(extrait du procès-verbal de la séance du mardi 20 mars 2001)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve, Président

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous vous remercions d’abord, mon Colonel, pour votre présence. Nous pensons que vous serez en mesure de nous éclairer, à partir de votre expérience de chef de corps ayant commandé, dans le Golfe, le 6ème Régiment de Commandement et de Soutien, dont les hommes ont joué un rôle important dans le soutien divisionnaire de Daguet. Cette opération vous a amené à être dépêché dans le Golfe, en Arabie Saoudite puis en Irak, de novembre 1990 à mars 1991.

Vos états de services, particulièrement brillants, nous rappellent que vous avez été officier de réserve en situation d’activité (ORSA), puis officier d’active. A votre retour du Golfe, vous avez assuré des fonctions de professeur à l’Ecole supérieure de guerre.

Je note que vous avez été un officier de la Légion étrangère, au 1er Régiment Etranger de Cavalerie et au 3ème Régiment Etranger d’Infanterie. Chacun sait que dans de telles unités la proximité entre les soldats et les officiers n’est pas un vain mot. Ce point est essentiel pour les membres de la mission. La préoccupation de protéger au maximum les subordonnés des risques inutiles comme des menaces sanitaires s’inscrit bien entendu au premier rang des devoirs d’un officier.

Au regard de votre passé, nous n’avons guère de doutes sur ce point, pour ce qui vous concerne. Ce souci de cohésion et de solidarité vous anime d’ailleurs toujours. Vous avez pris une part active à la création et à la vie quotidienne de l’Amicale des anciens de la division Daguet. Cette Amicale commémorera, le 5 mai prochain, à Nîmes, le dixième anniversaire de notre engagement dans le Golfe.

Dans un exposé introductif, je vous invite à nous faire un bref rappel de vos observations et, le cas échéant, de vos conclusions, quant à la présence de votre régiment dans le Golfe, au sein de la division Daguet. Puis les membres de la mission vous poseront des questions auxquelles je vous demande de répondre de la façon la plus concrète possible. Cette audition se veut avant tout une réunion de travail pour laquelle tout formalisme inutile est exclu. Je souhaite que vous puissiez, très spontanément, nous présenter l’ensemble des éléments d’information dont vous savez qu’ils sont de nature à nous aider à conduire nos investigations. Vous pourrez ensuite répondre aux questions des membres de la mission et d’abord de ses deux co-rapporteurs.

Colonel Jacques Dampierre : M. le Président, Madame et Messieurs les députés, je ne reviendrai pas sur ma carrière militaire riche et variée, ainsi que l’a rappelé M. le Président. J’ai été désigné en 1988 pour commander le 6ème Régiment de Commandement et de Soutien à Nîmes, régiment de la 6ème Division légère blindée. C’est au début de la troisième année de mon commandement que ce régiment a mis sur pied un détachement afin de soutenir les éléments de la division qui étaient partis en Arabie Saoudite, fin septembre. Je l’ai personnellement rejoint pour en prendre le commandement, le 11 novembre.

J’ai donc participé aux opérations « Bouclier du désert » sous les ordres du Général Mouscardès, puis « Tempête du désert » sous les ordres du Général Janvier, jusqu’à mon retour, début avril.

Sur place, je commandais la base divisionnaire, c’est-à-dire le maillon central des chaînes logistiques mises en place depuis les unités élémentaires jusqu’au niveau national, en passant - devant moi - par les moyens des régiments et - derrière moi - par le groupement de soutien logistique du Colonel Leguen, directement subordonné au Général Roquejeoffre.

Ma responsabilité consistait à exécuter la man_uvre logistique conçue, avec ma participation, au niveau du Général et à assurer en permanence la vie courante, la sûreté, les déplacements et les déploiements opérationnels sur une vaste zone. Etaient concernées non seulement mes unités organiques mais aussi diverses formations divisionnaires d’appui ou de combat qui m’ont été temporairement rattachées ainsi que des formations qui figuraient dans les effectifs du groupement de soutien logistique et, à partir du mois de janvier, des trains régimentaires, c’est-à-dire des services administratifs des corps de la division. Ces unités et formations regroupaient au total de 1000 à plus de 2000 hommes.

Ce type d’engagement sortant des hypothèses d’emploi correspondant à notre politique de défense de l’époque, nous n’avions pas initialement les systèmes de soutien et les stocks nécessaires de ressources, que ce soit en matière de campement, d’installation, d’alimentation, etc. Afin d’améliorer cette situation, les services ont fait de très vigoureux efforts d’adaptation. Cela étant, la contrainte politique sur le volume global de la force a entraîné un manque permanent de moyens. Ainsi, en matière de vie courante, la situation est restée en dessous du souhaitable en raison du manque de camions.

