(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 2 mai 2001)

Présidence de M. Bernard Cazeneuve

M. Bernard Cazeneuve, Président : Nous avons souhaité, Monsieur le Ministre, vous recevoir au terme de nos travaux sur le Golfe, puisque nous avons prévu de rendre notre premier rapport dans les prochains jours, afin de faire appel à votre réflexion d’acteur des événements ayant marqué l’engagement de nos forces au sein d’une coalition qui était de facto conduite par les Américains.

En charge de la Défense à partir du 29 janvier 1991, à la suite de la démission du gouvernement de M. Jean-Pierre Chevènement, vous avez eu la lourde responsabilité de gérer les derniers préparatifs du positionnement opérationnel de la Division Daguet puis notre participation à l’offensive terrestre lancée le 24 février, soit à peine un mois après votre prise de fonction.

Vous comprendrez, Monsieur le Ministre, qu’il importe à la mission d’information de connaître votre appréciation sur certaines questions pour nous essentielles :

en premier lieu, les relations du Gouvernement français avec ses Alliés et notamment les Américains et les Britanniques dans le cadre de la préparation et du lancement de l’opération ;

de même, la question des modes de fonctionnement et de l’organisation des Etats-majors (sans omettre l’Etat-major particulier du Président de la République) revêt pour nous une réelle importance ;

nous souhaitons aussi, Monsieur le Ministre, si vous y avez convenance, évoquer avec vous le degré de préparation de nos forces sur place, à la date de votre prise de fonction et le rôle du Service de santé des Armées, deux questions qui méritent pour la mission toute précision ou tout rappel que vous pourriez porter à notre connaissance.

C’est pourquoi, Monsieur le Ministre, je voudrais au nom de l’ensemble des membres de la mission vous remercier d’avoir bien voulu répondre aussi rapidement à notre demande d’audition.

Je vous propose, si vous êtes d’accord, que vous puissiez en introduction à cette audition nous faire part de vos remarques et de vos souvenirs, éventuellement de vos questionnements concernant cette période qui nous intéresse directement. Au terme de votre exposé, nous vous poserons des questions qui sont de nature à préciser des points qui, à la veille du rendu du rapport, nous apparaissent comme devant être encore précisés.

M. Pierre Joxe : Je vous remercie, Monsieur le Président.

C’est moi qui pourrais vous remercier de m’inviter car cela m’a donné l’occasion de lire, ce que je n’aurais peut-être pas fait sans votre invitation, le rapport du groupe de travail présidé par le Professeur Roger Salamon et qui m’a d’autant plus intéressé que ces questions m’ont toujours paru importantes pour des raisons d’abord personnelles puisque j’ai connu le Service de santé des Armées pendant la Guerre d’Algérie, dans des circonstances où le contingent était très dispersé. J’ai effectivement passé une partie de mon temps militaire, dans le Sud Saharien. Je peux vous dire que le Service de santé était, par la force des choses, assez lointain des troupes, pas toujours, mais souvent. Ne parlons pas des éléments isolés sur des pitons où parfois le service de santé était inaccessible.

J’ai aussi été amené à fréquenter et connaître le Service de santé des Armées comme ministre de l’Intérieur. Il existe en effet des relations en matière de défense civile entre le ministère de l’Intérieur et particulièrement sa Direction de la Sécurité civile, et ce service pour un certain nombre de plans nationaux d’opération ou éventuellement d’assistance internationale. Une coopération civilo-militaire est également prévue sur un certain nombre de sujets.

Naturellement, c’est surtout comme ministre de la Défense que j’ai retrouvé le Service de santé des Armées si je puis dire dans l’urgence puisque, comme vous l’avez rappelé, j’ai été nommé ministre de la Défense après la démission de Jean-Pierre Chevènement, alors que les opérations avaient été déjà décidées, planifiées, programmées depuis plusieurs mois avec notamment la mise en place d’effectifs et la création d’une base aérienne propre à la France.

Pour vous donner tout de suite la nature des choses, les éléments du service de santé mis en place en Arabie Saoudite étaient considérables puisque il y avait un millier de personnels du service de santé alors qu’à aucun moment il n’y a eu plus de 13 000 personnels français sur la zone.

En particulier sur l’aéroport de Riyadh, un hôpital militaire français avait été déployé et tout un dispositif était arrêté.

J’ai suivi les travaux de votre mission depuis sa création. Vous avez entendu la plupart des chefs militaires qui ont directement participé à la Guerre du Golfe, en particulier, le chef d’état-major des armées, différents officiers généraux, le Médecin général inspecteur Bladé, directeur du Service de santé de l’époque.

M. Alain Richard, Ministre de la Défense, doit à nouveau être entendu par vous. Je sais qu’il a veillé à ce que vous puissiez obtenir les documents. En tant qu’ancien parlementaire, je relève d’ailleurs que l’Exécutif collabore aujourd’hui à votre travail d’information et de contrôle, un peu plus que ce que j’ai connu lorsque j’étais jeune député en 1973. Je mesure dans ce domaine, comme dans d’autres d’ailleurs, une évolution qui me paraît positive. Les Français, l’opinion, vous-mêmes en sauront plus sur ce qu’ont été les conditions d’engagement des forces françaises pendant la crise du Golfe qu’ils ont eu d’information à la fin des années soixante-dix, par exemple, sur nos engagements au Congo Kinshasa. Je ferme ici cette parenthèse.

Cela est d’autant plus bénéfique que la transformation des forces armées et leur implication de plus en plus fréquente dans des opérations extérieures internationales, interarmées ou encore multinationales, justifient que votre regard puisse se poser avec plus de précision sur ces formes d’engagement.

Je pense d’ailleurs qu’en raison de votre spécialisation et de vos responsabilités, vous disposez d’une abondante documentation sur le déroulement des événements, leur enchaînement, mais pour moi, il s’agit plutôt de réfléchir en fonction de la connaissance des faits, de ce que nous savons aujourd’hui, par la lecture tout à fait récente du rapport du groupe des experts présidé par le Professeur Salamon.

A l’époque, quel était notre regard sur ces questions ? Qu’est-ce qui a pesé sur nos décisions à la fois dans ce qui pouvait y avoir de pertinent et de fondé, mais éventuellement ce qui pouvait y avoir aussi d’insuffisamment attentif à telle ou telle dimension des opérations ?

