(Procès-verbal de la séance du mardi 12 décembre 2000)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mes chers collègues, nous procédons aujourd’hui à l’audition du Général d’armée Bernard Janvier, qui a commandé la division Daguet au cours des opérations de la guerre du Golfe. A ce titre, il a eu sous son commandement direct 14 500 hommes au plus fort de l’engagement français dans les derniers jours du mois de février 1991.

Votre audition, mon Général, intervient après celles de vos deux supérieurs directs de l’époque, les Généraux Schmitt et Roquejeoffre. Nous avons également auditionné, parmi les nombreuses personnalités que nous souhaitions entendre, le Médecin général inspecteur Bladé qui, à cette époque, dirigeait le Service de santé des armées. Cette nouvelle audition devrait nous permettre, je l’espère, d’obtenir des informations complémentaires, voire des confirmations aux éléments d’ordre opérationnel que nous avons mis à jour à partir, non seulement des documents déclassifiés demandés au Ministre de la Défense par la mission, mais également des précédentes auditions publiques ou à huis clos.

Il me paraît utile, avant de débuter cette audition, de faire un bref rappel de la chronologie particulière à l’action de la division Daguet.

Cette opération a été décidée le 15 septembre 1990, par le Président de la République. Avant cette date, deux opérations spéciales impliquaient déjà des troupes françaises dans le Golfe : il s’agissait de l’opération maritime de blocus dite « Salamandre » et de l’opération « Burisis » qui consistait dans l’envoi d’un premier contingent de militaires français à El Hamra, aux Emirats Arabes Unis (E.A.U.).

Il convient de préciser que la division Daguet était initialement placée sous les ordres du Général Mouscardes qui a fait l’objet d’un rapatriement sanitaire le 8 février 1991. C’est à cette date que le Général Janvier a été appelé à le remplacer, soit deux semaines avant le déclenchement de l’offensive terrestre sur l’Irak et le Koweït occupé. Ces opérations ont débuté le 24 février 1991 pour se terminer le 28 de ce même mois. C’est le Général Roquejeoffre qui recueillera à Safwan, le 3 mars 1991, aux côtés des autres commandants alliés, l’acceptation de cessation des hostilités des Irakiens.

Ce rappel fait, je tiens maintenant à vous faire part de mon étonnement pour ce qui concerne le refus de l’association Avigolfe de répondre à notre demande d’audition. Ce refus est d’autant plus surprenant que le Président de cette association avait accepté, après une conversation téléphonique avec le secrétariat administratif de la mission, le principe d’une audition publique, le 16 janvier prochain. En l’état actuel des choses, comme le Président Paul Quilès l’a déjà fait, la mission regrette ce revirement brutal. Pour autant, elle n’entend pas en rester là.

Je rappelle en premier lieu que la mission d’information, en tant qu’émanation d’une commission permanente - en l’occurrence la Commission de la Défense - dispose du pouvoir de convoquer toute personne dont elle jugerait l’audition utile, en vertu de l’article 5 bis de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Cette disposition précise qu’une commission « peut convoquer toute personne dont elle estime l’audition nécessaire, réserve faite, d’une part, des sujets à caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l’Etat, d’autre part, le respect du principe de séparation de l’autorité judiciaire et des autres pouvoirs. Le fait de ne pas répondre à la convocation est puni de 50 000 francs d’amende ».

La mission d’information poursuit un objectif précis. Cet objectif correspond d’ailleurs tout à fait aux attributions de la Commission de la Défense dans son contrôle permanent de l’action de l’exécutif. A ce titre, elle agit donc pleinement dans ce cadre lorsqu’elle cherche à établir le plus précisément possible si les conditions d’engagement opérationnel de nos forces pendant les opérations du Golfe auraient pu les exposer à des risques sanitaires spécifiques.

Dans la plus totale transparence, la mission d’information poursuivra ses travaux sur la base des documents déclassifiés qu’elle est la seule à pouvoir obtenir, et des auditions de toute personnalité, civile ou militaire, ou association qu’elle estime indispensable à la bonne fin de son action, dès lors qu’il lui apparaîtra que ces personnalités ou associations disposent d’éléments nécessaires à son information.

En ce sens, le dépôt d’une plainte pénale ne peut entraver, voire interrompre, la poursuite de ses activités qu’elle reste libre d’organiser comme elle l’entend. Dans ces conditions, la mission va, à nouveau, saisir le Président de l’association Avigolfe et, cette fois, par voie d’huissier s’il le faut, pour rappeler les droits imprescriptibles du Parlement et l’amener à venir s’expliquer devant nous, comme je l’avais d’ailleurs déjà fait par simple courrier en date du 22 novembre dernier. Au moment où chacun convient que le contrôle parlementaire reste l’un des piliers de la démocratie, les membres de notre mission ont la ferme intention de faire valoir l’intégralité des droits mis à leur disposition par la Constitution, en respectant les principes de séparation et d’équilibre des pouvoirs.

Je relève d’ailleurs en passant une contradiction entre la volonté d’Avigolfe de demander au Président de l’Assemblée nationale comme au Président du Sénat la création en urgence de commissions d’enquête et de déposer, dans le même temps, une plainte contre X qui aura automatiquement pour effet d’interdire la discussion sur d’éventuelles propositions visant à créer de telles commissions. En effet, dès lors que des poursuites judiciaires sont en cours sur des faits motivant une proposition de commission d’enquête, le principe de séparation des pouvoirs entre le Législatif et le Judiciaire empêche d’aller plus loin. Pour l’Assemblée nationale, c’est l’article 141 de son Règlement, pris en application de l’article 6 de l’ordonnance de 1958 précitée qui traduit ce principe essentiel.

La situation présente nous conforte toutefois dans notre choix initial : celui d’avoir créé une mission d’information et non pas une commission d’enquête. A l’exception du droit d’exiger le serment de la part des personnes auditionnées, une mission d’information dispose de la totalité des moyens susceptibles d’être mis en _uvre par une commission d’enquête et, de plus, elle ne peut être mise en échec par des man_uvres dilatoires ou de procédure.

En tout état de cause, la Commission de la Défense se saisit de cette question, qu’elle examinera au cours de sa séance de demain après-midi. Ses membres détermineront ainsi collectivement les modalités précises de leur réaction.

Cette mise au point étant faite, mon Général, nous vous écoutons pour un court exposé introductif. Puis, je vous poserai les premières questions avant de donner la parole à Mme Michèle Rivasi et M. Pierre-Claude Lanfranca, nos co-rapporteurs, ainsi qu’aux membres de la mission d’information.

Général Bernard Janvier : M. le Président, Mesdames, Messieurs les députés, comme vous l’avez rappelé, M. le Président, mon audition intervient après celles de deux chefs militaires, mes supérieurs, lors de la guerre du Golfe. Mon approche concernant la division Daguet se voudra donc spécifique et plus proche du terrain. Les informations que j’ai pu rassembler, dix ans après, soit à travers mes souvenirs, soit à travers les notes que j’avais prises à l’époque, me conduisent à évoquer deux sujets particuliers : d’une part, l’utilisation de l’antidote à l’intoxication par neurotoxiques, la Pyridostigmine, et, d’autre part, la mise en _uvre de munitions à uranium appauvri par les avions d’appui américains. Je vous apporterai en ces domaines - comme en d’autres domaines que vous souhaiteriez évoquer - les informations qui sont en ma possession.

Auparavant, permettez-moi de situer mes responsabilités de l’époque et de rappeler les conditions générales de l’engagement de nos soldats au sein de la division Daguet que j’ai eu l’honneur de commander au combat au sein d’un vaste dispositif allié.

Tout d’abord, quelles étaient mes responsabilités ? Après avoir servi comme Général adjoint à la 6e Division légère blindée à Nîmes, dont fait partie le 6e Régiment de commandement et de soutien - cette Division constituera d’ailleurs le noyau dur de la division Daguet -, j’assume, au moment de cette crise, les fonctions de chef de la division « Organisation logistique » à l’état-major des Armées.

A ce titre, je me trouve impliqué, dès le premier jour, dans les décisions arrêtées par le Général Schmitt. J’ai en effet la charge, non seulement de l’acheminement des forces sur le théâtre, mais également de leur soutien logistique au sens le plus large. Par ailleurs, en tant que chef de centre opérationnel à l’état-major des Armées, je participe directement à la conduite des opérations, à compter de l’intervention aérienne en Irak, dans la nuit du 16 au 17 janvier 1991. Dans le cadre de mes responsabilités, je me suis rendu en Arabie Saoudite pour une évaluation du dispositif logistique interarmées, en compagnie d’un Médecin général de la direction centrale du Service de santé des Armées, du 29 octobre au 5 novembre 1990.

