(Procès-verbal de la séance du mercredi 8 novembre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président.

M. Bernard Cazeneuve, Président : M. le Professeur, je vous remercie d’être présent à cette séance de travail qui intervient quelques jours à peine après le début des travaux de notre mission. Je crois qu’il était logique, normal et indispensable au bon déroulement de nos travaux de vous rencontrer, dès les premières auditions, puisque vous avez été investi par la Secrétaire d’Etat à la Santé et le Ministre de la Défense d’attributions complémentaires aux nôtres.

Ces dernières font l’objet d’une lettre de mission que je vous ai demandé de bien vouloir nous transmettre et qui montre la complémentarité des travaux qu’il vous appartiendra de conduire avec ceux qui sont confiés à notre mission d’information.

Je tiens à vous dire, dans la mesure où vous n’avez pas encore débuté vos travaux, que cette séance est une réunion de travail entre vous et nous, plutôt qu’une audition à proprement parler. En conséquence, je voudrais proposer à mes collègues, s’ils en sont d’accord, que nous consacrions cette réunion, d’une part, à définir les fonctions respectives de la mission d’information parlementaire et du groupe d’experts que vous présidez, et, d’autre part, à préciser l’articulation de nos travaux. Nous pourrions de la sorte - c’est du moins le souhait que je forme et que je soumets à votre réflexion - au sortir de cette rencontre, préparer un communiqué commun qui préciserait bien quelles sont les missions respectives de nos deux instances, comment nous envisageons leur coordination et leur articulation, et comment nous pensons, dans le cadre de cette articulation, travailler ensemble et vous auditionner avant le mois de mai afin de bénéficier de rapports d’étape.

Toujours dans un souci de rigueur et d’objectivité intellectuelle qui correspond à une règle et à une méthode que nous devons faire nôtres pour que nos travaux soient crédibles, je voudrais, en quelques mots, et ouvrant en cela le débat avec les membres de la mission d’information, vous dire les sujets sur lesquels nous avons l’intention de travailler, comment nous avons l’intention de les aborder et comment nous souhaiterions collaborer avec vous.

Concernant les sujets sur lesquels nous entendons travailler, je voudrais apporter quelques précisions. J’ai en effet le sentiment qu’il existe un décalage entre ce que la presse attend de nous et ce que nous devons faire, voire un décalage entre ce que nous devons faire et ce qu’un certain nombre de membres de la mission parlementaire pourraient être tentés de vouloir.

Je ne pense pas, mais, Professeur, vous êtes là pour confirmer ou infirmer ce sentiment, que l’examen des conditions dans lesquelles des militaires français auraient pu être exposés à des risques pendant la guerre du Golfe, ce qui est précisément le cadre de notre mission, puisse nous permettre, même si nous sommes aussi exhaustifs et précis que possible, de conclure à l’existence ou à la non-existence d’un « syndrome de la guerre du Golfe ».

Je souhaiterais que nous en soyons collectivement conscients. Il me paraît hautement hasardeux de prétendre, dès aujourd’hui, qu’au terme de l’examen de l’ensemble des documents qui sont soumis à notre mission ou qui le seront par le ministère de la Défense après avoir été déclassifiés, et des auditions auxquelles nous procédons, nous serons en mesure de déterminer l’existence éventuelle d’un syndrome du Golfe qui résulterait des conditions dans lesquelles des militaires français se seraient trouvés exposés à des risques chimiques, bactériologiques, nucléaires ou à des risques liés à l’absorption d’un certain nombre de substances médicamenteuses.

En effet, autant il nous est permis de définir les conditions et la réalité des faits, autant il nous est impossible d’établir des liens entre ce qui s’est passé et l’existence d’éléments épidémiologiques concrets, dans la mesure où nous n’avons pas la capacité à conduire d’études scientifiques de cette nature.

Je crois comprendre, Professeur, à travers la lettre de mission qui définit le cadre de vos interventions, que vous n’avez pas, vous-même, à le faire ?

M. le Professeur Roger Salamon : Nous pouvons suggérer qu’il soit procédé à de telles enquêtes, mais il ne nous appartient effectivement pas de les réaliser.

M. Bernard Cazeneuve, Président : C’est un point que je tiens à souligner parce qu’il montre bien quelle est l’étendue de nos champs d’investigation respectifs et quels sont les objectifs que nous pouvons atteindre ensemble. Je répète, une fois de plus, que, pour ce qui nous concerne, nous aurons à définir très concrètement les conditions dans lesquelles, dans le cadre des opérations militaires, les soldats français ont pu se trouver exposés à des risques. C’est là l’objet de notre rapport qui ne peut pas et qui ne doit pas conclure à l’existence ou non d’un syndrome puisque pour pouvoir le faire il conviendrait de réaliser des études épidémiologiques.

De ce point de vue, Professeur, votre mission est tout à fait complémentaire de la nôtre, et c’est au terme du travail de nos missions et, au-delà, au terme des études épidémiologiques et dont vous aurez éventuellement obtenu qu’elles soient diligentées, que nous pourrons obtenir une réponse.

Il me paraît très important d’avoir un débat sur ce sujet car si nous ne cadrons pas parfaitement cette question, nous risquons, d’une part, de ne pas bien cerner le sujet qui nous intéresse, et, d’autre part, de transmettre des informations erronées ou approximatives sur le contenu de nos travaux.

Je voudrais donc, mes chers collègues, que le débat soit, dans un premier temps, consacré à ce sujet et, pour nourrir la discussion, vous me permettrez de donner lecture de la lettre de mission qui a été adressée au Professeur Salamon et qui est signée de la main de Mme Gillot, Secrétaire d’Etat à la Santé et aux Handicapés, et de M. Richard, Ministre de la Défense :

« Nous vous remercions d’avoir accepté de présider un groupe de travail chargé de faire des propositions au Gouvernement sur les modalités permettant d’améliorer les connaissances sur les conséquences de l’engagement dans le conflit du Golfe de 25 000 soldats français.

Nous vous demandons d’axer vos travaux de manière à pouvoir fournir une réponse aux deux questions suivantes :

 Que faut-il penser, à la lumière de la littérature internationale, de l’existence d’un syndrome spécifique lié à la guerre du Golfe et quelle en serait l’étiologie ?

 Quelles études convient-il de mener en France, compte tenu en particulier des données que vous jugeriez établies à partir de l’analyse de la littérature et des dossiers de malades anciens combattants de la guerre du Golfe ?

Le groupe que vous présiderez devra avoir une composition pluridisciplinaire et comporter des spécialistes à la fois civils et militaires.

La Direction centrale du Service de santé des Armées, la Direction générale de la Santé, l’Institut de veille sanitaire proposeront chacun un représentant pour participer aux travaux du groupe. Nous souhaitons disposer de vos conclusions dans un délai de six mois. »

Je précise, Professeur, que ce n’est pas à nous, mais aux Ministres signataires de cette lettre de mission à qui il appartient de définir les missions qui sont les vôtres. Le principe de séparation des pouvoirs existe : votre mission a été diligentée par l’exécutif ; la nôtre l’est par l’Assemblée nationale. Nous n’avons, par conséquent, aucune possibilité de préciser votre cahier des charges. En revanche, nous avons à bien préciser devant vous quelle est l’étendue de notre mission et à tenter de réfléchir avec vous à l’articulation entre les missions qui nous reviennent.

Je propose, mes chers collègues, d’abord, que le Professeur Salamon nous indique, au regard de cette lettre, quel est le contenu de sa mission et comment il entend la conduire. Ensuite, nous pourrions tomber d’accord sur l’étendue de la nôtre et, enfin, que nous cherchions l’articulation susceptible de nous permettre de sortir de cette séance de travail avec un communiqué commun définissant les modalités du travail que nous allons conduire en commun.

Mme Michèle Rivasi , co-rapporteure : Je ne pense pas qu’il faille adopter une attitude aussi tranchée.

Je pense qu’il peut y avoir une bonne articulation entre notre mission d’information parlementaire et le groupe d’experts. A côté de la demande officielle des ministères de la Santé et de la Défense, nous pouvons, nous aussi, émettre des demandes par rapport à la question posée. Il serait donc intéressant, M. le Professeur, de connaître votre conception de la conduite de la mission qui vous est confiée par les Ministres, pour qu’ensuite nous dégagions les points sur lesquels nous aimerions que votre équipe nous apporte des réponses.

C’est, selon moi, à partir de la discussion qui s’instaurera sur la base de nos demandes, de la définition de notre mission et de celle de votre groupe multidisciplinaire, que nous saurons si vous êtes en mesure d’apporter certaines réponses. Il est entendu que chacun a sa spécificité, mais il peut également exister des passerelles entre nos demandes respectives.

M. Charles Cova, Vice-président : Madame, vous n’étiez pas encore arrivée lorsque le Président a fort justement fait remarquer que les deux missions étaient complémentaires et qu’il y aurait des rapports d’étape et des entrevues, précisément pour juger du bien-fondé des demandes et notamment par rapport au dossier de l’association « Avigolfe » que vous êtes la seule à détenir parmi nous.