Je formule ainsi la question car vous m’avez parlé des relations avec nos Alliés et les Américains par exemple. Elles ont été très difficiles au début. En matière de renseignement, ils étaient les détenteurs du renseignement. Ils maîtrisaient l’espace aérien. Pratiquement, il a fallu que je fasse non pas un coup de force, mais que je convainque le Président Mitterrand pour que nous allions faire nos propres clichés sur la zone où nos troupes devaient intervenir alors que nous n’avions que des mauvaises photographies et qu’ils nous annonçaient nous en transmettre de nouvelles qu’à J moins 2 ! J’ai réussi à convaincre le Président Mitterrand. Il se trouve que je suis officier de réserve de l’Armée de l’Air. Je lui ai montré les clichés que nous avions. Je lui ai dit : « Monsieur le Président, en 1959, dans le Sud Saharien, nous avions des photographies aériennes meilleures que celles-là. Donc, laissez-moi donner l’ordre de faire nos photos. » Nous disposions de Mirages parfaitement équipés pour le faire. Nous l’avons donc fait. D’ailleurs, à partir du moment où les Américains ont su que j’avais l’accord de M. Mitterrand, ils nous ont apporté de nouvelles photographies dans l’heure. Ces photographies étaient d’ailleurs à l’ambassade des Etats-Unis à Paris.

En tout état de cause, quand j’ai pris mes fonctions, les choses étaient largement avancées et tout était organisé.

Sur vos questions relatives au commandement, je n’ai pas particulièrement approfondi la question, mais la documentation doit être riche sur ces points.

Hormis ce dont je parle en matière de renseignement où les Américains étaient les maîtres du jeu, pratiquement la communication était inexistante. J’ai ainsi quitté le bureau du Général Schwarzkopf en abrégeant l’entretien que j’avais avec lui quand il a refusé de me donner une information. C’était un peu particulier.

Sur place, nous avions toutefois des unités qui avaient un rôle très précis. Leur mission a été remplie de façon remarquable presque comme dans un cas d’école avec, malheureusement, certaines pertes, mais par rapport à ce que nous pouvions craindre à l’époque, il n’y a eu que quelques morts et blessés.

Quelles étaient les questions que nous nous posions avant l’engagement de nos forces ?

Je ne dis pas que l’on s’attendait au pire, mais on s’attendait à tout autre chose que ce qui s’est passé. Quels étaient les risques et les menaces que nous imaginions à ce moment-là et, je parle bien de la sécurité des personnels ? Ils pouvaient mettre en danger l’intégrité de nos forces sur le plan militaire, mais aussi la santé de ces hommes ou de ces femmes, car il y avait un certain nombre de femmes.

Deuxième question, comment les a-t-on traités et qu’a-t-on tiré comme enseignement ?

Troisième question, comment a-t-on pu être plus vigilant sur certaines questions de santé publique ultérieurement ?

S’agissant, en premier lieu, des menaces car c’était là une question essentielle et en particulier celles tenant à l’éventuelle utilisation de l’arme chimique : les menaces que nous avions identifiées et sur lesquelles nous avions un diagnostic peut être excessif, mais qui à l’époque pesait énormément sur nous, concernaient d’abord bien l’arme chimique, plus encore que l’arme biologique.

Je suis peut-être le seul parmi vous à avoir porté un masque à gaz quand j’étais enfant. J’ai connu l’exode. L’arme chimique, c’est terrorisant, sauf pour les enfants, car en 1940 sur les routes de France, nous avions tous notre masque à gaz, on trouvait cela plutôt drôle. Le masque à gaz était dans un tube en métal qui, pour le petit garçon que j’étais, pouvait même servir de siège. Et puis, on nous avait donné la même chose que les grands. Mais c’est terrorisant. J’ai étudié l’arme chimique plus tard, quand j’étais à l’école d’officiers. Il y a des incapacitants, des gaz qui sont mortels immédiatement, mais il y en a aussi d’autres qui font subir des souffrances épouvantables.

Ma génération a entendu parler des gazés de la guerre de 1914-1918. Beaucoup sont morts immédiatement ou sont morts au front, mais d’autres ont souffert d’insuffisances respiratoires, pendant 10, voire 20 ans. Donc, le gaz, dans l’imaginaire des Français, en tout cas pour ceux de ma génération, ce n’est pas abstrait. C’est quelque chose qui fait très peur.

Cela faisait d’autant plus peur que nous avions des informations selon lesquelles l’Irak non seulement disposait d’armes chimiques, mais que ce pays les avait employées à des fins de répression intérieure. Je sais que ces questions restent parfois contestées, mais les témoignages dans ce sens sont très nombreux.

Par conséquent, nous avions de bonnes raisons de craindre l’emploi de l’arme chimique contre nos troupes car l’Irak en détenait. On avait aussi des informations selon lesquelles il s’en était servis et, enfin, d’après la doctrine militaire irakienne, assez fortement inspirée du modèle soviétique, l’emploi du gaz était considéré comme une forme de combat je ne qualifierai pas comme une autre, mais à la différence de notre propre conception, cet usage n’était pas exclu.

Je me souviens particulièrement des mesures qui ont été prises concernant la prévention, l’alerte et la protection contre l’arme chimique.

Comme je me suis rendu, moi-même, sur place, je peux vous dire que c’était assez inquiétant. On ne se promenait pas sans un masque. Il s’agissait de masques beaucoup plus modernes que ceux distribués quand j’étais petit garçon. C’était un système en caoutchouc. On avait cela à portée de la main en permanence. On avait aussi une trousse de premiers secours avec une piqûre à s’administrer dans la cuisse par un grand coup de poing !

En ce qui me concerne, je n’ai passé que trois jours là-bas. Pendant ces trois jours, à tout moment, surtout qu’il y avait la perspective d’emploi d’un Scud, on a pensé, mais on a eu tort, que cette guerre allait, pour la première fois depuis la Première guerre mondiale, être un cadre d’emploi de l’arme chimique. Donc, beaucoup de choses ont été focalisées là-dessus.

Pour parler plus précisément du médicament qui s’appelle la Pyridostigmine, je pense qu’il est possible que j’en ai pris. J’étais soumis au régime général. J’avais le masque, la trousse de piqûres. Le soir, quand je me couchais, mon aide de camp qui me suivait comme une « nounou » en permanence sans aller jusqu’à dormir au pied de mon lit comme le Mamelouk de Bonaparte, me disait de faire attention et j’avais à portée de la main ces produits. Tout le monde vivait, je ne dis pas dans cette certitude, mais on s’y attendait.

Comme vous le savez, les choses se sont passées autrement, bien qu’il y ait eu apparemment des gens qui ont pu être atteints par des gaz en raison de destruction de stocks, mais il n’y a pas eu d’emploi, comme on le pensait.