Mon régiment du temps de paix, le 6ème RCS, était lui aussi inadapté à cette mission pour des raisons tenant à celles que j’ai énoncées plus haut et à d’autres plus conjoncturelles. Le commandement a donc dû mettre en _uvre des palliatifs qui ne valent jamais l’outil prêt à l’emploi et la planification que l’on peut en faire. Des renforts sont arrivés en permanence, tout particulièrement en décembre et janvier, afin de garantir autant que possible la réalisation des capacités opérationnelles voulues.

Cependant, du fait de cette contrainte sur le volume global des effectifs, les fonctions « Commandement », « Administration » et « Soutien de l’homme », à l’intérieur du corps, sont toujours restées handicapées.

Notre vie courante, dans ce milieu hostile, toutes catégories de personnels confondues, était pour le moins spartiate : surcharge permanente de travail ; extrême inconfort dans la chaleur du jour (40 à 45 degrés) et le froid nocturne (-5 à -7 degrés), sans oublier les épouvantables tempêtes de sable dont il est difficile de se protéger.

Nous rencontrions des problèmes de moyens d’usage courant, parfois de cohésion, mais principalement de fatigue et d’inquiétude en raison des harassantes alertes chimiques à répétition.

Toutes ces difficultés conjuguées ont représenté, pour moi, un défi exceptionnel face auquel j’ai trouvé de solides appuis dans la qualité de la très grande majorité des militaires de tous grades et de toutes les spécialités qui m’ont été affectés. Je savais aussi pouvoir compter sur les hommes de mon régiment d’origine, qui formaient l’ossature de cet ensemble disparate. En effet, depuis deux ans qu’ils étaient sous mes ordres, j’avais pu marquer l’effort dans l’instruction et l’entraînement pour faire face à des situations difficiles.

Placée pour l’offensive terrestre sous le contrôle opérationnel du 18ème Corps américain qui l’avait considérablement renforcée, la division s’est remarquablement bien comportée. Toutes les opérations ont été commandées avec la plus grande maîtrise, permettant d’exploiter notre supériorité technologique globale et annihilant toute capacité de réaction de l’ennemi.

Pour nous, logisticiens, cette man_uvre fut délicate, tendue, difficile, mais sans problème notable. Finalement, elle a conduit à une mission accomplie. A l’issue de l’action, j’ai ressenti une très vive émotion, empreinte de soulagement mais aussi de gratitude et d’admiration envers mes subordonnés, car cela n’avait pas été facile. Il n’en reste pas moins que certains d’entre eux ont peut-être été fragilisés par le sentiment d’avoir manqué de la considération des hautes autorités dont ils avaient cru toujours bénéficier. Ils ont sans doute également subi, plus que d’autres, le stress des épreuves vécues. Je ne serais pas étonné d’apprendre que cela ait pu perturber leur santé.

Quant aux autres facteurs de risques répertoriés par les spécialistes, je me reconnais tout à fait incompétent pour échafauder des théories sur des faits précis. En dehors des sérieux problèmes dus à une nourriture malsaine, au début du séjour, jamais mon médecin de régiment ou mes médecins de groupement « santé » ne m’ont signalé de problèmes exceptionnels. Je ne peux là qu’éventuellement vous livrer mon sentiment personnel sur les hypothèses qui retiennent plus particulièrement l’attention, c’est-à-dire l’uranium appauvri, la Pyridostigmine ou le danger chimique.

En ce qui concerne le cas du brigadier-chef Vandomme, ancien mécanicien de l’arme du train, servant sous mes ordres à l’époque, je lui accorde toute ma sympathie. Je ne pense pas qu’il cherche à tromper qui que ce soit et je le crois de bonne foi lorsqu’il affirme être malade. Je n’ai certes qu’une connaissance partielle et indirecte, par le biais du réseau des amicales et de ses deux entretiens donnés à la presse locale, de ses dires et de ses écrits.

Il semblerait qu’à partir de détails véridiques, il échafaude des interprétations erronées. Elles en deviennent irréalistes et absolument incroyables. Je laisse bien sûr tout à fait en dehors de mon propos ses opinions de citoyen sur le Gouvernement et la politique de la France, mais elles apparaissent si clairement dans ce qu’il dit qu’on ne peut les ignorer et qu’on en arrive au constat que, conjuguées avec ses inquiétudes sur le moment et plus vraisemblablement encore, après le conflit, avec les effets de sa maladie, elles l’entraînent à dériver quelque peu à l’écart des réalités.