En dehors des décisions de conduite proposées sur place au Général Roquejeoffre, je présente, à mon retour, des propositions au Général Schmitt. Pour ce qui concerne le Service de santé, en liaison avec son directeur central que vous avez auditionné, le Médecin général inspecteur Bladé, il s’agit d’amplifier l’organisation de l’ensemble de la chaîne santé en l’adaptant à cet engagement, localement ou en France : ramassage, traitement, évacuation des blessés éventuellement contaminés ou intoxiqués par les armes chimiques. Nous sommes en effet, devant une situation très difficile à résoudre. Toute notre attention est tendue vers cette organisation. Dès le début du déploiement de nos forces, je préconise l’envoi d’un médecin psychiatre auprès de nos forces, dans le cadre de l’aide au commandement au plan de l’hygiène mentale.

Je tiens à souligner devant vous l’exceptionnelle efficacité de cette organisation, due à la fois à la qualité des hommes et à l’abondance des moyens judicieusement déployés. Croyez bien que cela avait une importance majeure pour le combattant : un médecin disposant d’un véhicule blindé spécialisé, pressurisé, climatisé, avec des infirmiers par unité de combat de l’échelon d’assaut ; des sections de décontamination chimique pour le traitement des blessés - six au total, dont deux déployées à la division, auprès de l’hôpital de Rafha, et conjointes avec celles des Américains ; une antenne chirurgicale située au sein même de la division - à moins de 20 kilomètres de l’échelon de contact, etc. J’insiste sur cette dimension, car elle est d’un apport essentiel, non seulement pour l’action, mais aussi pour le moral de nos soldats.

A la suite à l’évacuation médicale du Général Mouscardès, le 6 février - il commandait alors la division Daguet depuis son déploiement en Arabie Saoudite -, je suis désigné par le Président de la République pour prendre le commandement de cette division. Je rejoins le théâtre d’engagement le 8 février. Je connais la situation générale en détail, vue de l’état-major des Armées. J’ai une excellente connaissance des formations de la 6e Division légère blindée en place ; l’un de mes fils sert d’ailleurs comme officier au 6e Régiment de commandement et de soutien. Telles sont mes responsabilités avant que ne se déclenche l’offensive.

Je rappellerai la situation de la division. Au moment de mon arrivée, les derniers préparatifs de l’offensive terrestre se mettent en place. Cette offensive verra d’ailleurs sa date modifiée : prévue le 18 février puis le 21, elle aura finalement lieu le 24. Cela pour tenir compte sans doute de mouvements diplomatiques, mais surtout parce que des retards importants sont intervenus dans l’acheminement des renforts, notamment pour le 7e corps d’armée américain. Ainsi, la division va recevoir, six jours avant l’offensive, le renfort d’un bataillon d’artillerie américain de la Garde nationale - c’est-à-dire des réservistes.

Je diffuse l’ordre d’opération numéro 1 du 11 février 1991, que je modifie le 18 février. Ces deux ordres d’opération comportent une annexe traitant de la menace chimique, notamment l’annexe 5 de l’ordre d’opération daté du 18 février.

Depuis le 17 février, la division est déployée à l’ouest du dispositif allié, au nord de la ville de Rafha, à 4 kilomètres en-deçà de la frontière irako-saoudienne, afin de préserver l’effet de surprise. Les unités sont déployées, depuis cette date, en dispositif de combat. Certaines d’entre elles viennent de nous rejoindre, comme le bataillon d’artillerie américain ou les commandos français de recherche et d’action dans la profondeur, qui nous seront particulièrement utiles dans la phase préliminaire.

Je voudrais souligner une réalité qui, aujourd’hui, peut vous échapper et dont il est parfois difficile de mesurer l’exacte dimension en certains lieux de rencontre ou de débat comme celui qui nous réunit ici, dix ans après les faits. Nos soldats sont engagés dans une opération de guerre. Quelques-uns ont déjà été confrontés - à des niveaux moindres - à ce type de situation auparavant. Il ne s’agit pas d’analyser ici une man_uvre, un exercice, un cas tactique d’école, mais d’évoquer des missions de combat au cours desquelles se trouvent bien présentes la souffrance et la mort. Il me paraît opportun de dire, avec conviction, que la guerre n’est pas aussi simple que ce qui peut être imaginé. Nous ne sommes pas dans un film au scénario bien léché, mais dans une succession d’événements souvent impromptus, comportant des menaces, des risques, des contraintes de temps, des obligations qui échappent parfois à une planification aussi rigoureuse soit-elle. Une telle situation exige des ordres de conduite, des changements de posture, etc...

La division comporte plus de 14 000 hommes, le grenadier voltigeur ou le soutier chargé des carburants ne reçoit pas la photocopie des décisions arrêtées par le Général ; il est destinataire par ses supérieurs directs des informations qui lui sont nécessaires pour la conduite de sa mission et la bonne exécution des ordres.

Il est indispensable de rappeler - car cela joue beaucoup pour la suite des événements et dans l’attitude de nos soldats - que plus de 3 500 soldats français de la division sont engagés dans l’opération depuis le 29 septembre 1990. Ils vont assurer une mission essentielle pour le dispositif allié dans le cadre du dispositif « Bouclier du désert » : ils verrouillent, en effet, par leur position, à proximité de Hafar Al Batin, l’accès au c_ur même de l’Arabie Saoudite. Ils sont placés directement derrière les unités syriennes, égyptiennes et saoudiennes. Rappeler leur engagement dans ces circonstances, c’est peut-être comprendre une partie des lourdes contraintes subies par ces soldats.

Leur déploiement s’est opéré dans le désert et le restera, ce qui nous vaudra les plus vifs éloges de la part des Américains et des Saoudiens. Certains soldats ne rencontreront aucune maison depuis leur lieu de débarquement à Yanbu jusqu’à leur lieu d’embarquement, et ne seront confrontés qu’aux visages de leurs camarades de combat ou de leurs chefs - et cela du mois d’octobre au mois de mars.

Au début, la chaleur est extrême, puis c’est le froid - moins 5 degrés aux alentours du 28 janvier. Il y a également les vents de sable, puis de la pluie très violente. Les difficiles conditions d’alimentation du début vont peu à peu s’améliorer, ainsi que les conditions de vie, mais cela restera extrêmement rude. Les entraînements opérationnels intensifs, les préparatifs vigilants ne peuvent effacer l’attente. La menace chimique potentielle est une réalité : de nombreux exercices à caractère tactique ou technique sont exécutés. La vie quotidienne est marquée par les mesures de protection contre la menace des armes chimiques : mise en veille des appareils de détection, vêtements de protection, masques respiratoires, etc.

Cette situation s’amplifie dès lors que les tirs de Scud sont effectués par les Irakiens, avec leur lot d’alertes et d’incertitudes. Les entraînements tactiques et techniques permettent à chacun de bien maîtriser la menace chimique. La tenue de protection S 3 P devient littéralement la « seconde peau » du combattant, d’autant qu’elle protège bien du froid, ce qui n’était pas négligeable en cette période.

Voici un exemple de la vie d’un régiment : le 2 décembre, alerte Scud niveau 2 (port de la tenue complète, des chaussettes carbonées, des gants de protection, du masque à gaz), déplacement sur les zones de desserrement ; 6 et 7 décembre, man_uvre d’ensemble face à la menace chimique ; 12 décembre, démonstration de défense « NBC » devant les Egyptiens, les Syriens et les Saoudiens ; 26 décembre, alerte, déploiement en zone de desserrement ; 28 décembre, idem, niveau 1 (la cagoule n’est pas fermée) ; 12 janvier, port du vêtement de protection de 6 heures à 8 heures, au moment où les risques chimiques sont majeurs ; 17 janvier, 0 h 50, zone de desserrement niveau 2 ; 2 h 10, niveau 1, retour en zone d’implantation ; 4 heures, niveau 2 ; 4 h 10, niveau 1 ; 4 h 25, niveau 2 ; 4 h 40, retour au niveau 1.

Par ailleurs, je dois le préciser, les alertes qui interviennent sont fondées parfois sur le déclenchement des appareils de détection, les Détalac. Il s’agit d’appareils de fine sensibilité - sans doute plus sensibles que ceux des Américains - qui mesurent le taux des organophosphorés dans l’atmosphère. Ces appareils sont donc destinés à la détection des neurotoxiques volatils.