Il me reste quelques dossiers qui peuvent être mis à votre disposition. Personnellement, je n’y vois pas d’inconvénient. Je considère que mes archives sont des archives qui appartiennent au ministère de la Défense et, par conséquent, les documents auxquels je ferai allusion, si le ministre de la Défense veut vous les donner, il vous les donnera. Je considère que je n’en suis pas personnellement propriétaire.

J’ai ainsi retrouvé des documents de février 1991 où l’on craignait l’emploi de l’arme chimique en interdiction de zones, c’est-à-dire pas tellement pour détruire des troupes, mais pour leur faire barrage en quelque sorte. Un tel usage était capable de diminuer de façon importante la mobilité de nos unités terrestres puisque la supériorité aérienne avait été établie dans des conditions qui nous avaient nous-mêmes étonnés, avec d’ailleurs l’interrogation sur la destination finale d’une partie de l’aviation irakienne qui était allée se poser en Iran.

Mais nous craignions aussi l’utilisation de l’arme chimique pour des opérations de neutralisation ponctuelles avec soit l’aviation, soit un harcèlement, pour atteindre un objectif psychologique. Nous pensions que c’était là une autre possibilité, enfin c’était ce qui était analysé à l’époque. En effet, l’arme chimique peut avoir un effet générateur de panique.

Je me rappelle très bien quand élève officier à 20 ou 22 ans, on nous décrivait les armes chimiques. On avait réellement peur. En plus, il n’y a pas de man_uvre. Si l’on vous tire dessus à la mitrailleuse, on voit bien la différence entre une balle qui vous passe au-dessus de la tête, cela siffle et claque, l’arme chimique, il n’y a pas de man_uvre. C’est un élément de panique.

Face à ce risque principal, sur lequel votre mission a d’ailleurs dû avoir les description des mesures qui ont été prises, c’est d’ailleurs assez bien relaté. Il y a la détection avec des papiers protecteurs, des trousses de détection, des appareils de contrôle et la mise en _uvre d’équipes spéciales. Il y a la protection avec différents types de tenue individuelle et pour commencer le masque. Il y a également la protection du matériel. Les premiers blindés qui sont entrés en Irak étaient tous équipés pour protéger les personnels contre l’arme chimique. Le deuxième de ces blindés était un véhicule de l’avant sanitarisé et je crois que c’est dans le deuxième qu’il y avait un journaliste de l’agence France Presse qui était un des rares journaliste présent à être aussi officier de réserve de l’arme blindée cavalerie, donc, je l’avais autorisé à participer à cette opération. On ne pensait pas qu’à cela, mais on était tout de même très au fait sur ces points. Après, il y avait toutes les procédures de décontamination avec des appareils divers. C’est assez compliqué, mais le service de santé doit pouvoir vous expliquer cela mieux que moi.

Naturellement, il y avait les systèmes d’alerte. Parmi les mesures thérapeutiques, il avait la seringue auto-injectante et aussi des mesures de pré-médicamentation dont les comprimés de Pyridostigmine, dont je vais peut-être chercher un jour si j’en ai pris ou pas ! En tout cas, la menace chimique était prise au sérieux, encore une fois pas tellement parce que l’on pensait qu’elle allait être utilisée pour chercher à détruire nos forces, c’était inenvisageable, mais surtout pour un effet d’interdiction de zone. Comme les forces françaises avaient une mission de pénétration rapide, c’était pour nous particulièrement important.

Nous avons même eu des informations selon lesquelles il aurait également pu y avoir des risques d’épandage avec des petits avions lents. Tout cela, comme vous le savez, n’a pas eu lieu.

L’autre crainte que nous avions concernait l’arme biologique pour les mêmes raisons puisque l’on avait des informations selon lesquelles les troupes irakiennes en étaient dotées et qu’elles avaient les mêmes doctrines militaires que les Soviétiques. On croyait savoir qu’ils avaient fait des expériences. En plus, on pensait que, pour l’arme biologique comme pour l’arme toxique, la zone en cause n’était pas une zone surpeuplée et d’ailleurs, le souci de la protection des populations civiles ne constituait pas la principale caractéristique du pouvoir politique de ce pays. On pouvait donc légitimement avoir des craintes.

Par ailleurs, il y a eu un calendrier vaccinal extrêmement complet sur la base de toute une série d’informations réunies à l’époque sur les risques de voir utiliser le charbon, la peste, éventuellement la variole, le choléra, le botulisme. Pour moi, c’était comme si je faisais une période de réserve car tout ce que j’avais appris à l’école d’officiers en 1958, tout d’un coup, réapparaissait, en 1991. Il y avait quand même, sans oublier les autres forces, plus de 10 000 militaires français sur place.

Là non plus, l’usage de l’arme biologique n’a pas eu lieu, mais vous disposez sans doute de la connaissance sur les différentes mesures qui avaient été prises à ce sujet.

Pour faire face aux menaces chimiques et biologiques et à ce que l’on croyait en savoir, j’ai eu l’occasion d’examiner cela sur le terrain en février 1991, car je me suis rendu dans le Golfe avec le Médecin général inspecteur Bladé et le chef du détachement santé. J’ai visité assez longuement les installations, avec d’ailleurs une attention à une autre dimension qui peut vous intéresser car c’était la première fois que l’on avait mis en place une unité de soutien psychiatrique des forces.

La psychiatrie de guerre est une discipline moins connue chez nous que dans d’autres pays, en particulier aux Etats-Unis et en Israël. Là aussi, mes souvenirs de la Guerre d’Algérie se rappelaient à moi. Même s’il n’y avait pas d’hommes du contingent dans les éléments français en Arabie Saoudite, les personnels sont tout de même soumis à des stress. Une unité nouvelle a fait des observations importantes, mais, évidemment, elle n’a pas eu à fonctionner à grande échelle puisque, d’une certaine façon, en raison de la rapidité des opérations et de leur succès, les phénomènes de stress et de choc auxquels ont été soumis nos troupes ont été plus limités qu’en d’autres circonstances. Il en est rendu compte dans un numéro spécial de la revue Médecine et Armées. Ultérieurement aux opérations, je me suis pleinement rendu compte que c’était un investissement intellectuel important et utile qui avait été conduit.

Vous avez sans doute su que, par exemple au Rwanda, un certain nombre de militaires français qui ont été soumis à des stress terribles, en particulier ceux qui ont dû participer à des inhumations massives, ont eu à subir des traumatismes très profonds : on n’avait jamais dit à un conducteur d’engins de chantier du Génie de l’Air formé pour aménager ou réaménager une base aérienne, qu’il allait se trouver un jour devant des charniers et faire ce qu’il a eu à faire.