Je distingue donc radicalement deux considérations : d’une part, il est malade, il souffre de se sentir abandonné à son sort et pense avoir mérité d’être mieux traité. A cet égard, je ne peux que souhaiter, pour lui comme pour d’autres, que des services compétents lui viennent en aide. D’autre part, il tente d’attirer l’attention en racontant des histoires ambiguës et, pour ce que j’en sais, des invraisemblances.

Je me suis présenté, devant cette mission d’information, pour exposer ce que j’ai vécu. Je ne peux garantir que mes souvenirs vieux de dix ans, soient à même d’apporter tous les détails, mais pour l’essentiel, une telle expérience ne s’oublie pas. Je suis donc prêt à répondre à vos questions.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mon Colonel, n’y voyez aucune ironie ou agression vis-à-vis de la personne qui vous a précédé, mais je souhaiterais que vous me rassuriez sur le fait que l’armée française n’était pas en déshérence comme en cours de retraites napoléoniennes, ni obligée de faire des trous pour dormir dans le sable ou du troc avec les Américains pour se nourrir ! Je préfère ne pas m’étendre sur ces points et les mettre sur le compte d’un état de santé défaillant.

En revanche, j’ai relevé un événement qui a été mentionné à plusieurs reprises, au cours de diverses auditions, à savoir l’enfouissement de matériels. Quelle en est la raison ?

Colonel Jacques Dampierre : Je peux en effet vous parler de cette question qui suscite aujourd’hui encore quelques commentaires ; il est vrai qu’il y avait là quelques aspects qui pouvaient choquer un peu.

Dans la nuit du 16 au 17 janvier, nous ne savions pas ce que nous allions faire. Peut-être le Général le savait-il - encore que je n’en sois pas certain - mais il était tenu au secret. Nous attendions que le Président de la République déclare l’engagement des forces françaises aux côtés des alliés. Il y avait donc un peu de nervosité dans l’air. Tout le monde écoutait Radio France International (RFI) pour savoir ce qui allait se passer. Certains s’énervaient en se demandant ce qu’ils faisaient là à rester sur place alors que les hostilités étaient ouvertes et que notre position était repérée depuis des semaines. A cette ambiance tendue, s’ajoutaient les alertes chimiques à répétition.

Dans la journée, nous avions fait des alertes avec desserrement, mais la nuit venue, nous ne pouvions plus desserrer en raison des blindés américains de la 1ère division de cavalerie qui, tous feux éteints, fonçaient à travers nos bivouacs partiellement déployés. Tout mouvement de notre part pouvait s’avérer très dangereux.

A 3 heures du matin, nous avons reçu des ordres. Je me souviens de l’heure car l’officier de liaison américain - un pilote rattaché à la division Daguet - nous a invités à écouter passer au-dessus de nos têtes les missiles de croisière qui fonçaient sur l’Irak. Ces ordres nous ont été donnés très rapidement car nous étions encore en situation d’alerte chimique et qu’il est difficile de communiquer avec un « groin » sur le nez - nous n’avions pas d’équipements spéciaux permettant de bien nous entendre

Comme nous avions reçu une brassée de cartes, je suis rentré à mon PC où j’avais convoqué mes chefs d’éléments. J’ai rapidement préparé mes ordres puis j’ai articulé mes éléments en plusieurs détachements afin d’être fins prêts, le cas échéant, à recevoir des ordres, à être en mesure de s’occuper des blessés, à distribuer des munitions, etc. En effet, nous étions tous persuadés que le contact avec les Irakiens aurait lieu au plus tard dans les 48 heures. Par conséquent, dans notre esprit, les régiments qui partaient allaient au contact et nous partions derrière eux pour les soutenir.

Dans ce départ précipité, les régiments ont laissé leurs bivouacs sans avoir eu le temps d’y mettre bon ordre. Installés depuis des semaines dans des conditions précaires, nous avions accumulé parpaings, tôles, bâches, tentes de bédouins. Beaucoup de ces matériels avaient été maltraités lors des tempêtes de sable et n’étaient donc pas en bon état.

Pour ma part, après avoir donné mes ordres, je suis allé dormir une heure ou deux. Puis on est venu me chercher pour me montrer le « capharnaüm » assez épouvantable que m’avaient laissé les PC à ramasser. En raison d’une urgence opérationnelle, les deux PC de la division avaient été envoyés le long de la frontière. Ils n’avaient pas eu le temps de démonter leurs bivouacs. En allant inspecter de plus près, j’ai d’ailleurs constaté que des soldats avaient fouillé dans les sacs à paquetage qui avaient été abandonnés. J’ai donc fait garder les bivouacs, le temps de rassembler des personnels pour s’en occuper.