A ce propos, je crois que les réponses apportées, hier, par le Président sont assez claires : nous ne pouvons nous fonder sur le questionnement de personnes qui sont partie prenante. Or « Avigolfe » est une association qui défend les intérêts de personnes qui peuvent avoir été atteints du « syndrome du Golfe », si tant est que la définition du terme s’applique à notre mission... Il me semble que le Président a, sur ce point, bien expliqué cela avant votre arrivée, en souhaitant l’élaboration d’un rapport en partie commun quand c’est possible, et l’échange de renseignements concernant les avancées des recherches et des travaux conduits par les uns et les autres.

Si des questions sont à poser au cours du déroulement de nos différentes réunions, le Président et nous-mêmes jugerons s’il convient ou non d’y donner suite !

Vous aurez noté qu’il est bien précisé dans la lettre qui vous a été adressée mais que vous n’avez peut-être pas encore eu le temps de lire, que la mission du Professeur Salamon est bien ciblée puisque c’est au vu de la littérature médicale qu’il lui faudra commencer ses investigations. S’il doit entendre des personnes qui sont partie prenante dans cette affaire, il les rencontrera en tant que de besoin et il pourra ainsi se faire une opinion sans que nous lui posions des questions trop précises surtout si elles sont directement inspirées, encore une fois, d’une association dont le but essentiel est de défendre des gens qui se disent malades.

M. Jean-Louis Bernard : Il y a quelque chose qui me gêne un peu dans le premier paragraphe de la lettre qui précise la mission du Professeur Salamon : je ne sais pas ce qu’il faut entendre par la formule « littérature internationale ». Tout se passe, Professeur, comme si l’on vous demandait de faire une sorte de bibliographie et de voir ce qu’il en ressort.

Or, il me semble extrêmement important que vous ayez aussi votre propre opinion, compte tenu des compétences et du nombre de personnes missionnées au sein de votre groupe. C’est la raison pour laquelle je souhaiterais, pour ma part, et à la différence de M. Richard et de Mme Gillot qui ont signé cette lettre, que vous alliez un peu au-delà de l’analyse de la littérature, quand bien même elle pourrait prétendre à l’exhaustivité.

Les experts du groupe que vous présidez et qui, à l’inverse de nous, sont des spécialistes, doivent quand même être en mesure de se forger une opinion, sinon une intime conviction, sur l’existence ou non du syndrome dit « du Golfe » et éventuellement de faire des propositions que ce soit en matière d’indemnisation ou autre. Ne faire qu’une analyse de la littérature internationale me paraît, à titre personnel, un peu court.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avant de vous donner la parole, M. le Professeur, et pour que les choses soient parfaitement claires, je précise qu’il ne me semble pas que ma position sur l’articulation entre la mission qui vous est confiée et nos travaux soit tranchée. Au contraire, je pense qu’une bonne articulation entre les deux missions suppose que chacune d’elles voie son contenu bien défini de même que sa méthode. Si je souhaite qu’il en soit ainsi, c’est précisément parce que je recherche entre nos deux missions l’articulation optimale. Or, il ne peut y avoir d’articulation optimale si chacun prétend intervenir dans le domaine de l’autre sur la base d’une interprétation d’emblée erronée de ce que sont les champs d’investigation des uns et des autres.

Je crois que faire preuve de beaucoup de clarté au départ ne peut qu’améliorer la qualité de notre collaboration ultérieure !

Par ailleurs, ce ne sont ni les rapporteurs ni moi-même qui avons signé la lettre de mission définissant le cadre dans lequel vous devez intervenir. Nous sommes dans une République qui fonctionne selon un certain nombre de règles et il est de mon devoir de rappeler celles à laquelle obéit la mission dont vous êtes responsable. N’ayant pas, moi, signé cette lettre - il eût d’ailleurs été curieux sur le plan institutionnel que je le fasse - je répète devant la mission d’information que je considère qu’il appartient aux Ministres de définir le contenu de votre mission et de poser les questions complémentaires, même s’il ne nous est pas interdit, en qualité de parlementaires et dans le cadre de nos investigations, de suggérer, non pas à vous directement, M. le Professeur, mais à l’exécutif, c’est-à-dire au Secrétaire d’Etat à la Santé et au Ministre de la Défense, les sujets complémentaires sur lesquels nous souhaiterions vous voir intervenir.

C’est une mise au point que je souhaite faire de manière à ce qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur ce que je pense. Je souhaite, bien entendu, que les membres de la mission puissent valider mes propos. En outre, il est un point sur lequel je voudrais beaucoup insister car Mme Rivasi n’était pas encore là au moment où je l’ai évoqué : je ne pense pas que, scientifiquement, la mission d’information parlementaire soit en mesure, notamment compte tenu des délais qui lui sont impartis et des matières qu’elle doit aborder, de conclure à l’existence, ou non, d’un syndrome.

La mission d’information parlementaire pourra définir très précisément les conditions dans lesquelles les militaires français se sont trouvés exposés à des risques, mais c’est au terme d’études épidémiologiques qu’il sera éventuellement possible de conclure sur la question d’un syndrome.

Je voudrais que cette position soit ratifiée par les membres de la mission et que l’expert scientifique que vous êtes, Professeur, donne son avis sur la validité d’un tel raisonnement. Ainsi, conformément à ma proposition, nous pourrions sortir de cette réunion avec un communiqué commun de nature à lever les ambiguïtés qui pourraient persister dans l’esprit de certains concernant le champ d’investigation respectif de chacune des missions et la manière dont ces dernières pourraient travailler ensemble.

M. Jean-Louis Bernard : Il reste un point qui me gêne et sur lequel je souhaite revenir.

A l’heure actuelle, je suis incapable de dire s’il y a ou non un « syndrome du Golfe », mais il n’est pas impossible, d’ici cinq ou six mois, sur la base des entretiens qui se seront succédé, des témoignages, des connaissances que nous aurons acquises sur d’éventuelles médications ou sur les expositions, que je sois convaincu de son existence ou de sa non-existence. Je ne peux pas préjuger aujourd’hui quelle sera ma position d’ici à six mois. Actuellement, je découvre en quelque sorte le « syndrome du Golfe », mais il est probable qu’un peu plus tard j’en saurai davantage sur ce sujet et sur celui de l’uranium appauvri, compte tenu de ce que j’aurai appris au travers des travaux menés par M. Salamon et son groupe d’experts.

M. Bernard Cazeneuve, Président : De la préparation de cette audition avec le Professeur Salamon, et d’autres conversations que j’ai pu avoir avec des épidémiologistes, il ressort - et j’aimerais que nous en parlions car c’est le fond du sujet - que seules des études épidémiologiques approfondies permettraient de parvenir à une vérité scientifique incontestable.

Je demande que nous soyons rigoureux et que, par conséquent, nous aboutissions à des résultats scientifiquement validés. Je ne souhaite pas - c’est en tout cas le v_u que je forme, mais je ne suis qu’un des dix membres de cette mission - que nous nous comportions comme des parlementaires qui, pour dire ce qu’une certaine presse aurait envie d’entendre, affirmeraient de façon définitive des choses qui, scientifiquement, n’auraient pas été prouvées. Je pense que ce ne serait, ni sérieux, ni crédible, ni convenable.

En conséquence, Professeur, la première question que je voudrais vous poser est la suivante : est-il possible d’arriver à une conclusion sur ce sujet, compte tenu de ce qu’est notre mission, sans qu’un certain nombre d’études scientifiques et épidémiologiques approfondies aient été conduites ? Si vous répondez à cette question par l’affirmative, je pense effectivement, que d’ici à six mois, nous pourrons nous forger une conviction. Si vous répondez par la négative en développant vos raisons, je pense que le débat pourra utilement se nourrir entre nous.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je crois tout de même que le problème est un peu plus compliqué !

Tout scientifique sait qu’il existe de multiples façons de prouver scientifiquement une étude. Qu’une étude épidémiologique soit un outil qui nous permette de dire que, par rapport à une population témoin, on constate un plus grand nombre de cas pour certaines pathologies, j’en conviens. Mais, si c’est un angle d’attaque scientifique envisageable, ce n’est pas le seul, M. le Président. Il peut y en avoir d’autres !

Je suis assez d’accord avec la position de M. Bernard. Il y a des gens malades qui, actuellement, sont hospitalisés. Mais quand on observe comment est assuré le suivi sanitaire des soldats, et quand on sait que le versement d’indemnisations dépend d’une commission de réforme qui fonctionne selon une codification préétablie, on ne peut pas savoir de cette seule manière s’il y a ou non un « syndrome du Golfe ».