Or, beaucoup d’opérations de guerre peuvent donner lieu à des actes atroces et donc susciter des situations de stress. La psychiatrie dans ce domaine est une chose importante. On a pu le voir ultérieurement dans d’autres opérations, en particulier en Yougoslavie où l’on a eu des personnels, en particulier de l’Armée de l’Air, qui ont passé des jours et des semaines en situation d’encerclement à l’aérodrome de Sarajevo. J’ai admiré ces gens. Je suis allé les voir. Ils étaient sur l’aérodrome de Sarajevo, ils l’ont tenu ouvert comme ils pouvaient à certains moments. C’est une espèce de situation qui n’était pas une réelle situation de guerre, donc, la dimension psychologique est importante.

Je vais aborder plus rapidement le deuxième point, mais je serai à votre disposition pour développer tous les autres points qui vous intéressent et peuvent contribuer à l’exploitation des travaux portant sur les enseignements de la Guerre du Golfe.

Là aussi, des documents soit vous ont déjà été communiqués, soit peuvent encore l’être, si le Ministre de la Défense en est d’accord, mais je ne vois pas pourquoi il s’y opposerait.

Dès que les opérations ont été terminées, nous avons cherché à tirer l’ensemble des enseignements opérationnels de cette crise. Les militaires font toujours cela, mais en plus du fait de la situation tout à fait extraordinaire par l’ampleur des moyens mis en _uvre, et le caractère interarmées et international comme par des circonstances tout à fait extraordinaires, cette tâche s’avérait essentielle. Nous avons aussi été confrontés à des situations nouvelles avec ces champs de pétrole qui brûlaient. Je suis retourné là-bas pendant cet embrasement. Au Koweït, j’ai vu les endroits où les militaires français ont participé au déminage souvent comme volontaires car ils souffraient de voir des enfants sauter sur des plages qui avaient été minées par les Irakiens. Donc, il y a eu beaucoup de leçons à tirer.

Un mois après, le 12 mars 1991, s’est tenue une réunion du comité des chefs d’état-major que j’ai présidée. Toute une analyse a été faite et un rapport a été établi dès la fin de ce mois de mars sur les enseignements du conflit du Moyen-Orient.

Concernant le Service de santé des Armées, encore une fois je vous répète que l’hôpital de Riyadh dont je vous ai parlé a été je ne dis pas inutile, mais il a été largement sous utilisé. Il n’était pas inutile car l’organisation du service de santé faisait que tout militaire français qui se trouvait dans la colonne qui montait vers le nord savait qu’il y avait un élément de service de santé à côté de lui, dès le deuxième blindé. Il savait aussi qu’il y avait une chaîne d’évacuation sanitaire organisée avec des moyens puissants et savait qu’il y avait à Riyadh, un hôpital militaire français, de même que des moyens d’évacuation vers la France. Quelques temps plus tard, nous avons évacué un jeune officier à Sarajevo qui aurait pu être tué, sauf qu’il n’est pas mort, car la transfusion a eu lieu sur place, puis on l’a ramené au Val-de-Grâce cinq heures plus tard. C’est-à-dire que c’est quelqu’un qui, normalement, dans les conditions antérieures d’un service de santé plus éloigné des combats ou en tout cas pas équipé à ce point-là, n’aurait pas survécu et ce garçon a survécu. Donc, l’hôpital de Riyadh n’a pas été inutile car tous ceux qui étaient là-bas savaient qu’il était là et qu’il pourrait servir. On a donc essayé de tirer tous les enseignements, en particulier sur le Service de santé des Armées. C’est la nécessité d’avoir des moyens de transport qui est notamment apparue cruciale, pas seulement pour le service de santé. On a bien vu à quel point on manquait de moyens de transport.

Il s’est également avéré nécessaire, dans chaque grande unité, d’avoir des formations sanitaires réduites, des infirmiers diplômés, des personnels professionnels proches des combattants et une flotte aérienne disponible pour les évacuations. La médecine de guerre est naturellement tournée vers les blessés, mais elle est au moins autant tournée vers les non-blessés car celui qui n’est pas blessé, le combattant, ou même celui qui n’est pas combattant, qui attend le combat, a besoin d’imaginer ce qui se passerait s’il était blessé. C’est pour cette raison que je pense qu’il est nécessaire de disposer à la fois de structures projetables et d’un soutien psychologique fort car, paradoxalement, alors que les opérations se sont déroulées assez rapidement avec peu de pertes, la cellule psychiatrique qui était déployée a fonctionné. Elle a eu à traiter quelques dizaines de cas. Cette expérience a été mise à profit par la suite dans d’autres opérations.

Enfin, j’évoquerai le suivi des dossiers individuels et familiaux. Il y a eu un suivi social car il y a eu des militaires tués et blessés. Si vous voulez je vous laisserai un texte complet que j’avais rédigé pour vous sur toute l’organisation de l’accompagnement social. Je ne pense pas utile de vous lire. Je vais surtout développer les questions de santé, mais j’insiste aussi sur ces mesures d’accompagnement social car tout militaire et sa famille savent qu’il y a des risques vitaux et de santé. Il existe donc un besoin de savoir que les mesures qui sont prises pour préserver les vies ou restaurer la santé, ou d’évacuer des blessés soient les meilleures possibles.

Aujourd’hui, notre Service de santé des Armées est au niveau des meilleurs. Le problème va être de préserver cette qualité. Jusqu’à récemment et en ce moment il y en a peut-être encore quelques-uns, il y avait le contingent pour fournir des médecins, des étudiants en médecine, des infirmiers, des brancardiers, etc. Donc, à terme, ce problème se posera beaucoup plus. J’ai bien étudié le Service de santé britannique dès qu’il a été question d’évoluer vers la professionnalisation, car ils ont un système différent. Comme il n’y a pas de service militaire depuis très longtemps, les Britanniques sont habitués à former un service de santé par la mobilisation.

Cette dimension sanitaire, mais aussi sociale est nécessaire pour le moral des troupes. Il est nécessaire que les gens le sachent ; ils sont bien entraînés, bien équipés, encadrés, espérons qu’ils sont bien commandés, ils sont motivés car ils croient à la cause pour laquelle ils se battent, et puis s’ils sont blessés, ils seront évacués ; s’ils sont évacués, ils seront soignés. S’ils ont une infirmité, ils seront pris en charge socialement, leur famille ne sera pas abandonnée. Je ne développerai pas plus ce point essentiel, mais il a fait l’objet d’une large prise en considération.

Le service de santé avec les services sociaux et d’autres structures forment une des articulations de notre capacité militaire, d’intervention armée ou d’intervention humanitaire car il s’agit désormais des missions les plus fréquentes.