L’affaire a été réglée dans la journée. J’ai fait récupérer les conteneurs qui étaient la seule disposition préparatoire que nous avions prise. En effet, nous avions prédisposé des conteneurs de 20 pieds dans les régiments pour qu’ils puissent se débarrasser des affaires qu’ils ne voulaient pas emmener en opération.

Pour ce qui est des PC de la division, j’ai fait remplir les conteneurs qui étaient au nombre de cinq, me semble-t-il, puis brûler les bâches, morceaux de bois et autres qui traînaient et qui ont été enfouis dans le trou qu’avait creusé la division pour mettre à l’abri l’un de ces PC. Pour ramener les conteneurs à la Cité du Roi Khaled, j’ai envoyé l’un de mes adjoints administratifs, le Capitaine Marzolf, chercher une quinzaine de camions chez mon camarade Leguen, du groupement de soutien logistique.

En cours de route, nous avons connu deux incidents mineurs mais que je souhaite raconter pour éluder les diverses interprétations apocalyptiques que l’on a pu entendre à ce sujet. Nous avons doublé un véhicule de transport logistique avec remorque - VTLR - dont le chargement d’obus avait versé. Quelques obus étaient tombés à terre. Le conducteur attendait en queue de colonne les éléments de manutention pour réparer le camion afin de repartir. Puis, à 150 kilomètres de notre point d’arrivée, j’ai donné l’ordre d’abandonner une cuisine roulante d’un ancien modèle qui avait cassé son essieu, et de la pousser dans le fossé car elle ne pouvait plus rouler. Ce sont les seuls incidents auxquels nous avons été confrontés en cours de route.

A mon retour à la division, j’ai rendu compte au Général-adjoint, le Général Lesquer, de l’état des bivouacs que nous avions abandonnés et que, si les conditions le permettaient, il conviendrait de renvoyer des personnels pour y mettre de l’ordre. Comme l’offensive ne s’est pas produite à ce moment-là, des personnels de mon régiment, sous les ordres d’un lieutenant de circulation, sont repartis avec des éléments du Génie. Le Général Lesquer a lui-même survolé le site en hélicoptère pour s’assurer que les choses étaient en ordre. Puis il a rappelé des engins du Génie en complément pour effectuer un merlonnage autour des matériels que nous avions stockés à la Cité du Roi Khaled. Satisfait de ce qu’il avait vu, il est rentré au PC.

C’est ainsi que l’affaire a été réglée. Aucun matériel opérationnel ou équipement en bon état n’a été enfoui. Au contraire, tout a été récupéré. Le seul élément qui aurait pu choquer était l’état déplorable dans lequel les bivouacs avaient été abandonnés, car nous avions toujours inculqué à nos soldats, à l’instruction qu’il convenait de quitter un bivouac en bon ordre. Mais ce sont les circonstances exceptionnelles qui ont fait que ce ne fut pas le cas.

Il a aussi été évoqué l’abandon de groupes électrogènes. En fait, nous avions acheté sur place des groupes électrogènes car, malgré les précautions prises, ils « claquaient » à une vitesse épouvantable à cause des vents de sable. L’entretien de ces groupes, qui était effectué par des petits ateliers comme celui où servait le brigadier-chef Vandomme, était la bête noire des équipes de mécaniciens car cet entretien se faisait entre minuit et 5 heures du matin. Seuls quelques groupes électrogènes étaient alors laissés en fonction de marche pour les PC, les autres étant éteints. Effectuer un tel entretien, la nuit, n’était pas tâche aisée pour les mécaniciens.

Nous disposions de quelques crédits qui nous permettaient d’acheter des groupes électrogènes, notamment japonais, dans le commerce local, afin de compléter nos groupes réglementaires. Le renouvellement du matériel se faisait lentement car il nous fallait attendre que les avions soient disponibles. Quand nous nous débarrassions de ces groupes, certes ils semblaient encore neufs, mais en fait ils ne fonctionnaient plus. Je suis formel sur ce point, nous n’avons abandonné aucun matériel en bon état !

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Avez-vous enterré des produits toxiques en même temps que les matériels ?

Colonel Jacques Dampierre : Non, il n’y avait aucun produit toxique à ce moment-là. Certes nous avions eu des alertes chimiques, mais nous sommes restés sur ses sites et il n’y a eu aucune contamination. J’y ai moi-même passé la journée et un petit détachement postcurseur y est resté la nuit ; cela sans aucun problème. Néanmoins pour pouvoir prendre des dispositions le cas échéant - car il était isolé -, ce détachement avait gardé avec lui un appareil de détection. Mais, je le répète, il n’y a eu aucun problème.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Vous ne saviez pas ce qu’il fallait faire. A quelle date avez-vous quitté les lieux de bivouac ?