En d’autres termes, imaginons que je sois soldat - ce qui est peu vraisemblable dans mon cas, quoiqu’il y ait maintenant une féminisation des armées -, que je sorte d’une participation à un conflit avec une maladie du type lymphome ou une maladie respiratoire, et que je doive aller devant la commission de réforme dont je peux vous dire pour m’y être intéressée de près qu’elle fonctionne de manière très codifiée. Cette commission de réforme se prononce, en effet, sur les maladies en fonction de normes préétablies : si je ne rentre pas dans ses grilles d’analyse, je ne serais pas indemnisée. Par conséquent, je devrais donc porter ma requête devant le tribunal des pensions avec un avocat et un expert médical de mon choix, mais il me sera très difficile de prouver qu’il existe un lien entre ma maladie et le conflit auquel j’aurais participé.

Cela signifie qu’à l’heure actuelle, nous ne disposons pas des outils pour vérifier si, oui ou non, il existe un syndrome de la guerre du Golfe ou des pathologies spécifiques à l’usage de certains médicaments. Toute l’ambiguïté du problème c’est qu’il peut avoir des causes multiples. L’attitude des Américains que je suis allée voir, consistait à dire qu’il y avait des symptômes pour lesquels ils n’avaient pas d’explications, que d’autres étaient certainement liés à la guerre du Golfe et qu’en fonction de leurs recherches, il leur appartenait de trouver l’origine du mal qui a certainement des causes multiples.

Pour revenir, à la question initiale, je pense qu’il faut engager une étude épidémiologique sur les 25 000 soldats concernés, ou les 9 000 soldats impliqués dans l’offensive terrestre et même la population civile, puisque nous n’avons pas eu le nombre exact des personnes qui se trouvaient sur place. Au-delà de cet angle d’attaque, il faut également s’intéresser à tous les militaires ou anciens militaires malades pour savoir pourquoi ils sont malades, ce qui suppose d’engager des études cliniques précises. Il ne faut pas se limiter à la bibliographie et à l’épidémiologie comme le préconise la lettre de mission mais je crois que c’est précisément le point sur lequel va porter notre discussion et que c’est à vous, Professeur Salamon, de nous dire comment vous envisagez le problème.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je vous remercie de cette intervention qui abonde dans mon sens.

Vous avez parfaitement raison d’indiquer qu’il faudra procéder à de multiples analyses, et à des études plus importantes encore que celles que j’évoquais tout à l’heure, pour parvenir à une conclusion. Cela renforce ma conviction que ce n’est pas notre mission qui pourra les conduire, d’autant qu’elle n’a pas vocation à le faire, et que notre mission ne pourra pas conclure sur l’éventuelle existence de ce syndrome.

Ce sont d’autres structures habilitées à conduire ces études qui pourront, en complément de ce que nous aurons fait, aboutir à la conclusion. Par conséquent, je vous remercie de votre intervention qui, de ce point de vue, nous permet de bien définir le cadre dans lequel nous sommes susceptibles d’intervenir en regard de ce que vous ferez vous-même, M. le Professeur.

M. le Professeur Roger Salamon : En forme de préambule qui sera presque une discussion entre nous j’apporterai quelques précisions, mais je le ferai avec beaucoup de modération, puisque, ayant à travailler ensemble, je ne voudrais pas que vous les considériez comme des restrictions ou que vous les preniez mal.

Par exemple, M. Bernard, je ne peux pas vous laisser dire qu’un expert doit avoir des opinions. Je prétends, au contraire, qu’il ne doit pas en avoir, qu’il doit surtout regarder ce qui a été fait et se pencher sur la bibliographie. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’il n’est pas un expert !

M. Jean-Louis Bernard : J’ai simplement dit que cela ne suffisait pas !

M. le Professeur Roger Salamon : Je ne voudrais pas vous faire dire ce que vous n’avez pas dit et j’admets qu’il est hors de question de s’arrêter à une bibliographie, surtout lorsque l’on constate avec une certaine tristesse que cette bibliographie est à 100 % anglo-saxonne et qu’aucun papier français n’a jamais traité du sujet. C’est d’ailleurs pourquoi l’un des objectifs de notre mission sera aussi de proposer que des Français conduisent des enquêtes, ne serait-ce que parce que les Américains et les Britanniques s’étonnent de leur absence et parce que les situations des armées étaient différentes, en particulier pour ce qui concerne les vaccinations, pour ne pas parler de l’uranium appauvri ou de la présence près de puits de pétrole en feu.

Je n’ai pas considéré la bibliographie comme un moyen d’écarter d’autres démarches, mais comme un travail obligatoire, déjà largement engagé et qui fournit un très grand nombre d’informations étant entendu que, dans tout travail scientifique, il convient de savoir ce que les autres ont fait, soit pour s’en inspirer, soit pour ne pas reproduire certaines erreurs.

Les Américains - j’y reviens - ont dépensé en recherche une somme astronomique...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ils avaient aussi 700 000 soldats engagés dans le conflit !

M. le Professeur Roger Salamon : Je ne dis pas le contraire, mais c’est un premier élément qui me permet d’en venir au deuxième point de mon exposé.

Si je peux me le permettre, je dirai, Madame, que vous avez à la fois raison et tort ! En effet, lorsque vous voulez faire des analyses de l’imputabilité par rapport à l’existence d’un symptôme - et vous avez raison de parler de symptôme car il est probablement préférable de parler de signes que d’un syndrome, ce dernier terme, malgré l’attachement que lui portent les médias, risquant de nous compliquer singulièrement la tâche. Pour savoir si un effet est lié à une cause qui a pu se produire des années auparavant sur le territoire du Golfe, la notion de comparabilité est quasiment obligatoire !

Or, cela correspond à une démarche épidémiologique. Lorsqu’on a voulu trouver la cause d’un certain nombre de pathologies assez rares qui touchaient la plèvre et que, par des enquêtes épidémiologiques, on a décelé que le contact à l’amiante était plus fréquent chez les malades qui présentaient un mésothéliome que chez ceux qui n’en avaient pas, on a mis le doigt sur un facteur en suivant une procédure avant tout d’ordre épidémiologique. Ce n’est qu’ensuite que l’on s’est penché sur la question des causes, car ce n’est que dans une seconde étape que l’on cherche une explication, une plausibilité biologique.

Nous serons très souvent obligés, comme l’ont fait les Américains, d’agir ainsi. Nous aurons à prendre en compte la notion de groupe témoin et à procéder à des enquêtes de type « cas témoin » pour éviter d’attribuer à tort certains signes, qui de surcroît sont très diversifiés, à des phénomènes qui peuvent ne pas en être la cause.

Il est un troisième point sur lequel je voudrais mettre l’accent. Nous allons être soumis, de manière assez parallèle, à des pressions de nature médiatique qui sont très difficiles à juguler. Nous savons tous, mais vous mieux que moi encore, ce qui intéresse les journalistes. Nous connaissons leur intérêt pour certaines présentations susceptibles de faire un « scoop ». C’est une difficulté que nous, scientifiques, ne savons pas très bien régler mais que les politiques savent à peine mieux gérer que nous.

Ayant beaucoup travaillé sur le thème du sang contaminé avec M. Kouchner puisque je faisais partie, avec Laurent Degos et Alain Goudeau, du Comité des trois scientifiques qui devaient rechercher ce qui s’était passé au niveau des transfusions sanguines, j’ai pu voir à quel point les médias étaient puissants et pouvaient déstabiliser les structures politiques ou administratives les plus solides qui, du même coup, s’interrogent sur ce qu’il faut ou ne faut pas dire. Comme on l’a constaté hier encore, il suffit de déclarer le matin aux informations qu’il y a huit ou dix cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob pour que la viande de b_uf soit retirée des cantines de l’ensemble des écoles françaises.

Nous allons donc être soumis à ce type de pressions. Pour échapper à ces sollicitations, j’ai une tactique qui consiste à ne pas y répondre : je refuse de parler aux journalistes estimant que ce n’est pas mon rôle et que je n’ai rien à leur dire tant que je n’ai pas fini ma mission.

Vous allez, vous, vous trouver dans une situation beaucoup plus délicate parce que certaines de vos auditions sont publiques. Dès les deux premières auditions que vous avez tenues, on a lu tout et n’importe quoi, notamment les déclarations d’un militaire retraité qui prétendait tout à coup découvrir que la Pyridostigmine était un antidote, ce que chacun sait dans le monde entier depuis toujours - ce qui indique, sans vouloir vous donner de conseils, qu’il vous faudra plus que moi, dans une démarche qui doit rester scientifique et objective, subir des pressions terribles !

Dans des enquêtes qui sont celles que nous pouvons être conduits à proposer, on part, en fait, des plaintes de patients et il n’est pas question - je vous rassure sur ce point - que nous regardions qui a été pensionné ou pas. Nous souhaitons, ainsi que cela figure dans la lettre de mission, examiner les plaintes qu’elles aient été acceptées ou non. Cela posera quand même des problèmes méthodologiques parce que certaines personnes vont refuser de parler et d’autres, à l’inverse, le feront beaucoup trop.