Je conclus. Toutes ces questions ont pris au sein du ministère de la Défense une importance croissante depuis dix ans avec les interventions extérieures. Cela conduira sans doute, sans vouloir me mêler de ce qui ne me regarde plus que comme citoyen, à réfléchir sur le code des pensions et des conceptions juridiques qui correspondent à des périodes passées et tout cela en fonction, d’une part, de la professionnalisation des armées et, d’autre part, d’une internationalisation de nos opérations particulièrement soutenue depuis déjà quelques années. Ces interventions ne sont pas des opérations de guerre, mais des opérations de maintien de l’ordre, de rétablissement de la paix, de sauvetage, de secours et qui, de plus en plus souvent, se feront dans un cadre international. Cela conduira nos militaires à comparer leur situation à celle des autres. A l’égard de beaucoup d’autres pays, ils s’apercevront toujours qu’ils sont dans des situations privilégiées, mais à l’égard du « haut de gamme », c’est vers cela qu’ils vont évidemment regarder.

On constate en effet des transformations extraordinaires. Ainsi, au Cambodge, un simple soldat français, quand je m’y suis rendu en 1992, ou encore en Somalie, était mieux installé, logé, blanchi, douché, nourri, abreuvé, réfrigéré, climatisé que ne l’était un sous-lieutenant en Algérie en 1959. Aucun officier n’aurait imaginé, étant sur le terrain du Sahara ou de l’Algérie, avoir des conditions de vie comparables à celles du soldat français d’aujourd’hui, une fois que nos troupes sont installées. C’est une comparaison qui va être permanente avec une armée professionnelle qui ne se trouvera plus avec des jeunes garçons qui disent : « C’est un peu spartiate, mais cela ne durera pas, bientôt la quille ! », il n’y a d’ailleurs plus de quille maintenant. Il n’y a plus que des volontaires engagés.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Il n’y a plus Sparte non plus, Monsieur le Ministre.

M. Pierre Joxe : Certes, mais Sparte n’est pas seulement un régime politique et une pratique militaire, c’est aussi sans doute un état d’esprit. Il y a beaucoup de Français qui sont capables d’avoir les vertus de Lacédémone, y compris le laconisme dont je me suis écarté !

M. Bernard Cazeneuve, Président : Monsieur le Ministre, merci beaucoup pour cet exposé introductif qui nous apporte des éléments d’ambiance et de contexte qui n’avaient pas été exposés dans les termes qui ont été les vôtres au cours de nos précédentes auditions. Je donne la parole à M. Claude Lanfranca pour une première question.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Monsieur le Ministre, je vous remercie. Je voudrais pour commencer vous poser de courtes questions pour deux précisions. Vous savez qu’au démarrage de nos travaux, les services d’information du ministère de la Défense avaient fait un « couac » sur l’utilisation ou pas de la Pyridostigmine. Il semble que, vous, dès 1991, vous saviez que les soldats prenaient de la Pyridostigmine à titre préventif.

M. Pierre Joxe : Non. Pas du tout. Je ne sais même pas si j’en ai pris moi-même.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Vous avez dit que vous aviez les cachets à côté de vous.

M. Pierre Joxe : J’avais la trousse auto-injectable, ce n’était pas de la Pyridostigmine. Si on devait en prendre trois fois par jour à titre préventif, peut-être en ai-je pris ? Je n’en sais rien.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Lorsque vous avez parlé d’une communication difficile avec les Américains, étiez-vous au courant que les Américains pouvaient utiliser des armes incorporant de l’uranium appauvri ou, comme pour les photographies aériennes, ils l’ont plus ou moins caché. Tous les généraux interrogés par nous ne sont pas d’accord. Etiez-vous au courant d’un possible usage de telles armes ?

M. Pierre Joxe : J’étais au courant assez tôt de l’existence de munitions à uranium appauvri, mais pas à propos de la Guerre du Golfe, mais des projets de fabrication de munitions pour le char Leclerc. Je me rappelle très bien qu’à ce moment-là, je m’étais posé la question : « Uranium appauvri ? Mais appauvri en quoi. Qu’est-ce que c’est tout cela ? »

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : C’était en quelle année ?

M. Pierre Joxe : Je suis arrivé au ministère de la Défense en 1991. A ce moment-là, il y avait un certain nombre de programmes en développement et entre autres celui du char Leclerc. Sur ce problème de munitions à uranium appauvri, les responsables qui en parlaient disaient : « Non, c’est établi que ce n’est pas dangereux. » Ce n’est qu’après que l’on a appris que les Américains, dans leur secteur, utilisaient ces munitions. Je pouvais d’ailleurs le comprendre car je me rappelle très bien que l’énergie cinétique étant égale à un demi de MV2, plus la munition est dans un matériau lourd, plus les capacités, sont élevées. Mais lorsque je me suis interrogé sur l’opportunité d’incorporer de l’uranium appauvri, on m’a dit qu’il y avait des stocks formidables qui ne servaient à rien. Est-ce vrai ou non ? Aujourd’hui, je m’interroge, mais je ne réponds pas. J’avais posé la question à l’époque concernant nos futures munitions de char Leclerc.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Vous disiez que c’est vous qui avez été en charge de la réflexion et de la décision. Vous vous interrogez pourtant dix ans après, vous comprenez donc ce que doivent être les affres de ces parlementaires qui ont à contrôler a posteriori l’Exécutif sur ces sujets complexes.

M. Pierre Joxe : J’espère que la science a un peu progressé. Ce que j’ai pu lire m’en donne l’impression. Si je n’ai pas lu la littérature américaine, j’ai lu les analyses du rapport du Professeur Salamon et on voit bien que se posent des questions.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Monsieur le Ministre, d’abord merci de votre venue devant nous.

Quand avez-vous appris qu’il pourrait y avoir des conséquences sanitaires particulières aux militaires qui ont participé à la Guerre du Golfe ? Nous revenons d’une mission aux Etats-Unis avec un certain nombre de parlementaires ici présents. Dès 1992, se posaient déjà des problèmes liés à la santé des militaires américains. Vous étiez encore Ministre de la Défense à cette époque. Avez-vous été tenu informé de cela ? Vous êtes-vous posé la question en disant que, si les militaires américains sont malades, peut-être que nos militaires français le sont également ?

Ce qui me surprend, c’est que vous dites que vous n’étiez pas au courant de l’utilisation de l’uranium appauvri. Lorsque l’on a auditionné le chef d’état-major des Armées pour les opérations du Golfe, le Général Schmitt, il nous a dit être au courant. Cela veut dire qu’entre les états-majors et les ministres, le ministre n’est pas forcément au courant de la nature des armes employées par les alliés ? Cela ne pose-t-il un problème de fond sur l’information des ministres ?