Colonel Jacques Dampierre : Il me semble que c’est au cours de la nuit du 16 au 17 janvier. Si mes souvenirs sont bons, la division Daguet est partie au début du jour, le 17 janvier. Pour ma part, je suis parti le 17 janvier au soir. Mon dernier élément, le Capitaine Marzolf, est parti le 18 janvier au matin. Nous sommes ensuite revenus ultérieurement sur le site, mais je ne peux pas vous donner exactement les dates. Cela a duré cinq ou six jours.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : S’agissant des alertes chimiques, les Detalac ont fonctionné et enregistré, certains jours, des détections chimiques, notamment les 20 et 21 janvier. Avez-vous le sentiment, avec l’équipement dont disposaient vos soldats, que certains d’entre eux auraient pu respirer des gaz neuro-toxiques même à faibles doses ?

Colonel Jacques Dampierre : Parmi tous les facteurs de risques, il me semble que c’est le problème qu’il convient de considérer avec le plus de sérieux car des faits objectifs sont à la base de cette interrogation. Par ailleurs, il subsiste, dans l’esprit de nombreux anciens soldats de la division Daguet, un doute quant à ce risque chimique.

La grande majorité des alertes auxquelles nous étions soumis étaient des alertes techniques. Les moyens de surveillance du champ de bataille repéraient un moteur de fusée en train de chauffer : dès identification de la trajectoire, vers Riyadh ou Israël, la fin de l’alerte était annoncée ; puis une nouvelle alerte pouvait être enclenchée pour les mêmes motifs et ainsi de suite. Les alertes se renouvelaient sans cesse. Mais entre la fin janvier et la première semaine de février, nous avons effectivement enregistré des détections positives. Même si cela n’était pas confirmé par les moyens de surveillance considérables du champ de bataille, on ne peut s’empêcher de penser à l’éventualité d’un danger résiduel éventuellement porté par le vent, à partir vraisemblablement de bombardements des dépôts de munitions irakiens lointains.

Dernièrement, une émission de télévision a évoqué une attaque réelle. N’ayant cependant pas eu l’occasion de voir cette émission, je ne sais où et quand cette attaque aurait eu lieu. Mais à l’endroit où j’étais appelé à exercer mes fonctions, je peux me porter garant de la qualification et de la vigilance de mes personnels et affirmer que nous n’avons fait l’objet d’aucune attaque chimique ennemie.

Pour revenir aux détections positives, mon régiment et d’autres unités en ont enregistré un certain nombre. Il faut savoir que le Detalac est un appareil très sensible. Par exemple lorsque je me suis trouvé à « Olive », c’est-à-dire au-dessus de Rhafa, la deuxième position, j’avais pour voisins des artilleurs américains de la 82ème Air Borne : ces artilleurs, qui étaient équipés de véhicules Fox avec des moyens chimiques performants, n’étaient pas en alerte quand nous, nous y étions. Nos appareils étaient donc indéniablement plus sensibles que les leurs. Nous avons également appris, lors des exercices, que les Detalac donnent parfois des alertes erronées, notamment dans l’humidité de l’aube.

Pour ma part, je me suis trouvé près des détecteurs au moment où ils clignotaient. Je suis néanmoins encore là et en bonne santé. Chaque détection fugitive donnait immédiatement lieu à une alerte ; tout le réseau divisionnaire recherchait alors la trace de la détection, puis recommençait les procédures ; jamais ces alertes n’ont été confirmées. Il n’est pas impossible que quelques molécules aient été présentes, mais nous n’avons jamais eu confirmation de détections positives à la deuxième prise de mesures. Pour le reste de la division, je n’ai pas entendu parler de telles confirmations des détections.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Lorsque, en février, il y a eu des détections positives, où vous trouviez-vous alors ?

Colonel Jacques Dampierre : J’étais avec le gros de la division, au nord de Rhafa, à proximité de la frontière irakienne.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Lors de la destruction du dépôt de Khamisiyah en mars 1991, il y a eu un nuage car dans l’un des documents qui nous ont été transmis, il est indiqué : « Les vents dominants dans la région rendent concevable le transport de produits toxiques à plusieurs centaines de kilomètres. »

Colonel Jacques Dampierre : Nous étions alors près d’As Salman, en Irak. Lorsque nous nous sommes repliés en mars, je ne sais plus exactement à quelle date, je n’ai pas eu connaissance de tels problèmes. Un jour, une grosse fumée a provoqué quelques frayeurs, mais il ne s’agissait que d’émanations de vieux bidons d’huile que notre régiment de génie avait fait sauter. En tout cas, ces fumées n’étaient pas toxiques.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Saviez-vous que les Américains utilisaient de l’uranium appauvri ?