Je m’explique : certains vont craindre, en se plaignant, de se mettre mal avec l’armée tandis que d’autres, à force de lire le journal, vont s’inventer toutes les pathologies imaginables sur le plan fonctionnel. Nous rencontrerons donc de grandes difficultés à démêler le vrai du faux et c’est pourquoi l’enquête ne peut pas être lancée ex abrupto.

Ensuite, il nous faudra rechercher dans les antécédents, indépendamment de la nature des plaintes, le facteur le plus fréquent chez les plaignants par rapport aux non-plaignants. Nous aurons alors besoin de vous, parce que nous devrons avoir une connaissance approfondie des expositions auxquelles ont été clairement soumis les militaires et que cette connaissance s’appuie sur des données que nous n’avons pas et que nous n’aurons jamais !

Je ne sais pas plus que vous si, sur le terrain, il y avait 25 000 soldats, 9 000 ou 10 000 qui ont tourné mais qui n’auraient toutefois pas été plus de 10 000 ou 12 000 en même temps sur le terrain. De même, quoi que racontent les journaux, je ne sais pas exactement combien de soldats ont pris de la Pyridostigmine et pendant combien de temps. J’ignore aussi s’ils ont approché les champs de pétrole en feu ou s’ils s’en sont tenus éloignés. Je ne sais pas à quelle distance ils étaient des troupes américaines.

Bref, il y a beaucoup de choses que j’ignore et que je ne saurai pas. Par conséquent, sur un plan purement scientifique, j’imagine que votre mission consiste à bien définir la situation de 1990, puisque vous allez avoir accès aux documents opérationnels de cette époque. Et j’ai envie de dire que la nôtre consiste à bien définir celle de 2000. Nous dirons voilà ce qu’en 2000 nous pouvons observer. Peut-on ou ne peut-on pas rapprocher cette situation des facteurs d’exposition - pour ne pas parler de facteurs de risques, ce qui induirait une réponse que nous n’avons pas encore ?

Pourquoi cette situation n’est-elle pas facile ? Je vais vous répondre assez franchement parce que nous avons, je crois, la même responsabilité vis-à-vis du public : quoi qu’il ait été fait, ou qu’il n’ait pas été fait, durant la guerre du Golfe, cela peut être présenté par quiconque comme un facteur de risque.

Si vous donnez de la Pyridostigmine, qui est un antidote, par crainte d’une éventuelle utilisation d’armes chimiques - tout le monde avait cette crainte et on a donc distribué de la Pyridostigmine, en France, semble-t-il, mais c’est vous qui pouvez le confirmer ou l’infirmer, beaucoup moins qu’aux Etats-Unis -, on peut objecter que cette substance peut avoir des effets secondaires. Pour ma part, j’ai consulté toute la bibliographie et je suis en mesure de vous rassurer, mais comme ce n’est pas l’objet de ma présence, je vous enverrai les précisions par écrit.

On peut donc arguer que la Pyridostigmine qui est un médicament très actif peut, comme tout médicament actif, avoir des effets secondaires quels qu’ils soient. En revanche, si on n’avait pas distribué de Pyridostigmine, qu’aurait-on dit ? N’y avait-il pas de risques à ne pas en distribuer compte tenu de la menace chimique qui planait !

Prenez le cas des vaccinations ! Si on pratique trop de vaccinations comme cela a sans doute été fait en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis - plus qu’en France où la couverture vaccinale a été, me semble-t-il un peu plus sobre, les Américains ayant également pratiqué un vaccin contre le charbon et le botulisme, ce qui, de leur part, n’est pas étonnant ! -, on peut attribuer à cet excès la causalité d’un certain nombre des signes qui sont actuellement observés. D’ailleurs, c’est l’une des seules hypothèses qui perdure dans les travaux américains.

De ma longue étude des quelque 300 articles scientifiques parus sur le sujet, il ressort que les éventuels excès de vaccinations ont pu expliquer un certain nombre de plaintes émanant de soldats américains. En revanche, si les soldats avaient manqué de vaccinations qu’aurait-on reproché ? Un manque de vaccinations dans un contexte et un climat si particuliers...

Je ne suis pas là pour protéger certaines personnes. Ma liberté est entière. Si des choses doivent être pointées comme des erreurs, nous le ferons au même titre que vous. Mais, très honnêtement, vous pouvez prendre n’importe quel facteur dit « de risque » de la guerre du Golfe, il est autant un facteur de risque que sa propre absence. C’est là, à mon avis, que réside la difficulté pour vous comme pour nous.

J’en arrive à un dernier point dont j’aimerais que nous puissions également discuter assez librement. Je crois que nous allons tous être et que nous sommes déjà, ce qui est dommage, obnubilés par le mot « syndrome », qui est une merveilleuse trouvaille médiatique. Bien que parler de « syndrome du Golfe » excite un peu tout le monde, à la lecture de toutes les publications britanniques et américaines, et elles sont nombreuses - il est entendu que je parle encore à titre officieux et sans vouloir vous contrarier Mme Rivasi - il est probable qu’il n’y a pas de syndrome si l’on s’en tient à la stricte définition du terme.

En revanche, il est vraisemblable que les personnes qui ont participé à cette guerre présentent un certain nombre de signes, souvent fonctionnels et sans réelle gravité - je parle toujours des publications que j’ai pu lire -, qui vont de la fatigue en passant par le stress et les myalgies qui se sont surajoutées de sorte que, maintenant, les auteurs anglo-saxons sont unanimes ou presque, pour dire que les signes présents chez ces militaires sont plus fréquents qu’au sein de groupes comparables et qui, bien que n’ayant pas participé à la guerre du Golfe, correspondent au même type de sujets.

Les scientifiques britanniques, par exemple, qui ont fait un travail remarquable en comparant la situation de soldats ayant fait la guerre du Golfe et ceux ayant participé aux événements en Bosnie-Herzégovine - il s’agissait, cette fois, dans les deux cas, de personnes situées dans un contexte de guerre -, ont pu démontrer qu’ils présentaient à peu près les mêmes types de troubles mais que ces derniers étaient quantitativement plus importants chez les soldats du premier groupe. Pour y parvenir, ils se sont livrés à des factor analysis, dites en français « analyses factorielles », pour établir des regroupements. Ils n’ont absolument rien retrouvé qui puisse s’apparenter à un « syndrome ».

Pour autant, il ne faudrait pas passer d’un extrême à l’autre et nous nous heurtons, pour ce qui nous concerne, à cette difficulté : il ne faudrait pas que notre conviction qu’il n’y a pas de syndrome au sens exact du terme puisse permettre d’évacuer un problème qui, sans doute, existe, puisqu’il y a des signes et des gens qui s’en plaignent. Nous n’avons pas le droit de ne pas en tenir compte et nous devons y réfléchir, déterminer si ces signes sont plus fréquents qu’on ne le pense, certains n’en parlant pas, et surveiller si le phénomène est susceptible de se reproduire.

La question n’est donc pas d’écarter le problème au motif qu’il n’y aurait pas de syndrome, mais de savoir que, si nous restons fixés sur ce terme, nous risquons de sombrer dans la caricature.

Dire qu’il y a syndrome équivaut, à mon avis, à rentrer dans un jeu qui, d’emblée, est faux et assez peu honnête, ce que ni les membres de l’Assemblée nationale, ni ceux d’une assemblée scientifique ne peuvent se permettre. En revanche, on peut parfaitement refuser de parler de « syndrome » au profit des signes et des plaintes, sachant qu’elles sont au nombre de 400 et que nous devons revoir plus de 200 autres qui n’ont pas été retenues par les autorités militaires pour déterminer si elles sont relatives ou non à de vrais facteurs de risque. A cette fin, j’ai d’ailleurs écrit à M. Masseret avec l’autorisation du Ministre de la Défense pour avoir accès à toutes les plaintes et non pas seulement à celles qui ont motivé l’attribution d’une pension.

J’irai plus loin - et c’est pourquoi je pense qu’il faudra procéder aussi à une enquête épidémiologique minimale - en disant qu’il est impossible de ne tenir compte que des plaintes émises et pas de celles qui sont ressenties mais non émises. L’éthique consisterait, au moins, à engager une enquête minimale pour savoir si les combattants français ayant participé à la guerre du Golfe ont, ou non, des plaintes qu’ils souhaiteraient exprimer au travers de questionnaires.

Cette démarche va poser d’énormes difficultés - certains de ces soldats ont déjà quitté l’armée, d’autres auront tendance à modifier considérablement ce qu’ils ressentent compte tenu du caractère très incitatif des autoquestionnaires et du fait qu’ils ont dix ans de plus qu’au moment des faits. Je crois cependant que nous n’échapperons pas à cela.

La seule opinion que je peux émettre c’est que je me vois mal terminer la mission sans dire que la littérature qui est énorme et très complexe a fait valoir ces arguments, que l’analyse des plaignants a montré tous ces aspects du problème de même que l’analyse « in vitro » si je puis dire, des différents facteurs.