M. Pierre Joxe : Cela poserait sûrement un problème de fond, du moins si les forces françaises avaient utilisé des munitions incorporant de l’uranium appauvri.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Ce sont les Américains qui les ont utilisées, mais le chef d’état-major dit avoir été au courant que les Américains utilisaient ce type d’arme. Une information des soldats n’aurait pas été inutile.

M. Pierre Joxe : C’est possible en effet. Mais la réponse à votre interrogation est que je m’étais posé la question non pas du tout par rapport aux Américains, mais par rapport à nous. Je vous ai déjà répondu à l’avance, à savoir que la réponse des experts étaient négatives, en dépit du fait que le mot « uranium » évoque la bombe atomique. Ont-ils eu tort ou raison ? Je ne le sais pas.

M. Bernard Cazeneuve, Président : J’aurais une question complémentaire à celle de Mme Rivasi. Elle concerne le même sujet.

On a constaté des déclarations contradictoires devant la mission de la part des hauts officiers qui avaient dirigé les opérations. Le Général Schmitt a dit qu’il savait que les Américains utilisaient des armes à uranium appauvri, le Général Roquejeoffre a dit, pour sa part, qu’il ne savait pas.

Sur des sujets de ce type, quand on est dans une opération qui se déroule au sein d’une coalition, comment se passe la circulation de l’information entre les autorités de l’Exécutif et les états-majors, puis entre les états-majors et les Exécutifs de chaque pays ? Comment étiez-vous informé pendant le déroulement des opérations ? Aviez-vous un contact quotidien avec l’état-major ? Comment cela se passe-t-il concrètement ?

M. Pierre Joxe : L’Etat-major des Armées est dans les locaux de l’ensemble de la rue Saint Dominique. Par conséquent, on avait des contacts tous les jours. Le Président de la République, tout le monde était au courant, surtout que cela a été bref.

Concernant l’emploi des munitions ou des matériels, qu’il y ait des secrets, c’est certain. J’ai visité un salon du Bourget, en 1991, où était présenté le fameux avion furtif américain. C’est tout juste si l’on avait le droit de l’approcher. On n’avait pas le droit de l’approcher à moins de deux mètres car les Américains ne voulaient pas que l’on y touche !

Qu’il y ait des secrets en matière de renseignement, je vous répète que le Général Schwarzkopf disposait d’un certain nombre de renseignements essentiels, donc, bien sûr il y a des secrets. Surtout de la part de celui qui, dans la coalition, est le plus puissant, le plus armé, le mieux doté, etc. D’où vient sa supériorité ? Du secret.

Je ne dis pas pour autant qu’ils ont utilisé et ont voulu utiliser en secret des munitions à uranium appauvri, mais le thème de l’uranium appauvri était une question considérée comme ne se posant pas, à savoir que ce n’était pas dangereux. Peut-être avaient-ils tort.

Les Américains avaient-ils une opinion différente, savaient-ils que c’était dangereux ?

Que les Américains aient volontairement ou sciemment exposé leurs propres troupes aux retombées de munitions à uranium appauvri, je ne peux pas le croire.

Qu’ils aient sous-estimé ce risque, je ne peux pas vous dire le contraire avec certitude. Mais sans être un défenseur fanatique des Etats-Unis ou du commandement américain, je ne parle même pas du Gouvernement de l’époque, le fait qu’il y aurait pu y avoir sciemment une utilisation, contre des adversaires, en dépit de toute considération, y compris des retombées dues au vent, je ne le crois pas. A ce niveau, leur degré d’information devait être le même que le nôtre.

M. Claude Lanfranca, co-rapporteur : Sauf qu’ils se sont tirés dessus par accident.

M. Pierre Joxe : Il y a toujours des tirs fratricides, hélas ! C’est comme les accidents de chasse. Les gens qui vont à la chasse aux sangliers, y vont pour tuer des sangliers. Une fois sur cent mille, ils tuent un des participants. Cela arrive à la chasse, mais cela arrive aussi à la guerre. Dès qu’il y a des opérations un peu importantes, cela arrive. Pendant la guerre de 1914-1918, combien de fois y a-t-il eu des tirs d’artillerie mal réglés ? Mais que des responsables américains aient voulu ou ont accepté sciemment d’exposer leurs hommes à l’uranium, je pense vraiment qu’ils n’ont pas utilisé cela en connaissance de cause en disant que ce n’est pas grave s’il y a des retombées.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Dans votre exposé, vous dites : « Je suis allé voir le Général Schwarzkopf pour discuter avec lui d’un certain nombre de questions et j’ai abrégé l’entretien. » Si Schwarzkopf contraint un ministre de la Défense qui a du caractère et une capacité à obtenir des réponses à ses questions, qu’en est-il pour d’autres ?

M. Pierre Joxe : Non. Le caractère, je l’ai, peut-être même parfois mauvais, mais la capacité à obtenir à coup sûr des réponses, c’est impossible.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Comment pouvait-il considérer le chef d’état-major des Armées françaises dès lors qu’il refusait de donner un certain nombre de réponses aux ministres Cela veut dire qu’il ne communiquait pas avec notre chef d’Etat-major qu’il ne considérait pas comme un alter ego ? Comment cela se passait-il concrètement ? Parlaient-ils entre eux des opérations ? Y avait-il un retour à votre destination ?

M. Pierre Joxe : Il y a un principe très général dans le domaine du secret militaire ou du secret défense ou du secret tout court, c’est le besoin d’en connaître. On a besoin de savoir certaines choses pour prendre des décisions. D’une certaine façon, je n’étais pas choqué que le Général Schwarzkopf ne me dise pas certaines choses ; moi-même, je suis officier de réserve, spécialiste du renseignement. Le secret, je sais donc ce que c’est. J’ai abrégé notre entretien car son orangeade était tiède et qu’il ne me disait rien d’intéressant. Je suis parti, voilà tout.

A la limite, il pouvait très bien considérer que, moi, un ministre qui passait par là pour une journée ou deux, qui allait rentrer à Paris, je n’avais pas besoin de savoir certaines choses qu’il pouvait d’ailleurs dire peut-être au Général Roquejeoffre qui lui avait besoin d’en connaître.