Le déclenchement des Détalac conduit à un processus d’alerte, d’information, de compte rendu, et à un processus de vérification extrêmement long et pointilleux pour permettre de lever l’incertitude quant à la présence ou non de neurotoxiques. Ces processus représentent une contrainte importante pour la conduite des opérations et pour les soldats. La menace chimique, il faut bien le comprendre, est générale. Ce n’est plus le grenadier voltigeur de l’échelon d’assaut qui est menacé, mais les échelons logistiques, notamment par les attaques de persistants. Par ailleurs, la menace chimique intéresse directement le soldat puisqu’il est responsable, en cas d’erreur, de sa propre mort.

Ces alertes et ces entraînements participent donc à la formation technique. Ils font que nos soldats sont bien préparés. Mais je serai franc : certains hommes ne supportent pas de telles contraintes. Nous le comprenons bien. La guerre est faite de stress au combat et de difficultés. Croyez-moi, j’ai une longue expérience des combats et de la gestion de crises, le stress avant et après le combat est bien une réalité - il existe moins au moment du combat, car il y a l’action - et n’est pas sans conséquence sur les hommes qui ne peuvent le surmonter.

Cette situation va s’inverser brutalement dans la nuit du 16 au 17 janvier, vers minuit. Le Général Mouscardès va donner l’ordre aux unités de faire un bond de 300 kilomètres à l’ouest pour rejoindre la zone de Rafha, et en faire une zone de déploiement opérationnel. Les premières unités vont devoir quitter la Cité du Roi Khaled (CRK) en moins de 6 heures, de nuit, dans des contraintes de discrétion totale. Cet ordre a été voulu sans doute par le commandement américain pour préserver l’effet de surprise, mais cela va provoquer un certain nombre de difficultés et les matériels inutiles pour l’engagement au combat seront laissés à CRK. Ils seront détruits ou enterrés, car nous ne devons rien laisser à la surface du sol.

Le déploiement opérationnel offensif s’effectue à partir du 17 janvier et rassemble toutes les énergies des hommes, mais également toutes les craintes. L’on peut d’ailleurs noter une affluence aux offices religieux, comme une forte demande auprès des chefs de corps, officiers d’état civil, pour la rédaction de testaments, ainsi que de mariages. Cela est bien l’expression d’une certaine angoisse.

Les missions dans le cadre de l’assaut vous ont certainement déjà été rapportées, mais je tiens à les préciser. Elles sont capitales pour le 18e corps. Je vous rappelle que la division française s’engage un jour avant les autres unités ; elle opère un mouvement tournant dans le désert et doit livrer As Salman au 18e corps, un aérodrome et un carrefour pivots dans la man_uvre américaine, puisque c’est à partir d’As Salman, 150 kilomètres au nord de la zone de déploiement, que les unités américaines doivent prendre plein est le long de l’Euphrate. Il s’agit ensuite de protéger l’ensemble du dispositif allié vers le nord, nord-ouest, et d’assurer la sécurité de l’axe de ravitaillement principal, « MSR Texas ».

Je voudrais ici souligner la confiance réciproque entre Américains et Français ; 4 800 Américains sont sous mon contrôle opérationnel. Il s’agit de la 2e brigade de la 82e division aéroportée - celle qui a sauté sur Sainte-Mer-L’Eglise en 1944 -, d’un bataillon d’artillerie, d’un bataillon de génie et de la 18e brigade d’artillerie attachée au 18e corps d’armée. Cela nous donne, bien entendu, des moyens considérables qui se conjuguent aux moyens très importants de la division française.

La 101e division aéromobile et la 24e division mécanisée ont établi, avec ma division, des plans d’appui réciproques. Il était essentiel que la 24e division mécanisée puisse apporter ses moyens lourds en cas de difficultés sur As Salman. La 82e division aéroportée - moins la 2e brigade - se trouve derrière la division française, prête à la relayer sur l’objectif principal au centre de « Rochombeau » - avant As Salman - au cas où nous aurions des difficultés pour le conquérir, la mission de la division française étant de s’emparer coûte que coûte du terrain d’As Salman.

Les Américains se détournent de notre dispositif à partir d’As Salman, pour s’orienter plein est ; la division française restant seule, toujours sous le commandement du 18e corps, en mission de couverture jusqu’à l’Euphrate. Elle le restera jusqu’à son retrait, quand elle sera relevée à As Salman par la 11e brigade aéromobile américaine qui appartenait au 7e corps.

Revenons à l’action. Les actions préliminaires ont été décidées et s’engageront avant le D. Day, fixé le 24 février. Il s’agit de l’infiltration de nos commandos en vue de saisir des renseignements dans les premiers kilomètres, et de la conquête d’un escarpement rocheux qui se trouve devant nos unités et qui pourrait poser problème. Cela se déroule le 22 février, sans opposition. Le 23, profitant de cet espace acquis sur la frontière irakienne, je déploie le premier échelon d’assaut en Irak ; mon PC se trouve donc en territoire ennemi le 23 février, dans la nuit. Je donne alors l’ordre d’engagement : s’agissant des Français, cet ordre est décidé pour 5 h 30, heure locale. Cette nuit-là, les conditions météo sont stables et peuvent favoriser des frappes chimiques au lever du jour ; nous redoutons un raid de l’artillerie irakienne le long de l’axe « Texas » ou un épandage chimique de l’aviation à réaction irakienne ou par des avions légers.

La journée du 24 est marquée par la destruction du môle principal. Il s’agit d’une man_uvre de contournement puis d’attaque latérale par le groupement est sur l’axe principal, tandis que le groupement ouest s’infiltre largement avec comme objectif, plus au nord, As Salman. Le 24 au soir, nous sommes sur notre objectif. Je dois arrêter la progression en raison de l’imbrication des unités et surtout parce qu’une forte tempête de sable s’est levée.

A l’aube, l’offensive reprend pour le deuxième temps. Alors que l’échelon central continue son attaque le long de l’axe « Texas », en direction d’As Salman, le groupement ouest aborde l’aérodrome d’As Salman et le carrefour routier, pour s’en emparer vers 17 heures. Je me porte immédiatement avec mon PC avancé, derrière les premiers échelons d’assaut.

Le 25 au soir, nous sommes maîtres de notre objectif. Le 26, nous fouillons le village d’As Salman et complétons notre déploiement dans la zone afin de permettre aux Américains de déboucher vers l’est à partir du village d’As Salman. Le cessez-le-feu intervient le 28 février à 9 heures, ainsi que l’arrêt des opérations, et les premières unités françaises - celles qui sont arrivées au mois de septembre - quittent As Salman le 12 mars.

Retracer le cadre général, M. le Président, m’est apparu nécessaire à une meilleure compréhension, avant d’aborder les questions particulières que j’ai citées en introduction. Tout d’abord, la menace chimique.

J’en ai déjà parlé, la menace chimique est perçue comme une réalité. D’après les notes que j’ai retrouvées, j’observe que le 5 février, à l’état-major des Armées, devant le Ministre de la Défense, M. Pierre Joxe, il est précisé que « le risque chimique sera majeur sur l’axe, après le débouché. Le chimique pourrait être délivré par l’artillerie. Si l’axe « Texas » était pollué avec des persistants, c’est toute la progression du 18e corps qui serait perturbée. Ensuite, lorsque nos forces investiront Rochambeau, le risque chimique devrait diminuer, compte tenu de son implication sur le premier échelon, sachant qu’il peut toujours être appliqué sur l’ensemble du dispositif de la division ».

Ce risque était bien réel car nous savions que les Irakiens possédaient ces armes. Ils les avaient déjà utilisées dans d’autres conflits. Cette crainte était d’ailleurs avérée, puisque l’USCOM, la Commission des Nations Unies chargée du désarmement de l’Irak, mettra plus d’un an à s’assurer de la destruction des stocks d’armes chimiques sous toutes les formes imaginables et susceptibles d’être délivrées sur le champ de bataille : obus d’artillerie, roquettes, bombes, réservoirs etc.

Dans mon ordre d’opération modificatif numéro 1 du 18 février 1991, je précisais l’estimation du danger, le niveau de protection et l’absorption des comprimés de Pyridostigmine - dès G-1 puis toutes les 8 heures jusqu’à ordre contraire -, l’organisation de la décontamination y compris le traitement des blessés contaminés ou intoxiqués, les réseaux d’alerte et les dispositions relatives à la météo.