Colonel Jacques Dampierre : Nous n’en avions alors aucune idée, pas plus que les soldats américains. Ce sujet n’a jamais été évoqué à ce moment-là.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Lorsque les chars irakiens étaient bombardés avec des obus à uranium appauvri, le choc devait être impressionnant. Ne vous êtes-vous pas demandé comment ces obus pouvaient faire de tels trous dans ces chars irakiens ?

Colonel Jacques Dampierre : Je ne me suis jamais posé cette question. Quel que soit le type de munitions, comme les obus à charge creuse que nous avions sur nos AMX-30, quand un char rempli de carburant et de munitions explose, cela provoque forcément des dégâts ; il est difficile de déterminer le trou par lequel le dégât a commencé à s’introduire dans le char.

J’ai eu l’occasion de voir des chars qui avaient été attaqués par les hélicoptères ou les A10 américains - il y en avait quelques uns dans notre secteur -, mais je n’ai jamais pensé à l’uranium appauvri. Personnellement - sans doute ma culture technologique n’était-elle pas suffisamment actualisée -, je supposais que les flèches étaient en titane. J’ai appris par la suite qu’elles étaient en uranium appauvri. A l’époque, nous n’avions aucune information à ce sujet.

M. Jean-Louis Bernard : En parlant de vos hommes, au début de votre propos, vous employez les termes suivants : « fatigue », « inquiétude du fait des alertes chimiques à répétition » et « stress ». A la suite de ces alertes, certains de vos hommes ont-ils consulté des médecins ou même nécessité une hospitalisation pour des troubles psychiques ou psychologiques ?

Colonel Jacques Dampierre : Certains hommes dans la division ont en effet eu recours aux services des médecins, mais pour ma part, je ne me souviens pas avoir rencontré de tels problèmes dans mon environnement immédiat. Curieusement, le régiment a bien tenu le choc à cet égard.

Dans le corps expéditionnaire, si certains militaires de tous grades ont eu une réaction immédiate et ont dû passer huit jours à l’hôpital sous perfusion pour s’en remettre, d’autres ont dû avoir une réaction plus différée. Néanmoins, dans le régiment, nous n’avons rencontré aucun problème majeur de ce type. Notre instruction ayant beaucoup porté sur ce point, cela nous a peut-être permis d’améliorer la situation.

Dans la Force d’action rapide (FAR), on ne croyait pas beaucoup au danger chimique car ce n’était pas dans les perspectives d’engagement de ce type de troupes. Néanmoins, le fait d’avoir porté un effort, au cours des années précédentes, sur ce point, notamment dans mon régiment où le sujet a fréquemment été évoqué, a certainement aidé à mieux supporter le stress. Toutefois ceux qui sont arrivés en janvier ont été « cueillis à froid » et peut-être ont-ils été plus marqués que les autres. Cependant aucun des personnels sous mon autorité n’a craqué, n’a subi de crise de nerfs, ni même paniqué.

M. Charles Cova, Vice-président : Mon Colonel, votre régiment comportait un certain nombre de personnes qui venaient d’un peu partout en France, sans avoir suivi cette instruction. Ne serait-ce pas plutôt cette population qui aurait rencontré le plus de difficultés ?

Colonel Jacques Dampierre : Avec mon régiment composé d’environ 83 formations différentes, je n’ai très sincèrement rencontré aucun problème de commandement. Cela s’est remarquablement bien passé. J’ai été rempli d’admiration pour la qualité des troupes qui m’ont été affectées. Elles venaient de divers corps : hussards, dragons, cuirassiers, parachutistes, coloniaux, etc.

Toutefois, même si cela fonctionnait bien, il est évident que pour certains la situation n’était pas idéale. Je pense, notamment, au brigadier-chef Vandomme qui était employé dans un petit atelier comportant des effectifs très insuffisants, soit trois sous-officiers et quatre hommes.

Lorsque le Général Mouscardès a estimé que des renforts étaient nécessaires, il a obtenu quatorze personnes, soit quatre sous-officiers et dix mécaniciens parmi lesquels le brigadier-chef Vandomme. Il est arrivé dans les derniers et s’est alors retrouvé dans un milieu totalement inconnu, coupés de ses camarades stationnés à deux ou trois kilomètres dans la zone des ravitaillements. Il n’était certes pas le seul dans ce cas, mais cette situation est toujours préjudiciable. Un environnement familier dans les épreuves - chef et camarades - favorise l’équilibre, la solidité et l’épanouissement.