Les ministres ne conduisent pas les opérations. D’ailleurs, en cas d’opération, le commandement est donné à un officier général qui a une délégation de pouvoir. On peut lui dire à un moment donné d’arrêter, mais il ne faut surtout pas lui dire que ce n’est pas par là qu’il faut passer mais plutôt ici. Ce n’est pas possible. C’est comme dans les opérations de police. Le commissaire de police est chargé du service d’ordre, il s’en occupe. Quand le ministre s’en occupe, cela donne Ouvéa ou Aléria. Il faut laisser les professionnels de l’ordre public faire leur travail en évitant les drames et laisser les militaires accomplir leurs missions.

Les renseignements donnés aux militaires français ont été dans l’ensemble satisfaisants. Dans cette affaire de renseignement, il fallait que l’on construise une route pour partir. La première chose que j’ai faite quand j’ai été nommé ministre de la Défense, a été d’aller dans la salle d’opérations et j’ai regardé les photographies. C’était des clichés vraiment médiocres, qui ne permettaient pas d’avoir une vision de ce terrain alors que je savais que l’on pouvait avoir des clichés dix fois meilleurs. On pouvait les réaliser avec nos avions et nos pilotes en les développant nous-mêmes. On n’avait besoin de personne pour faire cela, sauf que le contrôle de l’espace aérien était aux mains des Américains. J’ai montré les photographies au Président de la République, je lui ai dit que l’on pouvait avoir mieux, que l’on pourrait voir le terrain. On avait cette piste à construire, qui a été construite d’ailleurs.

Je ne dis pas que c’est le point de vue des Américains en général, mais en l’occurrence, ils nous considéraient comme une force d’appoint, très importante politiquement puisque le fait qu’il y ait une coalition et qu’il n’y ait pas que leurs obligés, mais qu’il y ait des alliés historiques comme les Français et les Britanniques, était très important à leurs yeux. C’était également militairement important car ils savent très bien qu’il y a six ou sept armées au monde et pas une de plus qui peuvent fournir des éléments capables de remplir certains types de mission, comme les nôtres l’ont fait à cette occasion.

Il est vrai aussi qu’ils pouvaient aussi considérer que nos responsables auraient le besoin de connaître ce type d’information mais que ce n’était pas encore le moment. Opérationnellement, il n’était pas indispensable pour les militaires qui étaient là d’avoir ces photographies, mais politiquement, je considérais que c’était inacceptable, alors que nous pouvions avoir nos propres clichés. Très vite, j’ai su qu’ils envoyaient leurs commandos de reconnaissance, ils avaient leurs propres unités spéciales, des Britanniques, paraît-il, auraient aussi fait des reconnaissances. Bien sûr, dans une coalition où il y a un dominant, les autres sont dominés dans certains domaines.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : J’avais une remarque à faire par rapport à ce que vous avez dit.

Un rapport américain de la fin de l’année 1989 ou du début de l’année 1990 indique que l’utilisation des armes à base d’uranium appauvri pouvait occasionner des troubles pour les militaires, et surtout pour les populations civiles. Quand vous dites que les Américains n’auraient pas fait cela sur leurs soldats, permettez-moi de mettre un point d’interrogation ? Ils ont bien fait des essais par rapport à leurs militaires pendant l’explosion des armes atomiques. Je reste sceptique par rapport à cela.

M. Pierre Joxe : C’est votre droit, Mme la Députée.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : La deuxième question concerne la période 1992-1993, il y avait déjà apparition du syndrome dit de la Guerre du Golfe chez les militaires américains. S’est-il passé quelque chose en France ? Avez-vous demandé des comptes au sujet des militaires français ? Pour nous, le sujet a éclaté en 2000-2001, mais dès 1993, aux Etats-Unis, il y avait des problèmes concernant leurs militaires. Qu’en est-il en France ? Pourquoi cela a-t-il mis autant de temps en France à sortir ?

M. Pierre Joxe : Je relève votre expression demander des comptes. J’ai fait du contrôle des comptes, c’était même mon métier pendant une grande partie de ma vie. Mais là, ce n’est pas ainsi que je vois les choses. La guerre, c’est dangereux. Tout le monde le sait, surtout ceux qui l’ont faite. On a fait ce que je vous ai dit. Vous affirmez que les Américains - je ne reprends pas cela à mon compte - auraient pu sciemment exposer leurs troupes au sol, je ne le crois pas. Pour le reste, c’est la science qui conclura un jour. Peut-être qu’elle démontrera qu’en vérité l’uranium appauvri est très dangereux, mais peut-être que non ? Je ne sais pas. On ne peut pas tout savoir. C’est pour cela qu’il faut prendre soin, quand on a des responsabilités de commandement, de mettre en _uvre tous les moyens, toutes les informations, les techniques, les personnels ou les matériels disponibles, mais à aucun moment on ne peut se dire : « Il y a une opération de police à faire, il n’y aura sûrement aucune bavure. » Personne ne peut sérieusement dire cela. On peut dire : « Je ferai tout ce que je peux pour que les personnels soient informés, que l’encadrement soit motivé, pour qu’on explique aux gens que, dans le cadre de cette intervention, il ne doit pas y avoir de mort. »

De même, dans une opération militaire, on peut prendre toutes les précautions que l’on veut, avec les connaissances que l’on a à un moment donné et dans les délais assez longs, puisque l’affaire du Golfe a commencé le 2 août. Je ne raisonne pas ainsi, je ne demande pas des comptes.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : Je peux dire « se donner les moyens de savoir », si cela vous gêne.

M. Pierre Joxe : Rien ne me gêne. La seule chose qui me gênerait, c’est de laisser penser que le Service de santé des Armées que j’ai beaucoup fréquenté aurait pu être à cet égard insouciant. Je les ai vus à l’_uvre et ils étaient sur place. Je vous rappelle qu’il y avait 1 000 personnels du service de santé là-bas, avec un bon nombre de cadres. D’ailleurs, les gens se battaient pour y aller. La plaisanterie vis-à-vis des cadres militaires en général, et service de santé entre autres, pour ceux qui n’étaient pas retenus étaient « privés de désert ». D’ailleurs c’est un phénomène assez général, au Cambodge, quand on a dit que l’on allait envoyer des gens du contingent, il y avait eu huit fois plus de volontaires qu’il n’y avait de postes. Je ne me pose pas le problème en termes de comptes à demander au service de santé. Je pense qu’ils ont fait ce qu’il leur revenait de faire, en fonction de ce qu’ils connaissaient à ce moment-là, en conscience. En plus, ils y étaient eux-mêmes. Ce n’est pas comme celui qui est derrière son jeu vidéo avec sa manette. Ils étaient à Riyadh, à la base aérienne et ils étaient toujours en deuxième position pour entrer sur une zone. Cela était prévu depuis le début. Je le répète ils n’étaient pas aux commandes d’un jeu vidéo. Je vous rappelle cette image très importante, sauf que je regrette de ne pas savoir si c’est le troisième ou le deuxième, mais l’un des tout premiers véhicules qui a pénétré en Irak était un véhicule équipé par le service de santé.