La prise de l’antidote à l’intoxication par neurotoxiques, selon la posologie prévue, relève de l’application des ordres préparatoires du Général Roquejeoffre et des procédures opérationnelles en cours. Je voudrais souligner combien la protection contre les chimiques était une réalité vécue. Je ne suis pas en mesure d’indiquer précisément à la mission d’information à quel moment j’ai donné l’ordre d’arrêter la prise de la Pyridostigmine, mais la menace étant levée le 28 février au matin, j’ai sans doute donné un ordre oral lors de la réunion des commandants d’unités qui s’est tenue à mon PC, à As Salman, à partir de 9 heures.

Sur cette question de la menace chimique, je souhaiterais apporter d’autres précisions. Tout d’abord, les Américains de la 82e division aéroportée possédaient quelques véhicules de détection qui ont été mis à notre disposition pour l’échelon d’assaut. Ensuite, je voudrais indiquer que les Irakiens n’ont pas fait usage de leurs armes chimiques dans notre zone d’action comme sur l’ensemble du dispositif allié. Enfin, nos soldats avaient été clairement informés sur la nature et sur le marquage des obus chimiques irakiens. D’ailleurs, lorsque nous sommes arrivés à Rochambeau, notre premier souci a été d’interroger les artilleurs irakiens qui nous ont confirmé qu’ils n’avaient pas à leur disposition d’armes chimiques. Cela n’exclut pas, bien entendu, le risque de délivrance de substances chimiques par des roquettes ou par des épandages. Toutefois, aucun projectile n’a été trouvé dans notre zone et aucune mention de destruction n’a été formulée par les Américains dans les comptes rendus ou les réunions de commandement tenues après l’engagement, le 12 mars, et auxquelles j’ai participé.

En ce qui concerne les moyens aériens, je ne traiterai ici que des moyens mis la disposition de la division Daguet pour son appui immédiat. Je ne parlerai donc pas de l’action aérienne stratégique ou tactique conduite par l’US Air Force ou l’aviation française dans la zone irakienne avant l’engagement terrestre. Durant les deux jours d’engagement, la division a bénéficié de 35 % des moyens aériens accordés au 18e corps d’armée américain, sous les ordres duquel nous étions engagés. Ces appuis aériens sont délivrés par des avions A 10 et F 16, avec en complément des avions d’observation et de guidage.

J’ai relevé, au total, 46 missions se décomposant comme suit : 12 le 23 février, 24 le 24 février, et 10 le 25 février. Au-delà des lignes de coordination des feux et en fonction des déplacements des troupes au sol, des zones de destruction réservées aux avions ont été établies par notre cellule de coordination des feux à l’état-major ; ces zones seront ouvertes ou non en fonction de la situation. Par ailleurs, dans ces zones, les avions pouvaient intervenir à leur initiative, puisque c’était en avant de nos forces.

En appui direct de nos forces ces avions pouvaient intervenir sur la demande de l’unité concernée pour l’appuyer par l’intermédiaire de la cellule de coordination des feux de l’état-major de la division où se trouvaient les pilotes américains ; les avions américains étaient guidés par des contrôleurs avancés des forces spéciales américaines au sein de nos unités. Il aurait dû en être ainsi lors de l’attaque de l’aérodrome d’As Salman le 25 février après-midi, mais la météo a empêché tout appui aérien.

Je souhaiterais maintenant vous apporter une précision en ce qui concerne les résultats des attaques stratégiques de l’aviation américaine dans notre zone. Ils m’ont conduit ultérieurement à interdire formellement les déplacements non nécessaires à l’exécution des missions, notamment dans les zones de combat où se trouvaient des sous-munitions délivrées par l’armée américaine et présentant un grave danger. Par ailleurs, des armements irakiens ont été ramenés par nos forces sur ordre du commandement à des fins d’instruction ou comme trophées pour marquer cette opération - ces matériels provenaient du Koweït et n’étaient donc pas endommagés.

En conclusion, je dirai que par ce long mais néanmoins indispensable exposé, je vous ai décrit le vécu de la division Daguet ; en le faisant, je rendais hommage à tous ses soldats. Je vous citerai les mots d’un grand journaliste : « calme, sérénité, confiance des hommes dans leur entraînement et leur puissance ». C’est au nom de ces soldats, de leur sacrifice et de leur dévouement, que je tiens à dénoncer ici, avec force, le caractère scandaleux et calomnieux des déclarations d’une association qui, j’espère, Mesdames et Messieurs les députés, répondra à votre demande d’audition afin de développer ses arguments, à moins qu’elle ne soit conduite à en répondre devant la justice.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Général, afin qu’il n’y ait aucune confusion, je voudrais préciser que je ne me suis pas exprimé dans les termes qui sont les vôtres concernant cette association. Je n’ai pas à porter de jugements, ni sur son action, ni sur les propos de ses responsables. J’ai simplement, en tant que Président d’une mission d’information, à faire en sorte que cette mission puisse conduire correctement ses investigations. Ce que j’ai indiqué, s’agissant des démarches que nous allons accomplir, s’appliquera à toutes les personnalités que nous souhaiterons interroger et qui ne répondraient pas à notre demande. Il s’agit d’une position de principe que je devais rappeler, dès lors que l’on souhaite que le Parlement assume ses pouvoirs et ses prérogatives et puisse conduire les investigations qui relèvent de ses compétences.

Avant de céder la parole à mes collègues, je vous poserai, mon Général, quelques questions concernant des sujets qui ont notamment été évoqués par des personnalités qui vous ont précédé devant la mission, je pense notamment aux Généraux Roquejeoffre et Schmitt.

Lorsque nous lui avons posé la question de savoir s’il avait été question, dans les conversations qu’il avait eues avec les alliés, et notamment avec les Américains, de l’utilisation d’armes à l’uranium appauvri, le Général Roquejeoffre nous a indiqué qu’il n’en avait jamais été question. En revanche, le Général Schmitt a été, dirons-nous, plus évasif à ce sujet. En ce qui vous concerne, avez-vous parlé de ce sujet avec vos homologues, et si oui dans quelles circonstances et quelles sont les informations qui, à l’époque, ont été portées à votre connaissance ?

Ma deuxième question concerne également l’utilisation d’un certain type d’armements. A l’occasion de son audition, le 7 novembre dernier, le Général Schmitt a précisé qu’à sa connaissance, seuls des obus de 105 mm du char AMX 30B2 auraient pu contenir, à l’époque de la guerre du Golfe, de l’uranium appauvri. Confirmez-vous cette information ?

Le Général Schmitt a également précisé que, selon lui, ces obus n’avaient pas été utilisés par l’armée française pendant la guerre du Golfe, alors que nous avons appris par ailleurs que des chars AMX 30B2 ont bien participé à l’opération « Tempête du désert » et que 800 obus de 105 mm ont été transportés sur place à l’époque. Je dois même dire que dans les documents qui nous ont été communiqués par le ministère de la Défense, il est indiqué que la production des obus de 105 mm a dû être intensifiée de manière à pouvoir répondre aux besoins opérationnels. Pouvez-vous nous dire ce qu’il en est exactement sur ce point précis ?

Général Bernard Janvier : En ce qui concerne votre première question, nous n’avions, à la division, aucune connaissance d’éventuelles nuisances liées aux obus à uranium appauvri. J’en ai d’ailleurs appris l’existence par les travaux de votre mission. Les spécialistes américains en charge de l’appui aérien, qu’ils soient pilotes ou contrôleurs avancés, en ignoraient manifestement tout, et les troupes américaines placées sous mes ordres étaient dans la même situation d’esprit. Je puis donc vous affirmer qu’aucune indication d’éventuelles nuisances ne fut indiquée au cours des conférences de commandement auxquelles j’ai directement participé - le 19 février, en présence de l’adjoint du Général Schwarzkopf, à Rafha, où l’on présentait le déroulement de l’offensive, puis à la réunion du 12 mars à Hafar Al Batin qui était présidée par le commandant en chef de l’ensemble des forces terrestres.

S’agissant de votre seconde question, je serai clair : il n’y a pas eu d’obus à uranium appauvri dans les forces françaises lors de l’engagement ; nos obus flèches étaient à base de tungstène.

