure pénale, dans cette phase, est extrêmement rigoureuse et bien étoffée, en tout cas sous le regard de l’avocat.

Il est vrai que l’intitulé de votre commission fait que les membres du CNB et, en tout cas, ceux qui ont réfléchi avec moi à cette intervention, se sont posé la question de savoir pourquoi, en définitive, on faisait appel à des avocats sur cette question alors que, par nature, nous allons vous dire que la loi de 1970 et, ensuite, l’arsenal juridique qui est intervenu au fur et à mesure, par strate, sont venus renforcer de façon extrêmement lourde le contentieux de la procédure pénale en matière de stupéfiants.

Vous savez en effet qu’aujourd’hui, nous avons un régime dérogatoire en matière de garde à vue, régime issu pour la première fois de la loi de 1970, qui a porté à quatre jours la procédure de garde à vue. Quatre jours, cela fait 96 heures et quatre nuits, dans des conditions extrêmement difficiles. Alors que le CNB est en train d’examiner le projet de loi "Perben 2" portant notamment sur l’accroissement des différentes procédures dans lesquelles la garde à vue de 96 heures sera prévue et qu’il prend position pour demander que l’on en revienne à un régime de droit commun pour toutes les procédures à l’exception de celles qui sont relatives au terrorisme, le premier propos que je tiendrai sur cette procédure, c’est de vous dire que, quatre jours, c’est trop.

Nous ne faisons pas d’angélisme et nous savons bien que, quelle que soit la couleur politique du Parlement, on ne reviendra pas là-dessus, mais il nous appartient d’être les "gardiens du temple" et donc de dire que, sur ce point, quatre jours, c’est énorme.

Mme la Présidente. - Je me permets de vous interrompre pour permettre à notre rapporteur de vous poser une question au sujet de ce que vous venez de dire.

M. Bernard PLASAIT, Rapporteur. - Le souhait que vous émettez de voir ramener au droit commun la garde à vue vise-t-il, dans votre esprit, le simple usage ou tout ce qui concerne la drogue, c’est-à-dire y compris le trafic ?

M. Gérard THOLAKIAN. - La position du CNB sur la loi "Perben 2", qui me fait rebondir sur les autres procédures de garde à vue qui existent actuellement en droit positif, c’est de dire que l’on peut penser que le législateur, ici ou là, puisse effectivement, dans un souci d’équilibre entre, d’un côté, les besoins de la recherche de la vérité et les problèmes d’ordre public et, de l’autre côté, les garanties des droits de la défense et des libertés fondamentales, distinguer des hypothèses extrêmes et majeures : j’évoquais tout à l’heure le terrorisme, mais on peut aussi penser au trafic international.

Le constat que nous faisons aujourd’hui, c’est que, quelle que soit l’affaire de stupéfiants dont se saisissent les fonctionnaires de police, on part sur un schéma de quatre jours de garde à vue, avec des conditions difficiles et des effets pervers. Nous sommes, dans ce contentieux, dans la recherche de l’aveu utilitaire, puisque vous savez qu’il existe une procédure de repentis qui permet, pendant le temps de la garde à vue, si on donne des informations qui permettent l’interpellation de membres d’un réseau, par exemple, de bénéficier soit d’une immunité, soit d’une réduction de peine. Cela entraîne des dérives qui font que l’on n’arrive plus sérieusement à maîtriser la vérité parce que les règles de durée de garde à vue, mais aussi les règles spécifiques en matière de dénonciation dans le cadre de la procédure de stupéfiants, finissent par déformer la réalité des faits sur lesquels il y a une mesure d’investigation.

Il faudra donc réfléchir à une distinction, avec une échelle de gravité, des affaires qui seront éventuellement instruites.

La troisième difficulté des avocats aux côtés de leurs clients, au stade de la mise en examen et donc de l’ouverture d’une véritable information pénale avec un juge d’instruction, c’est la définition de l’infraction. On a souvent tous les qualificatifs de la définition pénale qui sont repris au stade de la mise en examen sans que l’on sache véritablement ce qui est reproché à celui qui comparaît devant le juge d’instruction, et ce n’est souvent qu’à la fin de l’inspection pénale, plusieurs mois ou plusieurs années après, que le champ de la poursuite se resserre. Il est donc difficile, pour celui qui comparaît devant un juge, de connaître de façon précise les chefs et les faits de poursuite qui lui sont reprochés.

La quatrième étape, c’est le stade du jugement, dans lequel nous sommes confrontés à une vraie difficulté. Il s’agit d’un contentieux qui est souvent fantasmatique, dans lequel la recherche de la vérité, par la formation de jugement, n’est assurément pas la même que dans d’autres contentieux. Un petit point particulier : la loi de 1970, et maintenant le code pénal, ont prévu des règles très particulières pour les étrangers, notamment l’interdiction du territoire français.