Nous devons nous poser la question de savoir - je vous communiquerai les réponses qui sont à ma disposition, mais n’hésitez pas, de votre côté à interroger les gens - quels sont les effets de l’uranium appauvri jusque sur l’animal, quels sont les troubles causés par la Pyridostigmine, quelles sont les conséquences de l’hyper-vaccination.

Toutes ces questions doivent être posées. Elles n’éviteront pas, me semble-t-il, indépendamment de l’opinion que nous nous serons alors forgée, de proposer un certain nombre d’actions. En effet, on ne peut pas décider, en dépit de tout ce qui s’est dit aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, voire en France, et au motif que sur 25 000 personnes seules 400 se plaignent de troubles, de se désintéresser des autres.

Puisque nous sommes entre nous, je dois avouer que le seul point de la lettre de mission qui m’ait déçu, et je m’en suis d’ailleurs ouvert à Mme Gillot et à M. Richard, concerne la durée de cette mission.

Je m’attendais à ce que l’on nous demande de faire l’analyse bibliographique mais aussi de conduire des études sur les plaignants, de soumettre des propositions et de mener des enquêtes. Il est vrai que ces enquêtes vont durer un ou deux ans, qu’elles vont être compliquées, qu’elles peuvent prendre des formes multiples. Je peux comprendre que l’on préfère se fixer une première étape avant de proposer d’autres enquêtes et de définir lesquelles sont éthiquement et financièrement acceptables, car on craint fortement que ces enquêtes ne soient très onéreuses.

J’ai donc fini par accepter cette mission en la considérant comme une première étape avec une très forte possibilité que si des propositions claires sont formulées pour que l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), par exemple, puisse procéder, comme le Medical Research Council (MCR) l’a fait à Londres, à telle ou telle enquête, il puisse y être donné suite.

J’aurais d’ailleurs besoin de vous si cette possibilité est refusée, car la mission parlementaire après s’être forgée sa propre opinion aura un rôle à jouer. En effet, après avoir travaillé, comme le groupe des experts, pendant six mois - même pour arriver à des conclusions plutôt rassurantes -, elle pourra arguer qu’il faut néanmoins offrir aux militaires la possibilité de remplir un questionnaire et, à cette fin, diligenter un certain nombre d’enquêtes.

Telle est mon opinion que vous me pardonnerez de vous avoir livrée de façon un peu désordonnée pour n’avoir pas l’habitude de parler devant des Assemblées.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Avant de donner la parole à ceux de mes collègues qui souhaitent vous poser des questions, je vous remercie, M. le Professeur, de nous avoir démontré, à travers cet exposé qui est un premier contact entre nous, à quel point le sujet est compliqué et à quel point il serait scientifiquement et intellectuellement hasardeux de prétendre conclure, dans les mois qui viennent, sur un sujet d’une telle dimension et d’une telle complexité.

Je remarque que certains ont d’ailleurs déjà conclu sur ce sujet puisqu’un certain nombre d’organisations, notamment associatives, malgré la complexité du problème, ont déjà des avis définitifs sur la question.

M. le Professeur Roger Salamon : En tant que citoyen et non plus en tant que scientifique, j’irai presque jusqu’à prendre leur défense.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Chacun a donc son point de vue.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Pardonnez-moi, chère collègue, mais d’une part, c’est moi qui préside cette mission et qui donne la parole aux intervenants. D’autre part, je pense que nous sommes dans une enceinte où la parole est libre - la vôtre, Mme la rapporteure, comme celle des parlementaires ici présents - et je peux, par conséquent, dire ce que j’estime devoir dire en fonction de ma lecture de la réalité. Il en est de même pour vous et je ne pense pas vous avoir dicté, à un quelconque moment depuis le début de cette mission, la teneur de vos propos.

M. le Professeur Roger Salamon : Je pense que votre diagnostic n’est pas faux, les associations ont cependant des circonstances atténuantes. Je ne parle pas nécessairement de l’association « Avigolfe » dont je n’ai jamais rencontré les représentants, mais d’autres associations, comme il a pu s’en créer lors de l’épisode relatif à l’hépatite C, par exemple, ou dans un certain nombre de situations comparables.

Je crois que souvent les associations ont une volonté que je qualifierai d’assez « sectaire » dans la défense d’un point de vue. Cela les conduit à le pousser à l’extrême. On observe le même phénomène en politique où certains forcent l’argumentaire pour obtenir un résultat médian : c’est comme cela qu’a débuté l’écologie...

Même si ces associations ont tort, elles ont des circonstances atténuantes qui permettent de comprendre leur stratégie. Elles sont confrontées à des « monstres de puissance » en qui elles ne voient, du fait de la forte tendance à la paranoïa qui les caractérise, que des méchants qui ne veulent rien leur dire. En outre, elles sont, au même titre que nous avons pratiquement pu l’être nous-mêmes, piégées par le terme « syndrome », ce qui les rend peu crédibles. Si, par exemple, une association de défense de militaires se plaignant d’un certain nombre de signes, demandait qu’il soit procédé à une expertise, vous seriez sans doute moins sévère à l’égard de sa démarche.

C’est le recours à la notion de « syndrome du Golfe » dont on sait que scientifiquement elle n’a guère de sens - comme je n’ai pas d’opinion tranchée, si je vous le dis, c’est que j’ai lu en trois semaines 150 articles qui le confirment -, qui nuit à ces associations, en radicalisant leur demande. J’ignore qui leur a mis cette formule en tête. Elle vient probablement des Etats-Unis. Mais j’insiste sur le fait que, tout en étant très médiatique, elle est fort peu crédible...

Pour toutes ces raisons, je demande que l’on fasse preuve d’un peu d’indulgence envers les demandes exprimées par les différentes associations.

M. Bernard Cazeneuve, Président : M. le Professeur, je suis disposé à toutes les indulgences. Je dis simplement que, compte tenu du caractère très publicitaire de ces assertions, il est de mon rôle de faire en sorte que la dimension médiatique du sujet ne l’emporte pas sur l’exigence de rigueur qui doit présider à vos travaux comme aux nôtres.

M. le Professeur Roger Salamon : Je vous donne entièrement raison, à cet égard.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Je voudrais remercier M. le Professeur pour tous ses propos. Je suis particulièrement satisfait, M. le Président, de l’avoir entendu souscrire aux vôtres en précisant que, pour travailler sereinement, il convenait de ne pas répondre à la pression médiatique et aux interviews réalisées à l’emporte-pièce.

J’ai également beaucoup apprécié chez le scientifique la volonté de rejeter toute idée préconçue. J’estime en effet qu’il ne faut pas - et si j’ai bien compris le Président Cazeneuve, c’est aussi son point de vue - se servir de positions radicales, même si elles le sont pour des raisons un peu passionnelles. Nous, parlementaires, sommes là pour servir la vérité et non pas des associations, dont nous n’avons pas à reprendre, ici, les arguments.

Je suis tout autant satisfait d’avoir entendu que notre rôle est de définir l’éventuelle exposition de nos troupes par rapport à des risques possibles, mais qu’il ne nous appartient pas de porter des jugements sur tel ou tel produit. Nous avons pour mission de préciser la position de nos troupes par rapport à des dangers. Il nous incombe de laisser aux experts médicaux le soin de se prononcer sur le fait que cette position a été ou non de nature à générer les symptômes - et non les syndromes - évoqués.

Comme vous, M. le Professeur, et je suppose comme tous les membres de notre mission d’information, je ressens une grande bienveillance envers les personnes malades, estimant que quelqu’un qui a servi la nation ne peut pas ne pas être pris en considération. Mais je pense, qu’il faut agir, non pas dans la passion ou l’excitation, mais avec beaucoup de réflexion et d’objectivité.

M. Charles Cova, Vice-président : Je vous ai entendu dire que des groupes de soldats britanniques avaient été médicalement examinés. A travers vos lectures, avez-vous pu saisir quels symptômes ils présentaient ? S’agissait-il de troubles dus au stress, de troubles neurologiques et, dans ces deux cas, les estimez-vous suffisamment quantifiables pour pouvoir ensuite être appréciés par les commissions de réforme et donner droit à réparation ?

M. le Professeur Roger Salamon : Pour ce qui concerne les signes, ils sont extraordinairement multiples et surtout de nature fonctionnelle, ce qui ne signifie pas qu’il faille s’en désintéresser. Les médecins ici présents savent que la plupart des pathologies sont de nature fonctionnelle. Ce qualificatif, dans ma bouche, n’est donc nullement péjoratif. Il ne signifie pas que le patient se plaint de maux imaginaires, mais qu’il présente des signes qui n’ont pas un substrat organique très net.

Le biologiste britannique chargé de mener les enquêtes que j’ai mentionnées précédemment, M. Wessely, dans un article qu’il m’a envoyé mais qu’il n’a pas encore publié, décrit tous les symptômes qu’il a répertoriés pour les troupes britanniques. Les plus fréquents sont des symptômes de fatigue chronique, de dépression ou ce que les Britanniques appellent le « post traumatic stress disorder » (PTSD), le « traumatisme postérieur à la guerre », quelle que soit la guerre ou l’idée de guerre. Ce PTSD est très développé aux Etats-Unis mais l’auteur de l’article pense qu’il n’existe pas en France.