M. Charles Cova, Vice-Président : Le contrôle parlementaire aujourd’hui, vous savez, Monsieur le Ministre, reste parfois difficile à obtenir de la part de l’Exécutif, comme en 1973.

M. Pierre Joxe : On progresse cependant comme la science le fait en d’autres domaines.

M. Charles Cova, Vice-Président : Nos Présidents successifs à l’Assemblée nationale s’évertuent à faire comprendre à l’Exécutif que notre pouvoir de contrôle existe. Ce n’est pas là-dessus que je voulais vous interroger. J’ai deux questions à vous poser.

La première est double. Comment qualifieriez-vous l’ambiance qui existait au moment des événements entre le Chef d’état-major des Armées, le Général Schmitt et les Généraux Mouscardès puis Janvier qui étaient sur place ?

Vous souvenez-vous du motif précis de rapatriement sanitaire du Général Mouscardès ? Sans trahir le secret médical, savez-vous les raisons pour lesquelles il a été rapatrié en France ?

Deuxième question, vous vous félicitez de voir qu’il y a eu du progrès depuis la Guerre d’Algérie que, comme vous, j’ai faite puisque nous sommes de la même génération et d’ailleurs moi aussi officier de réserve et de renseignement. J’approuve donc ce que vous avez dit à ce sujet, mais en vous félicitant des progrès effectués par l’armée française pour se doter d’équipements valables, estimez-vous que les équipements NBC dont disposaient nos soldats étaient vraiment fiables et étaient-ils de la qualité de ceux des soldats américains ?

M. Pierre Joxe : Le Général Mouscardès a été rapatrié très peu de temps après que je prenne mes fonctions. Tout d’un coup on m’a dit qu’il était malade.

Le Général Schmitt était à Paris, alors que le Général Mouscardès était là-bas. Tout ce que je sais c’est qu’il devait rentrer, il a été rapatrié sanitaire. Je crois qu’il commandait une division à Nîmes. J’étais consterné en disant que c’était très ennuyeux. On m’a dit qu’il n’y avait pas de problème, que deux autres généraux étaient prêts à le remplacer. Il y avait Janvier que j’ai choisi et un autre.

M. Charles Cova, Vice-Président : Ce n’était donc pas un différend, une maladie diplomatique ?

M. Pierre Joxe : Non, il était malade.

Vous voulez que je vous dise comment je l’ai choisi ?

M. Bernard Cazeneuve, Président : Oui.

M. Pierre Joxe : L’un s’appelait Janvier et l’autre s’appelait Guignon. J’ai choisi Janvier sur cette base. C’était injuste. Tous les deux étaient excellents, avec des CV extraordinaires. Ils étaient au point et on me demande de choisir. En réalité, ce n’était pas exactement choisir, mais il fallait que je propose un nom au Président de la République. Il ne faut pas croire que le Ministre de la Défense est chargé de toute la défense. Il est chargé de préparer. Donc, ils étaient tous les deux prêts et, effectivement, ils étaient au niveau.

Je l’ai dit à Guignon que j’ai connu ultérieurement. Tous les deux étaient très sympathiques, intéressants. Comment choisir ? C’est une chance d’ailleurs que l’on ait pu avoir l’embarras du choix.

Quelle était votre seconde question ?

M. Charles Cova, Vice-Président : Les tenues NBC du personnel, pensez-vous qu’elles étaient de qualité et d’une qualité identique à celles des Américains ?

M. Pierre Joxe : Je vais peut-être vous choquer, je pense que la France a raison d’avoir pris position pour la suppression des armes chimiques, mais que l’on a quand même toujours eu un peu de retard dans ce domaine. Le budget de la Défense des Etats-Unis est à lui seul comparable au budget de la France.

J’ai étudié ces questions des armes chimiques avant d’être au ministère de la Défense car nous craignions au milieu des années quatre-vingt des attentats terroristes à l’arme chimique et/ou bactériologique. J’ai donc étudié ces questions de très près car nous pensions qu’avec le botulisme qui peut avoir des conséquences biologiques ou avec le Sarin utilisé par des terroristes japonais un peu plus tard, voire avec l’anthrax, il y avait des moyens terroristes extrêmement maniables. J’ai alors étudié cela de façon approfondie. En 1984 et 1985, à Paris, il y a eu des périodes où nous comptions un attentat par semaine.

Heureusement qu’il y a un certain nombre de militaires et aussi d’hommes politiques qui ont dit que l’on va peut-être un jour supprimer l’arme chimique, l’interdire, mais qu’il convient de continuer à en étudier les effets. Il n’y a pas de moyen d’étudier les protections contre une arme sans connaître cette arme. On ne peut pas sérieusement étudier les moyens de protection contre les armes chimiques ou biologiques ou d’autres sans avoir quelques moyens de faire des expériences. On a eu une cellule de veille qui a toujours judicieusement maintenu un certain niveau technologique.

Cela dit et pour répondre précisément à votre question, je pense que oui, mais je ne peux pas le prouver car qui peut connaître vraiment la nature et le niveau de l’ensemble des équipements militaires américains.

En matière de renseignement par exemple, en matière d’imagerie électronique, on sait très bien qu’ils sont aujourd’hui à un degré de définition que l’Europe pourra atteindre peut-être dans cinq ou huit ans, notamment si l’on reprend d’ailleurs certains programmes que j’avais lancés et qui ont été malheureusement un peu mis en sommeil. Ils sont tellement en avance dans tellement de domaines qu’il est possible que vous ayez raison, mais je ne peux pas le dire avec certitude.

M. Charles Cova, Vice-Président : Il semblerait, d’après les éléments dont nous disposons, que nous n’étions pas au « top » ! Mais surtout que n’ayant jamais été utilisées, elles présentaient des défauts. On n’a pas eu, dieu merci, à les mettre à l’épreuve.

Mme Michèle Rivasi, co-rapporteure : On savait ce qu’il y avait.

M. Charles Cova, Vice-Président : Oui, mais elles n’ont pas servi à protéger.

M. Bernard Cazeneuve, Président : Monsieur le Ministre, je vous propose, si vous en êtes d’accord, que l’on arrête là cette audition, en vous remerciant très sincèrement pour votre contribution à nos travaux, notre rapport devant être rendu autour du 15 mai.


Source : Assemblée nationale (France)