Devant la juridiction de jugement, il est toujours difficile, pour un défenseur, d’aborder de front et froidement des éléments de faits et, en même temps, à un moment ou un autre, d’aborder les questions de personnalité parce que, souvent, malheureusement, nous ne sommes plus écoutés sur la question de la personnalité et qu’ici ou là, il arrive malheureusement que l’on prononce systématiquement à la fois des peines lourdes (on pourrait toujours en discuter) mais, surtout, la peine d’interdiction du territoire français, dont il faut savoir qu’elle peut être définitive et qu’elle correspond à un véritable bannissement pour des catégories d’étrangers qui peuvent avoir éventuellement des "protections" au regard de l’ordonnance du 2 novembre 1945. L’article 131-30 du code pénal laisse ouvertes des possibilités au juge, malgré ces protections, de prononcer une interdiction du territoire.

Le jugement, c’est aussi, en matière de drogue, la contrainte par corps. J’en viens ainsi au stade du post-pénal et de la détention. J’ai dit tout à l’heure quelle était aujourd’hui la situation de nos prisons, avec toutes les difficultés que rencontrent à la fois les personnels pénitentiaires, les éducateurs et le monde thérapeutique à l’intérieur des prisons ainsi que ceux qui ont été condamnés et qui cherchent à se sortir des chaînes de l’usage des stupéfiants.

Celui qui veut se faire assister à l’intérieur de la détention doit souvent effectuer un véritable parcours du combattant. Les centres pénitentiaires et les maisons d’arrêt dans lesquelles on purge des peines de détention sont souvent trop peu équipés en moyens humains, comme je l’ai déjà dit.

Il y a aussi un régime dérogatoire d’exécution des peines pour les étrangers condamnés en matière de stupéfiants. Je pense notamment à l’impossibilité de bénéficier de permissions de sortie, à la différence des compagnons de cellules qui auraient été condamnés dans la même affaire et pour les mêmes faits et qui seraient français. Je pense aussi au problème de la contrainte par corps, qui est souvent une véritable difficulté et une chaîne de plus par rapport à la détention.

Voilà ce que je voulais dire en quelques mots sur l’éclairage que le CNB, au regard de l’intitulé de votre commission, pouvait apporter dans un premier temps. Je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions.

Mme la Présidente. - Merci, maître. Nous vous avons écouté avec beaucoup d’attention et M. le Rapporteur va procéder à un certain nombre de questionnements.

M. le Rapporteur. - Je vous remercie beaucoup de votre exposé parce qu’il répond tout à fait à notre attente. Je voudrais cependant élargir le questionnement en m’adressant moins à l’avocat ou au représentant des barreaux qu’au praticien que vous êtes du service public de la justice.

Par exemple, quel est votre avis sur l’exploitation qui est faite, bien ou mal, des possibilités que donnent les lois, celle de 1986 qui permet la comparution immédiate, celle de 1996 qui réprime le proxénétisme de la drogue, et celle de 1987 relative au blanchiment ? Quel est votre sentiment sur l’exploitation de cet arsenal juridique ?

M. Gérard TCHOLAKIAN. - Si c’est le citoyen qui parle, je tiens à vous dire que nous sommes face à un vrai problème depuis 1970. Je crois que c’est à Bandol, en 1969, que le fils d’un élu était mort d’une overdose et que la France découvrait alors le fléau des stupéfiants. Auparavant, le maximum légal était de cinq ans et on est alors passé à une loi qui permet de prononcer 20 ans en correctionnelle, voire 40 en récidive.

Ensuite, nous avons eu tout un arsenal procédural permettant d’améliorer la recherche de la vérité dans ce type de contentieux et, bien évidemment, comme il y avait de nouvelles problématiques — je pense notamment au blanchiment — il a été nécessaire d’étoffer encore l’arsenal.

Le barreau français et le citoyen que je suis sont préoccupés par les questions des libertés, des droits de la défense et d’un équilibre entre les nécessités de l’ordre public et la défense des droits fondamentaux. La profession est très inquiète en ce qui concerne la comparution immédiate, car on est en train de généraliser cette procédure avec la loi "Perben 2". Elle peut avoir un intérêt pour des affaires très claires et très simples, mais on sait aussi que, malheureusement, ce sont des procédures qui sont gérées dans l’urgence, avec des barreaux qui ont la charge de gérer ces urgences et des magistrats qui peuvent hériter de vingt, trente ou même cinquante dossiers à juge unique. Alors que, dernièrement, le tribunal de Créteil avait cinquante dossiers à juge unique à traiter, le magistrat concerné a protesté en disant qu’il n’en retiendrait que vingt. En effet, on ne peut pas considérer qu’un juge puisse juger normalement alors qu’il serait dans un état de fatigue lui interdisant de conduire un véhicule le soir.