Vous me dites, M. le Président, que le Général Schmitt n’a pas été en mesure de vous indiquer ou non la présence de chars lourds. 44 chars lourds ont bien été mis en place ; ils appartenaient au 4e régiment de Dragons et ont été chargés de l’effort principal sur l’axe « Texas » avec le 3e régiment d’infanterie de Marine. Ils étaient équipés d’obus explosifs de 105 mm et d’obus flèches en tungstène.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Général, je vous poserai une dernière question concernant le problème de l’uranium appauvri, puis je laisserai la parole aux rapporteurs. Dans une note datant de février 1991, il est fait référence à l’intervention de militaires américains pour la dépollution de l’aéroport d’As Salman après l’explosion de conteneurs de cluster bombs. Ces bombes incorporaient-elles de l’uranium appauvri ? Par ailleurs, ce document fait état de conditions météorologiques très difficiles, des dispersions auraient-elles donc pu se faire le jour où ce conteneur a explosé, c’est-à-dire le 26 février 1991 ?

On indique dans ce document, comme dans d’autres documents qui ont été mis à notre disposition, qu’un certain nombre de militaires français se trouvaient à proximité du site. Avez-vous des informations selon lesquelles ces militaires français auraient pu être atteints par des poussières d’uranium appauvri ?

Général Bernard Janvier : Au niveau des mes connaissances, je tiens à vous préciser que les cluster bombs ou les grenades antichars utilisées par les Américains ne sont que des projectiles explosifs n’ayant aucune contenance d’uranium appauvri.

Par ailleurs, effectivement le 26 février, alors que nous avions perdu deux hommes et que de nombreux autres soldats étaient blessés sur le fort d’As Salman, une équipe du 27e bataillon de génie américain, en manipulant un conteneur de sous-munitions, a provoqué une explosion, faisant 7 morts et un blessé grave. Bien entendu, des militaires français étaient présents, puisque cette explosion a lieu dans le périmètre du 2e régiment étranger d’infanterie qui a secouru d’ailleurs les soldats américains.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Jusqu’à ce jour, mon Général, j’avais entendu dire que les Détalac ne s’étaient pas déclenchés ou qu’il s’agissait de fausses alertes. Lorsque nous posions la question de savoir pourquoi les soldats revêtaient leur tenue de protection, il nous était répondu que l’on ignorait ce que comportaient les têtes des Scud qui étaient tirés. Vous êtes le premier à nous affirmer que les Détalac se sont déclenchés. Je souhaiterais donc savoir s’il y a eu réellement utilisation de gaz neurotoxiques.

Général Bernard Janvier : M. le Rapporteur, les Détalac étaient déclenchés à l’occasion des tirs de Scud. Lorsque des tirs étaient détectés, ils donnaient lieu, face à l’incertitude et au risque que représentait la menace chimique, à des mesures de protection normales.

Le Détalac est un appareil de fine sensibilité. Il est peut-être même plus sensible que les appareils américains. Il analyse la composition de l’atmosphère et détecte les organophosphorés. Il pouvait donc se déclencher simplement parce que des fumées émanant d’un groupe électrogène étaient rabattues vers lui. Et pour être tout à fait franc, si je place un Détalac dans mon champ d’oliviers dans le Midi, il se déclenchera immédiatement. Mais ces causes accidentelles entraînaient immédiatement un compte rendu, un processus de mise en alerte, la protection du personnel et une vérification ; celle-ci était conduite avec des moyens techniques différents dont une trousse de détection pour le chimique. Il fallait réaliser sept vérifications négatives pour rendre compte au commandement qu’il s’agissait d’une fausse alerte.

Pour être complet, et étant donné que j’ai vécu au sein de la division, je peux en effet vous préciser que j’ai entendu parler de ces incidents. J’ai lu dans le Monde du 5 décembre une intervention du porte-parole du Service d’information et de relations publiques des Armées (SIRPA) de l’époque qui indiquait que suite aux bombardements en Irak, des destructions d’armes chimiques auraient pu être produites. Cette affirmation peut expliquer des déclenchements de Détalac, du fait de traces très fugitives de neurotoxiques. Si mes souvenirs sont bons, je situerai ces événements dans une période proche du 21 janvier, quand la division a réalisé cette bascule de Hafar Al Batin vers Rafha. Enfin, les Détalac étaient déclenchés volontairement pour des entraînements, bien évidemment.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mon Général, le rapport rédigé le 4 mars 1991 par le Médecin en chef des services Puygrenier, Médecin chef de l’hôpital médico-chirurgical et de transit-air (HMCTA), indique notamment que « le système de détection d’alerte automatisé existant dans les forces du type Détalac, a semblé nettement insuffisant dans le contexte - détection ciblée sur les organophosphorés, nombreuses fausses alertes, manque d’autonomie, maintenance lourde ». Et d’ajouter « les moyens américains et anglais sont sur ce point beaucoup plus performants ». Peut-être, avez-vous une approche quelque peu différente de celle de ce médecin ?

Puisque les Détalac se sont déclenchés et que vous aviez une trousse pour vérifier s’il y avait ou non des organophosphorés dans l’air, vous devez bien avoir les résultats de ces vérifications ! Des organophosphorés ont-ils déclenché les Détalac ?

Général Bernard Janvier : Je viens d’expliquer à M. Lanfranca les raisons pour lesquelles les Détalac ont pu être déclenchés : les Scud. Les déclenchements volontaires et d’autres déclenchements se sont révélés intempestifs après vérification.

Quant à l’appréciation sur la sensibilité des Détalac, vous citez là l’opinion d’un médecin que je ne connais pas, qui n’a pas servi dans la division. Je vous ai livré mon sentiment sur la sensibilité des Détalac, et elle est différente de celle de ce médecin. Qu’ils soient d’une maintenance lourde, c’est vrai, mais je ne peux pas vous dire si elle est plus ou moins lourde que celle des Américains.

En ce qui concerne la présence de neurotoxiques dans l’air, je ne peux que répéter ce que je viens de dire, me référant à un article récent du Monde, dans lequel le Général Germanos fait état de la présence de neurotoxiques suite à des bombardements en Irak. Et je crois me souvenir que les Détalac ont fonctionné le 21 janvier et que les vérifications réalisées avaient indiqué la présence d’éléments extrêmement ténus de neurotoxiques.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Cela est extrêmement important, car nous avons posé plusieurs fois la question et les réponses n’ont jamais été très claires. Le Général Raymond Germanos du SIRPA aurait, d’après cet article du 5 décembre dernier, signalé que les bombardements alliés contre le potentiel d’armes chimiques en Irak avaient provoqué le dégagement d’un gaz toxique dont les retombées portées par le vent avaient été relevées « un peu partout », selon son expression rapportée par le quotidien Le Monde.

Nous pouvons donc faire l’hypothèse que l’aviation américaine ayant bombardé des sites irakiens contenant des armes chimiques ; les vents de sable ont pu porter jusqu’au niveau des militaires français de fines particules de gaz, et notamment des organophosphorés. Cela expliquerait pourquoi les Détalac se sont déclenchés relativement souvent, même si les vérifications se révélaient souvent négatives.

Général Bernard Janvier : Madame la Députée, les Détalac ont fonctionné bien avant que n’aient lieu les interventions aériennes en Irak - dès le mois de décembre. Je reviens à mon propos : les mesures de protection prises par nos personnels étaient liées au déclenchement des Détalac, que ce déclenchement soit volontaire ou intempestif. Et les vérifications étaient réalisées afin de déterminer la nature des déclenchements.

M. Charles Cova, Vice-président : Mon Général, ma question concerne la Pyridostigmine. Il était précisé que la prise de ce produit fera l’objet d’un ordre donné à la diligence du commandement - vous. L’ordre a été donné. Etant moi-même militaire, je me pose la question du contrordre : à partir de quand avez-vous estimé qu’il convenait d’arrêter le traitement préventif ? Cet ordre a-t-il été donné et sous quelle forme ?

Enfin, pourriez-vous nous parler des tenues de protection « NBC » dont on nous a dit qu’elles n’étaient pas au « top ». Certaines étaient déchirées ; le Service de santé des Armées a-t-il été suffisamment impliqué dans leur conception ?

Général Bernard Janvier : M. le député, s’agissant de votre première question, je ne peux que répéter ce que j’ai dit lors de mon exposé liminaire : je n’ai pas souvenir du moment exact où j’ai ordonné l’arrêt de la prise de la Pyridostigmine. J’ai sans doute dû le faire oralement, le 28 février, puisque la menace chimique ayant disparu dès le cessez-le-feu nous revenions au niveau d’alerte zéro ; la Pyridostigmine était employée au niveau 1 et sur ordre.