Ce sont les facteurs essentiels. Il a très peu répertorié- et c’est ce qui fait toute la difficulté de l’exercice et j’allais presque dire que c’est regrettable - de pathologies parfaitement claires et accompagnées, par exemple, d’hématuries, d’atteintes rénales ou de problèmes liés aux expositions aux insecticides.

Les signes ne sont nullement inventés. Ils sont prégnants, importants et ne doivent pas être négligés. Ce sont des signes fonctionnels répartis sur une cinquantaine de registres et qui touchent essentiellement à des problèmes de mémoire, de fatigue, d’où l’extrême complexité de l’affaire !

M. Charles Cova, Vice-président : Il n’y a pas de signes anatomiques ou physiques visibles ?

M. le Professeur Roger Salamon : Pratiquement pas !

M. Charles Cova, Vice-président : Il serait intéressant de rapprocher ces résultats des études réalisées à la suite des conflits dans lesquels la France s’est trouvée précédemment engagée pour savoir si ces symptômes existaient, quelle qualification leur était attribuée ou s’ils ouvraient ou non des droits à réparation.

Comme ancien militaire, je me permettrai simplement de répéter ce que disait hier le Général Schmitt, à savoir que lorsqu’on est soldat et qu’on fait la guerre, on sait très bien qu’on expose sa vie. Je trouve quelque peu anormal que, par la suite, on puisse avoir certains états d’âme !

M. le Professeur Roger Salamon : Même quand on est soldat, on est d’abord un homme !

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Tout le monde n’a pas la même force physique ou psychologique !

M. Charles Cova, Vice-président : En Algérie, je n’ai pas eu ces états d’âme !

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Pourtant, il y avait des raisons d’en avoir !

M. Charles Cova, Vice-président : J’entends bien mais, mon cher, quand on fait le métier des armes...

M. le Professeur Roger Salamon : La guerre du Golfe était une guerre particulière dans la mesure où les soldats n’ont jamais tiré sur personne ; ils attendaient l’action en entendant qu’ils s’exposaient à des risques chimiques et biologiques.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ils ont quand même recouru à leurs armes !

M. le Professeur Roger Salamon : Peut-être mais cela n’a pas été une guerre très meurtrière, les risques étaient ailleurs...

M. André Vauchez : A la suite de ce que vous venez d’évoquer, je souhaiterais vous interroger sur ce qui serait éventuellement un manque pour atteindre le but que vous poursuivez, à savoir réaliser des études épidémiologiques, y compris de façon comparative.

Au passage, étant le député du pays de Pasteur, je rappellerai, parce que l’on n’en parle peut-être pas assez, que l’on sait comment il a découvert l’agent pathogène du charbon... Ceci étant, pour mener ces études, encore faut-il travailler sur l’ensemble de la population des soldats français exposés soit environ 9 000 personnes, ce qui constitue un chiffre extrêmement important, et sous quelle forme pourrait-on obtenir des réponses ? Pourrait-on inviter ceux qui travaillent maintenant dans le civil - pour ceux qui sont encore militaires la chose va être plus facile - à se soumettre à un bilan auprès de leur médecin traitant qui les connaît bien, par exemple, ce qui pourrait effectivement fournir des bases solides et incontestables - pour reprendre une formule de Pasteur - à votre étude ? Si on travaille uniquement sur les plaignants en négligeant les autres, cela va poser d’énormes problèmes.

Par ailleurs, ainsi que vous l’avez souligné, il est extrêmement important d’établir une comparaison entre ce qui s’est passé dans le Golfe et ce qui s’est passé en Bosnie. De surcroît, je me réjouis de constater que vous travaillez de manière très indépendante.

M. le Professeur Roger Salamon : Je ne voudrais pas que vous m’attribuiez des mérites qui ne sont pas les miens : ce n’est pas moi qui ai fait la comparaison avec la Bosnie.

Je n’ai fait que lire les travaux qui portaient sur cette comparaison ainsi que d’autres travaux très intéressants, menés par les Danois sur des hommes qui, eux, ont été envoyés en temps de paix et qui, pourtant, présentaient des pathologies voisines de celles observées aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Il est très intéressant, mais très compliqué, de mener ces analyses comparatives !

Vous avez soulevé un problème très important en demandant si la recherche des soldats ayant participé au conflit devait être exhaustive ou échantillonnée. S’il veut aller vite et travailler pour un moindre coût, l’épidémiologiste peut parfaitement vous répondre qu’il faut, au lieu de travailler sur 25 000 personnes, travailler sur un échantillon représentatif de 2 000 individus ce qui permet, d’une part, d’aller chercher ceux qui ne viennent pas dans la mesure où ils seront moins nombreux, d’autre part, d’avoir une bonne vision de la situation puisqu’on devrait tous savoir qu’un bon échantillon est préférable à une mauvaise exhaustivité. Il vaut mieux avoir 2 000 personnes tirées au hasard mais en représentant 20 000 que 17 000 parce que, dans ce cas, il en manquera 3 000 pour que l’étude soit complète.

Votre question peut appeler cette réponse, mais c’est une réponse d’épidémiologiste. Il peut y avoir une autre réponse qui est la suivante : à partir du moment où l’on entreprend une action - j’allais dire enfin ! -, il faut qu’à côté de la réponse épidémiologique, on offre à tous ceux qui ont fait la guerre du Golfe la possibilité de présenter des plaintes, ce qui suppose de ne pas échantillonner. On peut très vraisemblablement associer la démarche de recherche qui est indispensable à la possibilité - dont je dirai qu’elle est « la moindre des choses » - de consulter gratuitement un médecin et de remplir un questionnaire.

Pour me résumer, en réponse à votre question, j’aurais tendance à dire qu’en tant que chercheur, je me contenterais d’un échantillon plus petit qui me permettrait d’aller plus vite mais j’estime - et sur ce point, vous m’aiderez beaucoup - que nous ne pouvons pas nous permettre de ne faire qu’un travail épidémiologique en laissant se débrouiller seuls ceux qui n’auront pas été tirés au sort. Je crois donc qu’il faudra tendre autant que possible à l’exhaustivité.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Concernant le problème du « syndrome », le terme nous a tous dépassés dans la mesure où il est devenu médiatique et a quelque peu perdu sa signification scientifique. En tant que scientifique, vous savez comme moi que les termes évoluent en fonction de la société et que, même quand ils ont une signification précise, s’ils en acquièrent une autre dans les représentations sociales, nous sommes obligés de suivre ces dernières. C’est l’évolution de la langue qui le veut ! C’est vrai qu’à défaut d’être scientifiquement correct le terme devient socialement admis quand les gens se l’approprient.

Pour ce qui est relatif à l’enquête minimale, vous savez que je me suis beaucoup impliquée pour que soit créé votre groupe d’experts. En étudiant les enquêtes britanniques, américaines et danoises et en constatant qu’en France aucune étude n’existait, je me suis demandée comment il était possible de nier, ou d’ailleurs affirmer, l’existence du problème. Pour ma part, je n’ai pas de position tranchée, en tout cas pas avant de disposer de résultats de recherches menées au niveau national ! Cette nécessité renvoie à la question de savoir quel type d’études il convient d’engager.

L’attente de l’opinion obéit à une approche psychologique très forte. Si les épidémiologistes nous disent qu’ils prennent un échantillon de 1 000 ou de 2 000 personnes à partir duquel ils vont tirer des conclusions scientifiques, beaucoup vont se sentir frustrés de n’avoir pas été sélectionnés pour faire partie de l’échantillon.

Sur les 25 000 personnes concernées, j’ai recueilli environ 60 témoignages de militaires dans ma permanence. J’y ai reçu des anciens militaires mais aussi des civils - c’est un point sur lequel je voudrais vraiment insister -, des journalistes, mais aussi de simples manutentionnaires ayant tous participé à la guerre du Golfe et qui présentaient des symptômes.

Je pense qu’il faut retrouver tous ceux qui ont été impliqués lors du conflit. Ce ne sera pas très compliqué. Les associations d’anciens combattants disposent déjà de listes. En incitant les intéressés à rencontrer un médecin civil pour les aider à remplir un questionnaire, nous devrions obtenir des résultats intéressants.

Reste maintenant à savoir où trouver les sources d’information. Il vous revient de nous proposer une étude épidémiologique. Je retiens, pour ma part, trois sources d’information envisageables. Premièrement, les commissions de réforme puisqu’il y a eu 300 dossiers déposés, dont 120 acceptés. Deuxièmement, l’association « Avigolfe » qui a envoyé entre 150 et 180 questionnaires à retourner qui ne sont pas forcément parvenus aux commissions de réforme. Troisièmement, les associations d’anciens combattants des missions extérieures et notamment celle de Lyon qui m’a contactée. Elles détiennent également de nombreux dossiers. Dans l’urgence, ce sont donc entre 500 et 600 dossiers de plaintes dont nous pouvons disposer.