La profession est donc extrêmement réservée, voire opposée à l’élargissement de la comparution immédiate.

Quant à l’accroissement des pouvoirs de police dans ce contentieux, vous avez évoqué la procédure d’incrimination sur le blanchiment ou le proxénétisme en matière de trafic de stupéfiants, mais il faudra y ajouter l’infiltration, sur laquelle les organisations syndicales de policiers sont extrêmement réservés.

Que l’on augmente les différentes incriminations dans le souci de répondre à différents stades de filière ou de trafic en matière de stupéfiants, pourquoi pas ? En même temps, il ne faut pas perdre la raison et conserver un juste équilibre avec les droits de la défense et le respect des individus. Voilà ce que je peux dire en tant que citoyen et praticien.

Mme la Présidente. - Avez-vous d’autres questions, monsieur le Rapporteur ?

M. le Rapporteur. - Oui, madame la Présidente. Pouvez-vous faire un bilan (compte tenu de votre position, je n’en suis pas certain) des conventions départementales d’objectif justice-santé entre les préfets de département et les procureurs de la République avec la part des mesures prononcées ?

M. Gérard TCHOLAKIAN. - Je répondrai à la marge à votre question. Le garde des sceaux avait pris une circulaire, le 17 novembre 1999, sur l’interdiction du territoire aux étrangers, notamment en matière de stupéfiants, qui invitait les parquets à se rapprocher des barreaux pour faire de la formation, à la fois des magistrats et des avocats, sur ces questions relatives à la convention européenne et à ces étrangers présents en France depuis fort longtemps.

Renseignements pris, ici ou là, cette circulaire, qui a été largement diffusée, n’a donné lieu à aucun contact entre les parquets et les barreaux sur ce sujet. C’est vous dire que, sur cette question précise, je n’ai pas de réponse à vous donner et que, dans ce domaine encore, il y a un déficit de travail en commun entre la justice et les barreaux.

M. le Rapporteur. - Il reste une question qui nous intéresse beaucoup et qui nous préoccupe d’une certaine manière : la distinction entre l’usage simple et le trafic, notamment parce que le travail de la police n’est pas facile et parce qu’on pose souvent la question du seuil en se demandant à partir de quelle quantité saisie sur un individu on peut déterminer que ce n’est pas un usager qui a sur lui sa consommation personnelle mais quelqu’un qui, en plus d’être usager, se livre au trafic.

J’aimerais comprendre comment, vous, avocats, vous pouvez à un moment donné contester l’incrimination de trafic alors que la personne que vous défendez a été prise avec une quantité substantielle qui, visiblement, au nom du bon sens le plus élémentaire, dépasse sa consommation personnelle.

M. Gérard TCHOLAKIAN. - Usage, détention, cession, c’est le triptyque auquel nous sommes souvent confrontés.

Le constat que la profession peut faire, c’est que, malheureusement, lorsqu’on est usager, on a souvent, par nature, tendance à basculer, à un moment ou un autre, dans la notion de cession. La détention est acquise, mais on bascule dans la notion de cession.

Je dirai que c’est au cas par cas, ingrédient par ingrédient dans la procédure. Vous avez une équation qui n’est jamais la même, dans laquelle on va retrouver des natures différentes de produits et des quantités différentes et, à la périphérie, des indices qui peuvent être révélateurs du stade de la cession : des quantités d’argent, des comptes, des balances, etc. A partir de là, notre travail n’est pas de soutenir l’invraisemblable. Lorsque nous avons l’addition d’un certain nombre d’éléments dans une équation, il est bien certain que, dans ce cadre, nous ne pourrons pas défendre quelqu’un qui dirait : "je ne suis qu’un usager".

Cela étant, c’est souvent la détention qui est poursuivie et l’usage seul, à ma connaissance, sur Paris Île-de-France, est exceptionnel. En tout cas, en 22 ans de carrière, je n’ai défendu aucun usager simple devant un tribunal correctionnel. Cependant, vous avez tout à fait raison de dire que la distinction est très difficile à faire. Cela se traite au cas par cas, parquet par parquet, tribunal par tribunal et aussi fonctionnaire de police par fonctionnaire de police.

M. le Rapporteur. - J’ai une dernière question, maître, mais en la posant, j’entends presque votre réponse : quel est votre avis sur la détention provisoire parfois très longue de prévenus de type colombien parce que les délais nécessaires des commissions rogatoires font que l’on n’arrive pas à instruire rapidement et dans de bonnes conditions ? Y a-t-il d’ailleurs une solution ?

M. Gérard TCHOLAKIAN. - Il est difficile de répondre à votre question. L’arsenal juridique au niveau de la procédure est ce qu’il est aujourd’hui mais il permet, grâce à la loi du 15 juin 2000, de protéger relativement bien les droits de la défense.