Malheureusement, nous ne pouvions pas toujours tenir compte de ce souci du facteur humain dans notre organisation, tout en sachant que nos mécaniciens, conducteurs et autres servants, n’avaient pas forcément la trempe des commandos appartenant aux forces spéciales.

M. Charles Cova, Vice-président : Savez-vous pourquoi le Général Mouscardès a été rapatrié sanitaire ?

Colonel Jacques Dampierre : Je n’en connais pas les raisons exactes. Il a évoqué une vieille blessure de la guerre d’Algérie, qui lui posait problème. Cela étant, il ne dormait plus ; il avait des rhumes à répétition ; il paraissait épuisé. C’est, peut-être, ce qui a contribué à réveiller ses douleurs.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Que préconiseriez-vous au ministère de la Défense sur le matériel indispensable par rapport à des opérations comme l’opération Daguet ? En effet, nous avons entendu plusieurs témoignages de soldats mentionnant la mauvaise adaptation des tenues ou la vétusté des masques. Par rapport à votre expérience, estimez-vous qu’il faudrait un équipement plus performant ?

Colonel Jacques Dampierre : Nos matériels étaient généralement bons. Certes nous avons connu quelques problèmes notamment avec des ambulances qui ne supportaient pas le sable et que nous avons dû remplacer. Mais pour le reste, nos matériels étaient de très bonne qualité. Les véhicules de transport logistique ont, pour la plupart, très bien roulé.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Mon Colonel, qu’en était-il du matériel de protection ?

Colonel Jacques Dampierre : La protection « NBC » n’était pas très confortable car nous n’avions pas de matériel prévu pour temps chaud, même si nous avons reçu, tout à la fin, quelques combinaisons plus adaptées. Cela vient du fait, comme pour d’autres aspects, que la politique de défense de l’époque n’avait pas envisagé l’hypothèse d’une guerre chimique dans le désert. Par conséquent, nos collections, au Commissariat de l’armée de Terre, comportaient très peu de stocks de ces équipements. Mais nous n’avons pas souffert de la qualité des matériels.

Nous avons rencontré des problèmes du fait que nous n’avions jamais un équipement disponible qui corresponde exactement au nombre des effectifs. Comme il y avait un freinage important sur la constitution de la force, au plan des effectifs, nous ne pouvions commander des matériels pour plus d’effectifs que nous n’en avions. Par exemple, s’agissant des gilets pare-éclats, j’en commandais un certain nombre, puis entre-temps les effectifs augmentaient, et je devais en commander de nouveaux. J’étais donc confronté à de petites tracasseries de ce genre.

De même, au niveau des tenues, quand on demande au Commissariat d’équiper 1 000 hommes, il envoie une collection qui comprend des petites, des moyennes et des grandes tailles. Or les stocks avaient été constitués sur la base de statistiques relatives aux appelés, lesquels n’ont pas la même morphologie que les engagés. On manquait donc toujours d’un certain nombre de tailles, alors qu’une partie de la collection n’était d’aucune utilité. Tous ces problèmes ont été constatés sur le terrain car ils n’étaient pas prévisibles.

Quant à formuler des suggestions au ministère de la Défense, je m’en garderai bien car, même après réflexion, il s’avère qu’à chaque fois, les problèmes sont nouveaux. Nous n’avons jamais eu à affronter le problème auquel nous nous étions préparés.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Dans les documents qui nous ont été transmis par le ministère de la Défense, il est fait état à plusieurs reprises de matériels insatisfaisants, voire défectueux, en matière de protection « NBC ». Ces appréciations sont portées, non pas par ceux qui étaient en charge du commandement opérationnel des troupes, mais par des membres du Service de santé des Armées.

Cela m’amène à vous poser deux questions sur ce point. Aviez-vous des relations régulières avec le Service de santé des Armées concernant l’efficacité des protections « NBC » dont bénéficiaient les militaires ? Par ailleurs, avez-vous constaté très concrètement, dans l’exercice de vos fonctions, dans le cadre des opérations, qu’un certain nombre de matériels défectueux avaient été mis à disposition des militaires français ?

Colonel Jacques Dampierre : Je ne sais pas ce dont il est question. Je ne me souviens pas avoir été confronté à un tel problème.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : En tant que chef de corps, est-ce vous qui avez donné l’instruction de distribuer des plaquettes de Pyridostigmine et quand ?