En ce qui concerne les tenues S 3 P, je considère qu’il s’agit de vêtements de protection performants. Ces tenues étaient complétées par des chaussettes carbonées, des gants de décontamination, etc. Chaque soldat en avait deux à sa disposition. Pour accroître leur efficacité et éviter l’usure, les surbottes de l’ancienne tenue de protection chimique modèle 63 devaient être portées lors des exercices. Le soldat avait à sa disposition, à portée de main, quand nous étions au niveau zéro, le masque respiratoire, la tenue de protection modèle S 3 P et les gants de décontamination. Lorsque le niveau d’alerte était au niveau 1, les soldats portaient la tenue S 3 P ; au niveau 2, ils fermaient cette tenue S 3 P et la cagoule, et portaient le masque respiratoire.

M. Aloyse Warhouver : Mon Général, j’ai eu l’impression, en écoutant votre exposé, que vos principaux ennemis étaient les tempêtes de sable, la météo. Vous parlez ensuite des zones de destruction massives dues aux Américains, de deux morts et de plusieurs blessés du fait des bombardements américains, puis de sept morts lors de l’explosion d’un conteneur de munitions, d’un blessé grave, etc. Je n’arrive pas à me faire une idée sur la valeur de l’armée irakienne. Je voudrais juste que vous nous qualifiez cette armée du point de vue de la menace militaire qu’elle représentait réellement.

Par ailleurs, pensez-vous que les Américains ont, comme il l’avaient fait au cours de la seconde guerre mondiale, réalisé des expériences balistiques à vocation militaire ? En effet, dans de nombreuses communes de l’est de la France, en 1944, il y a eu plus de morts du fait des bombardements américains que pendant toute la guerre ! Je ne suis pas anti-américain, je salue même l’armée ayant libéré notre territoire, mais j’ai le sentiment de ne pas cerner ce qu’était vraiment l’armée irakienne. Nous étions un certain nombre de députés, après le conflit, à recevoir à l’Assemblée nationale le Vice-premier ministre, M. Tarek Aziz, qui nous a juré qu’aucune arme chimique n’avait été utilisée par l’Irak.

Général Bernard Janvier : M. le député, je me suis sans doute mal exprimé. Je vais donc préciser ma pensée. Je n’ai jamais dit que le principal ennemi était les tempêtes de sable ! J’ai simplement dit que nous avions été gênés le 24 février au soir par une tempête de sable et que j’ai dû prendre des dispositions tactiques en fonction de cette situation.

Par ailleurs, les Américains tués ou blessés ne l’ont pas été par les bombardements américains ; ils ont perdu la vie ou ont été blessés dans le prolongement des actions à caractère stratégique avant l’offensive terrestre. A cette occasion, ils avaient attaqué des objectifs sur As Salman avec des cluster bombs, grenades antichars, etc. ; or une partie de ces munitions n’avait pas explosée. On sait par exemple que l’emploi de lance-roquettes multiples laisse de l’ordre de 4 à 5 % de munitions non explosées sur le terrain.

S’agissant de la valeur de l’armée irakienne, j’aurais tendance à vous répondre qu’on ne connaît la valeur de l’ennemi que postérieurement à l’engagement, lorsqu’on l’a affronté. D’après les analyses réalisées, nous étions face à une division irakienne, la 45e division d’infanterie, qui disposait de trois brigades, dont une en partie déployée sur le dispositif de la 101e division américaine, c’est-à-dire notre « voisine de droite » ; la division irakienne disposait d’une grosse artillerie et de deux bataillons de chars.

Il s’agissait donc d’une armée qui, potentiellement, disposait des moyens de nous infliger de lourdes pertes. Il se trouve qu’elle a été surclassée par notre supériorité colossale : 100 tubes de 155 millimètres ont tiré pendant un quart d’heure sur Rochambeau ! Nous avions 128 postes antichars d’infanterie, 44 canons de chars AMX 30 B2 qui ont tiré après l’artillerie. Dans ces conditions, le soldat ennemi est resté dans son bunker. D’autant que la plupart des officiers supérieurs irakiens et l’état-major - nous l’avons su après, bien entendu - s’étaient repliés et avaient laissé les unités sous le commandement d’un Lieutenant-colonel et de quelques Capitaines. Ces hommes ne pouvaient pas se battre dans les conditions psychologiques et de feu que nous leur imposions.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Mon Général, je voudrais revenir sur la question de l’uranium appauvri, car je n’ai pas très bien compris votre réponse. Saviez-vous que les Américains avaient bombardé As Salman et les chars irakiens avec des avions A 10 larguant des bombes à uranium appauvri ?

Général Bernard Janvier : Nous n’avions aucune connaissance d’éventuelles nuisances liées à l’uranium appauvri et donc aux munitions utilisées par les Américains. Concernant les avions A 10, je n’ai eu connaissance de ces nuisances potentielles qu’au travers des débats que vous conduisez dans le cadre de votre mission.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je ne vous parle pas des nuisances, c’est-à-dire des effets sanitaires, je vous demande simplement si vous saviez que les Américains utilisaient des bombes incorporant de l’uranium appauvri ?

Général Bernard Janvier : Je savais que l’avion A 10 tirait des obus, mais j’ignorais qu’ils contenaient de l’uranium appauvri.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Le Général Schmitt était au courant, mais vous et le Général Roquejeoffre l’ignoriez ?

Général Bernard Janvier : Je ne le savais pas.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Le Général Roquejeoffre a déclaré s’être rendu à As Salman avec sa tenue « NBC » ; il y avait une forte tempête. Pourquoi avait-il revêtu cette tenue ?

Général Bernard Janvier : Je ne me souviens pas quand le Général Roquejeoffre est venu à As Salman. Je ne peux donc pas vous dire pourquoi il avait pris la décision de porter la S 3 P. Peut-être était-ce à cause du froid. Quoi qu’il en soit, le niveau d’alerte zéro a été décrété le 28 février, lors du cessez-le-feu.

Quand le Général Roquejeoffre est venu à la division, il avait, ce qui est sûr, comme tout le monde, le masque respiratoire à ses côtés et devait avoir la tenue S 3 P dans sa musette. Cela s’est passé à Rafha, avant l’engagement - d’ailleurs des photographies le prouvent -, lorsque nous étions sous une menace chimique. Mais je ne me souviens pas l’avoir vu à As Salman, après notre action, en tenue S 3 P.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mon Général, j’ai lu dans un document que les Américains avaient détecté à Hafar Al Batin, un gaz inconnu. En avez-vous entendu parler ? Les Américains vous ont-ils informé ?

Par ailleurs, même si vous ne saviez pas que les Américains utilisaient des bombes à uranium appauvri, je souhaiterais savoir si les unités françaises étaient proches des lieux de bombardement ?

Général Bernard Janvier : En ce qui concerne votre première question, M. le Rapporteur, j’ignore tout de ce gaz inconnu qui aurait été détecté par les Américains.

S’agissant de l’appui aérien, il existait deux mécanismes : d’une part, une intervention en avant de la ligne de coordination des feux par les appareils A 10, au gré des pilotes, puisqu’on leur ouvrait un espace géographique pour leur intervention. Les troupes étaient forcément en arrière de cette zone d’engagement ; elles étaient situées en-deçà de la ligne de coordination des feux. Je ne peux pas vous indiquer une distance précise, mais elles étaient même assez loin. D’autre part, des avions A 10 ont appuyé des troupes au sol. Ces actions étaient coordonnées par des contrôleurs avancés. Dans ce cas, le périmètre de sécurité était de 400 à 500 mètres environ.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Les troupes françaises sont donc passées, après les bombardements américains, au milieu de chars détruits.

Général Bernard Janvier : Bien entendu ! Nos unités ont traversé les zones bombardées, des points d’appui, des chars, des dispositifs d’artillerie traités par des appareils A 10 ou F 16. Le seul endroit où il n’y a pas eu d’appui aérien avant l’assaut c’est à As Salman, le 25 février dans l’après-midi, pour des raisons météorologiques.

M. André Vauchez : La prise de la Pyridostigmine a été ordonné à G-1, mais vous n’avez pas été précis sur la durée du traitement. Quelle a été la quantité de ce médicament fournie aux soldats ? Par ailleurs, démentez-vous les propos parus dans la presse hier, selon lesquels un soldat a déclaré avoir pris ce médicament dès le 17 janvier ? Enfin, vous n’avez pas parlé du Virgyl : pouvez-vous nous parler de ce produit ?