Cela dit, la pratique des cabinets d’instruction, dans ces contentieux, est la suivante : on confie aux services de police une commission rogatoire et le juge d’instruction, en définitive, est totalement dépossédé de l’enquête de terrain. On est dans un contentieux dans lequel le temps est compté plus longuement, par nature, parce qu’on sait que c’est long et que, lorsqu’il y a des commissions rogatoires internationales, on n’a pratiquement jamais de retour d’information. Dans ce cas, on attend et on compte le temps dans ces procédures.

C’est probablement encore une question de moyens et aussi, pour ces juges d’instruction, qui ont 150 à 200 dossiers avec quelquefois cinquante ou cent détenus, un travail considérable, avec une procédure aujourd’hui très complexe, dans laquelle le juge d’instruction n’a souvent d’autre rôle que d’essayer de répondre à des demandes d’actes et de ne pas oublier une date et n’est plus le directeur d’enquête parce que c’est le service de police qui en a la charge.

M. le Rapporteur. - Je vous remercie. Madame la Présidente, j’en ai terminé.

Mme la Présidente. - Maître, nous vous remercions beaucoup.

M. Gérard TCHOLAKIAN. - J’ai envie de vous dire une chose, pour terminer, car cela pourrait être une conclusion de l’avocat. Aujourd’hui, malheureusement, nous défendons des jeunes qui ne se rendent pas compte qu’ils entrent dans un processus, à partir de l’usage, qui va faire d’eux de véritables délinquants. Je n’entrerai pas dans la polémique sur la légalisation : il appartient aux spécialistes de nous dire si cela doit être fait ou non.

J’attire simplement votre attention sur le fait que bon nombre de jeunes basculent dans le trafic, parce que, un beau jour, quelqu’un va leur demander de le dépanner, puis qu’ils feront la même chose le lendemain en effectuant "un achat groupé" pour avoir de meilleurs prix, ce qui fait que, de fil en aiguille, deux ou trois ans après, c’est l’interpellation et la prise de conscience, même si elle pouvait quand même exister avant.

Dans ce débat, certains intellectuels viennent nous dire à la une de certaines tribunes : "nous réclamons un droit à l’usage", mais ils oublient aussi que des jeunes, eux, ne seront pas soutenus par des intellectuels lorsqu’ils vont comparaître devant un tribunal correctionnel et que l’on ne prendra pas en compte le parcours personnel, parce qu’ils passent souvent en comparution immédiate, avec des dossiers jugés à l’abattage. Je voudrais donc que l’on pense à ces jeunes qui ne sont pas, à leurs yeux, des trafiquants et qui le découvrent un beau jour dans la réalité d’une interpellation et d’un renvoi devant un tribunal correctionnel.

C’est aussi notre difficulté, avec des parents qui fermaient peut-être les yeux ou imaginaient bien que leur gamin, ici ou là, à telle ou telle soirée, devait tirer sur tel ou tel joint mais qui sont brusquement désenchantés parce qu’un beau jour, il est placé en garde à vue et part dans une procédure pénale, après quoi ils seront confrontés à la réalité du contentieux pénal.

Je pense aussi que le discours sur la légalisation conduit certains jeunes à ne plus avoir conscience qu’ils sont en train de franchir un pas. Dans ce discours, on oublie aussi l’approvisionnement, qui est une chaîne de gros maillons qui vont vers des tout petits maillons, et le fait que se font prendre dans les filets de jeunes lycéens qui finissent par passer plusieurs mois en détention, le temps que l’on prenne la mesure de l’affaire dans laquelle ils sont impliqués. Dans tout cela, il y a des vies gâchées.

Mme la Présidente. - Nous apprécions beaucoup ce que vous venez de dire. Je suis maire d’une ville de banlieue dite sensible et nous assistons à de véritables drames familiaux comme ceux que vous avez décrits. J’ai aussi beaucoup aimé ce que vous avez dit, maître, dans vos propos liminaires, quant au fait que, même vous, vous vous retrouviez démunis quand vous faisiez face aux familles. Sachez que nous, élus, nous le sommes tout autant, ainsi que les travailleurs sociaux qui agissent avec tout leur coeur. Malgré tous les efforts qui sont faits, nous avons du mal à expliquer aux familles comment et pourquoi cela a pu arriver.

Pour les familles, c’est ensuite un véritable drame, et dès l’instant où ces jeunes commencent à consommer, il y a malheureusement de fortes chances, ou plutôt malchances, pour qu’ils tombent ensuite soit dans des petits réseaux, soit dans des réseaux plus importants. En tout cas, c’est une jeunesse gâchée. Merci de l’avoir dit aussi.

M. le Rapporteur. - C’est une mécanique infernale.

Mme la Présidente. - Nous vous remercions beaucoup, maître, et vous souhaitons beaucoup de courage dans vos missions.


Source : Sénat français