Colonel Jacques Dampierre : Nous avons distribué ces plaquettes a priori car, dans la logistique, les hommes sont souvent isolés ou par petits détachements. Il était donc hors de question de faire une distribution au dernier moment. Ils avaient sur eux une plaquette de Pyridostigmine avec les consignes : à prendre sur ordre, à renouveler toutes les huit heures, etc.

Quant à la date de cette distribution, je ne m’en souviens pas. En revanche, je me souviens très bien d’une mise au point au cours de laquelle on nous a rappelé qu’il n’était pas nécessaire de prendre de la Pyridostigmine à l’occasion des alertes car c’était un médicament préventif qu’on ne prendrait que sur ordre.

L’ordre en a été donné le 24 février, au moment de partir. C’est très clair.

Il a pu y avoir quelques anomalies. Il est difficile d’en vouloir à un homme isolé, face à un danger supposé, de prendre quelques cachets de sa propre initiative. Si cela s’est produit, cela reste anecdotique, car les plaquettes de Pyridostigmine n’étant pas distribuées comme les bouteilles d’eau, nous aurions constaté une anomalie dans la distribution.

Il me semble que cela peut expliquer les inquiétudes de certains qui en ont pris un peu plus. Dans la mesure où ils sont malades, ils incriminent les comprimés de Pyridostigmine qu’ils ont pris. Mais à mon avis, cet antidote n’était pas de nature à rendre malade.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Avez-vous donné du « Virgyl » ?

Colonel Jacques Dampierre : Nous en avions, mais pour ma part, je n’en ai jamais pris. Je ne sais pas si ce médicament a été beaucoup utilisé, car il était à la disposition des gens « au cas où », pour tenir le coup.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Aucun ordre de prise de cette substance n’était nécessaire ?

Colonel Jacques Dampierre : Non.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Le « Virgyl » était à disposition des soldats et administré sans ordre. Cela ne signifie tout de même pas que l’on pouvait aller dans la pharmacie prendre du Modafinil. Quelles étaient les conditions concrètes de prise du Modafinil pour vos soldats ?

Colonel Jacques Dampierre : Quand les soldats étaient épuisés et devant la nécessité absolue de tenir pour terminer un travail, nous leur disions qu’ils pouvaient prendre un cachet.

Mais je pense que cela a été très peu utilisé. En effet, les soldats savent que l’action militaire est une succession de périodes intenses et de périodes d’attente, pour que le dispositif soit réaligné et que les appuis soient en place. Les soldats en profitent alors pour dormir une heure ou deux et ne veulent pas en être empêchés à ce moment-là par la prise d’un médicament. C’est ainsi qu’ils récupèrent sur la durée de l’action.

Je ne sais pas si certains soldats ont pris du « Virgyl ». En ce qui me concerne, ainsi que les hommes sous ma responsabilité, nous n’y avons pas eu recours, quand bien même nous étions mobilisés 24 heures d’affilée.

M. André Vauchez : Mon Colonel, on comprend mieux les explications du brigadier-chef Vandomme sur les conditions de son envoi puis de son arrivée en Arabie Saoudite.

Vous avez dit qu’il avait été rappelé en renfort. Lorsque je lui ai demandé si, aujourd’hui, il estimait que son passage avait été utile, sa réponse a été négative. Certains soldats, dans le régiment que vous avez commandé, pourraient-ils avoir le même sentiment et pourquoi ?

Colonel Jacques Dampierre : Cela peut être le cas pour ceux qui sont arrivés au cours du mois de janvier. Nous avions eu une période d’activité intense au début de notre déploiement avec l’entraînement, la reconnaissance, l’installation, notamment. Puis quand nous nous sommes trouvés sur la nouvelle zone de déploiement près de la frontière où nous étions persuadés que les opérations allaient débuter d’un jour à l’autre, nous avons attendu. Brusquement plus rien ne se passait. Nous, logisticiens, qui n’attendons pas les combats pour travailler car les approvisionnements doivent être faits et les malades transportés, nous sommes restés sur place, pendant un mois, à attendre de jour en jour l’ordre : « en avant » !

Par conséquent, ceux qui n’avaient pas vécu la première période se sont demandés pourquoi on les avait amenés en renfort alors que la division ne bougeait plus. Ensuite la campagne a été intense mais très courte, sans dégâts ni pertes importantes. Je comprends donc très bien que certains aient pu considérer que leur engagement n’était pas absolument nécessaire.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Mon Colonel, je vous remercie pour toutes les précisions que vous nous avez apportées.


Source : Assemblée nationale (France)