Général Bernard Janvier : En effet, M. le député, l’ordre de prendre de la Pyridostigmine a été donné à la division à G-1. Cependant, les éléments d’assaut qui, le 22, se sont déployés pour saisir les débouchés sur l’escarpement rocheux au nord de notre position, étaient sous Pyridostigmine à partir de 14 heures. Par ailleurs, les soldats avaient chacun une boîte de 30 comprimés, à raison de trois prises par jour ; et j’ai sans aucun doute donné l’ordre oral de cesser la prise de ce médicament le 28 au matin.

Le Virgyl est une substance éveillante qui devait être spécialement prescrite par le commandement. Je suis formel sur ce point. Le soldat qui absorbait ce médicament devait cesser ses activités pour dormir au bout d’un laps de temps équivalent à 24 heures par cachet absorbé. Ce médicament avait donc une résonance tactique immédiate sur le potentiel de la division : un régiment qui prend du Virgyl est contraint de s’arrêter au terme d’une action assez brève, ce qui pose un problème sérieux.

J’ai donc laissé les chefs de corps, lors de la dernière réunion qui a eu lieu à mon PC avant l’engagement, la faculté de décider eux-mêmes de l’emploi de cette substance éveillante en fonction des contraintes tactiques qu’ils rencontreraient et qu’ils étaient seuls à pouvoir mesurer. Ils étaient donc, bien entendu, au courant des conséquences qu’entraînait la prise de cette molécule. Par ailleurs, ils devaient, dès lors que des soldats en prenaient, en rendre immédiatement compte à la division, afin que nous intégrions cette information dans le plan d’emploi des régiments. Il s’agissait donc d’une contrainte majeure qui freinait mon enthousiasme quant à l’utilisation de cette substance.

A ma connaissance, seuls quelques soldats d’un unique régiment l’ont utilisée : le 11e régiment d’artillerie de Marine. Ce régiment se situait sur l’axe ouest en appui des éléments qui devaient monter sur As Salman, à savoir le 1er régiment étranger de cavalerie et le 2e régiment étranger d’infanterie. Il se trouve que cavaliers et fantassins sont plus véloces que les artilleurs dont les véhicules sont chargés de munitions lourdes et qui tractent des pièces d’environ 8 tonnes. Lorsque les unités de tête arrivaient au terme d’une action, elles s’arrêtaient et les soldats pouvaient récupérer, alors que les artilleurs étaient sans cesse obligés de « courir ».

Ce sont les raisons pour lesquelles le chef de corps a donné l’ordre de prendre cette substance éveillante et à une partie seulement de son personnel. Dans les comptes rendus établis postérieurement, à l’attention du commandement et du Service de santé des Armées qui avait envoyé un médecin sur place, il est indiqué que ce produit n’a provoqué aucun effet indésirable. Les utilisateurs disent même qu’ils ont pu récupérer de temps en temps et dormir. En d’autres temps, c’est le Maxiton qui était utilisé, notamment pendant la guerre d’Algérie.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : De combien d’hommes était composé le 11e régiment d’infanterie de Marine ?

Général Bernard Janvier : Environ 750 hommes. Mais seuls quelques-uns seulement ont pris du Virgyl.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Il y a donc un compte rendu du chef de corps concernant l’absorption de ce produit ?

Général Bernard Janvier : Oui, tout à fait.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Peut-être, M. le Président, pourrions-nous nous le procurer ?

Mon Général, je souhaiterais maintenant vous poser une question relative à un document publié dans « Terre magazine », une publication officielle. On pouvait y voir des militaires français qui, en tenue « NBC », pompaient des substances chimiques contenues par les bombes irakiennes stockées sur une base aérienne. Où se trouvaient ces bombes sur le sol irakien ?

Général Bernard Janvier : Je suis incapable de vous répondre ! J’étais le commandant d’une division, de 14 000 hommes. Je sais simplement qu’il n’y avait pas de projectiles à chargement chimique dans le dispositif de la 45e division irakienne. Je suis incapable de vous dire où ont été prises ces photos. Peut-être ont-elles été prises par l’UNSCOM qui avait pour mission, après la guerre, de contrôler et de détruire l’armement de l’armée irakienne ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous avons demandé au ministère de la Défense de nous indiquer très précisément la provenance de ces photographies et de préciser sa légende. Nous attendons les réponses, et quand elles nous seront parvenues, nous les rendrons publiques.

M. Alain Clary : Mon Général, je vous poserai deux questions. Tout d’abord, quelles sont les précautions que vous préconiseriez aujourd’hui pour une telle guerre ? Ensuite, pensez-vous réellement que seuls les effets du stress sont responsables de certains comportements, ou il y a-t-il plus que cela ?

Général Bernard Janvier : Bien entendu, M. le député, nous avons tiré les leçons de ce combat. En matière de prévention contre les armes chimiques, des améliorations ont été apportées, notamment en ce qui concerne les moyens de détection : le Détalac a été remplacé par un système différent. D’autres modifications sont intervenues en matière d’équipements et de procédures, mais je ne suis pas en mesure de vous en donner tous les détails.

Quelles seraient mes préconisations ? Détecter la menace le plus tôt possible ; d’où l’importance du système de détection et du système de validation de la menace, par des moyens différents.

S’agissant du stress, je vous en parle en connaissance de cause, puisque je suis allé au Liban. J’ai eu des contacts avec l’armée israélienne. J’ai vu des hommes atteints par le stress avant, après et quelquefois pendant le combat. Cela est naturel et compréhensible. C’est la raison pour laquelle je vous disais qu’il convenait d’étudier avec bienveillance le cas des soldats qui sont aujourd’hui en situation de détresse, après avoir éliminé les faux discours et les incohérences.

Nous étions engagés dans une guerre, avec des menaces chimiques, qui concernaient les hommes au plus profond d’eux-mêmes en les rendant responsables de leur vie. Il leur appartenait de gérer convenablement leur protection anti-chimique. Par ailleurs, les contraintes de vie quotidienne pesaient lourdement. Enfin, nous avons été conduits à renforcer des unités par des « individuels », des hommes sous contrat qui servaient dans des unités en France et qui ont été désignés pour assumer des missions de combat. Ces militaires-là étaient sans aucun doute moins bien préparés que le 2e régiment étranger d’infanterie ou le 3e régiment d’infanterie de marine qui avaient déjà largement « bourlingué » dans d’autres conflits. Par ailleurs, ces soldats étaient isolés, avec des chefs qui ne les connaissaient pas, ce qui a pu favoriser des angoisses. Et certains ont pu craquer, longtemps après l’action.

M. Alain Clary : Justement, mon Général, existe-t-il un suivi sur une longue période et avons-nous les moyens de savoir, au-delà des cas individuels, si un grand nombre de militaires ont eu du mal à se remettre de cette guerre ?

Général Bernard Janvier : Je ne peux que répéter ce que je vous ai dit, à savoir qu’il convient d’examiner avec bienveillance le cas de ces hommes qui sont servi la division, qui ont donc servi la France, dans des situations de combat très difficiles.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je voudrais, mon Général, vous lire un passage d’un document rédigé par un médecin militaire et qui nous a été communiqué par le ministère de la Défense, sur les tenues de protection : « De nombreuses anomalies ont été constatées dès l’engagement au mois de janvier 1991, le personnel arrivant sur le territoire avec des masques endommagés, mal adaptés au visage, et équipés avec des cartouches de deuxième réserve très suspectes, possédant des informations recueillies dans leurs unités des plus extravagantes... Personnel n’ayant eu aucune instruction sur l’habillage et le déshabillage. La protection type survêtement était incontestablement plus adaptée à ce genre d’opération qu’un vêtement dit à port permanent qui est moins pratique à revêtir en urgence. Les chaussettes carbonées ne sont pas adaptées, elles doivent être mises par avance, port souvent mal toléré, usure en quelques jours... Les surchaussures en butyl des anglo-saxons me paraissent plus intéressantes, etc... ».

Je pense aux soldats. Il convient tout de même d’avoir un matériel plus adapté, avec des masques non endommagés, et surtout une formation du personnel qui garantirait mieux leur protection. Qu’en pensez-vous mon Général ?