M. le Professeur Roger Salamon : Il faut compter avec les doublons...

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Certainement ! Mais il n’en demeure pas moins que cela constitue une donnée par rapport aux sources potentielles.

Il y reste un petit problème sur lequel j’aimerais recueillir votre avis. Vous avez tout à fait raison de dire que les symptômes sont multiples et variés, mais là où nous devrons pousser nos recherches c’est sur ce qui concerne les facteurs multiples. En effet, entre la multi-vaccination, le bromure de Pyridostigmine, le « Virgyl » - qui a pu être absorbé par 100 ou 200 personnes puisque les chiffres sont imprécis et pour lequel on nous a indiqué hier qu’une autorisation avait été délivrée -, les hydrocarbures et notamment les suies, les poussières d’uranium appauvri - dont les soldats ignoraient l’utilisation -, il est devenu très difficile de définir l’origine des symptômes et des stress qualifiés de post-traumatiques.

Il n’empêche que le témoignage des plaignants conserve sa valeur. Personnellement, ce qui m’a touchée et m’a mobilisée sur la question, c’est que j’ai réalisé que je ne disposais pas d’éléments de réponse aux questions de ces maladies.

Je vous assure que, face à ces malades qui disent qu’ils ne savent pas comment se soigner parce que les médecins s’interrogent sur l’origine des symptômes qu’ils présentent, on se sent démuni. On a à la fois un besoin de savoir si ces symptômes existent bien et surtout quelle est leur origine.

Enfin, tous ces militaires qui m’ont écrit sont ou ont été hospitalisés. Il est important de leur dire qu’ils peuvent vous contacter et de leur offrir la possibilité d’avoir un lieu d’écoute. Notre mission pourra en auditionner quelques-uns - encore faut-il qu’ils soient valides -, mais il serait important de pouvoir vous les adresser pour que vous puissiez prendre contact avec eux. J’en reviens à l’approche psychologique : il me semble essentiel qu’ils sentent qu’il y a des gens qui vont s’intéresser à leur problème.

Certaines personnes ont été traitées successivement dans des hôpitaux militaires et civils. Elles ont fait l’objet d’une étude clinique très fouillée sur la base d’analyses allant de l’analyse de sang, jusqu’aux analyses cérébrales en passant par les analyses de teneur en uranium selon un protocole qui doit d’ailleurs être assez complexe à mettre en place. Or, les résultats obtenus par les hôpitaux militaires diffèrent de ceux des hôpitaux civils. Sur ce point, j’aurais donc besoin de votre expertise !

En même temps, je me dis qu’il faudrait profiter du fait que certains militaires sont hospitalisés pour demander des analyses complémentaires afin d’approcher plus précisément l’origine de leur maladie. Cette demande a été pressante aux Etats-Unis, car certaines analyses qui n’avaient pas été faites dans les hôpitaux se sont avérées apporter des éléments de compréhension supplémentaires. J’aimerais connaître votre opinion à ce sujet.

M. le Professeur Roger Salamon : Je vais m’efforcer de vous répondre, mais je ne serai pas en mesure de le faire sur tous les points.

Je suis d’accord avec vous, et je croyais m’en être expliqué, pour reconnaître que le terme de « syndrome » était maintenant passé dans le langage courant. Si on ne peut pas éviter que l’acception de ce terme soit galvaudée, il n’en reste pas moins que l’on attend de nous une réponse scientifique. En conséquence, nous sommes appelés à nous prononcer sur la question de savoir si une cause, voire une association d’éléments qui en formeraient une, pourrait expliquer un phénomène récurrent avec une expression clinique identifiée comme le « syndrome du genou » ou une épaule douloureuse, par exemple.

Or, aujourd’hui, on est bien obligé d’imaginer que la réponse à cette question est plutôt négative. Si c’est précisément le cas, il ne faut pas négliger que l’enjeu est une réalité sociale Il faut bien définir la notion de syndrome pour dire que cette réponse négative ne signifie pas que les plaintes sont infondées. En d’autres termes, nous ne devons pas utiliser cette réalité sociale de manière quasiment malhonnête en disant : « puisque vous baptisez ainsi ce phénomène notre réponse est non ! ». En outre, cette représentation sociale a quand même, pour des gens comme nous, une connotation dangereuse parce qu’elle signifie que le diagnostic est porté. Les gens qui parlent du « syndrome de la guerre du Golfe » ont déjà, dans leur esprit, apporté la réponse, ce qui est humainement compréhensible mais scientifiquement inacceptable !

Vous avez évoqué l’exhaustivité des études et manifesté votre accord avec mes propos. Il n’empêche que nous rencontrerons ensemble, et avec d’autres car je pense que beaucoup seront d’accord avec nous, un certain nombre de difficultés parce qu’il y aura des non-réponses, qu’il faudra aller chercher les réponses. Sans parler du risque lié au fait que toute enquête exhaustive donne le sentiment qu’il a déjà été répondu à la question posée.

C’est exactement ce qui s’est vérifié lorsqu’une enquête a été menée dans les hôpitaux sur les gens qui avaient subi une transfusion sanguine. Quand, sur l’initiative de Monsieur Kouchner, on a demandé à ces personnes de se présenter pour détecter le VIH et surtout l’hépatite C, la première idée véhiculée par les médias n’a pas été que l’on prenait des mesures préventives mais qu’il y avait un risque très important que l’hépatite C ait largement été contractée dans le cadre hospitalier !

Par conséquent, je suis très favorable à la recherche de l’exhaustivité, à condition qu’elle soit bien présentée, faute de quoi nous risquons d’affoler les populations et d’encourager des plaintes infondées. Je crois qu’il faudra passer par des études exhaustives parce que la société ne peut pas les refuser et que l’épidémiologie ne peut pas être le seul outil. Il faut savoir que ce ne sera pas simple !

Pour ce qui a trait aux sources, je suis d’accord avec vous tout en étant persuadé qu’il y aura des doublons. De surcroît, il faut faire attention au fait - pardonnez-moi d’avoir l’air de vous donner des conseils - que nous sommes soumis à des sources et à des cas qui nous font oublier les non-cas.

Je vous affirme, qu’à l’heure actuelle je n’ai pas d’avis. A la fin des travaux, j’en aurai un qui vaudra ce qu’il vaudra, mais il sera purement scientifique et argumenté. Il n’en demeure pas moins que, si on me dit qu’il y a, par exemple, 50 plaintes sur 25 000 personnes, cela correspondra à 2 0/00, soit une proportion qui, même si elle ne doit pas être négligée, n’est pas phénoménale par rapport à ce que décrivent les Américains.

Celle de vos questions qui est pour moi la plus délicate et qui m’ennuie énormément est celle qui a trait à la possibilité pour les malades de rencontrer des personnes, appartenant à mon groupe ou à votre mission d’information. Cela me gêne pour deux raisons.

D’abord parce que j’ai déjà du mal aujourd’hui à répondre à toux ceux, surtout dans la région de Bordeaux, qui me téléphonent pour me décrire leurs maux ou me raconter ce que leur a dit leur médecin. Ce n’est ni mon rôle, ni surtout ma compétence parce que je ne fais de la clinique qu’à dose filée, étant avant tout épidémiologiste. Ce n’est pas que je refuserais de recevoir ces personnes, mais cela ne répond nullement à ma mission. De manière un peu abrupte je dirai que je fais cela avec grand plaisir mais en plus du reste : le groupe d’experts que je préside n’a pas été mandaté à plein temps pour assurer l’accueil des malades pendant six mois...

Actuellement, mon groupe rassemble notamment Mme Annick Alperovitch qui travaille sur le prion, Mme Françoise Conso qui est responsable de l’hygiène et de la toxicologie au CHU de Paris, M. Pierre Weinbreck qui est responsable d’un service hospitalier spécialisé dans les maladies infectieuses. Il faut que vous sachiez, pour vous rassurer, que je n’ai accepté de diriger ce groupe qu’à la condition d’en choisir la composition. J’ai même donné mon avis sur les deux ou trois personnes y représentant l’armée et le ministère de la Santé. Cela revient à dire que j’ai proposé les noms, y compris ceux des docteurs Jean-Paul Boutin et Roland Laroche. J’ajoute que j’ai aussi choisi les autres membres du comité : le docteur Coquin, sous-directeur à la Direction générale de la Santé (DGS) qui travaille avec le Professeur Lucien Abenhaïm, ainsi que le docteur Christophe Paquet qui a fait un DEA sous ma direction et qui appartient à l’Institut de veille sanitaire.

Le fait que nous n’ayons ni l’habilitation, ni le temps de recevoir toutes les plaintes ne signifie pas qu’il ne faille pas réfléchir au problème que vous soulevez. Si l’on doit faire une enquête exhaustive, peut-être faudra-t-il, ainsi que vous l’avez proposé, soit faire appel aux médecins traitants qui seraient un premier relais, soit prévoir des structures civiles ou militaires, soit même combiner les deux après sélection par nos soins, de manière à ce qu’il y ait une capacité à recevoir ces patients tout à fait objectivement et gratuitement.

Je ne crois pas que nous puissions, nous, jouer ce rôle. Il ne relève pas de notre compétence. Je ne peux pas ouvrir mon cabinet pour recevoir des gens et les examiner.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je pensais bien, que l’accueil des plaignants ne s’inscrivait pas dans votre mission. Mais, dès que la chose va s’ébruiter, la demande va pourtant passer à un autre niveau. Je me demandais s’il ne serait pas opportun de demander assez vite au ministère de la Santé de créer une cellule et de l’organiser par rapport à un réseau départemental de médecins référents, de manière à obtenir un premier filtrage des demandes.

M. le Professeur Roger Salamon : Vous avez raison, mais vous allez trop vite ! L’action que vous recommandez et qui rejoint un peu ma proposition dans le cas d’une d’enquête exhaustive, doit être menée parallèlement et coordonnée par l’enquête elle-même. Elle ne peut pas être lancée maintenant, car il est impossible de faire venir les gens et de voir seulement après comment organiser les choses.

Je pense qu’il faut aller aussi vite que possible, peut-être même ne pas attendre six mois - encore que cela fait dix ans que l’on attend et que quelques mois ne changeront rien à l’affaire -, et faire des propositions englobant probablement une enquête exhaustive et prévoyant, dans le cadre de l’enquête, les moyens nécessaires à la création de ces structures. Ces dernières fonctionneraient en réseaux avec le directeur de l’enquête, y compris si c’est le directeur général de la santé. Il faut que les responsables de l’accueil soient capables de remplir un questionnaire standardisé et d’en informer un coordonnateur. Votre proposition doit se concevoir comme l’un des éléments de l’enquête même si elle a d’autres utilités. Je ne crois donc pas qu’il faille la mettre en application immédiatement, sinon nous ne parviendrons pas même à en gérer les effets, mais il convient d’y réfléchir.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Professeur, merci pour toutes ces explications.

Avant de nous retrouver cet après-midi, je voudrais faire quelques propositions aux membres de la mission et à vous-même concernant l’articulation de nos travaux.

Premièrement, sur le plan de la méthode, je souhaite que nous soyons attentifs aux concepts, que nous utilisons leur épaisseur sémantique et leur exacte signification. Je comprends bien que les mots ont une signification et une perception sociales. Par la médiatisation, ils perdent de leur puissance ou de leur acception scientifique. Certes, nous sommes des parlementaires, et, en tant que tels nous sommes élus par des électeurs et que nous devons rendre des comptes à l’opinion ; mais cela ne doit signifier en aucun cas que nous devions céder à toutes les facilités médiatiques et à tous les engouements de l’opinion en affirmant des choses approximatives quand nous avons la possibilité, notamment parce que nous avons les documents pour le faire, de dire des choses précises et scientifiques validées.

Je voudrais donc, M. le Professeur, que l’exigence scientifique qui est la vôtre dans l’approche du dossier, soit partagée par notre mission d’information et que nous prenions acte du principe qu’il nous revient de dire des choses précises qui soient concordantes avec celles que vous pourrez affirmer au terme de vos travaux.

M. le Professeur Roger Salamon : Je sais que je suis bavard, mais permettez-moi de dire pourquoi je souscris complètement à vos propos. Pour une fois, nous avons la chance, les politiques comme les scientifiques, sur un problème de santé publique, de garder notre calme. Le problème de l’encéphalopathie spongiforme bovine donne aujourd’hui lieu à une véritable foire d’empoigne : l’affaire est devenue politique, les uns disant « il faut faire ceci », les autres « il faut faire cela et analyser ». Les experts que je connais très bien, étant, quant à eux, dans « leurs petits souliers » parce qu’ils ont de terribles responsabilités. Il sera désormais impossible de revenir sur ce problème qui a été repris par la presse, par les parents d’élèves, par la politique la plus politicienne...

Nous avons, nous, la chance, quelle que soit la réalité de ces plaintes qui nous sont présentées, de travailler sur des événements vieux de dix ans, pour une population déterminée de 25 000 personnes et pour une affection non transmissible qui ne nous oblige pas à rendre une décision dès demain matin. Nous avons la chance de pouvoir - et c’est la première fois dans ma carrière professionnelle qui m’a conduit à beaucoup travailler sur la transfusion sanguine, sur le SIDA et sur l’hépatite C, faire sur une durée de six mois, un travail propre, net, sans subir le poids de fortes pressions, qu’elles soient scientifiques ou politiques.

Je suis donc pleinement d’accord avec vous. Je suis donc disposé à vous rencontrer régulièrement pour vous dire où en sont nos travaux. Nous n’avons rien à cacher, mais prenons notre temps pour ne pas tomber dans les dérives auxquelles nous assistons actuellement sur d’autres affaires et qui m’attristent.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Après ce premier principe, je vous propose d’en acter un second qui concerne l’étendue de nos missions respectives.

Pour ce qui nous concerne, nous avons à examiner les conditions dans lesquelles les militaires français se sont trouvés exposés à des risques, et rien de plus ! En conséquence, nous devons définir très précisément le périmètre de notre mission et indiquer, dès à présent et de façon forte, que le rôle de la mission d’information parlementaire est d’examiner précisément les conditions dans lesquelles les militaires français ont pu se trouver exposés à ces risques.

Nous pourrons ainsi établir dans le document final, à travers l’examen des documents déclassifiés qui nous auront été transmis et après nos auditions, à quel moment, sous quelles formes, dans quelles conditions, les soldats ont été exposés à ces risques. Je vous demande de valider ou d’infirmer, que nous ne serons pas en mesure, compte tenu du champ d’investigation qui est le nôtre, de conclure sur l’existence ou non de pathologies pour la simple raison, d’une part, que nous n’avons pas mission de conduire des études épidémiologiques ou d’autres études scientifiques qu’il revient à M. le Professeur Salamon de préconiser. Aurions-nous la possibilité de le faire, nous ne serions pas nécessairement en mesure d’établir le lien de causalité entre ce que nous aurons constaté et les pathologies que vous les experts mandatés par le Gouvernement auront identifiées.

Tout cela pose un problème de fond. Je tiens à ce que cela soit dit clairement, parce que, comme vous l’avez souligné tout à l’heure, Mme Rivasi, nous travaillons sur un sujet complexe et que, sur de tels sujets, il est important, je crois, d’affirmer des choses simples et rigoureuses au moment où les uns et les autres commencent à travailler.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Justement, par rapport à ce que vous dites, M. le Président, je voudrais interpeller le Professeur Salamon en lui disant que suivant l’étude bibliographique qu’il mène, s’il a des questions précises à faire valoir auprès d’interlocuteurs que nous sommes susceptibles d’auditionner, il faudrait très vite nous les faire parvenir afin que nous puissions obtenir des éclaircissements à l’occasion des prochaines auditions. C’est là où pourra s’exercer toute la complémentarité entre nos missions.

M. le Professeur Roger Salamon : Tout à fait !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Le premier principe est donc celui de la rigueur scientifique ; le deuxième concerne la définition précise des missions de chacun ; le troisième a trait à l’articulation optimale entre les deux missions. Cela signifie que nous devons rappeler que nous ne sommes pas commanditaires de la mission confiée au groupe des experts, mais que nous ne nous interdisons pas d’adresser au Gouvernement des recommandations qui, à la fin de nos travaux, nous paraîtraient utiles pour que l’investigation aille jusqu’à son terme. Le quatrième principe que je souhaiterais voir arrêté, si vous en êtes d’accord, est qu’au terme de ce travail en étroite collaboration, la mission d’information s’autorise à tout moment à demander à M. le Professeur Salamon de venir devant elle pour rendre compte des rapports d’étape de ses travaux.

M. Charles Cova, Vice-Président : Plus précisément pour nous informer de ses travaux.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous avez tout à fait raison d’apporter cette rectification, M. le Vice-président !

Etes-vous d’accord pour que nous prenions acte dans un communiqué ces quatre points ? Il en est ainsi décidé, si le Professeur en est d’accord, pour ne pas le mettre en difficulté dans la mesure où sa mission lui est confiée par l’exécutif et qu’il lui est difficile de cosigner ce communiqué.

M. le Professeur Roger Salamon : Je crois que je n’ai pas à le faire, mais je suis entièrement d’accord sur les termes rectifiés.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous allons donc rédiger tout de suite le communiqué et vous le transmettre pour information pour que vous en pesiez bien les termes. Il n’y a pas d’opposition ? Il en est ainsi décidé.

M. le Professeur, je vous remercie pour votre contribution.


Source : Assemblée nationale (France)