Général Bernard Janvier : Je laisse à l’auteur de ce document, que je ne connais pas, la responsabilité de ce qu’il dit. Cela étant, il était bien entendu indispensable de tirer des leçons de ce conflit. Que certains matériels, tels que les chaussettes carbonées, aient été difficiles à utiliser, c’est exact. Cependant, ces équipements étaient indispensables. Il est vrai aussi que la tenue de protection entraînait des contraintes : porter la tenue S 3 P par des températures élevées pose de sérieux problèmes, mais cela en pose moins quand il fait moins 5 ou moins 7 degrés C°.

En ce qui concerne les masques, je voudrais indiquer que les nouveaux masques à vision panoramique ont été étudiés pour répondre à certains problèmes, tels que l’absorption de liquides, le port de lunettes, ou encore de la barbe, etc. Ce masque panoramique a été nettement amélioré par rapport au masque ANP 51-53 que l’on portait lors de la guerre du Golfe et qui présentait des inconvénients.

Quant à la formation « NBC », elle fait partie de la formation du combattant : tout soldat, quelle que soit sa fonction dans l’armée de Terre, est formé et préparé à la défense « NBC ». Dans les unités de combat, il y a un spécialiste « NBC » qui suit des stages. Une cellule « NBC » existe au niveau régimentaire et est en mesure de se servir des moyens de décontamination et de détection. Enfin, à niveau plus élevé, on trouve le dispositif de postes de décontamination différés, tels qu’ils ont été mis en _uvre dans la division au cours de ces combats : décontamination du matériel et du personnel et décontamination des blessés avec des spécialistes qui sont des médecins.

Je voudrais insister sur le fait que la tenue de protection est utilisée lors des combats dans lesquels existe un risque chimique. C’est le cas des procédures opérationnelles à travers la pressurisation des véhicules blindés. Elles permettent d’éviter l’entrée de substances chimiques dans l’habitacle.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce n’est pas ce qui est rapporté !

Général Bernard Janvier : Madame la Députée, vous citez là un document que je ne connais pas, en en donnant une vue parcellaire. Je vous fais part de mon témoignage de commandant, avec toutes les responsabilités qui s’y attachent.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Il s’agit d’un document établi par le Médecin en chef des Services Puygrenier. Je remarque que les documents cités par Mme Rivasi émanent du Service de santé des Armées. Ce qui m’amène à cette question, mon Général : quelles sont les relations qui existent entre ceux qui sont en charge des opérations et le Service de santé des Armées ? En effet, à travers les investigations que nous conduisons depuis quelques semaines, j’ai le sentiment que les informations ne circulent pas toujours très bien entre ces deux structures.

Les comptes rendus des opérations établis par des médecins du Service de santé des Armées portent souvent un regard critique sur les conditions dans lesquelles les opérations se sont déroulées. Est-ce la conséquence d’une relation culturellement tendue ? Est-il d’ailleurs d’usage que le médecin porte des appréciations sévères sur les conditions dans lesquelles les opérations sont organisées ? Enfin, vous parlez-vous pendant les opérations ?

Général Bernard Janvier : Tous les actes de la vie quotidienne d’un régiment, dans sa garnison comme au combat, sont marqués par une relation intime et confiante entre le chef de corps, le Colonel, et le médecin. Cela est indispensable et fait partie de l’exécution du commandement. Par ailleurs, j’ai toujours rencontré auprès du Service de santé des Armées, à tous les grades qui ont été les miens, une intime liaison entre le chef militaire et le médecin. Pendant la guerre du Golfe, le Médecin en chef était mon conseiller santé. Il a participé à toutes les réunions et à toutes les décisions.

Lors des responsabilités que j’ai assumées au niveau de l’état-major des Armées, j’avais également la reponsabilité de l’organisation de la chaîne santé en liaison avec le Médecin général inspecteur Bladé, j’ai rencontré une écoute, une attention, un souci de préserver la vie humaine et d’apporter les soins les plus efficients aux blessés. D’ailleurs, un Médecin en chef du Service de santé des Armées m’a accompagné en Arabie Saoudite dès le 26 octobre, pour évaluer sur place le dispositif logistique interarmées.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je comprends la symbiose qui peut exister entre le chef de corps et le médecin des Armées. Ce que je comprends moins bien, ce sont un certain nombre de dysfonctionnements ou de difficultés que nos travaux ont relevé et qui semblent montrer que les choses sont moins harmonieuses que vous le dites. Je prendrai deux exemples.

Le premier concerne la prise de la Pyridostigmine. Cet ordre a été donné par ceux qui étaient en charge de l’opération sous le contrôle de l’état-major des Armées, et en relation avec le Service de santé des Armées. Comment se fait-il qu’à aucun moment les responsables du Service de santé des Armées, interrogés par le Ministre de la Défense sur la prise ou non par les soldats français de Pyridostigmine, n’aient eu la présence d’esprit d’aller regarder dans les ordres d’opération si un tel ordre avait été donné ?

Le second concerne le Virgyl. Vous nous avez dit que vous n’aviez aucun élément sur l’innocuité ou non de ce médicament et que vous n’aviez à prendre en compte que les conditions opérationnelles. Mais, mon Général, il existe un document sur l’innocuité de ce médicament et il a été élaboré avant les opérations par le Service de santé des Armées. Et si l’imbrication entre l’état-major et le Service de santé est aussi grande que vous le dites, vous auriez dû savoir que cette étude existait !

Général Bernard Janvier : M. le Président, je maintiens mon opinion s’agissant de cette intime liaison qui existe entre le Service de santé et le commandement. Maintenant, si des critiques et des observations sont formulées, peut-être viennent-elles d’un médecin d’une base aérienne qui n’a pas vécu, comme les unités terrestres, toute cette préparation, et qui n’était pas placé dans les mêmes conditions ? Mais je réaffirme les relations étroites, indispensables et nécessaires qui existaient entre le commandement et le Service de santé.

J’avais auprès de moi un Médecin en chef qui a participé à tous les actes de commandement de la division ; il était mon conseiller santé et était responsable de la partie santé dans la chaîne de traitement des blessés.

En ce qui concerne les dysfonctionnements que vous citez, M. le Président, je ne suis pas capable de vous répondre. Les ordres d’opération peuvent être retrouvés, puisqu’ils se trouvent aux archives de l’état-major. Je n’ai pas été sollicité par le Service de santé s’agissant des ordres qui avaient été donnés. Je ne suis pas en mesure de vous expliquer ce dysfonctionnement récent. Mais je peux vous affirmer que, sur place, il existait une intime liaison entre médecins et chefs militaires.

En ce qui concerne le Virgyl, les conséquences qui résultent de la prise de ce médicament m’ont été exposées par le médecin. J’ai pu ainsi en mesurer les contraintes techniques et opérationnelles. Le médecin en chef a tout à fait joué son rôle en m’avertissant des conséquences de la prise de ce médicament ; mais la décision finale était de mon ressort.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je souhaiterais donner une information d’un tout autre ordre aux membres de la mission. Nous avons souhaité entendre le témoignage d’un militaire du rang, or je suis surprise qu’un Général d’état-major et qu’un Colonel aient appelé ce militaire chez lui pour lui poser toute une série de questions. Nous avons aussi pour mission d’auditionner d’anciens militaires et je ne comprends pas pourquoi l’armée intervient en amont.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Je voudrais, sur ce point, apporter quelques précisions à la presse. Il a été effectivement décidé d’auditionner un certain nombre de militaires du rang de manière à obtenir des témoignages les plus divers possibles. J’ai trouvé cette suggestion excellente. J’ai donc immédiatement porté à la connaissance du Ministre de la Défense le nom du militaire que nous souhaitions plus particulièrement auditionner, en précisant qu’il serait entendu en présence d’un certain nombre de ses collègues issus du rang, des sous-officiers et des officiers qui l’ont encadré.

J’ai également demandé que ce militaire soit contacté, ainsi que les officiers, sous-officiers et autres militaires du rang, et quelles que soient les pressions qui pourraient s’exercer sur lui - si toutefois des pressions ont été exercées - il sera auditionné. Je reprendrai contact avec le cabinet du Ministre de la Défense pour lui faire savoir que nous souhaitons que la date de cette audition soit fixée dans les meilleurs délais et qu’elle se déroule dans les conditions que nous aurons décidées.

Nous sommes des parlementaires désireux de conduire une investigation en toute transparence. Nous n’avons à céder à aucune pression, d’où qu’elle vienne, ni d’une administration, ni d’une structure associative, ni d’une quelconque personnalité. Et nous exercerons, pour atteindre notre objectif, l’ensemble de nos prérogatives et de nos pouvoirs.

Mon Général, je vous remercie


Source : Assemblée nationale (France)